Grignotages https://grignotages.com Chroniquettes de la souris Thu, 14 Mar 2024 19:06:26 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.3 En l’absence de ronds de jambe https://grignotages.com/en-l-absence-de-ronds-de-jambe/ https://grignotages.com/en-l-absence-de-ronds-de-jambe/#respond Thu, 14 Mar 2024 19:06:26 +0000 https://grignotages.com/?p=3104046 Continuer la lecture de « En l’absence de ronds de jambe »]]> Le cours se dissout dans les souvenirs de notre formatrice et se transforme en récit de son enfance et sa carrière à Cuba. Elle nous raconte les lieux incroyables dans lesquels ils jouaient, les maisons de riches familles ayant fui la dictature communiste, des milliardaires nous dit-elle sans qu’on sache dans quelle monnaie elle compte, qui avaient tout laissé comme ça, les meubles, les bibliothèques pleines… L’une de ces maisons était une réplique d’Autant en emporte le vent. Ils jouaient là-dedans, et sur les terrains de golf, improvisaient au bord de la rivière avec les étudiants musiciens — elle mime un violoncelle —, dansaient sur les toits de l’école nationale d’art.

Il est question de bâtiments-boyaux, qui vus du dessus représentent l’anatomie des intestins. Je ne saisis pas bien s’il s’agit d’architecture réelle ou rêvée parce qu’elle nous raconte la construction d’un bâtiment qui n’aurait pas abouti, trop proche de la rivière, sur des terres inondables, mais il est question d’un studio où l’on prend la barre sur une coursive en hauteur avant de descendre pour le milieu, et ça me semble plus futuriste que les prisons panoptiques retournées à l’état de ruines.

Elle habitait trop loin pour retourner chez elle le week-end, alors elle restait là, à La Havane, avec d’autres élèves venus de toutes les régions de l’île, danseurs, musiciens, peintres… c’était une école d’art, pas une école de danse ou de musique. Tout était gratuit, on leur préparait le petit-déjeuner, tout était payé, jusqu’aux pinces qu’elle avait dans les cheveux — elle cherche une pince plate autour de son chignon banane comme si c’était une preuve, regardez. Mais à la moindre bêtise, c’était dehors — ses mains se rencontrent et l’une part loin, prend la porte, avant que les deux se lèvent : c’était comme ça. Il y en avait dix, trente qui attendaient de prendre sa place. C’était comme à l’Opéra, mais en moins guindé, moins contraint, pas de révérence à chaque adulte croisé, tous artistes mêlés.

Elle a vécu des choses incroyables, elle a eu de la chance et elle l’a payé cher, aussi. Ou pas cher, elle se reprend, elle préfère voir les choses positives, mais elle a payé son refus de devenir jeune communiste. On le lui a proposé comme un honneur, elle était la meilleure de son groupe, et face à des gens alignés comme un tribunal de l’Inquisition (comme dans Le Nom de la rose, mais non, je ne l’ai pas vu) elle a dit non, non merci. La suite, j’ai du mal à comprendre : elle n’a pas voulu trahir, tous les autres, ceux qui sont rentrés aux jeunesses communistes ont trahi par la suite, elle ne voulait pas risquer par une bêtise de les trahir, qu’on puisse à travers elle reprocher quelque chose au régime. Je ne saisis pas si c’est un positionnement étrange ou une ligne de défense pour continuer à lire des livres qui provoquent des attention chuchotés quand elle en parle, et à rencontrer tous les artistes qui passent à sa portée. Elle refuse de se laisser formater par quiconque. Puis il y a ce mirador du haut duquel un jeune homme s’est jeté ; sa lettre d’adieu révélait qu’il était homosexuel. Elle a la main au cœur, à la gorge, les yeux au mirador en racontant ça.

On lui a fait payer son refus des jeunesses communistes. Envoyée dans une compagnie de second rang alors qu’Alicia Alonso l’avait pressentie depuis deux ans pour intégrer la compagnie, elle retourne se plaindre, au ministère ou je ne sais où, elle est plus maligne, elle intrigue, promet que si elle n’intègre pas la compagnie nationale, elle arrête la danse. Son interlocuteur s’offusque, que la meilleure de son groupe arrête la danse, cela ne se peut, il appelle, intrigue (tout est intrigue alors), se débrouille pour lui faire intégrer la compagnie nationale. À chaque tournée à l’étranger par la suite, elle est suivie, surveillée — d’autant qu’elle fréquente des étrangers et que son mari travaille à l’Université : quand on pense, on est toujours suspect de penser autrement. Cette surveillance lui donne encore des frissons dans le dos ; c’était comme le KGB. Comme les Soviétiques, ils craignaient des défections, mais elle ne l’a jamais fait, on sent qu’elle y met un point d’honneur, à cette loyauté ambivalente, elle n’a jamais trahi. Même lorsque, repérée par le maître de ballet de Béjart, contrat dûment signé, on lui interdit de le rejoindre. D’autres la consolent, elle se console en se le rappelant : à Bruxelles, elle n’aurait dansé que du Béjart, là elle dansait tout, le Lac, Giselle, Béjart, tout, elle a tout dansé.

Comment cette femme s’est-elle retrouvée à Roubaix ?

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Journal de lecture : À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie https://grignotages.com/journal-de-lecture-a-lami-qui-ne-ma-pas-sauve-la-vie/ https://grignotages.com/journal-de-lecture-a-lami-qui-ne-ma-pas-sauve-la-vie/#comments Tue, 12 Mar 2024 15:06:28 +0000 https://grignotages.com/?p=3104033 Continuer la lecture de « Journal de lecture : À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie »]]> À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. Le titre-dédicace place haut la barre sur l’échelle du passif-agressif. En même temps, on n’est plus vraiment sur un constat d’ami-connard ; à ce stade, ce serait presque de la non-assistance en danger. Nous sommes à la fin des années 1980, Hervé Guibert est séropositif et l’un de ses « amis » travaille pour un laboratoire qui teste un vaccin, lequel vaccin ne fonctionne pas à plein (nous sommes à la fin des années 1980), mais semble offrir quelques mois de répit dans l’avancée de la maladie. Or l’ami, tout en se posant comme sauveur, ne joint jamais le geste à la parole.

Ça, c’est la fin du livre. Quand le temps du récit a rattrapé le temps de l’écriture. L’auteur s’accroche à cette ironie tragique pour clore son récit, pour rester vivant par la fiction qu’il crée, parce qu’il est dans la merde, comme il l’écrit — il meurt l’année suivant la parution de ce livre (qui n’est pas son dernier !). Avant cette pirouette romanesque qui donne son titre à l’ouvrage, c’est plus décousu. On pourrait dire que c’est : un témoignage de la maladie, de ce qu’on en connaît et en ignore à l’époque, du parcours médical qui se met en place une fois que l’auteur-narrateur a cessé de se leurrer sur sa possible contagion ; mais aussi : un récit fragmentaire de sa vie à lui, de son travail d’écriture, de ses amitiés (la catégorie d’ami semble englober indistinctement amis, amants et compagnons ; on prend les choses en cours de route, devinant puis comprenant au fur et à mesure qui sont pour lui Muzil, Jules et les autres). La forme est floue, les chapitres courts et nombreux ressemblent parfois à des entrées de journal, même si elles ne sont pas toujours datées et conjuguées comme telles. L’auteur n’a plus le luxe de s’assurer l’entièreté d’un récit rétrospectif au passé simple.

J’ai lu tout ça en me demandant pourquoi je le lisais. À la base, je me promenais dans les rayons de la médiathèque en me demandant à côté de qui je me trouverais si je publiais un livre (parce que pourquoi pas un petit fantasme narcissique pour créer une brèche dans les rayonnages serrés), mais la compagnie immédiate ne me disait rien et j’ai dérivé. Hervé Guibert est le premier nom connu qui est apparu. Étudiante à Paris III, j’avais lu un livre de lui sur la photo, qui m’avait fait forte impression — laquelle, je serais aujourd’hui bien en peine de le préciser, mais forte impression. J’ai aussi le souvenir de C. mentionnant À l’ami… même si je ne sais plus si c’était d’un point de vue uniquement littéraire ou littérature LGBT. Et peu importe au fond, puisque les recommandations amicales ne suffisent pas à elles seules à me convaincre d’entamer une lecture. Il doit y avoir autre chose, une occasion croisée. Peut-être était-ce un moyen d’ouvrir une fenêtre depuis ma précédente lecture, L’Été où tout a fondu, et d’offrir un sursis alternatif au personnage qui s’y suicide quand il découvre qu’est atteint du sida le mec qui, il n’y a pas d’autres termes du coup, l’a baisé (en connaissance de cause). Ou peut-être plus simplement cette forme de voyeurisme, de curiosité morbide (qu’est-ce savoir que se savoir condamné ?) était une manière d’exorciser la maladie devenue deuil, vécu par une amie proche. Je ne sais pas trop.

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Je me suis vu à cet instant par hasard dans une glace, et je me suis trouvé extraordinairement beau, alors que je n’y voyais plus qu’un squelette depuis des mois. Je venais de découvrir quelque chose : il aurait fallu que je m’habitue à ce visage décharné que le miroir chaque fois me renvoie comme ne m’appartenant plus mais déjà à un cadavre, et il aurait fallu, comble ou interruption du narcissisme, que je réussis à l’aimer.

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Totalement anecdotique, mais savoureux : à un moment, Hervé Guibert s’énerve contre un autre auteur et, parmi la flopée d’insultes, le traite de « diatribaveur enculeur de mouches salzbourgeoises » and I think it’s beautiful.

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Journal de lecture : Naissance des fantômes https://grignotages.com/journal-de-lecture-naissance-des-fantomes/ https://grignotages.com/journal-de-lecture-naissance-des-fantomes/#respond Sun, 10 Mar 2024 17:49:00 +0000 https://grignotages.com/?p=3104030 Continuer la lecture de « Journal de lecture : Naissance des fantômes »]]> Naissance des fantômes, de Marie Darrieussecq. La titre m’a plu. La photographie de Francesca Woodman en couverture aussi. Ce livre était dans la boîte à livres de mon quartier… et risque d’y retourner sous peu, sans que cela soit un acte de générosité de ma part.

J’ai lu très vite les premières pages, qui m’ont happée, puis sans trop savoir pourquoi me suis arrêtée. J’aurais du me méfier. Quand j’ai repris la lecture un mois plus tard, le récit s’est mis à patiner à peu près au même endroit, au moment où la narratrice a acté la disparition de son mari, parti chercher du pain, et doit commencer à vivre avec cette disparition. Pas facile de faire avec un vide, d’être présent à une absence. Pas facile à narrer non plus : on raconte quoi, de l’absence, de l’attente, du vide ?

Marie Darrieussecq invente une espèce de fantastique phénoménologique, où la perception distordue de la narratrice instaure une réalité déformée et crée les conditions nécessaires à l’apparition d’une présence fantôme — transmutation de la disparition (du mari) en apparition (fantomatique). Le texte, comme une image floue, se brouille : la syntaxe reste correcte, compréhensible, mais le sens se perd à force de métaphores et de descriptions hyper précises, si chirurgicales et fantasques qu’on ne sait bientôt plus ce dont il est question. À chaque fois que, perdu*, on est sur le point d’abandonner la lecture, la mise au point se refait, la narration reprend sur un épisode tangible et compréhensible… avant de se déliter à nouveau — tant et si bien que j’ai rarement eu autant de mal à avancer dans un texte si court. J’ai voulu vivre l’expérience jusqu’au bout, mais doute que la littérature sous champi soit pour moi.

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* Même topographiquement, je me suis sentie perdue : la ville où vit la narratrice, si parisienne dans mon imagination, est placée au bord de la mer, d’îles même, avec des phoques (j’ai pensé aux piers de San Francisco) et une population yuoangui (tout aussi inventée que la Yazigie de Nina Yargekov).

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La souris-kangourou du désert https://grignotages.com/la-souris-kangourou-du-desert/ https://grignotages.com/la-souris-kangourou-du-desert/#comments Sun, 10 Mar 2024 16:50:41 +0000 https://grignotages.com/?p=3104023 Continuer la lecture de « La souris-kangourou du désert »]]> Dune 2, c’est le film parfait à aller voir en couple.

Le boyfriend s’émerveille de la beauté de Zendaya.

Son personnage a du chien, y’a pas à dire.

Je m’émerveille du visage taillé à la serpe de Timothé Chalamet.

En brun aux yeux bleus.

Ensemble nous nous émerveillons de la beauté du désert.

Il ne me restera pas grand-chose d’autre du film (l’intrigue me rentre par une oreille et en ressort par l’autre), mais ça en valait le coup quand même.

Deux pics d’excitation bonus :

1. La souris-kangourou du désert !

Paul-Timothée Chalamet a senti que cette souris risquait de le détrôner dans mon cœur, et a repris son nom dans la langue des Fremens : je peux ainsi kiffer Muad’Dib sans avoir à préciser s’il s’agit de Paul ou de la super-souris.

2. La très poétique danse des Fremens

Pour ne pas se faire bouffer par les gros vers du désert qui sont attirés par le rythme régulier de la marche, les Fremens se déplacent en dansant. Les pas entrecoupés de glissades et ronds de jambe laissent sur le sable des traces qui ressemblent à une partition en notation Feuillet, ça m’a réjouie.  En cherchant (en vain) une illustration, j’ai d’ailleurs découvert que c’est Benjamin Millepied qui a réglé cette courte chorégraphie.

Pour les spectateurs de Dune qui seraient aussi balletomanes, je suis obligée de partager ce meme de niche mais de qualité.

Deux extraits du film qui montrent le visage de Thimothée Chalamet (Paul), l'un résistant à la douleur, l'autre hurlant de douleur, encadrent une photo de podotrainer, une machine pour travailler le cou-de-pied. L'ensemble est une capture d'écran d'une story Instagram d'@audethuries
Dans le premier volet de Dune, Paul doit placer sa main dans une boîte qui inflige une douleur incroyable. Elle a ici été remplacée par un podotrainer, un appareil (de torture) censé développer le cou-de-pied des danseuses.
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Journal de lecture : L’été où tout a fondu https://grignotages.com/journal-de-lecture-lete-ou-tout-a-fondu/ https://grignotages.com/journal-de-lecture-lete-ou-tout-a-fondu/#comments Mon, 04 Mar 2024 22:06:49 +0000 https://grignotages.com/?p=3104003 Continuer la lecture de « Journal de lecture : L’été où tout a fondu »]]>

Anneso m’avait conseillé ce roman de Tiffany McDaniel pour mon challenge lecture de 2023. Les 473 pages débordaient un peu du format court posé comme prérequis, mais il était au catalogue de la médiathèque. Souvent emprunté. Un jour, je me suis résolue à le réserver ; j’étais la première sur file d’attente… et le suis restée des mois durant. L’ouvrage a finalement été grisé, le visuel de la couverture retiré ; j’ai fait une croix dessus, le lecteur précédent devait l’avoir perdu ou gardé en otage. Une semaine avant la fin de mon tutorat en région parisienne, surprise : un revenant m’attendait à la médiathèque ! Plus vraiment certaine de le lire, je l’ai néanmoins emprunté pour lui donner une chance — ou me donner une chance : je pense à présent que le lecteur précédent a fait semblant de l’avoir égaré pour le garder à ses côtés.

L’été où tout a fondu est une drôle de lecture. Pas drôle du tout, fucking dure même, de toutes les duretés que l’existence peut comporter — racisme, homophobie, maladie, coups, mort, suicide… — et qu’on éviterait listées ainsi, mais qui prises dans la trame d’un été caniculaire adolescent deviennent lumineuses.

Tout commence avec un père procureur qui voudrait voir par lui-même et invite le diable dans sa ville. Il se présente, mais c’est un diable sans cornes, juste un môme de 13 ans en salopette crasseuse, un pauvre diable vraiment. Le mal, il le connait parce qu’il l’a enduré ; s’il le suscite c’est uniquement parce qu’il l’incarne aux yeux des autres : un garçon noir dans l’Amérique encore raciste des années 1980, vous pensez ! L’arrivée de cet ange déchu et déçu fonctionne comme un catalyseur de tout ce que les gens ordinaires peuvent avoir de moins reluisant, et met en branle une série d’incidents > accidents > événements dans la petite ville — le tout narré avec adresse par la romancière qui sait enchevêtrer les origines et les concomitances sans tirer aucune causalité par les cheveux.

Là où c’est très réussi, c’est qu’on y croit, à ce pauvre diable : il a pour lui de surréalistes ses yeux vert vif, des cicatrices d’ailes aux omoplates, et la connaissance gênante des vices et malheurs de tout un chacun, même du vieil oncle mort. Le doute subsiste, même lorsqu’il est levé (on veut y croire, c’est poétique en diable). Tout comme subsiste cette perméabilité entre la souffrance qu’on ressent, à laquelle on se cramponne parfois, et celle qu’on cause, qui peu à peu nous éloigne de celui qu’on aurait pu être, qu’on est peut-être encore pour partie — même si l’écart de l’un à l’autre choque : on se demande pendant toute la lecture comment le narrateur adolescent deviendra, est devenu l’adulte repoussoir qui se donne à voir par intermittences lors de pauses dans le récit rétrospectif (même incrédulité que lors d’un certain rapprochement inattendu dans Westworld).

Pendant toute ma lecture, j’ai éludé la photo de la romancière dans le rabat de la couverture — trop américaine, trop jeune romancière prodige. Il est encore un peu mystérieux pour moi qu’on puisse avoir un tel sens des destins qu’il suffise de quelques pages pour en conter un, deux, trois et faire résonner ce condensé poétique de malheur avec ceux qui se racontent au long cours, sans éveiller aucun soupçon formel de virtuosité. Les images de même viennent de nulle part, en nombre, improbables et immédiatement assimilées, comme si ces métaphores n’en étaient pas dans cette petite ville américaine à la terre craquelée, naturelles pour un adolescent qui admire son grand-frère joueur de base-ball et grimpe aux arbres avec son meilleur ami.

On s’installe dans ce roman comme dans un rocking chair sous le porche ombragé d’une maison en bois, et on en émerge avec une solide insolation, sans s’être rendu compte que le soleil avait tourné et qu’on était en plein cagnard depuis un moment déjà.

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Février 2024, journal https://grignotages.com/fevrier-2024-journal/ https://grignotages.com/fevrier-2024-journal/#respond Sun, 03 Mar 2024 19:31:22 +0000 https://grignotages.com/?p=3103885 Continuer la lecture de « Février 2024, journal »]]> Début à mi-février

Février, ça a avant tout été un tutorat riche en apprentissage et en émotions. J’ai tout raconté ici.

…

Jeudi 1er février

2003 était bien il y a vingt ans : mon examen de conservatoire de cette année-là est sur cassette VHS, l’année suivante encore aussi. Je retrouve les gestes, les bruits oubliés, de pousser la cassette dans le magnétoscope et tâtonner à coup d’avance et retour plus ou moins rapides pour retrouver mon entrée. C’est ma première année en supérieur et seconde année de pointes — un peu catastrophique pour la première et pas si mal pour la seconde. Surtout si je compare avec la vidéo de l’année précédente : je n’en avais pas du tout conscience à l’époque, mais le gap technique est énorme entre la variation aboutie du supérieur (aujourd’hui 3e cycle) et ce travail propret bien posé sur la musique de fin de cycle élémentaire (aujourd’hui 2e cycle). Papageno apprend à faire des poinpointes ; la première phrase musicale et chorégraphique est restée gravée dans ma mémoire depuis vingt ans. Il y a des drôleries dans ma maladresse. Je n’avais pas encore bien compris le concept d’en-dehors à l’époque, et je ne sais pas si je suis plus surprise par mes jolies quatrième dans les pas de bourrée ou par mes pieds résolument en serpette dans les attitudes. Je ris franchement en découvrant mes double pirouettes en-dehors : les coudes ne sont pas le moins du monde arrondis, mes bras tendus comme s’ils tenaient une rambarde de sécurité sur les montagnes russes, au secours, ça touuuuurne. Tout est de traviole, mais survendu avec le smile, c’est féérique. Je repense à ce qu’a suggéré le boyfriend sur ma « construction », ne m’oubliez pas, regarde-moi papa, regardez-moi tous, la présence scénique comme la qualité d’un défaut de.

Lignes allongées ou pied en serpette, tout est dans le timing de la capture…

La vision ne colle pas à mes souvenirs et ressentis, mais l’époque non plus, qui semble avoir coagulé en une période déjà datée : les justaucorps en velours moiré ne se font plus du tout, ni en velours tout court, d’ailleurs ; les jupettes sont taillées beaucoup plus longues (ou courtes) qu’aujourd’hui ; la musique d’Amélie Poulain, dont les accents nostalgiques étaient bien récents alors, fait désormais partie des ritournelles trop entendues par le passé ; et ne parlons pas des académiques en lycra brillants tout droits hérités de la période Maurice Béjart, musique de Messe pour le temps présent ou Boulez-style à l’appui.

Je retrouve des signatures gestuelles bien connues, des visages dont je me souviens et d’autres plus du tout. Qui donc est cette Bénédicte ? ai-je vraiment passé un an avec elle ? Je crois m’en souvenir, peut-être, recrée bien plus sûrement un souvenir. Julie, en revanche, je l’avais oubliée mais je m’en souviens, l’autre grande, des rubans dans les cheveux. Et ce détail me revient de nulle part : elle avait 38° de fièvre le jour de l’examen. La vidéo ne comporte pas tous les niveaux, mais à l’annonce des résultats, mon amie V. trottine pour venir saluer, fillette qui flotte dans son justaucorps, aujourd’hui danseuse pro et maman.

Dans la même journée, je regarde des cours du prix de Lausanne. Deux salles, deux ambiances. Les concurrentes semblent appartenir à une autre espèce animale tant leurs corps sont modelés pour et par la danse —  des avions de chasse, je pense spontanément dans une perspective compétitive / guerrière / technologique, oubliant complètement la dimension sexuelle de l’expression.

Séance de découpage-collage avec les vieux Échos de Mum
Usine au bord de l'eau, avec une gerbe de roses en guise de ciel, et deux silhouettes qui s'étreignent, avec une auréole-champignon derrière la tête.
Collage non collé

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Vendredi 2 février

Palak paneer, biryani, naan peshwari et discussion feutrée avec L.

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Samedi 3 février 

Le boyfriend m’accueille tablette allumée, prêt à reprendre depuis le début le prix de Lausanne que j’ai tenté de regarder sur le trajet, sans le son, l’image tantôt freezée tantôt pixellisée. Si ce n’est pas de l’amour, ça.  La semaine précédente, dans la même configuration, il regardait des combats de sumo — deux extrêmes de corpulences.

Quelle idée d’avoir accepté une soirée jeux ? Je songe battre en retraite, la fatigue poussant à la lâcheté, mais je n’en fais rien et je fais bien : nous mangeons et discutons tant et si bien que nous en oublions de jouer. Les boîtes restent sur la table haute, nous autour de la basse. Je pille le bol de pois chiches croustillants et il est question de spectacles lyriques pour la jeunesse, de cours de dessin et de praliné — la merveille de Yann Couvreur ne vole pas son nom.

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Lundi 5 février

Déjeuner-retrouvailles avec trois anciennes du conservatoire que je n’avais pas vues depuis une bonne dizaine d’années, ainsi que notre professeure, retraitée depuis un bout de temps déjà, et le pianiste, qui accompagne toujours les cours, désormais dans de nouveaux locaux. Toutes trois sont devenues professeure de danse (et mère), avec un éventail parfait des statuts sous lesquels on peut exercer : l’une enseigne en  conservatoire, une autre dans une association et la troisième a monté son école privée. Cela me fait plaisir de les retrouver, mais au cours du déjeuner, j’ai la désagréable sensation de redevenir la petite dernière qui se tient coite (elles étaient de quelques années mes aînées, les « grandes » que j’ai rejoint en supérieur). Quelques jugements implicites me gênent, pétris de moraline versaillaise — elles n’y peuvent mais, c’est leur monde, leur éducation, mais cela me heurte davantage avec le temps. La pizza était très bien, je ne prendrai juste pas de dessert.

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Jeudi 9 février

Déjeuner avec L. chez elle. On discute de tout, de rien, de cacio e pepe, de lectures, un peu, de vieux souvenirs de prépa, pas mal, comme si de rien n’était, comme si on n’avait pas chacune apporté une partie du repas sous plastique et carton, comme si l’hôpital était une réalité parallèle, car c’en est une : en même temps que nous parlons, quelqu’un occupe un lit là-bas, et en même temps qu’il occupe un lit là-bas, nous nous occupons ici et nous prenons du plaisir à causer ; l’un et l’autre sont aussi réels, et c’est peut-être ça le plus irréel.

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Vendredi 10 février

S’il y a bien une chose stupéfiante que j’ai apprise sur moi-même pendant ce tutorat, c’est que je suis capable de ne pas manger pendant sept (7) heures d’affilée, ce qui relève normalement de la science-fiction hors période de sommeil.

Qu’on se rassure néanmoins, le soir même, j’étais redevenue une harpie affamée, et j’ai bien cru qu’avec le boyfriend nous allions nous engueuler, je suis chiante parfois, sous les jolis dragons chinois au corps-guirlande de papier. J’ai noyé ma vergogne dans le tofu sauté et caramélisé au gingembre — du gingembre vietnamien qui avait le même goût que l’infusion dans les montagnes de Sapa !

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Dimanche 11 février

Les stories défilent, mais pouce, je connais cet endroit du fin fond du monde, incrédule qu’il existe dans l’instant pour d’autres que moi : ce sont les îles Lofoten, je reconnais les lieux, les rorbu, la plage de Ramstand, méconnaissable pourtant en nuit et blanc. Et vert boréal. Je regarde les lumières irréelles de ce lieu irréel, les rasades de neige à même le sol comme du sable, qui disent que, peut-être, on n’aimerait pas tant y être, au fond, l’intensité du froid contre celle de la beauté. Les jours suivants, je prends garde à ne manquer aucune story de @la_petite_photographe, pour découvrir une autre saison ce lieu de vacances passées.

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Mardi 13 février

Sur la route pour aller chez ma grand-mère, un panneau lumineux affiche en alternance 55 et 🙁
les 5 km/h au-dessus de la limitation de vitesse me font sourire tristement
j’ai reçu un autre smiley triste le matin même
par texto
un smiley autrement triste
de quand on n’a plus les mots
ni les smileys donc, jaunes et joyeusement dramaqueen
🙁

Nous dînons indien avec ma grand-mère, toujours prolixe lorsque lui est temporairement rendu le public permanent (quoique distrait) que la mort de mon grand-père lui a ôté. Elle nous raconte des souvenirs de dans le temps, j’aime bien, découvrir une époque beaucoup moins ressassée que les broutilles d’aujourd’hui. Il n’y avait pas de frigo dans le temps, c’est vrai ça, et ce souvenir seul ou presque surnage de la conversation comme les œufs que la grand-mère (mon arrière-arrière-grand-mère, donc) conservait dans un liquide brun, elle ne sait pas ce que c’était, une sorte de saumure probablement.

…

Jeudi 15 février

Le vrombissement est incessant, couvre largement mon acouphène et entame ma résistance nerveuse. On ne sait pas d’où ça vient avec le boyfriend, de tuyaux probablement, un compteur peut-être ; je trouve en voulant fuir et lire dans le jardin : au sous-sol la chaudière est restée allumée alors que tout l’immeuble est passé à l’électrique et qu’il n’y a plus de fioul depuis des mois.

…

Vendredi 16 février

Pour fuir les vibrations infernales de la chaudière, je pars faire la connaissance de la médiathèque de Montrouge. La partie littérature générale est tristounette, vibre elle aussi sous les néons et aérations — c’est une malédiction—, mais je migre vers les bande-dessinées et en lis une entière, assise là, feuilletant les pages à ma main droite en me demandant si j’aurai le temps de finir avant la fermeture ou s’il me faudra revenir demain. Je veux savoir, comment ça se passe pour l’héroïne de Coming in une fois qu’enfin elle se fait son coming out à elle-même, comment elle guérit de ce qu’elle s’est infligé en se maintenant de force dans l’hétérosexualité — et qui elle va embrasser aussi, évidemment, il faut conclure.

…

Samedi 17 février

Anatomie d’une chute me laisse sur ma faim par rapport aux précédents films où jouait Sandra Hüller ; je regrette d’y avoir entraîné le boyfriend, qui n’y va presque jamais et a payé sa place plein pot. Le Kodawari ramen d’Odéon ne propose plus son option végétarienne sans champignon et le serveur ne ramènera jamais le dessert que j’ai commandé pour accompagner le boyfriend. Quant à la glace de substitution, je la finis plantée debout, sur place, avant de rentrer dans la bouchée de métro. Rien n’est vraiment réussi et pourtant, je passe une excellente après-midi, ravie qu’on sorte et fasse des trucs ensemble.

Je sautille dans les rayons de soleil enfin retrouvés entre le métro et le ciné, que, seule, c’est vrai, j’aurais reculé à la séance suivante. Le boyfriend me laisse coloniser son fauteuil rouge au cinéma (depuis quand n’avais-je pas été dans un MK2, accompagnée ?), son épaule sous ma tête, son torse sous ma main, son parfum tout autour de moi. On s’esbaudit de la lumière sur Paris pendant que mon téléphone continue de faire la queue pour le restaurant. É. m’offre la moitié de son œuf tamago (je dis œuf œuf si je veux) et j’en viens à espérer que le serveur oublie définitivement mon dessert pour aller prendre une glace chez Grom à la place. Ce sera pistacchio con crema di pistacchio ; ce n’est pas du tout redondant, c’est une tuerie.

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Dimanche 18 février 

Dans la vitre du TGV passe un relief impossible à qualifier de colline boisée : un terril où les arbres sont plantés comme, sur un dessin d’enfant, les épines maladroites d’un hérisson sur un demi-cercle qui, avant cette attaque, aurait tout aussi bien pu représenter la carapace d’une tortue.

À mon retour, de l’eau s’étend sous le frigo dégivré et débranché depuis un mois. Ce suspect écarté, le coupable ne peut qu’être le ballon d’eau chaude derrière le coffrage. Joie, mail, proprio.

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Mardi 20 février

Journée de cours de 9h à 20h.

Personne n’a envie de revenir en cours après le tutorat. La perspective de l’examen, qu’on avait gardée au loin, floue, en vision périphérique, nous attaque comme un aigle en fovéale. Ça irrite l’œil et dès la première heure de l’eau coule chez une, deux, trois, quatre personnes. Jpp de moi.

Après avoir déclenché des niveaux de stress disproportionnés, la mise en situation se passe… bien ? Je donne mon premier cours au format examen, barre asymétrique et milieu complet en 50 minutes. La formatrice a tiqué en recevant mon thème de cours : les épaulements, ce n’est pas très malin quand on se remet d’une hernie discale. « Mais ça correspond bien à ta manière de danser », reconnaît-elle. J’ai de la chance, le pianiste ce soir-là est génial et la moitié des élèves doit partir plus tôt pour aller voir un spectacle ; sauvée par le gong, me voilà dispensée de mener cet atelier que je ne sentais pas du tout.

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Jeudi 22 février

Le cours interne est donné par J. aujourd’hui, la J. dont je vous parlais le mois dernier, à qui la maitresse de ballet demandait pourquoi elle n’auditionnait pas. Structurés autour de la notion de poids, ses exercices sont surtout plein d’élans et c’est très très plaisant dans le corps. Telle suspension en retiré à la cheville qui devient une respiration vers la gauche avant un pas de bourrée vers la droite : tout à fait le genre de chose qui me fait léviter à quelques centimètres du sol pour reprendre de mémoire une citation de Jiří Kylián. Cela fait longtemps que je n’avais pas dansé, en-deça au-delà du mouvement chorégraphié. Je ne m’étais pas non plus lancée à fond dans les sauts depuis le printemps dernier : j’ai l’impression de voler dans de bêtes changements de pieds ; j’avais oublié que la sensation pouvait être grisante.

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Vendredi 23 février

La prof donne les exercices à tout berzingue, la démonstration entrecoupée de pas marqués, voire simplement nommés. Je n’ai pas encore saisi la structure de l’exercice que déjà elle s’interrompt pour donner des indications sur la qualité du mouvement. Mon incapacité à mémoriser me mène à la lisière des larmes et plus je me concentre pour ne pas pleurer, moins je parviens à mémoriser quoi que ce soit. La prof râle : on fait ce dont on a l’habitude au lieu de ce qu’elle nous demande. Le trajet du bras. Son relâché à tel moment. Telle qualité du pas. Meuf, si je chope ce que font les jambes, je m’estime déjà heureuse. Au milieu, je me place en cinquième par habitude docile, mais au bout de deux dégagés, c’est moi qui me dégage sur le côté. L’adage m’apaise un peu : c’est assez lent pour que je puisse copier et retrouver un semblant de sensation. Trop de colère rentrée néanmoins, j’en ressors une partie en donnant beaucoup trop de force pour les tours ; c’est nul, mais ça défoule. Aux sauts, je déclare forfait, couverte par ma ceinture lombaire, et ne me remettrai pas en selle pour les pointes parce que je n’ai pas mis la bonne paire dans mon sac. Sans le cours de la veille, je me demanderais si j’aime encore danser.

Le moral dans les chaussons-troués-qui-puent-la-mort, je me résous à rester improductive et maussade sur le temps de TP, quand la directrice vient, d’une proposition dont je ne sais pas encore si elle aboutira, me témoigner une marque de confiance qui me touche et me redonne un peu d’aplomb.

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Samedi 24 février

Les regards énamourés des deux ados de Heartstopper, c’est tout à fait ce qu’il fallait à mon petit cœur en ce samedi après-midi.

Photo d’écran réalisée pour bitcher sur le titre de la station, sans e dans l’o.

Dans le jardin, les feuilles naissent vertes et minuscules sur les lianes du saule pleureur : sans lunettes et même avec, de loin, on dirait de la mousse.

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Dimanche 25 février

Au parc Barbieux, un géant centenaire a été abattu par le p’tit Louis (et un champignon). Mes semelles se couvrent de boue tandis que je fais le tour du ruban de signalisation. Je suis vaguement soulagée qu’il ne s’agisse pas d’un de mes arbres préférés. Il paraît encore plus grand allongé, les écorces se parcourent de gauche à droite comme des lignes qui n’en finissent plus, se perdent à la fin dans un tas de branches qui tient plus du feu que de la cime. La circonférence des racines mêlées de terre est plus grande que moi, et ce ne sont pas des racines comme on les dessine fines sur les dessins d’enfant ; ce sont des branches souterraines robustes — du moins qui l’étaient avant d’être rongées par le parasite. Dans la chute, d’immenses échardes ont surgi des embranchements et un bois orange vif saille à ces articulations ; un écorché, vraiment. Ici, là, un petit oiseau sautille, picore.

La prochaine fois que je propose à M. de venir manger des gyozas, il faudra penser à lui interdire de m’offrir du thé : c’est encore un Palais des thés beaucoup trop beau pour un repas surgelé, cette fois-ci parfumé à la fraise. On parle des derniers temps, de douleurs aussi, physiques et symboliques. C’est bon signe, pourtant, quand on guette l’heure des métros pour étirer la soirée, malgré notre calme un peu fatigué.

Ensuite, je retrouve le boyfriend en visio après deux jours sans son visage sur mon écran pour cause de week-end amical. Cela me semblait bien peu en amont ; il m’avait manqué en aval.

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Lundi 26 février

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Mardi 27 février

Ma main suit le trajet de l’écorce sur une branche devenue second tronc, massif et noueux comme les jambes du boyfriend, je dois être bizarre de penser ça. L’écorce est plus douce que j’aurais pensé. Surtout, je peux somnoler debout contre le coude de l’arbre au soleil, ignorant le siège créé par la souche d’un second second tronc, quel arbre bizarre lui aussi. Je tente de compter les années, mais passés 40 ans, les traces de scie brouillent tout sur la voie sans graffiti que j’avais empruntée.

J’aère mon anxiété au Parc Barbieux et elle finit par se dissoudre au soleil sur un banc. Un canard à tête blanche émet des bruits de klaxon plaintifs. Des bottines trop citadines pour le lieu sont en quête de data. Debout devant mon banc, on ne peut pas dire que je danse : j’expédie l’adaptation de cours dont je me faisais tout un plat. Tout au bout du parc, dans un téléphone tenu conjointement par un homme âgée et une femme qui pourrait être sa fille, une voix est installée sur un siège et lit quelque chose de tout à fait distrayant — je me demande si elle à l’hôpital ou dans sa véranda. Partout, le printemps est sur les starting blocks, les bourgeons des magnolias sont gonflés à bloc, les saules hérissés de chatons, quelques arbres déjà en fleurs. Je me laisse ébouriffer les cheveux par quelques lianes basses d’un saule, et me rends compte que j’aime les arbres qui dansent en hiver : dont les branches sont suffisamment souples pour que, même nu, l’arbre frémisse dans le vent.

Souris grise sur le goudron gris

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Les aubergines chinoises ressemblent à des anguilles. Il faut encore que je trouve une recette qui leur rende justice, mais je pense que c’est bien ce qu’on avait mangé à La Mer de Chine dans le XIIIe (si vous avez l’occasion, allez-y : le restaurant est moche et le service pas terrible, mais alors ces aubergines… divines).

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Jeudi 29 février

Ma perception émotionnelle rejoint peu à peu la réalité qui n’avait pas bougé — retour à une certaine normalité.

Mes muscles tétanisent vite au cours de posture, mais je veux croire que c’est parce que je comprends mieux comment les engager, pas uniquement parce que les reprises reprennent un peu moins à chaque fois. Une nouvelle sensation s’est installée, une poussée derrière lehaut des cuisses, comme un rouage qui permet de combiner la rotation des cuisses et l’avancée du pubis, et installe la posture pour tous les sauts et relevés. Je suis contente de croiser des visages, d’observer certains mécanismes se chercher ou se mettre en place sur d’autres corps.

Personne chez le glacier. Mon enthousiasme conduit la serveuse amusée à ne pas lésiner sur les quantités. Elle creuse carrément un petit puits dans la glace à la pistache, comme si c’était de la purée Mousseline, pour y verser un beau supplément pâte à tartiner, elle aussi à la pistache. Ce n’est pas aussi divin que chez Grom, mais c’est quand même très réjouissant, surtout par un temps gris comme aujourd’hui (les gens semblent ne pas savoir que les glaces fondent moins vite et se dégustent plus longtemps quand il fait gris).

Une partie de l’après-midi est consumée à refaire mon CV : l’exercice devient difficile dans le cadre d’une reconversion professionnelle, où tout un pan d’expérience, censément le plus important, devient obsolète. La reprise des études crée un paradoxe temporel dans la présentation antéchronologique : faut-il les mettre avec les premières ? faire un fourre-tout de son ancienne vie ? Je noie le poisson en plusieurs colonnes.

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Journal de lecture : La Danseuse https://grignotages.com/journal-de-lecture-la-danseuse/ https://grignotages.com/journal-de-lecture-la-danseuse/#comments Sun, 03 Mar 2024 10:51:35 +0000 https://grignotages.com/?p=3103997 Continuer la lecture de « Journal de lecture : La Danseuse »]]> La Danseuse de Patrick Modiano sent davantage la naphtaline que la colophane. On attend qu’une histoire se dégage de la mémoire du narrateur comme un fossile patiemment épousseté, mais on attend en vain et on assiste à l’inverse à un ensevelissement méthodique, souvenir après souvenir, revisités pour être définitivement perdus. Chaque court chapitre se donne ainsi comme un plan qui émerge d’une auréole sombre et palpite ou grésille un instant jusqu’au fondu au noir suivant. C’est une aquarelle patiemment travaillée au glacis, obscurcie de transparence, couche après couche. Le mystère ne se lève pas, ils se crée : à force de ressasser des tranches de vie vaguement anecdotiques, vaguement bohèmes, on se persuade avec toute la force de la nostalgie qu’il y avait une raison de tourner autour du sujet que l’on crée. En ne donnant pas de nom à la danseuse, qui reste « la danseuse », en retardant ou en se refusant à élucider les liens entre les personnages, en répétant le nom de certains lieux, Patrick Modiano tente de donner à son récit quelque chose du conte, mais n’est pas Alessandro Baricco qui veut. Le rideau ne se lève ni ne tombe jamais vraiment sur ce récit feutré comme une loge tendue de velours sombre, écrin confortable mais vide de tout bijou.

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Carnet de barre : professeur-stagiaire en tutorat https://grignotages.com/carnet-de-barre-professeur-stagiaire/ https://grignotages.com/carnet-de-barre-professeur-stagiaire/#comments Mon, 26 Feb 2024 09:19:05 +0000 https://grignotages.com/?p=3103866 Continuer la lecture de « Carnet de barre : professeur-stagiaire en tutorat »]]> Revenir

Juste avant le tutorat, je suis prise d’un doute : ai-je bien fait ? De demander à faire mon stage dans l’école de danse que j’ai fréquentée à l’époque où j’espérais encore devenir danseuse ? De revenir en arrière, retrouver le studio au fond de l’allée et mon ancienne chambre transformée en bureau chez ma mère ? Cette école, j’ai cessé de la fréquenter pour des raisons pratiques (j’aurais eu plus de temps de trajet que de danse) mais aussi parce que je ne m’y sentais plus si bien, mélangée aux pré-pro encore à fond dans leur rêve. Me noyer dans la masse parisienne des adultes amateurs a été salutaire, à l’époque. Et aujourd’hui ? Sont-ce les lieux du crime, comme me le fait remarquer Mademoiselle quand je m’esbaudis d’avoir retrouvé parmi les mamans d’élèves une ancienne camarade de lycée perdue de vue, ou les lieux d’une certaine forme de réparation ?

Mademoiselle ? Mademoiselle, c’est Mademoiselle avec un grand M pour les enfants de cette ancienne-camarade-turned-mère-d’élève. À mon époque, on l’appelait seulement par son prénom, en la vouvoyant, et je dois me concentrer pour ne pas paraître familière quand je parle aux enfants : pique dans la diagonale, dans la direction de… , vers Mademoiselle. 

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Professeur-stagiaire

La semaine d’observation tombe la semaine la plus froide de ce début d’année. J’entoure mon immobilité de cachemire, et prends le cours avec les adultes pour me réchauffer. Mademoiselle s’inquiète de tout ce temps passée assise : ce n’est pas trop long, d’observer ? Cela me fait sourire : avec ma blessure, je suis rodée. Je fais seulement attention à mon expression faciale pour ne pas avoir l’air d’une examinatrice sévère à prendre des notes derrière ma table — une table de jardin en bois qu’elle m’a réservée pour que je puisse écrire confortablement (dans sa formation aussi, ils passaient leur temps à écrire par terre).

La deuxième semaine, je regrette de ne pas avoir davantage anticipé : je mets un temps infini à créer mes cours. La même musique boucle cinq six dix fois avant que l’exercice commence à prendre forme ; les muscles commencent à se contracter, les premières notes m’exaspèrent presque. Je bénis Elena Baliakhova, seule pianiste qui a la bonne idée de mettre le nombre de comptes de huit de ses morceaux dans leur titre sur Spotify, et fantasme un fichier Excel avec ces mêmes informations pour les albums de Nate Fifield que j’utilise le plus souvent. J’atteins des niveaux de stress complètement décorrélés des enjeux, apprends par la force des choses à recycler mes cours d’un niveau à l’autre, d’une fois sur l’autre.

Notes préparatoires pour un cours de Niveau 1
Ce à quoi ressemblent mes notes pour un cours…

Sur l’aisance en fonction des niveaux, discussion maïeutique (non contractuelle) :
— Tu te sens plus à l’aise avec les petits ou avec les grands ? me demande Mademoiselle.
— Avec les grands.
— C’est ce que j’ai remarqué. Pourquoi, à ton avis ?
Le relationnel ? Plaisanter ensemble ? L’évidence se retire à mesure que je tente de la formuler.
— Mais les petits, c’est pareil, on peut plaisanter. Pas avec de l’ironie, mais on peut rire ensemble.
C’est vrai. Je cherche.
— Les tout-petits, ça peut encore aller : du moment qu’on y met de l’enthousiasme, on peut leur faire faire à peu près n’importe quoi, ils suivent. Le plus compliqué, ce sont les 7-12 ans.
— Et à quel niveau associes-tu le plus d’enjeu ?
— Le premier cycle.
— Voilà.
Si on caricature : les tout-petits, peu importe ce qu’ils apprennent du moment qu’ils passent un bon moment ; les grands, tant pis s’ils ne progressent plus trop, ils ont déjà engrangé assez de vocabulaire pour avoir de quoi danser. Mais les premières années de technique… Ce n’est peut-être pas que je n’aime pas ce niveau, après tout, mais que je ne me sens pas encore à l’aise pour enseigner les fondamentaux qui doivent structurer le corps.

Donner cours passe beaucoup par la parole : pour donner des explications et des corrections, mais aussi pour nommer les pas et donner les comptes, et les redonner pendant l’exercice, pour soutenir les élèves en mal de mémorisation ou dans le flou concernant la musicalité. Il suffit de deux ou trois cours pour que mes cordes vocales protestent. Avant même de s’attaquer à mon débit de parole, qui peut convenir aux enfants piles électriques mais risque de stresser les plus grands, Mademoiselle me conseille de jouer sur la tessiture : l’aigu dans lequel je m’installe spontanément est d’autant moins audible qu’il se confond avec les fréquences des musiques pour enfant ; je dois descendre vers le grave. Elle remarque en outre que le problème ne se pose pas, ou dans une moindre mesure, quand je donne cours aux adultes, avec qui je me sens plus à l’aise ; c’est donc moins un problème de tessiture que de posture. Prise de conscience : quand je me sens moins sûre de moi, j’adopte sans doute ma voix polie, celle qui sert à demander une baguette s’il vous plaît, à dire merci et au revoir, une voix flûtée qui s’efface dans l’aigu pour éviter de prendre trop de place.

Mon sens de l’adresse souffre aussi de ma difficulté à retenir rapidement les prénoms, surtout quand il y a des homophonies (des Cléa et Léa par exemple) et des airs de famille (au moins trois binômes de sœurs recensés). J’ai bien tenté de m’accrocher à des détails d’apparence (la petite fille avec des lunettes rondes, la métis, celle avec un gros chouchou autour du chignon…), mais la méthode a montré ses limites quand j’ai transposé tous les prénoms d’un niveau à un autre (il y avait bien une petite fille avec des lunettes, mais beaucoup plus grande que l’autre, et une petite fille métis, mais la sœur de la précédente, et les chouchous, très mauvaise idée, trop partagée…). In fine, l’eye-contact a souvent remplacé le prénom comme prélude à ouvre moins le pied ou tu peux me remontrer le mouvement, s’il-te-plaît ?

Je donne seize heures de cours pour ma deuxième semaine de stage et première  de pratique. Je suis rétamée, mais j’ai survécu à mon premier mercredi de professeur de danse. Plus on avance dans la journée, moins je dois me rappeler de prendre du recul ; mes genoux se plient d’eux-mêmes lorsqu’ils rencontrent le coffre-canapé rayé derrière eux, et je me retrouve assise sans même y avoir pensé — c’est le soulagement ressenti qui m’avertit que j’ai changé de position. J’avais sous-estimé l’endurance musculaire qu’il faut avoir pour les petits niveaux, à rester un à deux comptes dans chaque position, le mouvement décomposé en d’infinis demi-pliés. C’est utile pour que les enfants incorporent la posture et développent leur musculature, mais c’est tuant à l’âge adulte. D’autant que certains groupes n’ont pas encore les réflexes de mémorisations qui permettent de retenir un exercice à la volée, et il faut le refaire en même temps qu’eux pendant au moins un ou deux cours. Ce faisant, je récupère rapidement une partie de la musculature que j’avais perdue avec le repos imposé par la hernie discale… laquelle me fiche une paix royale du moment que je n’oublie pas de porter ma ceinture lombaire, alléluia (la seule fois où j’ai oublié, je me suis pris une décharge de douleur de rappel dix minutes plus tard ; je n’ai plus oublié).

Étonnamment, je ne meurs pas de faim les soirs où les cours finissent à 20h45 ; la faim est inhibée, c’est inédit. Le dîner achevé, il est rapidement 22h et je n’ai plus aucune envie de dormir, malgré la fatigue. C’est ce rythme qu’il me faut prendre — rythme biologique… et social, car les possibilités de soirées sont de facto limitées ; je me rends vite compte que le rattrapage amical ne sera pas si pléthorique qu’espéré.

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Défense et illustration de la danse classique

Évoluer dans un milieu 100 % danse classique me fait du bien après plus de 2 ans en minorité à devoir défendre nos spécificités auprès des contemporains. Ici, l’éveil-initiation se fait dans l’esthétique classique, avec jupette (ou collants gris pour les mini-messieurs) et ports de bras. Et je parle bien d’esthétique, pas de technique : l’apprentissage reste celui de coordinations basiques, réalisé dans un cadre ludique. On saute à pieds joints dans des cerceaux et on sautille de gommette en gommette. Ma tutrice tombe d’accord avec moi : « l’absence d’esthétique » qui nous est demandée en formation pour l’éveil-initiation, c’est une esthétique contemporaine qui ne dit pas son nom. Mes camarades en contemporains reconnaissent d’ailleurs que leurs préparations de cours ne sont pas fondamentalement différentes pour l’initiation et pour les premières années de technique qui suivent…

Je suis épatée par la qualité d’attention de ces tout-petits, leur capacité à écouter, observer, attendre leur tour, se placer dans l’espace… Rien à voir avec mes expériences précédentes à Roubaix, où les enfants n’ont pas moins de capacités, mais sont beaucoup plus dissipés. Est-ce le milieu social qui joue, la bourgeoisie qui inculque plus tôt un épais vernis de comme-il-faut ? Ou la forme des cours ? Après avoir suivi le canevas de cours observé dans l’école, j’ai tenté quelques phases ouvertes d’exploration à la sauce DE… et la classe est plus ou moins partie en vrille, comme à Roubaix. L’expérience m’a permis de vérifier que je n’avais pas en face de moi des enfants modèles, mais des enfants amenés à une certaine discipline par la structure du cours — ce qui, en miroir, me donne de l’espoir pour le public plus dissipé que j’ai croisé dans ma formation. « Après 20 ans d’enseignement, ça y est, je me sens prête, » estime Mademoiselle : prête à retenter ce genre d’expérimentations où l’on perd le contrôle de la classe. Et de mimer les réactions des enfants rencontrées lors de sa formation. On part en fou rire lorsqu’elle arrive à l’élève qui court partout bras écartés et mains flapies au vent, qui donne des baffes involontaires en courant au milieu de ses camarades.

Avec elle, j’apprends, j’apprends. Qu’on n’a pas le même tonus musculaire selon les périodes du cycle hormonal. Que les poussées de croissance peuvent créer des raideurs musculaires parce que les os grandissent en premier. Que le buste est ce qui finit de grandir en dernier, après les membres (d’où les proportions parfois arachnéennes de certaines danseuses au prix de Lausanne)(d’où aussi parfois des déconvenues lorsqu’on cesse d’avoir le morphotype idéal). Qu’un jeune enfant souvent régresse à l’arrivée d’un petit frère ou d’une petite sœur. Que les ronds de jambe s’intègrent mieux par quarts en commençant de la seconde. Que la sissonne peut s’enseigner comme un soubresaut qui se déplace avec une jambe en battement. Et ça, ils en disent quoi, dans ta formation ? Rien, souvent. On a trop rarement décomposé les pas pour apprendre à les enseigner de manière progressive.

Mademoiselle et moi nous étonnons des manques de la formation en France, noyautée par les contemporains, désertée par l’Opéra. L’école française reste jalousement chasse-gardée sous couvert de tradition orale, alors que partout ailleurs dans le monde, les pas d’école ont été formalisés et les cours structurés sous forme de curriculum (celui de la RAD en Angleterre, de l’ABT aux État-Unis, la méthode Vaganova en Russie, largement exportée dans le monde…). Au nom de la liberté pédagogique, on ne transmet aucun canevas de cours, alors que l’idée ne serait évidemment pas d’uniformiser l’enseignement, mais d’avoir des exercices types, une terminologie de référence — des repères, en somme !  Je ne peux m’empêcher de constater le delta avec la formation dispensée à l’école nationale de ballet du Canada, documentée par @balletmisfits sur Instagram…

Vous l’aurez compris, Mademoiselle est assez défense et illustration de la danse classique. Ce qui ne vaut pas assentiment à la dureté qui y a régné et y règne encore à certains endroits. Dans nos conversations, on déplore le monde parfois étriqué de la danse (française ?), les mesquineries gratuites, inconscientes presque — simple défiance ? Et ce qui va au-delà : elle me raconte certains abus dont elle a été victime ou témoin, qui s’ajoutent aux scandales de ces dernières années. Est-ce qu’on n’est pas forcément déphasé, je ne peux m’empêcher de penser, quand on s’est pris des thermos de thé en pleine tronche en répétition ? Mademoiselle, elle, a déjà vu une chaise voler dans sa direction. À partir de là : comment ne pas reproduire, ne pas être dure malgré soi ? Comment amadouer le dragon intérieur ? Sans réponse évidente, déjà, poser ces questions comme on pose un garde-fou.

Mademoiselle me raconte aussi le beau, la vraie générosité des grands, comme lors de ce concours américain auquel elle avait participé : le coach d’un de ses concurrents l’avait prise sous son aile quand il s’était rendu compte qu’elle était venue seule. You can’t survivre this alone, quelque chose du genre. Et sa générosité à elle, de m’accueillir en tutorat et de m’encadrer, bien au-delà des quelques heures radines pour lesquelles elle est défrayée.

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Miroir réflexif

Quand je me demandais encore si j’avais pris la bonne décision, de revenir dans mon ancienne école (peut-être aurais-je du viser un conservatoire qui travaille avec un pianiste, pour m’entraîner pour l’examen ?), Mum me rassurait à chaque fois que j’avais fait le bon choix et concluait invariablement par cette remarque sur Mademoiselle : « C’est une fille intelligente. » Je n’y ai pas prêté attention sur le moment, ça me semblait évident. Banal. Or son intelligence n’a rien de banal. Pas plus que n’est anodin cet emploi de « fille » au lieu de « femme ». J’y vois là la trace des usages surannés du ballet (une femme peut être mariée, avoir des enfants… une fille par contraste n’a que la danse dans sa vie, et l’on conserve ainsi les dénominations de filles et garçons quand les élèves sont devenus des adultes professionnels), mais aussi une nuance de « drôle d’oiseau ». Car Mademoiselle est un drôle d’oiseau, tout à fait le genre d’oiseau avec qui j’ai envie de pépier sévère.

Je me souvenais de son enthousiasme et de son caractère affirmé, de son obstination à trouver ce qui marcherait pour chaque élève individuellement, mais cette exubérance avait masqué dans mon souvenir ses capacités d’analyse. Tout est matière à observer, induire, supposer, comprendre, même un exercice d’improvisation pas terrible que je tente avec les éveils : 4 secondes de marche sur les rotules (le temps que je propose un appui sur une zone moins problématique pour y mettre un terme), c’est assez pour constater que cette enfant avec des problèmes de croissance se lance spontanément dans des mouvements mauvais pour son corps si on la laisse faire, et penser à prévenir les parents que la cour de récréation mériterait d’être encadrée. That escalated quickly. Au bout d’une semaine à discuter vivement, ça a fait tilt : HPI, hypersensible, peu importe le mot, ça dépote. Et ça me semble tellement reposant, une intelligence qui fuse. La stimulation est telle qu’il n’y a pas besoin de soutenir son attention, il suffit de se laisser porter, se laisser surprendre ; je me suis trouvée comme un petit poisson dans l’eau, accroché à la nageoire d’un poisson supersonique.

Observer un cours sans le donner, sans avoir à penser simultanément aux enchaînements qu’on a inventé, aux pas à nommer, aux explications à donner, à la musique à lancer, aux corrections qu’on retient vouloir donner à la fin de l’exercice, observer un cours sans le donner donc, permet d’embrasser ce qui se passe d’un regard large et apaisé ; on voit beaucoup plus de choses. Propulsée par ma venue dans ce rôle qu’elle n’avait pas tenu depuis longtemps, Mademoiselle s’est retrouvée dans un coin de la pièce, le cerveau en ébullition sous le coup de cette disponibilité d’esprit accrue, à prendre en note les exercices, à noter mentalement les remarques à me faire, et à faire aux élèves ; à tout voir, tous les placements un peu de travers et pourquoi ; à élaborer de nouvelles hypothèses sur la manière dont s’organisent ses élèves dans leur corps, et à imaginer à partir de là des exercices qui pourraient les aider. Apparemment le feu d’artifice (ce sont ses mots) a été plaisant : Mademoiselle se verrait bien dans le rôle de directrice. Je l’y vois déjà.

Ma venue lui fait beaucoup de bien, me dit-elle. Elle se sert de mes angles morts comme d’un miroir réflexif pour interroger une pratique finalement très solitaire — le professeur de danse est toujours entouré d’élèves, mais il est seul à construire et donner ses cours, surtout s’il n’est pas dans une structure type conservatoire, avec plusieurs professeurs pouvant former une équipe pédagogique. Mademoiselle n’est pas du genre à se reposer sur ses lauriers — doux euphémisme pour quelqu’un à la remise en question perpétuelle —, mais elle n’était pas loin de commencer à s’encroûter. Par contraste avec mes cours à la difficulté mal calibrée, elle diagnostique dans les siens un excès de prudence — qui ne vient pas de nulle part puisque, comme à peu près tout, il a été réfléchi : Mademoiselle veut donner à ses élèves le placement qui lui a fait défaut (toutes proportions gardées, NDLR, puisque c’est au prix de Lausanne qu’elle a compris être à des années-lumière des meilleures). Comme à chaque fois qu’on bouge un curseur, on l’emmène probablement un peu trop loin dans la direction opposée et il faut plusieurs manipulations pour obtenir un équilibre satisfaisant. Mademoiselle souligne des effets de mode dans l’enseignement : on développe un temps des lubies qui finissent par être remplacées par d’autres, et on redécouvre un jour les premières en se disant qu’il y aurait peut-être quelque chose à récupérer, même si on ne le referait pas du tout pareil aujourd’hui. Mademoiselle a ainsi fait un sort à la barre qu’on faisait avec elle à l’époque, très vigoureuse dès le début, avec plusieurs exercices dos à la barre ; j’apprends que c’était la barre de Pavlova — peut-être un peu trop rude pour les articulations.

À deux ou trois reprises, Mademoiselle abandonne son poste d’observatrice en retrait pour prendre le cours ado-adultes que je donne. Ça me fait tout drôle de donner le cours à mon ancien professeur ; je l’esquive soigneusement dans mes corrections, trop impressionnée, aveuglée par son énergie et son plaisir évident. À cause de soucis de santé, elle n’avait pas pris de cours depuis longtemps, et je connais bien cette sensation du corps qui exulte de sa liberté de mouvement retrouvée. Elle me confie ensuite avoir trouvé du plaisir à danser sans craindre ce que pourraient penser les élèves, sans quand même, je vais avoir l’air ridicule et autres protestations intérieures… Le plaisir de danser, sans voix off. En bonus, mon travail sur les épaulements lui a apparemment libéré quelque chose dans le dos ; il n’y avait pas que la hanche de bloquée.

(À cette occasion, je me note ceci sur la modestie turned auto-dénigrement caractéristique des danseuses : il faut vraiment lutter contre quand on devient professeur ; on ne peut pas, avec un niveau a priori plus élevé que celui des élèves à qui l’on enseigne, sous-entendre que ce que l’on fait soi-même est moche, nul ou ridicule.)

Le deuxième cours qu’elle prend est moins agréable, mais intéressant quand même, me dit-il, car avec elle, tout devient intéressant, tout peut être relié à autre chose et se mettre à faire sens. Cette fois-ci, elle a eu du mal à mémoriser les exercices, et le lien s’est fait soudain avec son petit-déjeuner inexistant : cela lui a fait prendre conscience qu’elle avait raté nombre d’auditions… parce qu’elle ne s’était tout bêtement pas nourrie correctement.

Le troisième cours est sur pointes, et tout en éprouvant le cours de l’intérieur comme élève, elle redevient formatrice, m’indique les indications utiles que je ne pense pas à donner, mais que son feedback sensoriel lui rend évidentes.

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Portraits d’élèves

Il y a les caractères, les âges, les morphologies, les expressions et, au croisement de tout cela, les individualités, avec des signatures gestuelles idiosyncrasiques qu’on apprend à connaître.

Il y a celles pour qui on éprouve d’emblée de la sympathie. Celles un peu ou beaucoup moins, et qu’on ne doit pas pour autant négliger. Celles aussi à qui je ne sais pas quoi dire, pour qui ne me viennent ni corrections ni encouragements. Parfois, c’est aussi bête qu’un angle mort : la première à la barre sort de mon champ de vision si le studio est plein (penser à plus me déplacer). Parfois, ce sont des corps plus difficiles à lire, pour lesquels je ne vois pas de correction évidente qui puisse apporter une amélioration (observer encore, observer mieux).

Il y a M., la première à la barre. Elle ne porte pas le même justaucorps que les autres : quelques semaines après la rentrée, il a bien fallu se rendre à l’évidence et la monter de niveau. Sa vivacité me la rend immédiatement sympathique (elle a oublié d’être bête, comme on le dit par litote), mais elle me terrifie un peu. Son regard à la barre est si fixe, cils grand ouverts, que j’ai l’impression qu’elle me déteste, sans rien de personnel néanmoins : n’importe qui pourrait être concerné s’il se trouve face à elle lorsqu’elle est concentrée sur un exercice qu’elle pourrait ne pas réussir. Elle ne cille pas. Au cours suivant, elle rit à une plaisanterie de Mademoiselle, et je découvre un lutin facétieux, nez à retroussettes  — une autre enfant, vraiment, enfantine par son rire qui tinte et contraste avec sa voix, surprenaient grave pour une enfant de son âge.

Il y a A., qui a toujours une question qui n’est pas une question, mais un besoin d’attention et de validation ; je tombe souvent dans le piège. Il y a M., qui porte le même prénom que la nièce du boyfriend. Et H., une à deux têtes de moins que les deux autres, mais quelle bouille.

Il y a D., qui a tout et un casier à son nom dans le vestiaire, présente à tous les cours, les siens et ceux des plus jeunes. Avec elle, n’importe quel exercice tombe juste : travail propre, placement impeccable, souriante et bosseuse, je n’ai jamais rien à en dire, en oublie parfois de l’encourager ; autant dire que rapidement, je ne la vois plus, comme si sa présence, son travail étaient acquis, comme si elle avait bien plus que ses onze ans.

Il y a L., sorte de Bambi peu assurée mais déterminée. Les maladresses qui la fragilisent en classique disparaissent dans le cours de caractère, et je vois le sien qui affleure. C’est le cours qu’elle préfère, me confirme sa mère.

Il y a S., cette femme magnifique dont l’âge ne se dit plus, cou-de-pied qui déborde des pointes chaussées dès la barre, bras de qui a toujours dansé (les ports de bras ne mentent pas). Elle danse en-deça de son talent, dans un espace-bulle replié autour d’elle, et quand je l’invite à projeter davantage son regard, à nous faire profiter de sa danse, c’est comme si elle voulait et ne voulait pas y croire, indifférente et flattée, le bal a déjà eu lieu et elle danse encore. (L’avant-dernier cours, je me fais rabrouer parce que je la vouvoie et qu’il faut la tutoyer comme les autres.)

Il y a A., dont l’âge se dit à nouveau, fièrement, comme enfant les âges et demi : 72 ans, et pas en reste dans les danses de caractères.

Il y a C., plus grande et forte que moi, qui danse plus petit, comme si elle ne voulait pas encombrer davantage. Mademoiselle, qui la connaît mieux, a cru remarquer un changement chez elle, de simplement avoir quelqu’un de sa taille dans le studio — sans se hisser sur demi-pointes, encore moins sur un tabouret, les yeux dans les yeux au bout de la diago, sourire. À plusieurs reprises, Mademoiselle me fera remarquer ces amorces de déclic qu’elle décèle chez des élèves, quand sans le savoir j’envoie une correction dans le mile — quelque chose qu’elle leur a déjà dit mille fois, mais qui, d’être croisé avec la formulation de quelqu’un d’autre, reprend son chemin.

Il y a K., la gouaille rentrée, incroyable sur scène en jeune garçon et discrète en cours, qui pétille de sa voix grave quand on l’entend. Cœur avec les mains, cher(e) Fritz.

Il y a C., ses yeux, son front qui s’étonnent, sa moue qui proteste oui bon chaque fois qu’elle estime rater — sa voix intérieure est un toon muet, mais ô combien expressif. Et la manière dont elle se met à voler quand je lui demande de piquer plus loin dans les quarts de tour planés.

Il y a F., qui me raccompagne en voiture la dernière semaine et m’offre mon tout premier cadeau de professeur, du rooïbos en vrac et un livre fin à la couverture pleine d’enluminures, dans un sachet bleu sur lequel est inscrit : belle continuation « ici ou là ». Je ne sais pas si je suis plus surprise ou touchée, touchée ou surprise.

Il y a aussi celles qui ne sont pas là, les anciennes de mon époque, qui ont fait des études exigeantes, de médecine, de droit, artistiques, école du Louvre ou autre. Il y a une restauratrice de tableaux, mariée, deux enfants ; une chorégraphe contemporaine qui, marquée par la maladie d’Alzheimer de sa grand-mère, travaille sur la mémoire ; une perdue de vue mais qui a dansé aux États-Unis après être passée par le stage de la Julliard et le CNSM ; une qui fait du hip-hop maintenant mais non mais si, il me faut un moment pour superposer l’image de la jeune fille osseuse et mesurée avec la projection d’une autre femme ; une qui a repris des études pour devenir médecin… Ce studio en est si plein, de vie ; j’aimerais que toutes, chacune, me racontent la leur.

…

Nouer et dénouer
L’intime, la légitimité et la confiance en soi

Avant les cours, après, à la pause déjeuner du mercredi, on discute énormément avec Mademoiselle. On s’en raconte des choses. Des pas reluisantes, des très drôles, des attendrissantes, des révoltantes, des qui emplissent le vestiaire de silence. (…) Il y a de la confiture sur les tuniques, un fantôme qui déclenche le robinet automatique du lavabo, un massage cardiaque sur un jeune cœur, des professeurs qui n’exercent plus, une autre qui ne l’est jamais devenue, des parents en pagaille.

Ma venue lui fait du bien, c’est Mademoiselle qui le dit. D’un point de vue réflexif, mais aussi cathartique, c’est encore elle qui le dit, après une nuit d’insomnie à repasser en cauchemardant tous ses examens de danse. Mon choix de revenir faire mon tutorat ici la rassure, le regard que je pose sur l’école aussi ; elle voudrait en être certaine, que l’école n’est pas un environnement toxique — elle ne l’est pas.

La vérité est que ce tutorat nous sert de thérapie à toutes les deux. J’évoque à un moment mes questionnements sur la légitimité à enseigner quand on n’a pas soi-même été danseuse, et quelques jours plus tard, sans crier gare, ceci : alle ne sait pas si je serai une bonne prof, elle ne m’a pas encore vue à l’œuvre, mais elle sait que je saurai transmettre mon enthousiasme (amour ? passion ?) pour la danse. Elle le dit samedi matin devant les mamans sur les tapis de Pilates au début de la barre au sol. Et devant les élèves à l’heure suivante, que j’avais une présence folle — une bête de scène, elle utilise cette expression qui me semble réservée aux danseurs de la génération Noureev. Il s’agit en partie de faire accepter ma présence à ses élèves-clientes, mais cela me touche.

Je revois mes tentatives infructueuses pour devenir danseuse par son prisme de professeur : avait-on le droit, avec mes capacités scolaires, de me priver d’études supérieures pour un résultat dans la danse très incertain ? Je n’étais pas assez bonne, je le sais ; j’ai revu les cassettes VHS de l’époque, ma danse en kit. Mademoiselle m’arrête, ce n’est pas vraiment ça, elle cherche… il aurait fallu trouver une école supérieure prête à faire ce pari, de tout rassembler, mais une telle école n’existe pas en France. Il aurait fallu tenter aux États-Unis probablement, mais tout n’était pas si accessible à l’époque qu’aujourd’hui où les écoles s’exhibent sur Instagram ; on ne les connaissait pas. C’est en substance ce que la psy m’avait dit — ce qui m’avait déjà apaisé —, mais il y a certaines choses qui doivent être dites par certaines personnes pour être entendues.

Ce qui achève mes craintes d’illégitimité, c’est J. : ma venue lui aurait donné envie de, peut-être, passer le DE. Cela change tout si, de n’avoir pas été danseuse professionnelle avant, je deviens un modèle plus accessible pour penser mettre la danse au centre de sa vie.

Reste la question de la confiance en soi, indissociable des compétences à acquérir et de leur validation par un regard expert. Que ce soit comme professeure ou formatrice, Mademoiselle sait encourager et se montrer suffisamment confiante pour transmettre cette confiance. Après les tout premiers cours, probablement inquiète pour la progression de ses élèves, elle liste tous les points à revoir ; j’opine et prends bonne note, il y a du pain sur la planche. Le lendemain, me voyant encore plus hésitante que la veille, elle décrète s’y être mal prise dans ses retours et change de méthode. À partir de là, elle me laisse faire la première semaine de cours sans m’interrompre, en m’apportant des retours mesurés et une aide ponctuelle discrète (oui, il faut dédoubler cette musique). Le boost de confiance est énorme : je peux m’en sortir seule. C’est bancal, mais les cours se passent. Seize heures de cours, très exactement.

Notes préparatoires pour un cours de Niveau 1
Story Instagram festive, avec un adorable canard qui danse comme un cygne

Au début de la semaine suivante, Mademoiselle me confie une clé du studio et me prévient qu’elle va intervenir davantage pour m’inviter à rectifier des choses in situ. C’est lors de cette deuxième semaine que j’enregistre un vacillement : voilà que flanche la confiance que je commençais à prendre. C’est très instructif : ces interruptions sont le seul mode de mise en situation que j’ai connu jusque là en formation pour les cours techniques ; ce n’est pas étonnant, rétrospectivement, que j’avance toujours sur des œufs.

Le mercredi de la deuxième semaine à donner cours, au troisième cours de la journée, mon cerveau cesse de fonctionner normalement et je peine tant que Mademoiselle prend en charge la fin du cours. Je peine à aligner deux idées ou plutôt : je peux les aligner, mais pas les juxtaposer ; je ne peux pas soutenir les enfants avec le nom des pas et penser aux corrections à leur donner, ni inventer à la volée un exercice pour pallier ma préparation trop courte. L’arborescence des pensées s’est fait élaguer d’un coup ; je n’ai plus qu’un tronc idiot tout juste bon à être débité en pensées monocordes. Sur le moment, j’attribue ça à un probable manque d’hydratation, mais même réhydratée, le ralentissement mental dure quelques jours — je ne trouve pas le moins du monde lente la conversation que j’ai le surlendemain avec une amie sous antidépresseurs, alors que c’est une chimie qui requiert normalement de la patience… Heureusement, plasticité et rapidité cérébrales finissent pas revenir, aidées par un allégement de l’emploi du temps : je peux me concentrer sur les dernières heures, et finir mon tutorat avec autant d’aplomb que je pouvais espérer y gagner.

Les derniers jours, on finit les cours en se souhaitant de bonnes vacances.  D., en première année, part dans le vestiaire et ressurgit dans l’embrasure  la main levée : elle n’a aucune question mais demande la parole pour raconter que sa famille a prévu de camper pendant les vacances. Chacune enchaîne puis toutes disparaissent fissa. Le tout dernier cours, avec les grandes, est tout autre : les traditionnels applaudissements polis de fin de cours ressemblent à des applaudissements de théâtre, je ne sais plus où me mettre et fais un cœur avec les mains en réponse à une phrase avec géniale dedans.

La semaine suivante, en vacances, Mademoiselle m’offre deux séances de travail théorique qui s’emplissent d’anecdotes partagées. Le dernier jour, elle est toute guillerette d’avoir reçu le faire-part de mariage d’une ancienne (quoique jeune) élève. Plus encore que les jours passés, ses yeux brillent, le visage tranché de son sourire acéré, épanoui de franchise et de générosité. Ces temps à deux m’ont donné une impression de connexion, une sorte d’intimité au sein d’une relation qui reste asymétrique car hiérarchique, mais vécue, sincère. Si ces trois années de formation ne devaient aboutir qu’à ces trois semaines passées avec elle et ses élèves, ça en aurait déjà valu le coup.

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Début janvier

Seconde semaine de vacances, chez le boyfriend. Il m’a fallu une semaine — une semaine pour me relâcher, et accepter de ne rien faire pour retrouver l’envie, l’énergie (et un peu moins l’urgence) de faire.

  • Faire (ne rien) : des nuits de neuf heures, des rots de bonhomme (celui-là, il était vraiment dégueulasse, s’émerveille le boyfriend, qui apprécie mes progrès en la matière).
  • Faire : bloguer et finir la relecture de mon manuscrit, dont le gros chapitre de 60 pages.

Je me savais fatiguée ; je sous-estimais l’épuisement. Le premier semestre a été hardcore, je le mesure rétrospectivement : la rentrée en septembre avec un lumbago, l’épisode de cruralgie aiguë en octobre qui me vaut un passage aux urgences, l’infiltration ratée qui me cloue de douleur au lieu de me soulager en novembre — quelques jours d’état grippal en bonus en octobre, courtesy du Covid, et la fatigue accumulée qui se traduit et se renforce par quasi trois semaines de crève hivernale en décembre. Les quelques jours d’arrêt pris à chaque mésaventure m’ont permis de tenir le coup, mais pas de récupérer pleinement : je le mesure aux nuits de neuf heures, dont j’émerge avec difficulté.

* * *

Plus je récupère, moins m’exaspèrent les émissions YouTube que regarde le boyfriend — ou plutôt les visionnage d’émissions commentées par des Twitcheurs. Une fois habituée au ton de sa voix, j’apprécierais même Cassandre, ce jeune homme à l’analyse surdouée. J’ai beaucoup plus de mal avec deux de ses potes-admirateurs, qui hate-watchent avec beaucoup de mauvaise foi… Il me faut un moment pour comprendre que ce n’est pas tellement le principe qui me gêne (je ne fais pas autre chose quand je regarde Miss France ou l’Eurovision), que la position depuis laquelle ils parlent. Tout est revu par le prisme de la classe sociale, et forcément, être renvoyé à ses privilèges par le biais de l’ironie, qui plus est soutenue par un brin de mauvaise foi, c’est inconfortable.

* * *

Régulièrement, dans la journée, on se demande où est le chat : souvent, à sa place derrière le rideau ou dans le bac à chaussettes ; parfois, de plus en plus souvent, sous la couette, et alors, à moins d’être démasqué couette levée, il fait le mort, qu’on jette une fringue sur le lit ou qu’on chatouille le boudin de couette à pleine main. Il fait tellement bien le mort qu’on aurait presque peur de l’écraser par inadvertance.

Chaque soir, le chat réclame sa pâtée, le dîner arrive magiquement sur la table (le magicien bosse parfois longtemps en cuisine) et on regarde quelques épisodes de Spy Family, jusqu’à ce que le boyfriend tombe de fatigue et que je relève la tête de sa cuisse (aka la place du chat, la meilleure, celle d’où l’on obtient toutes les papouilles).

…

Jeudi 4 janvier

On refait nos mondes à la crêperie avec JoPrincesse ; nous sommes les avant-dernières à partir. Elle m’apprend ceci qui me paraît dingue : le delta de fatigue entre le premier et le second enfant serait plus élevé qu’entre l’absence d’enfant et le premier ; tu débloques un nouveau niveau de fatigue permanent, me dit-elle émerveillée par l’horreur de ce giga-boss.

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Vendredi 5 janvier

Dans le TGV, une phrase improbable émane du carré d’à côté : « Dans la famille des Francs, je voudrais Clovis. » On n’a pas joué au même jeu des sept familles. Qu’on se rassure néanmoins, ce n’est pas parce qu’il y a des Gaulois, Vercingétorix, la Régence ou la Saint-Barthélémy que les enfants n’ont pas fini par se disputer et s’accuser de tricher.

* * *

Premier cinéma de l’année : Iris et les hommes. À voir si (et seulement si) vous aimez Laure Calamy. Je suis seule dans la salle avec un groupe de gamines qui n’arrêtent pas de sortir, rentrer, parler, glousser, commenter. « Mais attends, là il lui fait quoi ? » Un cunni, les filles, un cunni. Merci d’apprécier en silence.

Renversement de situation quand le chauffeur de taxi à l’écran passe une chanson que je ne connais pas plus qu’Iris : les gamines se mettent à chanter-hurler en cœur. Je me suis sentie boomer. (C’était Booba — et de la “socialisation inversée”, j’ai appris ça l’autre jour avec Cassandre.)

Heureusement, la mère d’une des filles est venue les chercher aux trois quarts du film, je ne sais pas comment on aurait toutes ensemble survécu à la scène où l’héroïne rencontre son match NoVanilla, avec cordages et baîllon. Perso, c’est pour l’épisode de comédie musicale au milieu des HLM que je n’étais pas prête.

* * *

Apéro après le cours de posture. Mon cake roquefort-poire-noix semble plaire. Je me laisse fasciner par une nouvelle, qui, en plus d’être ergothérapeute, a tenu une école de pole dance et, depuis qu’elle l’a fermée, a repris des études de psychologie et suis des cours de danse classique et d’escalade deux fois par semaine. Elle a le verbe incisif et brille dans l’auto-dérision, genre de personnage stimulant à côtoyer. Et pourtant. En sortant, je me rends compte qu’elle n’a posé aucune question à personne, qu’elle a absorbé toute l’attention qu’on lui portait, éclipsant même l’amie qui l’introduisait, une discrète danseuse classique que je vois régulièrement et que j’aurais pu apprendre à connaître (le regret était peut-être mutuel, nous avons discuté après le cours suivant…). Quant à S., que je me réjouis à chaque fois de retrouver et avec qui je suis persuadée que je m’entendrais bien, je me suis une fois de plus trouvée dans l’incapacité d’engager avec elle une conversation suivie. Il est parfois bien difficile de se lier.

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Lundi 8 janvier

Cette professeure fait secouer les mains “pour de vrai, jusqu’à ce que ça fasse mal” avant de faire les petits sauts, pour les éprouver sans tension dans les bras. Mon dos m’interdit de sauter, mais depuis mes relevés au fond de la salle, j’aurais tendance à croire que ça fonctionne.

Elle explique que dans l’attitude à la seconde, chez les chorégraphes néo, la jambe en elle-même doit être en dehors, mais pas le pied, de sorte à ce que le cou-de-pied soit visible à son acmé — il doit prendre la lumière. C’est justement le degré de rotation naturel de mon en-dehors à son maximum ; voir la semelle du chausson dans un développé à la seconde est pour mon corps de la science-fiction.

Prêtez attention à ce que fait le pied de derrière, nous enjoint-elle. C’est ce qui fait qu’on regardera un danseur plutôt qu’un autre dans une « simple » marche — ce mot entre guillemets, elle ne l’emploie pas, elle sait, nous rappelle que marcher est l’une des choses les plus compliquées qui soit en danse. Imaginez que vous marchez sur de la mousse en forêt ; c’est comme si vous arrachiez un morceau avec le pied de derrière et le recolliez au pas suivant. 

* * *

La pièce sur laquelle nous allons travailler retrace les dernières heures de filles et femmes fusillées pour résistance pendant la guerre d’Espagne. La maîtresse de ballet évoque leur enfermement, la torture puis leur regroupement dans une même salle en leur demandant d’écrire leur dernière lettre. C’est toujours gai, ce qu’on nous fait travailler, note N. à la pause, nous rappelant le fleuve des damnés et leurs mouvements torturés en septembre. Sans doute expie-t-on des siècles de fées et de princesses sur pointes.

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Chungkinq Express au cinéma. Le changement de protagonistes en cours de route me déroute, faisant du fast-food qui donne son nom au film un simple point relai entre deux histoires.

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Mardi 9 janvier

Rêve. Je retrouvais mon nounours de toujours taché, imbibé par le haut d’une encre orange, la pupille en plastique noir opaque cernée par un plastique translucide marron-orangé, il avait les yeux bleus pourtant ; c’est un autre nounours qui a ses yeux, je les récupère et procède à l’échange, ils partent et se remettent en place avec la facilité de boutons pression ; qui donc dans le bureau a joué cette mauvaise plaisanterie, collecter des ours en peluche et intervertir des parties d’eux, il récidive, je retrouve mon nounours de toujours dans son gris délavé du bleu, mais il n’a pas sa toute petite truffe en plastique depuis laquelle je le faisais tenir en équilibre sur le bout de mon nez, et sa face arrière est doublée d’un autre tissu bariolé ; je ne me rappelle plus si je pleure plus pour le carnage orange ou pour l’hybridation qui fait passer pour du raccommodage un acte barbare qui m’inspire l’horreur qu’on peut avoir pour Frankenstein ; je hocquète avec difficulté le chagrin de l’irréversible, de l’impossible jamais-plus.

Dans le même rêve, je rejoins une tablée avec mes nounours malmenés dans un sac plastique rectangulaire ; la fille plutôt blonde à côté de moi, une fille du passé qui ne m’intéressait guère, me prend les mains, on se prend les mains, sous la table on se caresse les doigts, ma belle-mère ironise en nous voyant, elle comprend mieux ; les rats qui grouillaient tranquillement à côté comme des chiots se mettent à attaquer, un convive puis plusieurs, je défends le sac avec mes nounours mais pas la fille, la fille je la laisse se débattre avec les rats, deux ou trois, qui lui grimpent dessus, tant pis, je dois virer celui qui s’agrippe à mon sac orange avec les nounours, je pars.

* * *

La maîtresse de ballet est une de ces femmes sèches, sèches, sèches et belles, belles, belles. En vieillissant encore, elle deviendra noueuse comme un arbre. Pour l’instant, c’est une liane, dont le corps souple disparaît dans des vêtements noirs, larges même quand ils sont coupés de manière à être moulants. Ses grands yeux reflètent tout avec intensité et sa bouche, fine, fine, fine se tord régulièrement en une amorce de sourire qui désamorce la sévérité de son visage. Deux rouleaux transforment sa queue-de-cheval en une coiffure bien plus élégante, les cheveux non plus attachés mais noués par une unique mèche argentée comme un ruban. Il paraît qu’on blanchit par mèche quand on a traversé un épisode difficile. J’aime que ce signe de vulnérabilité, qui naît dans la nuque et pourrait être dissimulé sous l’épaisseur de la chevelure, soit au contraire ramené dessus, délicatement revendiqué.

Assise pour ménager mon dos en convalescence, je l’observe des heures durant montrer, parler, faire, refaire, montrer encore, inlassablement, sans jamais laisser penser que ça aurait dû être appris les premières fois qu’elle a montré ; c’est normal, ajoute-t-elle même pour rassurer, chacun apprend à sa vitesse, ça va venir. Elle observe, reprend, encourage quand une correction s’incorpore. C’est bien, les filles. L’appréciation ponctue le cours, sans que cela sonne jamais comme les good américains, qui accueillent tout essai, même et surtout médiocre (cette échelle nécessite un very good pour que ce soit pas mal et un excellent pour que ça commence à être vraiment bien). C’est bien, les filles. Commentaire heartfelt, on sent son cœur, sa générosité quand elle le dit ; c’est que c’est vrai, mérité. C’est le jour et la nuit avec le chorégraphe venu en septembre, prêt à nous coller du poisson à tous les repas pour en finir au plus vite, qu’on apprenne vite vite enfin pour qu’on puisse travailler, travailler encore, plus, par-delà l’épuisement, pour peut-être ne pas causer d’injustice à sa précieuse chorégraphie. La maîtresse de ballet a la même exigence, une attention tout aussi poussée au détail, mais elle règne par le partage, non par la peur. Je l’observe des heures durant montrer, parler, faire, refaire, montrer encore, inlassablement. Parfois je ne vois plus ce qu’elle montre, je ne vois que sa beauté, sa mèche de cheveux grise comme le trait argenté d’un calligraphe, son cou-de-pied incroyable, toujours là où il faut, soulignant le travail de la jambe sans préciosité mais avec précision, élégance. Je pourrais la boire à force de la regarder, d’être fascinée à chaque fois par le mouvement qui échappe au corps.

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Vendredi 12 janvier

Si vous avez vu une procession de bunheads portant des chaises rue de l’Épeule à Roubaix, c’était nous. 10 filles, 11 chaises. On aurait dit une performance contemporaine de déambulation urbaine.

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Samedi 13 janvier

Les filles sont déjà sur place depuis plusieurs heures lorsque je les rejoins au théâtre. Autorisée à prendre des photos, j’en profite pour m’entraîner à capter l’acmé du mouvement — qui n’est parfois qu’une vue de l’esprit, une impression de deux moments superposés, parfaitement distincts sur les photographies. En réalité, la jambe est déjà redescendue quand le buste amorce son déséquilibre spectaculaire.

Je me suis dit : ah, elle l’a eu. J., l’une des danseuses, me témoigne la satisfaction d’avoir entendu le déclenchement de l’obturateur aux bons moments. Ce n’est pas très difficile quand on a passé la semaine à assister à la répétition des six mêmes minutes de chorégraphie, et qu’on laisse son appareil en mode automatique (le photographe de l’école me confie s’en contenter lui aussi la plupart du temps). Cela me réjouit quand même, de capter quelques traces de beauté et de les montrer à celles de qui et à qui elle échappe.

Après la répétition, la maitresse de ballet discute un peu avec quelques danseuses restées sur les marches qui serviront de bancs au public. Elle regrette de ne pas avoir eu un temps d’échange privilégié avec chacune d’entre nous, pour savoir par exemple, elle se tourne vers J., pourquoi tu n’auditionnes pas. Désarçonnée par cette marque d’estime décochée avec la soudaineté d’une pique, J. balbutie qu’elle n’a jamais envisagé d’être danseuse, qu’elle pensait ne pas en avoir le niveau. La maîtresse de ballet la contredit : ce type de répertoire lui convient particulièrement bien, elle devrait auditionner ; certes, elle trouvera toujours des filles meilleures qu’elles dans le cours classique, mais quand ils passeront aux ateliers des chorégraphes, là… ils verront ce que nous voyons, mais qui n’est pas audible venant de nous, ses camarades, qui l’est en revanche d’une maîtresse de ballet : J. est une très belle interprète. Nous renchérissons, nous en sommes toutes persuadées, mais elle, tombe des nues. Plus tard en coulisses : ça l’a touchée, elle ne pensait pas, c’est — son cou s’avance et ses yeux s’écarquillent tandis que ses lèvres se resserrent ou se pincent, coites. C’était émouvant d’assister à cette marque d’encouragement sous couvert de comptes à rendre (pourquoi tu n’auditionnes pas ?) — beaucoup de tendresse passée par la pudeur d’une question abrupte. La maitresse de ballet n’a pas tirée J. à part, qui plus est, pour lui signifier une supériorité qui évacuerait le reste de ses camarades ; elle l’a fait devant nous qui pouvions l’encourager, en petit comité. C’était comme un bref moment d’intimité, qui ne nous concernait pas directement mais qui nous excluait pas pour autant, et je me suis sentie à juste distance de l’envie, l’admiration et la nostalgie, confortée dans mon rôle naissant de celle qui encourage, en même temps que meurt le regret de celle qui aurait aimé entendre ces mêmes mots s’adresser à elle — l’adolescente déçue à une distance infranchissable pour le futur professeur assis ici et maintenant à côté d’une jeune femme qui ne sait pas sa valeur.

Plus tard, le public s’installe partout autour de moi et des quelques autres élèves qui n’ont pas pu prendre part aux répétitions. Une professeure qui m’est sympathique me demande si elle peut s’assoir à mes côtés et nous échangeons quelques mots. Elle s’étonne de mes problèmes de dos si jeune, puis comme prise d’un doute me demande mon âge : ah non, plus si jeune. Ça m’a fait drôle, et c’était drôle, un peu, venant d’une femme de bien vingt ans mon aînée, mais c’est vrai, biologiquement vrai, mon corps a commencé à vieillir il y a une quinzaine d’années.

Pendant le filage ou le spectacle je ne sais plus, pendant le spectacle je dirais, de l’eau a coulé sous les ponts sous mes yeux. L’émotion d’être là, de les voir si belles, assise là en face d’elles, à leur place et à la mienne. Je me suis hâtée de faire disparaître les traces de cette émotion kitsch car auto-complaisante (fut-elle pour un soi passé avec lequel on coïncide le temps de s’apercevoir qu’on ne coïncide plus avec lui et d’en être ému).

Les filles : celles du groupe classique (les clacla, dixit les deuxième année) et celles de la promo. Dont Z., dont je découvre le solo lors du filage. Elle danse avec l’intensité qui est la sienne dès lors qu’on n’essaye pas de la déraciner de son vécu de danseuse et chorégraphe (malgache, la cinquantaine), projette une ombre plus grande qu’elle sur le mur du fond, une silhouette assez grande pour que les gants de boxe attachés tout en haut soient à la hauteur de ses poings — en réalité, il faut qu’on lui fasse la courte échelle pour qu’elle les décroche tout juste. À chaque fois que j’intercepte son regard, son sourire en fait naître un sur mon visage en miroir. Pour elle, c’est l’inverse, c’est-à-dire la même chose (elle sourit de me voir lui sourire), si bien qu’on ne saura pas qui d’elle ou de moi est l’œuf ou la poule ; on se sourit, dans le flou du pronom réfléchi. Lors de la représentation, les gants de boxe sont finalement tendus à une enfant qui ne veut ou n’ose pas s’en saisir — c’est qu’il faut soutenir le regard de Z., il s’en passe des choses là-dedans. L’offrande rouge est déposée aux pieds de l’enfant ou récupérée par sa grande sœur, et Z. s’enfuit, méfait accompli.

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Dimanche 14 janvier

Quelle idée de dégivrer son frigo alors qu’il neige dehors ? Les doigts gelés, je repense à l’ex-compagnon de Mum, qui, quand l’une ou l’autre de nous deux avait froid aux mains, demandait si on avait trié les glaçons (lui passait beaucoup de temps à trier des boulons).

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Seconde moitié de janvier

Tutorat de fin de formation, nous y sommes : me voilà de retour dans l’école de danse que j’ai fréquentée à la fin de l’adolescence, pour un stage si riche en émotions et apprentissages qu’il mérite un post dédié.

J’ai un peu l’impression de revivre mes années de fac, à rebondir d’un endroit à un autre, attraper des trains à la volée, une bise à Mum, je rentrerai ou pas pour dîner. J’ai juste remplacé Ivry par Montrouge, la gare des Chantiers s’est modernisée, et c’est l’emploi du temps du studio de danse qui est affiché sur le frigo, avec les cours de Pilates de Mum et ses journées de télétravail rajoutés au crayon. Je fatigue plus vite aussi, et me lie avec le bus 6240.

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Lundi 15 janvier

Sans avoir pris la peine de ne serait-ce regarder un plan, je descends du train et, dix ans plus tard, la ville et les souvenirs s’organisent autour de moi pour me guider naturellement jusqu’au studio de danse de mon adolescence. Dans le jardin qui jouxte la gare, je me demande simplement où est passée la ligne de désir que les habitués empruntaient. Passait-elle à travers l’aire de jeu grillagée ? La contournant, je découvre que le grillage enjambe les dalles d’un chemin pavé ; la confirmation me fait sourire.

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Vendredi 19 janvier

La neige cafte : des pattes de chat sont passées sur le muret.

Les brunchs avec M. sont toujours riches en calories et discussions. Cette fois-ci, j’en ressors avec l’envie de lire un jour le manuel de Clémentine Beauvais sur l’écriture de littérature jeunesse.

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Jeudi 25 janvier

Malgré le plan anti-déprime de janvier de Melendili, l’enthousiasme est en berne. Pour contrer la morosité du froid et des réformes scolaires, on mise sur les bimbimbaps versaillais, les mystères amicaux et celui des kiwis-rouges-au-petit-goût-de-framboise.

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Samedi 27 janvier

Un nuage de brume s’étend juste au-dessus de la pièce d’eau des Suisses comme une installation d’art contemporaine, et le givre blanchit la photo que je laisse filer floue. De Versailles à Saint-Cyr, la lune file entre les branches sans s’y accrocher ; dans le bus on fait la course avec elle. Personne ne gagne, la beauté me déconcentre en chemin. Je tente d’en photographier des traces et lorsque je m’arrête sur celles que les avions ont laissé sur le lavis matinal du ciel, un garçon derrière moi se penche pour voir à son tour ce qu’il y a à voir ; j’espère qu’il a vu.

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Dimanche 28 janvier

Avocat, feta, noix de cajou : dans une soupe maison, les toppings ont du bon.

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Lundi 29 janvier

Portée fermée ou mur reconstruit, béance comblée ?

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Mercredi 31 janvier

Le premier jour du tutorat, une maman d’élève fait signe à la porte-fenêtre. Je me mets spontanément en retrait pour que la professeure de danse puisse s’entretenir avec elle, mais elle me fait signe de la suivre : « C’est une maman d’élève un peu spéciale. » Et pour cause : ce n’est pas une maman d’élève, c’est M., ancienne copine de lycée-prépa-fac que je n’ai pas revue depuis plus de dix ans. C’est elle sans hésitation, et en même temps ce n’est pas elle, c’est une maman d’élève, de deux élèves, même : la petite M., d’accord, je veux bien, à la rigueur quoi, mais la grande L., ce n’est pas possible, comment la grande L. peut-elle être sa fille ? Passés les holala et les mais non, on s’échange nos numéros et on se donne rendez-vous pour déjeuner ensemble le mercredi suivant — seul créneau commun pour une apprentie-prof de danse et une institutrice. Une galette et une crêpe full marron pour se raconter une décennie de vie, par bribes : sa cartographie professionnelle et privée des environs de Versailles, son aînée prudente qui vit danse et musique, sa cadette drama queen qui a hâte d’avoir fini ses études pour vivre sa vie d’artiste (sic), son compagnon reconverti dans l’hypnose, ses récents cours de violoncelle (je veux !)… et toujours la même gouaille brune, opulence de boucles, bijoux et fantaisie.

Le mois a été crêpe…

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Lectures 2023 https://grignotages.com/lectures-2023/ https://grignotages.com/lectures-2023/#comments Sun, 18 Feb 2024 20:31:27 +0000 https://grignotages.com/?p=3102711 Continuer la lecture de « Lectures 2023 »]]> Couverture du livre Remèdes à la mélancolie

Janvier : Les Nuits bleues, d’Anne-Fleur Multon 💙 / Le Pigeon, de Patrick Süskind / Rendez-vous sur tes barres flexibles, de Wilfried Piollet / The Book of moods, de Lauren Martin (un doute : l’ai-je fini ?) / Février : Les Déviantes, de Capucine Delattre / Le Cœur synthétique, de Chloé DelaumeMars : Laver les ombres, de Jeanne Benameur 💙 / La Mort du roi Tsongor, de Laurent Gaudé / La Tête aux pieds, d’Odile Rouquet / Un jour mes princes sont venus, de Jeanne Benameur / Je te nous aime, d’Albane Gellé / Les Mains libres, de Jeanne Benameur 🤍 / Averno, de Louise GlückAvril : Être à sa place, de Claire Marin / La Petite Fille de Monsieur Linh, de Philippe Claudel / Mai : L’Avancée de la nuit, de Jakuta Alikavazovic 🖤   / Vivre avec nos morts, de Delphine Horvilleur / Ça t’apprendra à vivre, de Jeanne Benameur / Singuliers et ordinaires, de Daisy Lorenzi / Éloge des fins heureuses, de Coline Pierré 💛 / En l’absence du Capitaine, de Cécile Coulon 🖤 / Juin : Sì, io sono Michelangelo, de Valeria Conti / Un parfum d’herbe coupée, de Nicolas Delesalle / Juillet : La chair est triste hélas, d’Ovidie / Point cardinal, de Léonor De Récondo / Le présent impossible, de Dominique And / La chambre sans murs, de Morgane Ortin / Noir volcan, de Cécile Coulon / Août : Aventure des barres flexibles, de Wilfride Piollet / Things I don’t want to know, de Deborah Levy / Les Débuts, de Claire Marin / Poétiques et politiques des répertoires, Les Danses d’après, d’Isabelle Launay 💛 (non fini) / Septembre : Éduquer à la motivation, de Jacques André / Octobre : Qui a tué mon père ? d’Édouard Louis / Le Coût de la vie, de Deborah Levy / Remèdes à la mélancolie, d’Eva Bester / Le Jeune Homme, d’Annie Ernaux / La Leçon de musique, de Pascal QuignardNovembre : Il n’y a pas de Ajar, de Delphine Horvilleur / La Position de la cuillère, de Deborah Levy / Un monde plus sale que moi, de Capucine Delattre / Décembre : L’Allègement des vernis, de Paul Saint Bris 💙  / La Librairie sur la colline, d’Alba Donati / Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce, de Lola Lafon = 42 livres

42 livres lus dont
23 ouvrages de fiction (essentiellement des romans)
12 essais
6 recueil de poésie

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Les auteurs — toutes des autrices, en réalité — dont j’ai lu plusieurs livres cette année :

  • Capucine Delattre : Les Déviantes, dont j’ai du recopier un dixième sous forme de citations, et Un monde plus sale que moi qui explore les zones glauques (plus encore que grises) du consentement — le genre de lecture qui pègue (je n’arrive pas trop à savoir si je m’y suis vautrée ou engluée).
  • Jeanne Benameur, ma rencontre de l’année : Laver les ombres, Un jour mes princes sont venus, Les Mains libres et Ça t’apprendra à vivre. Je recommanderais de commencer par Laver les ombres si vous êtes sensible à la danse, et sinon par Les Mains libres, que j’ai trouvé très émouvant.
  • Cécile Coulon : En l’absence du capitaine, Noir volcan.
  • Wilfride Piollet, pour qui analyse et poésie vont de paire quand il s’agit de danse : Rendez-vous sur tes barres flexibles, Aventure des barres flexibles.
  • Claire Marin, que je suis depuis Rupture(s) : Être à sa place m’a davantage stimulée que Les Débuts.
  • Delphine Horvilleur : Vivre avec nos morts, Il n’y a pas d’Ajar.
  • Deborah Levy : j’ai lu les premiers paragraphes de Ce que je ne veux pas savoir debout à la médiathèque, et j’ai désespérément voulu savoir pourquoi l’autrice pleurait à chaque fois qu’elle empruntait un escalator en montée ; quoique ne pleurant ni en montée ni en descente, ça me semblait une situation à laquelle je pouvais tout à fait m’identifier. Presque certaine d’avoir un coup de cœur, j’ai voulu me réserver la primeur de la VO. J’ai donc acheté Things I don’t want to know à Londres… et je n’ai pas eu de coup de cœur. La bifurcation m’a déroutée : comment de l’escalator se retrouvait-on en Afrique du Sud, du journal adulte propulsé dans un récit d’enfance ? Pas assez emballée pour remettre 10 £ dans le volet suivant, mais néanmoins curieuse de la suite, j’ai emprunté
    Le Coût de la vie en VF à la médiathèque. Rebelote : certains passages sont très plaisants, drôles ou émouvants, je suis volontiers l’autrice, mais force est de constater qu’elle ne me mène nulle part. On sent que l’anecdote est là pour être dépassée, pour faire sens, mais lequel donc ? C’est un peu décevant. Au point où j’en étais, j’ai attrapé la suite à la médiathèque, mais ce n’était pas du tout la suite : La Position de la cuillère est un recueil de courts essais préalablement publiés dans diverses revues — au moins, l’éclectisme ne prétend pas à autre chose que lui-même. Reste que j’ai un peu du mal à comprendre la hype qui entoure cette autrice / trilogie.

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Deux romans marquants :

  • L’Avancée de la nuit, de Jakuta Alikavazovic. Je serais bien en peine de vous faire une critique de ce roman d’une intensité complètement dingue. Le mieux est encore que vous le lisiez.
  • L’Allègement des vernis de Paul Saint Bris, où il est question d’art et de tout ce dont il est question quand on parle d’art et qu’il n’est pas question d’art : d’ego, d’amour, d’habitude, de restauration, de politique, de communication… Beyoncé, le Da Vinci Code, la restitution de La Joconde réclamée par l’Italie, MeToo… tout ce qui a pu traverser le Louvre y passe, avec un mélange tout à fait étonnant de satire (les cabinets de conseil en prennent pour leur grade dans les stratégies de communication sur la restauration de La Joconde) et de poésie (Homéro, agent d’entretien esthète, danse parmi les statues à bord de son autolaveuse). Difficile de croire qu’il s’agit d’un premier roman tant c’est réussi et maîtrisé. Je l’ai offert à Mum pour Noël, qui m’a confirmé l’avoir trouvé succulent.

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Bilan du challenge lecture

12 mois, 12 livres, recommandés par 12 personnes : un challenge qui m’a d’abord bien motivée en provoquant le hasard, puis m’a lassée en l’excluant, la liste de (pré)textes se muant en obligation. Reste que c’était chouette, un temps, de surmonter mes réticences à suivre les recommandations.

  • 1 très jolie découverte : Les Nuits bleues, d’Anne-Fleur Multon.
  • 1 très belle rencontre : Jeanne Benameur, dont la sensibilité m’a rappelée celle de Claude Pujade-Renaud. J’ai lu trois autres romans à la suite de Laver les ombres, et je compte bien continuer à emprunter un à un tous ceux qui les jouxtent sur l’étagère.
  • 2 découvertes qui ont entraîné au moins une autre lecture : Delphine Horvilleur & Jeanne Benameur, donc.
  • 3 auteurs que je connaissais déjà : Patrick Süskind, Claire Marin et Édouard Louis.
  • 1 auteur vers lequel je lorgnais, mais que je ne m’étais pas résolue à aborder à cause de la noirceur de ses thèmes : Laurent Gaudé. Merci à la personne qui a proposé La Mort du roi Tsongor de m’avoir permis de ne pas passer à côté.
  • 3 abandons : 1 parce que pas le courage de me lancer dans un pavé que je n’ai pas choisi (j’avais demandé des livres courts, qui ne vampirisent pas tout mon temps de lecture), 2 autres parce qu’ils ont été retirés du catalogue de la médiathèque avant que je puisse les lire.
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