Les piles horizontales, ce sont les livres lus ces derniers mois ou dernières années, qui s’entassent chez moi au-dessus des bibliothèques en attendant d’être chroniquettés et d’acquérir ainsi leur droit à l’oubli. Aujourd’hui, une série spéciale balletomanes.
Lorsque j’ai lu la description de cet ouvrage dans Pointe Magazine, j’ai manqué une respiration : c’était exactement ce que je voulais faire avec mon livre en cours ; le livre existait déjà, sûrement en mieux, il n’y aurait plus qu’à le traduire, je n’avais plus qu’à tout arrêter. Bon. Lors de son week-end à Londres, la drama queen est tout de même allée le chercher dans les rayonnages de Foyles. Soulagement en le feuilletant : il n’y a pas d’images. Enfin, une illustration par chapitre, mais il s’agit bien d’un essai, non d’un guide pratique ou d’un beau livre. L’originalité est sauve.
La lecture de cet essai est extrêmement agréable : l’auteur introduit à la culture du ballet avec beaucoup d’intelligence, de poésie et d’humour. Le texte, très vivant, est émaillé de citations, d’anecdotes, de word coinages comme seul l’anglais en permet, et de métaphores comme je les aime, filées et parfois un peu barrée – du même acabit que lorsque je pars en trip, non édité. Bref, un essai à l’anglo-saxonne, et une lecture parfaite pour le balletomane débutant.
Balletomane plus confirmé, vous y trouverez aussi votre compte, surtout si, comme moi, vous avez une culture du ballet assez centrée sur l’Europe. Laura Jacobs est en effet une critique de danse new-yorkaise et cela se sent : l’héritage russe est omniprésent, et Balanchine est invoqué comme un dieu (il peut aussi l’être en Europe, mais c’est alors un dieu greco-romain, un parmi d’autres, pittoresque ; outre-Atlantique, ça fleure la religion monothéiste). L’auteure consacre notamment de magnifiques pages à Serenade ; autant, en France, ce ballet comble astucieusement une tentative de triple bill, autant aux États-Unis, il a le statut d’oeuvre fondatrice, presque un manifeste du ballet. Excepté quelques stars comme Baryshnikov ou Noureev (portion congrue par rapport à chez nous), les noms de danseurs invoqués ne sont pas ceux qui nous sont le plus familiers. Cette introduction au ballet est donc doublement intéressante : culture générale pour le néophyte, panorama américain pour le balletomane européen.
Non seulement Celestial Bodies n’annule pas la pertinence de mon projet, mais il le conforte d’une certaine manière : toute introduction au ballet est nécessairement géographiquement (et historiquement) ancrée ; je peux bien faire la mienne, nourrie de vidéos internationales mais centrée sur les ballets qui font le répertoire français, auquel mon futur lecteur sera confronté en tant que spectateur. Enfin bon, y’a encore du boulot.
Pour quelques citations croustillantes ou pertinentes, je vous renvoie à mon thread Twitter.
Comme elle est gracieuse ! S’il y a bien un adjectif auquel j’étais allergique pour parler de la danse, c’est bien celui-là : il m’évoque soit l’aspect gnangnan de la boîte à musique, soit l’érotisme malsain à la David Hamilton (non pas tant pour les clichés eux aussi gnangnan que pour l’homme qui a apparemment abusé de ses modèles). Bref : gracieuse est un compliment qui me faisait serrer les dents, mais que j’entends mieux à présent. La cause de ce changement ? Je n’ai pas été touchée par la grâce divine, mais par l’essai de Sarah L. Kaufman.
J’ai été un peu déstabilisée au début de ma lecture, peut-être un peu déçue même : ce n’est pas un essai dans lequel on apprend grand-chose. C’est bien mieux, bien plus rare que cela : un essai qui change notre manière de voir – de manière subtile mais durable. J’y ai repensé bien plus souvent par la suite que je ne l’aurais imaginé à la lecture. Ça s’est mis à infuser mon quotidien, discrètement. De loin en loin, mais bien là, à l’horizon. Un peu comme la philosophie antique, l’essai ne vise pas tant à savoir qu’à savoir être. Et à mieux être plutôt qu’au bien-être : on est à des années-lumières de la littérature de développement personnel (cela concerne quelques pages, tout au plus). En mal de catégorie qui puisse rendre justice et donner à sentir la beauté de l’ouvrage, j’ai fini par créer la mienne et décrété que The Art of Grace était un feel-good essay.
Que trouve-t-on dans ce feel-good essay? Sarah L. Kaufman est critique de danse et, comme on pouvait s’y attendre, la danse lui sert de paradigme. Paradoxalement, pourtant, l’équation qui fait s’équivaloir grâce et ballet entraîne l’effacement de l’art chorégraphique parmi les exemples choisis : il n’est pas tant question de danseurs (concentrés dans un chapitre) que d’acteurs, de chanteuses, de diplomates ou de joueurs de tennis. Il est plus aisé, en effet, de trouver ce qui, dans chacun de ces corps et personnalités, s’apparente à la danse, que de s’interroger sur ce qui fait la danse telle qu’elle est – tautologie gracieuse.
Avec patience, avec humilité, l’auteure déplie ce qui fait chacune de ses admirations, et l’on comprend peu à peu que ce que l’on prenait pour un caractéristique esthétique relève de l’éthique. Être gracieux, ce n’est pas simplement se mouvoir avec légèreté, sans effort apparent ; c’est avant tout prendre sur soi l’effort de l’autre, anticiper la gêne, contribuer au bon enchaînement des choses. Je me souviens d’un exemple en particulier : une actrice se casse la figure sur le chemin de son siège à la scène, où elle doit recevoir une récompense ; au lieu de faire comme si de rien n’était, elle dissipe la gêne en soulignant l’incident avec beaucoup d’auto-dérision. Tout le monde en rit ; on peut passer à autre chose.
De révélation divine, la grâce reprend une place modeste, mais essentielle, incarnée au quotidien. Au fur et à mesure de la lecture, on commence à l’entrevoir qui sous-tend tout un tas de codes et d’actions plus ou moins galvaudées : la politesse, le small talk, l’attitude de bonne maîtresse de maison, l’écoute, l’autre redeviennent des sujets d’attention, une manière de se comporter et de composer avec le monde autour de nous – moving well through life. Retour de l’éthique à l’esthétique : c’est très beau.
J’ai mis du temps à commencer la lecture de la biographie de Béjart par Ariane Dollfus, après la rencontre avec l’auteure organisée par les Balletomanes Anonynes. Le grand format est peu commode à trimballer : tous les poches de ma pile à lire lui sont passés devant. Et pourtant, comme la rencontre le laissait présager, c’est assez passionnant.
Après un premier chapitre qui brosse la chronologie du chorégraphe à grands traits, Ariane Dollfus avance dans l’univers de Béjart en se consacrant à des thématiques qui lui sont chères, ou propres à éclairer son parcours. Passées quelques redondances difficilement évitables, la biographe tient son sujet, et ne le lâche plus. Elle le tourne en tous sens, y compris sous ses angles les moins flatteurs, qui coexistent avec les facettes de génie comme sur une toile cubiste. Ni hagiographie ni portrait à charge, cette biographie achronologique se lit comme moins comme une histoire que comme une enquête bizarrement contemplative : plus on observe, moins on voit clairement. Et c’est là que ça devient passionnant, quand, avec l’auteur qui nous livre des clés de compréhension, on se met à essayer toutes les serrures avec elle, qu’on n’en finit plus de découvrir des enfilades de portes, exposées ou dérobées, en enfilades, juxtaposées : décomposée, la figure si reconnaissable du chorégraphe, comme rarement chorégraphe l’a été. On s’aperçoit qu’on connaît finalement mal ce Béjart si bien connu : je ne savais pas, par exemple, qu’il s’était converti à l’islam ; ni qu’il avait été metteur en scène ; ni non plus qu’il s’était laissé hypnotiser par les lignes de Suzanne Farrell après Balanchine, dont elle demeure dans l’histoire de la danse l’éternelle muse (et qu’après elle, il s’est mis à exiger des filles de la compagnie des silhouettes parfaitement longilignes…).
Deux axes en particulier ont retenu mon attention. Le premier concerne la réception de l’oeuvre de Béjart, et explique en partie la connaissance-méconnaissance qu’on a de lui : il a été populaire comme à peu près aucun chorégraphe l’a été avant lu… et relativement snobbé par l’intelligentsia. Relativement, parce qu’Ariane Dollfus montre bien la part de prophétie autoréalisatrice dans la relation de Béjart avec le milieu parisien : le chorégraphe a manifestement pris pour du mépris ce qui n’était peut-être d’abord que de l’indifférence à son égard, et a ensuite refusé un certain nombre de propositions – arrivées bien tard, il est vrai. Une danse à contretemps, avec quelques bras de fer comme lorsque Béjart outrepasse la direction de Noureev et nomme deux danseurs de l’Opéra étoiles à l’issue d’une représentation.
Vu la manière avec laquelle l’Opéra tente aujourd’hui de diversifier son public (globalement, la maison est d’accord pour élargir son public à condition qu’il adhère à son élitisme ; la cible, c’est le bobo qui va voir des expos à Beaubourg, pas le tout-venant depuis son appart ou son pavillon de banlieue), on veut bien croire quand même qu’il y ait eu une once d’envie, étouffée par un soupçon de mépris, pour un homme qui pouvait remplir des lieux aussi divers que le théâtre de la Monnaie, le palais des Sports, des Congrès ou la cour des Papes à Avignon.
Paradoxalement, ce trop populaire se mêle de sujets qui ne le sont a priori pas : pour Béjart, tout peut être matière à ballet, y compris Nietzsche, le soufisme, Wagner ou le sida. Il y a là quelque chose de l’effet Jaurès : pour faire schématique, le prof d’histoire avait souligné ce paradoxe que les ouvriers étaient prêts à voter pour un bourgeois qui n’était pas des leurs, mais qui, une fois n’était pas coutume dans le monde politique, s’adressait à eux comme à des gens capables de le comprendre, et non des enfants à gouverner-berner. En somme, de la fraternité plutôt que du paternalisme. Pour revenir à Béjart : de la vulgarisation plutôt qu’une initiation. À cette adresse de plein pied correspond la descente de piédestal de la ballerine (qui restera quand même sur pointe, faut pas déconner) au profit du danseur, jeune, séduisant, en jean pourquoi pas, actuel en tous cas. Bref, des corps qui parlent… et qui expliquent le peu d’écho de Béjart aux États-Unis : là encore, le succès populaire n’a pu se doubler d’un succès critique – les corps béjartiens transpiraient trop la sexualité pour un pays puritain. S’il fallait dresser une carte du monde béjartien, c’est l’Est de l’Europe qui ressortirait, du Moyen-Orient au Japon – l’Asie de toutes les influences.
On touche là au second point qui m’a fascinée, et qui touche plus à la personnalité du chorégraphe qu’au contexte historique et sociologique dans lequel il s’inscrit : sa capacité à tout absorber, comme une éponge. Un proche raconte l’avoir vu lire, et l’anecdote m’a marquée comme résumant un pan entier de sa personnalité : il ne lit pas à proprement parler, mais scanne la page, et lisant ainsi en diagonale à une vitesse phénoménale, absorbe quantité de lectures. Il absorbe tout, se gave d’influences, et sans forcément avoir le temps de digérer, rend cela en ballet. Ces synthèses boulimiques, qu’Ariane Dollfus nomme très joliment ses ballets « cartes postales », restent superficielles (il rafle ce qui lui plaît et l’accommode à sa sauce, sans se préoccuper de la justesse ce qu’il a compris), mais sont profondément sincères (il y a bien là un processus intime : Béjart intègre ces influences, que cela soit par la pratique personnelle de la méditation ou les enseignements mis au programme de son école). Cela témoigne d’une drôle de curiosité, qui agit moins pour rencontrer l’autre que pour se modifier soi à sa rencontre.
L’ambivalence est là, je crois : cette ouverture assez exceptionnelle dans le monde du ballet (qui est, essentiellement, occidental) ne s’accompagne pas nécessairement d’altruisme comme on pourrait le croire. Il y a même une forme d’égoïsme, un manque de curiosité assez étonnant : un de ses anciens danseurs devenu lui-même chorégraphe racontait que Béjart n’avait jamais assisté à aucun de ses spectacles ; le savoir lui suffisait – lui qui se targuait de n’être le gourou de personne était fier, de loin. Ce qui ne peut le nourrir manifestement ne l’intéresse pas, et il part du principe que ce qui l’intéresse doit intéresser, intéressera les autres. Cela en fait un personnage plus admirable qu’aimable – à moins que ce ne soit l’inverse, moins admirable qu’aimable : quand on commence à comprendre les ressorts de sa conduite, qu’on ne peut pas toujours cautionner, se dégage quelque chose d’assez émouvant. Cette boulimie de vie, de création… Et cet égoïsme bizarrement dénué d’ego, ou d’orgueil : il se met lui sur l’affiche plutôt que ses danseurs, mais n’a aucun problème à reconnaître que la plupart de ses ballets sont bons à mettre à la poubelle – il ne faut en garder que quelques-uns, les chef-d’oeuvre.
Toutes ces ambivalences placent Béjart à part dans l’histoire du ballet : l’embranchement qu’il représente semble ne devoir donner naissance à aucune ramification classique ; il a essaimé en formant des artistes devenus pour certains des chorégraphes contemporains de premier plan, mais il a paradoxalement peu (re)travaillée la technique classique, à laquelle il est pourtant resté fidèle. Son vocabulaire chorégraphique reste relativement pauvre, et sa modernité comme son génie résident ailleurs, dans sa conception du spectacle plus que de la danse. C’est d’ailleurs ce qui tendrait à le rapprocher de Roland Petit, rapidement devenu son ennemi juré (tiens, tiens) – Roland Petit dont Karen Kain a écrit qu’il était un chorégraphe moyen, mais un véritable magicien de la scène. Ariane Dollfus reprend en sous-titre l’idée d’apparition en choisissant pour Béjart une autre image, celle du démiurge. Un magicien mythologique, en somme.
C’est tout de même autre chose que l’autobiographie de Misty Copland ! Une réaction certes peu charitable, mais qui confirme le lien qu’il existe de la scène au papier. Pas plus qu’il n’est un entertainer, David Hallberg ne communique : il raconte, mais surtout analyse, pondère, réfléchit sur son parcours et son art, ce qu’il lui a été donné de vivre.
Le récit est moins déséquilibré qu’il n’est tendu vers le présent. David Hallberg passe relativement vite sur ses années de formation et sa carrière aux États-Unis, et s’attarde davantage sur son travail au Bolshoï – une position qui fait sa spécificité, puisqu’il est le premier Américain à être principal parmi la troupe russe. Les différences culturelles qu’il analyse de l’intérieur sont passionnantes, depuis l’état des théâtres jusqu’à l’ambiance entre collègues, en passant par la place accordée au coaching dans le travail des rôles : alors qu’aux États-Unis, le rendement implique d’apprendre vite et bien – advienne que pourra -, il apprécie de pouvoir travailler un rôle en profondeur, jusqu’au placement des doigts, avec le coach qu’il s’est choisi. Il rend d’ailleurs un hommage vibrant aux maîtres qui l’ont formé et suivi, ainsi qu’à ses partenaires de scène. Les pages qu’il consacre à sa relation scénique avec Natalia Osipova sont magnifiques (peut-être aussi en partie parce qu’elle suspend l’isolement du danseur qui, émigré, se retrouve seul, sans amis, sans vie personnelle en-dehors de la danse).
David Hallberg a commencé l’écriture suite à une blessure dont il craignait qu’elle mette fin à sa carrière, et ce récit occupe une part importante, essentielle même, de ses mémoires. De cette expérience qui l’a mené jusqu’à la dépression, le danseur tire le sous-titre de son livre : Dancing to the edge and back. Il n’y a rien là de sensationnaliste : non seulement l’expérience colore l’ensemble du récit, mais elle dit quelque chose, en l’accentuant, de la vérité du personnage, de son caractère. Autant sa carrière semble enviable, autant la personnalité qui se dessine l’est beaucoup moins – aussi admirable soit-elle : la quête de justesse est noble, mais renforce l’insatisfaction perpétuelle de soi-même. L’application qu’il met à battre sa coulpe peut d’ailleurs être un brin exaspérante à la longue, à la lecture ; elle est émouvante, aussi. Ce qui fait la profondeur de son introspection et la qualité de son autobiographie comme de sa danse, émerge du même creuset que ses interrogations minantes – une grande introversion, une grande sensibilité, comme fondations sans cesse à refondre d’un grand danseur.
I was attracted to the idea of perfection, to the fact that there are precise ways to execute very turn, jump, and step. I savored the nonnegotiable structure of the work.
I had thought that this search for perfection, in the studio and on the satge, would make me a better dancer. In some ways it did, but it also had left me in mortal fear of making mistakes.Their fearlessness and, in turn, originality, became the qualities I prized and desired above all.
Aboutissement du cheminement : substituer un idéal sur mesure à une perfection absolue, oser au risque de se planter…
Pour plus de citations, je vous renvois à mon thread Twitter (d’il y a un an déjà !).