Revue de blogs #13

Dans la dernière newsletter de La moins bonne version de moi-même, Agathe H. explore son rapport à la mode et j’ai aimé lire ce portrait à travers sa garde-robe. C’est en outre grâce à sa mention du Dressing de Jane Sautière que j’ai regardé ce que cette autrice avait écrit d’autre (pour au final préférer emprunter Nullipare).

Quand je regarde des photos de mon enfance dans les albums de famille, je hurle souvent contre mes parents à cause de la manière dont iels nous habillaient avec mes sœurs, mais bien souvent iels répondent que c’est nous qui avions choisi nos vêtements (il fallait nous en empêcher !). C’est ainsi que selon les années, nous avons eu l’air de sortir d’un kolkhoze, d’un carnaval ou d’une émission de Stéphane Bern.

(rires) à cette dernière phrase.


N’est-ce pas grossophobe de vouloir toujours avoir l’air plus mince quand on parle de « se mettre en valeur » (marquer la taille, allonger la silhouette) ?


Elle cite une réponse reçue d’une certaine Maud sur Instagram :

Être sexy peut conférer beaucoup de pouvoir en société par exemple. Et être en large ou masculine peut apporter beaucoup d’indifférence et de paix. Moi j’alterne tout le temps, j’ai besoin des deux.

Se fondre caméléon en jogging de danse dans le métro lillois. Conquérir le pavé parisien en mollets galbés et minijupe.


Il y a une expression anglaise que j’adore, “man repeller”, qu’on pourrait traduire par “repoussoir à hommes”. Il s’agit, pour les femmes, de s’habiller d’une manière qui aurait pour effet de repousser les hommes, de ne pas leur plaire. […] Je pense qu’on peut aussi repousser les hommes (ou en tous cas se détacher de leur regard/validation) en étant too much : en prenant une contrainte qu’on aurait intériorisée et en la poussant tellement à fond qu’on se met à leur faire peur.

Dans mon expérience, les couleurs vives attirent les insectes mais repoussent les relous (enfin dans mon expérience de vingtenaire ; parce que, trentenaire, j’ai disparu des radars).

Agathe H., Mode de vie(s), La moins bonne version de moi-même

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Instead most of us would spend a large part of our lives making decisions based on what other people want, and what society decides is the norm at that time. Then, probably because it is so tiring to live life this way, the rest of the time we give in to our impulses as a form of compensation. Since we’ve already given up so much of our selves, we should just eat that thing, buy that thing, do whatever that gives us instant gratification because we deserve that quick dopamine hit after having to tolerate so much.

L’effet de compensation, que j’ai bien connu en tant que salariée, s’est dissipé avec ma reconversion.


Tell me, what is it you plan to do with your one wild and precious life – Mary Oliver wrote askingly in a poem.

Y’a encore du travail (psy) pour que le precious n’annule pas le wild.


To a large extent we have to face our unhappiness and lack of fulfilment alone.

Winnie Lim, do we cherish our selves

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Si même les gens qui sont sensés me maintenir sur terre lâchent le fil du ballon de baudruche maintenant.

Je me complique un petit peu la vie parce que ça me passionne plus comme ça […].

Meredith B., simple compliqué compliqué simple

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Donc si je comprends bien, l’inventivité des exercices est le fruit d’un mélange de traditions corporelles et de connaissances médicales contemporaines.

Alice, Sport fusion

Direct envie d’une enquête historique et sociologique sur la création des exercices de la barre de danse classique.

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Peinture beige et noire où un homme est agenouillé au pied d'un autre homme au visage de pierre fissuré, une main sur son crâne, l'autre tenant une pierre qui a fait partie de lui
Feeling Kintsugi, de Moonassi

L’éboulement de soi, la main sur le crâne comme sur la tête d’un enfant qu’on voudrait endormir et l’autre qui tient un morceau de lui… Merci à Karl pour la découverte de cette œuvre de Moonassi.

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J’ai fait des choses qui bricolent un dimanche, m’échouant là avec un constat : cette journée est passée bizarrement. Je ne suis pas sûre d’avoir vécu chaque heure, comme s’il y avait un hiatus, une maille lâche.

J’ai des inquiétudes sur le feu, mais je n’y peux rien, alors je les laisse étouffer.

Mathilde, Du yoga & des nazis, Tant qu’il nous reste des dimanches

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I am not sure when it started, but I tend to feel like I am wasting my life if I am not doing something creative or enriching.

Pwnd.

I just wish I can accept myself more. […] But isn’t wishing for this self-acceptance a form of an unrealistic self-expectation too?

Winnie Lim on inner expectations

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une boîte à livres dans la rue déborde de jeux improbables et rares, des jeux de cartes un peu mystiques, […] on oscille entre l’oracle et le petit jeu d’ambiance, en somme ce sont autant de petites cartes dressées entre nos solitudes respectives, des passerelles, ô monde moderne

je veux tout récupérer, me relier, j’en ai plein les bras

Rêver peut-être

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When an average student suddenly gets an A, it is like they achieved something great. But anything less than an A is unacceptable and even embarrassing for high-performing students.


I started to contemplate that being somewhat average is actually a form of superpower. There is much more room to manoeuvre, more opportunities for experimentation. Average people are accustomed to a certain rate of failure, so they don’t take failures too hard. Wins are really celebrated and joyous because they are unexpected. […] Doesn’t this feel like a happier life?


Personally I think flying under the radar is a form of happiness […]

Winnie Lim, thoughts about human intelligence
after watching korean game shows

Les conclusions de Winnie Lim recoupent le parti-pris du boyfriend de volontiers passer pour plus bête qu’il n’est ; ça l’arrange, il préfère surprendre que décevoir. Autant dire que c’est à des années-lumières de mon fonctionnement. J’ai été cet high-performing student pour qui obtenir d’excellentes notes était normal, tandis que des moyennes, c’était déchoir.

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J’aime les maisons de vacances et les choses laissées dans la cuisine par les habitants qui nous précédèrent […], j’aime que des habitudes se prennent et se défassent à toute vitesse […] et j’aime la lumière où qu’elle se pose, la traquer, la poursuivre, l’empoigner.

Victoire de Changy, publication Instagram du 12 mai

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Quel dommage que la mémoire ne sache pas mieux retenir les bons moments.

Alice (du fromage), Chemin des écoliers

Tout est toujours coloré du dernier filtre projeté (les émotions comme des gélatines devant un projecteur).

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Mais je suis écrivain quand même. […] J’ai décorrélé la publication de l’écriture.

Podcast d’Anne Savelli, Envoyer son manuscrit en lecture

Je n’attends plus vraiment de réponse pour mon manuscrit sur la danse. Je n’ai pas vraiment décorrélé l’écriture de la publication, je me suis juste réappropriée cette dernière en lançant une newsletter : je publie de petites choses à un tout petit nombre certes, mais à ma guise. Un partage plus qu’une publication (mais n’est-ce pas celui-là qu’on attend de celle-ci ?).

La Végétarienne

[TW : viol, violence, anorexie]

L’enthousiasme de Karl semblait pour le moins mitigé à la lecture de La Végétarienne, mais les extraits qu’il a publiés sur les Carnets Web de La Grange m’ont donné envie de découvrir cet étrange roman de Han Kang.

Une nuit, Yŏnghye devient végétarienne. Et tout part en vrille, dans un onirisme que je pensais propre aux auteurs japonais — et qui le demeure dans la mesure où une cruauté latente prend le pas sur la délicatesse (la fadeur ?) que j’y associais. Kimchi 1, fleur de cerisier 0. Est-ce une saveur typiquement Sud-Coréenne ? Il y a dans le roman de Han Kang quelque chose de Parasite, quelque chose de malsain (mais fascinant) dans la relation aux autres.


La Végétarienne (sous-partie éponyme)

L’entourage de Yŏnghye ne comprend pas son revirement soudain, le comprend d’autant moins que la jeune femme ne donne aucune explication rationnelle à son refus carné : un régime pour raison de santé ou un soutien à la cause animale, pas sûr qu’on approuverait, mais on comprendrait. Mais cesser de manger de la viande parce qu’on a fait un rêve ? Le lecteur à qui l’on fait entrevoir la gueule du rêve, fragmentaire, sanguinolent, violent, comprend le dégoût — à défaut de comprendre l’origine du rêve ou le mutisme dans lequel s’enferre Yŏnghye.

La violence du rêve et les pulsions destructrices de celle qui n’en dort plus font ressortir la violence tue d’une société policée à l’extrême, jusqu’à la négation de l’individu — surtout si l’individu est une femme, dont on attend qu’elle se comporte en fille puis en épouse respectable, qui fait à manger pour son homme, ne porte pas de vêtements sans soutien-gorge, endosse le rôle de potiche aimable lors des dîners d’affaire… (La société sud-coréenne ainsi dépeinte en filigrane ne fait pas envie, mention spéciale pour la note en bas de page expliquant qu’à l’époque de la parution du roman — 2007 — une infidélité dénoncée par le conjoint trompé était passible de prison).

Vue successivement à travers le regard de son mari (misogyne), de son beau-frère et de sa sœur, Yŏnghye échappe à la focalisation interne. Son mutisme fait d’elle une véritable Bartelby végétarienne. I would prefer not to (eat meat). Et c’est tout. Et ça rend chèvre. Ne pas savoir, ne pas comprendre, ne pas avoir le contrôle sur l’autre.

[à partir de là, on peut considérer que ça spoile]

Lors d’une réunion de famille, son père pète un câble et tente d’introduire par la force un morceau de viande entre ses lèvres. Devant ce père (mal)traitant sa fille adulte comme une enfant, tout le monde frémit comme si, encore plus que des limites, un tabou avait été franchi (ne craint-on pas de voir l’inverse, un père qui traiterait sa fille enfant comme une adulte ?). La scène m’a fait repenser à Dès que sa bouche fut pleine, roman de Juliette Oury où les valeurs sociales attachées au sexe et à la nourriture sont permutées ; l’ingérence non consentie d’un piment prend valeur de fellation forcée pour l’héroïne. Est-ce ce souvenir qui confère quelque chose d’incestueux à la scène subie par Yŏnghye ? Le parallèle entre chair animale et plaisir de la chair est déjà établi à ce moment du récit. À partir du moment où Yŏnghye refuse de manger de la viande, elle se refuse à son mari… Il sent la viande, lui aussi, la dégoûte (avant même les viols conjugaux, qui ne sont évidemment pas présentés ainsi puisque du point de vue du mari).


La Tache mongolique

La seule interaction sexuelle encore possible se fera au terme d’une métamorphose des corps, ornés de grandes fleurs peintes. La vision prend forme dans l’esprit du beau-frère de Yŏnghye, artiste vidéaste qui devient obnubilé par cette vision, sous son emprise presque, comme Yŏnghye peut-être le devient sous la sienne (mais on ne sait pas, on n’y pense même pas tant que la sœur bafouée n’a pas posé les termes dessus).

J’ai lu cette partie d’un trait, comme moi aussi prise par la fièvre de son narrateur, par la beauté vénéneuse du récit, l’étrangeté de ce désir qui déborde le désir sexuel sans parvenir à l’écarter, y reconduit, autrement.

Qu’un des partenaires soit interné et l’autre jugé sain d’esprit au terme de cet accouplement végétal ne fait que prolonger la suspension de l’incrédulité. Même mécanisme que dans les récits fantastiques : une explication rationnelle est toujours possible, quoiqu’infiniment moins satisfaisante que l’interprétation symbolique ou onirique dont on a éprouvé la richesse à la lecture.


Les Flammes de arbres

Dans cette dernière partie, la sœur de Yŏnghye lui rend visite à l’hôpital psychiatrique. L’accès à l’intériorité de l’héroïne est définitivement perdu, et j’entends presque la voix de mon prof de philo de khâgne jouant l’argument d’autorité écarté par Descartes dans ses Méditations métaphysiques : « Mais quoi ? ce sont des fous. »

Pas de focalisation interne, pas de parole articulée : nous n’aurons pas d’explications, seulement des pistes convoquées par la sœur qui se remémore leur enfance, et tiens, comme c’est bizarre, la violence du père envers Yŏnghye (laquelle se prenait presque tous les coups, sa sœur ayant réussi à se rendre indispensable par sa docilité domestique — qu’elle interprète a posteriori comme une forme de lâcheté après l’avoir considérée comme un sens aigu des responsabilités toute sa vie).

De l’extérieur, Yŏnghye semble s’être enfoncée dans une forme de folie, qui n’est pourtant que la poursuite cohérente d’un même but impossible : éradiquer l’animal en soi jusqu’à devenir végétal. Ne plus ingérer de chair animale ne suffit plus, elle ne veut plus rien ingérer du tout, vivre de photosynthèse seulement et, si ce n’est pas possible, mourir, c’est tout un. La métamorphose impossible mène à la disparition de soi. Après une longue phase d’orthorexie, ce végétarianisme existentiel arrive au cœur de l’anorexie et au bout de sa logique, à la négation de soi. Ne plus rien ingérer jusqu’à s’effacer, se désincarner. Les flammes des arbres : le cercueil qui brûle, le feu qui purifie, la malade qui se rêve phénix.

Le temps ne s’immobilise jamais.

…

Plein de choses échappent dans ce roman, et pourtant j’ai eu l’impression de comprendre, vaguement, intimement, comme j’ai depuis longtemps l’impression de comprendre l’anorexie mentale même si je n’ai jamais eu à la souffrir — quelque chose comme une affinité secrète, morbide. Chanceuse, bien entourée, je reste en amont, dans une orthorexie très superficielle, cantonnée à la viande, dont je ne me suis pas détournée par conviction mais pas dégoût insidieux, comme s’il fallait que certaines choses n’entrent pas dans le corps, en sortent plutôt. Contrôler, expulser, travailler à et contre soi.


En extrapolant la situation jusqu’à l’absurde et la folie, le roman souligne cette réaction épidermique qui existe dans nos sociétés face au refus de manger de la viande. Un refus du refus, comme si une femme voulant contrôler ce qui entre dans son corps était socialement intolérable, une mutinerie du corps. Un scandale, dit-on dans le roman. Plus de chair animale et ensuite quoi, plus de chair humaine, plus d’enfant (le désir de rester nullipare comme désir de n’exister que pour et par soi), le consentement brandi à chaque rapport, la contraception, l’IVG ? C’est comme si ces avancées avaient été concédées plus qu’admises et que le refus de la chair réactivait la peur de ne plus dominer…


Pensée pour Klari et sa croisade pour que soient correctement orthographiés Bartók et autres compositeurs hongrois : j’ai lutté pour trouver et rendre son accent à Yŏnghye.…

…

Après La Végétarienne, j’ai entamé la lecture d’un recueil de Margaret Atwood. Surprise devant le poème « More and more« , le végétal carnassier fait étrangement écho :

More and more frequently the edges
of me dissolve and I become
a wish to assimilate the world, including
you, if possible through the skin
like a cool plant’s tricks with oxygen
and live by a harmless green burning.
[…]
Unfortunately I don’t have leaves.
Instead I have eyes
and teeth and other non-green
things which rule out osmosis.
So be careful, I mean it,
I give you fair warning:
[…]
There is no reason for this, only
a starved dog’s logic about bones.

This Is a Photograph of Margaret Atwood

Laisse-moi te dire… Emporter ou non avec moi ce recueil bilingue de Margaret Atwood ? Debout devant le rayon poésie de la médiathèque, je lis le premier poème, bute sur un arbre (balsam or spruce) que je ne connais pas davantage en français dans le texte (baume ou épinette), j’avance dans les eaux troubles du poème et soudain, me prends un coup que je n’avais pas vu venir :

This Is a Photograph of Me

It was taken some time ago.
At first it seems to be
a smeared
print : blurred lines and grey flecks
blended with the paper;

[…]

In the background there is a lake,
and beyond that, some low hills.

(The photograph was taken
the day after I drowned.

I am in the lake, in the center
of the picture, just under the surface.

[…]

Traduit par Christine Évain :

C’est moi sur la photographie

Elle a été prise il y a quelques temps.
À première vue on dirait
une photo
ratée : des lignes floues et des points gris
qui se confondent avec la trame du papier ;

[…]

À l’arrière-plan, il y a un lac,
et, au-delà, quelques petites collines.

(La photographie a été prise
la jour après que je me suis noyée.

Je suis dans le lac, au centre
de la photo, juste sous la surface.

[…]

Ce n’est pas du poème tout mignon. J’aime que ça envoie du lourd, la force destructrice. J’embarque le recueil. Seulement voilà, il s’avère à la lecture que ce premier poème non seulement oblitère les autres de sa force, mais qu’il est l’un des seuls à vraiment me plaire de tout le recueil (avec « The Explorers » et « You Have Made Your Escape… » qui fonctionnent un peu sur le même principe de chute dans ta face, l’un sur des rescapés de naufrage, l’autre sur les violences conjugales). Pour le reste, je pioche un vers ici ou là (sunlight knitting the leaves before our eyes), m’interroge sur les choix de traduction (pourquoi tisser plutôt que tricoter ?) et désamorce le désintérêt grandissant en m’entraînant à lire à voix haute — jouer sur le plaisir de la langue anglaise à défaut de toujours saisir celle de l’autrice.


released
from the lucidities of the day


Earlier than I could learn
the maps had been coloured in.


your hand floats belly up


but You must die
later or sooner alas
you were born weren’t you
the minutes thunder like guns
coupling won’t help you

La traduction dit :

mais Tu vas mourir
tôt ou tard hélas
de toutes façon tu es née
les minutes grondent comme des canons
l’accouplement ne te sera d’aucune aide

Je me fais la mienne :

mais Tu dois mourir
tard ou tôt hélas
n’es-tu pas née ?
les minutes se tirent comme des armes (explosent ?)
le coït ne te sera d’aucune aide

Ce sera tout pour la joie de vivre.

Shôman (Légers mûrissages)

Les vers à soie se régalent des feuilles de mûrier

Mercredi 21 mai

[rêve] une histoire de petit-déjeuner puis je suis dans une salle de bain de chambre d’hôtel, une salle de bain vitrée en arc-de-cercle en face du lit où dort invisible ma belle-mère, j’essaye de tirer les rideaux les tentures rouges de me cacher calfeutrer pour aller aux toilettes, mais autant la douche est en retrait, autant les toilettes sont mal dissimulées, je m’empêtre les pieds dans un collant sans pieds que je retire sans avoir ôté au préalable mes chaussures, je réajuste un rideau trop étroit, impossible de se soulager


Le renouvellement de la pile est offert à vie chez Swatch. De retour dans la boutique lilloise quatre ans plus tard, c’est l’occasion de méditer sur le passage du temps : j’étais collégienne quand on m’a offert cette montre (Mum craignait qu’elle fasse trop adulte), que je glisse à mon poignet depuis vingt-et-un ans. Je suis probablement meilleure ambassadrice que cliente.


Suite à une recrudescence de chevilles tordues ou foulées, en cours ou ailleurs, je suspends l’apprentissage des grands jetés et rajoute à tout le monde des relevés face à la barre en sixième. Quand j’explique que cela aide à renforcer les chevilles pour éviter de se blesser lors de l’atterrissage des sauts, je rencontre un succès mitigé. L’enthousiasme revient quand j’ajoute que ça prépare aussi aux pointes.

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Jeudi 22 mai

Je ne pensais pas que je copierais tant de passages de Nullipare et que j’en développerais tant les échos. J’y passe presque la matinée, après quoi à quoi bon, mes lectures leur abondance me retombe dessus, je ne développe plus, j’écope. J’aimerais lire plus lentement, intercaler les citations avec ce journal, dans le cours des jours, des réflexions, au lieu de vouloir toujours tout goulûment prendre, garder.


En manque de sociabilité, de discussions longues et enjouées. Nous discutons deux heures au téléphone avec Mum, qui me raconte notamment l’atelier couture qu’elle a organisé pour une ancienne stagiaire qui voulait apprendre à se servir de sa machine à coudre. Rester debout pour superviser le travail, guider les gestes, anticiper les erreurs… c’est physique et crevant, l’enseignement ! Elle a pensé à moi ; rien à voir avec les formations intellectuelles qu’elle pouvait donner dans le cadre de son boulot.


Sur le quai du métro, je retrouve une élève que je viens de quitter. Elle aussi habite Roubaix ! Elle y étudie l’animation 3D, après des réorientations qui laissent entrevoir une personnalité riche et touche-à-tout. Nous discutons tout le trajet. Elle m’explique notamment que la danse lui est utile pour l’animation et vice-versa : elle visualise son propre corps comme les silhouettes qu’elle anime, avec des contrôleurs sur tout le squelette, et projette mentalement les points par lesquels chaque partie doit passer. Voilà qui explique pourquoi le mouvement tombe rapidement juste sur elle ; la visualisation lui permet d’incorporer les coordinations à toute vitesse ! C’est formidable, ça corrobore ce dont j’avais eu vent, la force de la visualisation pour l’apprentissage et la rééducation (visualiser en détail les actions musculaires requises par un mouvement favoriserait leur mobilisation, même si on ne les sollicite pas sur le moment). Elle a aussi étudié l’histoire, vécu un an en Corée, fait de la peinture à l’huile… Le trajet aurait pu durer encore.

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Vendredi 23 mai

Les roses rouges vivent leur acmé, les roses roses leur déclin.


La journée est tendue vers cet inconnu du cours particulier, pourtant sans grand enjeu du fait qu’il s’agit d’un cours d’essai gratuit. Je passe une bonne partie de mon jour de repos à ranger, nettoyer, prévoir, à oublier que j’attends, que j’appréhende peut-être. La jeune fille et sa mère sont adorables, la mère ravie et soulagée de voir sa fille sourire jusqu’au bout. Elle a eu une année difficile, me confie-t-elle sans plus de détail pendant que sa fille se change. Cette dernière ne semble pas dérangée à l’idée de venir prendre les cours chez moi, m’épargnant ainsi les deux heures de transport en commun qu’impliqueraient des cours à leur domicile. À mon tour d’être soulagée.

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Samedi 24 mai

Encore des élèves absentes alors qu’il ne restera ensuite plus que deux séances avant le spectacle. Je doute que l’on soit en mesure de présenter quelque chose de qualité. Je suis désolée, ça va être moche, je m’excuse d’avance auprès d’une collègue à midi ; elle me rassure, on fait avec ce qu’on a, on a tous fait des trucs moches à un moment donné ou à un autre (j’aurais préféré un autre).

Une audition est organisée pour le troisième cycle ; je croise une élève de l’an passé et l’incroyable jeune fille que j’ai eu en stage cette année, qui avec deux ans seulement de danse dans les pattes semble en avoir fait depuis dix ans. La joie me prend par surprise quand je la reconnais à son piercing, ses tatouages, son allure — sans réussir à retrouver de suite son prénom.


C’est la journée de la sociabilité. Mon collègue a l’air d’avoir besoin de parler, je l’attends après ses cours et nous allons prendre un verre (la mousse de kiwi dans le jus <3). Il a effectivement besoin de parler, et pas qu’à moi. Tandis qu’il s’ouvre, je me fais l’impression d’un vampire qui se repaît d’émotions humaines, ivre de vulnérabilité.

J’enchaîne avec un dîner prévu de longue date avec C., de passage à Lille. Cela me fait plaisir de la voir et surtout de voir qu’elle va bien. On parle beaucoup, de pas mal de choses et notamment de cheminement psy en relation au couple, à l’attachement affectif. Des questions, de l’apaisement.

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Dimanche 25 mai

J’abandonne avec soulagement l’idée d’aller voir le spectacle de danse d’une ancienne camarade. Repos prioritaire.

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Les carthames fleurissent en abondance

Lundi 26 mai

Cours de stretching postural. Où l’on prend conscience de la similitude entre la rotation de l’épaule et de la hanche, et où l’on balance les bras au ralenti pour trouver le mécanisme qui permet de soutenir et soulever les bras par le dos. On travaille aussi l’atterrissage des sauts avec un léger mouvement du bassin pour amortir, comme une rétroversion mais sans entraîner les lombaires ; on ne m’avait encore jamais expliqué ça, cette détente possible.


Mise en ordre chez la psy. Je parle moins — me déverse moins en vérité car je parle autant, mais sans cette frénésie de qui n’aura pas le temps de tout dire, tout renverser sur la moquette pour y repérer ensuite l’essentiel. Je prête davantage l’oreille — à ses questions, mes réponses.

Je lui parle de ce parallèle qui s’est dessiné entre le déménagement du boyfriend et celui de mon père quand j’étais ado — ou plus âgée ? J’ai un doute, du mal à ancrer le passé dans une chronologie objective. La psy me demande de quand à quand je fais aller l’adolescence, entre quels âges je la situe. De 13 à 18 ans, à la louche ? Elle sourit. Pour les psys, l’adolescence court de 10 à 25 ans, âge auquel le cerveau arrive en fin de maturation, notamment pour la prise de décision (à ce rythme je n’ai pas dû sortir de l’adolescence). Je suis soufflée.

Elle me fait parler de cette époque, de mon père, de ma belle-famille. Cela ne me pose aucun problème, si ce n’est qu’il m’est difficile de retrouver des émotions, des sentiments. C’est comme si je n’y avais pas vraiment accès, comme si, avant le travail réalisé avec ma première psy à Paris, je n’étais capable que d’émotions grossières, approximatives : j’étais joyeuse, énervée, en colère, triste, de manière très schématique et ponctuelle. Rien de subtil, d’ambivalent, de sous-jacent. Au sein d’une enfance indéniablement heureuse — solaire, même —, j’ai pas mal de souvenirs auxquels je ne relie pas d’affects. Je ne saurais dire comment l’arrivée de mon demi-frère ou le déménagement de mon père m’a fait sentir, mais je me souviens de petites phrases (qu’on m’a répétées, probablement) qui, mises bout à bout, suggèrent des remous dont je ne me rappelle pas.

Il semblerait que j’ai pu à tort interpréter un éloignement géographique comme un éloignement affectif, une réplique à un éloignement que, dans un cas comme dans l’autre, j’ai initié — par la danse : avec les cours au conservatoire, qui ont transformé la garde alternée d’un week-end sur deux en un dimanche sur deux ; avec mon départ à Roubaix pour me reconvertir comme prof de danse. Quelque chose d’absurde comme une prophétie autoréalisatrice que j’alimente, c’est bien fait, c’est moi qui ai commencé, je n’avais qu’à ne pas.

Me mettre en retrait pour ne pas avoir à ressentir l’éloignement de l’autre : la psy m’invite à considérer cette réaction que j’avais pour me protéger (et de quoi ?)(who are you kidding?) comme une des réactions possibles, potentiellement obsolète. Quelle autre réaction pourrais-je avoir aujourd’hui à la place ? Le schéma est si bien ancré en moi que je sèche. Je n’arrive même pas à concevoir une autre réaction que cet involontaire détachement émotionnel, qui donne à l’autre (et à moi, à force) l’impression que je fais peu de cas de lui. Il va falloir (r)ouvrir l’éventail de réponses possibles. Et peut-être concevoir une action (une attitude ?) indépendamment d’une action.

On élargit à toutes sortes de relations, que la psy me présente comme des matriochkas, du conjoint et des parents, à la famille, aux amis, collègues… L’image me fait buguer, je n’articule pas de suite la contradiction entre moindre importance du plus lointain et taille imposante (importante) du plus englobant. Aux matriochkas, je préfère l’image d’un système solaire avec des ellipses de plus en plus éloignées. On conserve ainsi l’idée de cercles concentriques, sans rien qui vienne perturber en englobant. L’idée est de voir comment on se place, et je me rends compte que c’est souvent tout ou rien : soit je reste en retrait (observatrice tapie en réunion, oreille tendue aux déboires…), soit je cherche à occuper le centre et prends toute la place (je suis Lion, je suis soleil, gravitez autour de moi). N’y aurait-il pas un juste milieu ? — question rhétorique de psy, qui appelle le comment, comment trouver et tenir ce juste milieu.


Du temps dans un parc dont je ne soupçonnais pas l’existence près de là où je donne cours le lundi soir : s’allonger sur une pierre au soleil, lire sur un banc, s’approcher des fleurs, attendre que ça passe sans attendre.

…

Mardi 27 mai

L’anxiété monte durant la réunion au conservatoire. Mes jambes croisées tressautent. « C’est beaucoup d’info », tente de me rassurer un collègue. Mais ce n’est pas la quantité d’informations qui me gêne ; c’est l’imprécision, le désordre dans lequel elles sont énoncées, qui me fait craindre de mal comprendre et de communiquer à mon tour des choses erronées.

Je m’esquive de la réunion pour un premier entretien annuel. J’ai perdu l’habitude des bureaux, des dossiers, des ordinateurs fixes, de l’atmosphère qui règne en ces lieux, et j’ai du mal à me comporter de la manière normée qui est attendue, que je retrouve de manière maladroite, rouillée en quelque sorte, pas bien certaine que ce soit le registre de langue le plus adapté qui me vienne. Heureusement, j’ai pu à de nombreuses reprises apprécier le franc-parler humoristique et le pragmatisme de l’homme qui se tient devant moi. Pendant qu’il rédige sa « bafouille » de conclusion et récupère des documents imprimés dans le couloir, j’observe une bibliothèque que je trouve composée avec goût avant de me rendre compte qu’elle est effectivement composée, comme un portrait ou une carte de visite que l’on voudrait tendre. Un immense tableau blanc effaçable occupe un mur entier et a été transformé en calendrier annuel, où sont notés tous les événements marquants au conservatoire ; je ne sais pas si c’est génial ou terrifiant, le lui dit. Je signe la bafouille uniformément laudative qui doit servir à justifier mon renouvellement au cas où un titulaire se présenterait à ma place (peu probable pour un temps très partiel) et les mots que l’on échange se perdent dans les couloirs avant la fin de l’échange, je regagne la salle de réunion.


Je déjeune d’un sandwich avec le collègue de la fois dernière. Je ne sais pas si son mal-être me détourne de mon anxiété ou y ajoute une espèce de fatigue compassionnelle à l’écouter à travers les bruits de la boulangerie-café. Je retourne chercher refuge chez moi pour quelques heures, malgré le métro supplémentaire.


À la barre au sol, je leur ressers un exercice découvert la veille, à soulever un bras puis l’autre au-dessus de la barre à laquelle on s’est suspendu dos plat. « Ça muscle tout » dixit la prof de stretching postural ; les dos approuvent un peu trop. Deux nouvelles élèves venues rattraper des cours sont hypées par les élastiques ; on sent bien les muscles travailler.

Durant le cours suivant, je profite d’un exercice à la barre qui roule pour grignoter. « Oh non, pas le chocolat ! On est foutues » s’exclame C. en riant. Elle sait que je retrouve de l’énergie en mangeant et que j’en deviens encore plus zébulon-fatigante. J’aime cette atmosphère où l’on plaisante en travaillant ; l’avant-dernière arrivée en cours d’année semble s’y être habituée et je trouve avec elle une aisance qui me faisait jusque-là défaut.

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Mercredi 28 mai

[rêve] c’est une cave blanche ou l’intersection d’une station spatiale, un cristal sphérique alimente quelque chose, sans savoir si j’échappe ou me précipite vers le danger, je me glisse par un hublot-lunettes de WC, glisse dans un tunnel étroit dont je soupçonne qu’il pourrait entraîner ma mort, toboggan ou tiroir de morgue


Dans une ville comme dans l’autre, je suis seule dans les locaux, les deux autres professeurs ne font pas cours. Certains parents aussi font le pont de l’Ascension dès ce mercredi. Mes cours sont bien remplis le matin, moins l’après-midi où je finis en cours particulier — j’hésite à le maintenir, mais la nounou est déjà repartie, je suis là, l’enfant est ravie à la perspective d’avoir la prof pour elle toute seule et cela me fera toujours un cours de plus rémunéré — avec une moindre fatigue, de ne pas avoir à faire la police.

À midi, je discute avec une autre prof de classique que je n’avais pas encore croisée, une personne qui me paraît formidable dans le double sens du terme : sujet à l’admiration et à la crainte. Elle est trop sûre d’elle, trop manifestement à l’aise pour que je le sois avec elle.

En fin de journée, c’est une ancienne camarade qui arrive pour ses cours du soir, le visage crevé : j’apprends qu’elle fait un temps complet à côté de la formation. Elle n’a pas osé en parler pour obtenir un aménagement, n’a plus de vie sociale, plus d’énergie et sent le fossé se creuser avec ses camarades qui se disent fatigués alors qu’ils rentrent chez eux à 17h. Mes 16h hebdomadaires me semblent soudain légères en comparaison de ses 20h + 25h, même si la douleur au genou se réveille, me tance de ne m’être pas assez économisée.


Bonne surprise : la mère de l’élève que j’ai eu en cours particulier m’a laissé un commentaire laudatif particulièrement bien tourné sur Superprof. J’aurais parié qu’elle était dans l’enseignement si elle ne m’avait pas dit travailler à l’hôpital (comme RH ? cheffe de service habituée aux évaluations annuelles ?).

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Jeudi 29 mai

Journée grise, blanche, de repos, à somnoler sur le canapé.

En partant donner cours, j’aperçois un nouveau dépôt dans la boîte à livre. Je n’ai pas vraiment le temps de m’arrêter, je suis partie juste, mais les dos trahissent des éditions récentes, je ne résiste pas. Un scan rapide survole les auteurs masculins que je ne connais pas ; le titre de Certaines n’avaient jamais vu la mer m’intrigue, mais il n’est pas raisonnable de prendre le temps de lire l’incipit pour me faire une idée et Irvin Yalom m’attrape du regard : l’auteur du Problème Spinoza que m’avait offert ma tutrice en apprentissage ! Ni une ni deux, j’attrape Le Jardin d’Épicure et un poche du même auteur (ça devrait tenir dans le sac) et prends la fuite avec mon butin, que je commence à lire avidement dans le métro. Justement quand je me disais qu’il faudrait que j’explore le rayon psy de la médiathèque (s’il y en a un).


Vendredi de pont : il y a cinq élèves en barre au sol, cinq en cours classique. C’est tranquille pour moi, et les courageux apprécient les corrections individuelles plus nombreuses — ça permet de mieux progresser, observent-ils.

Le placement du bassin dans le développé de la jambe à la seconde à grande hauteur suscite l’intérêt… et l’incompréhension : on croyait qu’il ne fallait pas lever la hanche, justement ! L’expliquer le rend plus clair pour moi (je ne m’attendais pas à avoir ainsi synthétisé l’information) : on est bien obligé d’incliner le bassin dans le plan frontal si on veut dépasser les 90°, mais on doit se garder de l’incliner dans le plan sagittal pour ne pas tourner en dedans (ce qu’on entend généralement par lever la hanche). C’est toujours comme ça en danse quand on entend une chose et son contraire : les deux ont généralement une bonne raison d’être énoncées, il faut trouver laquelle. Donc oui, il faut lever la hanche (rendre le bassin oblique) pour développer haut à la seconde et il ne faut pas lever la hanche (antéverser le bassin).

(Que je l’ai compris ne signifie pas pour autant que je sache la faire. J’ai encore du mal à opérer la distinction dans mon corps.)


Les plantes le long des immeubles donnent leur pleine puissance odorante à mon retour, à la tombée de la nuit. La forte fragrance des roses me rappelle cette femme arrêtée dessous il y a quelques jours, un matin, probablement en route pour aller travailler. Elle humait immobile, le nez en l’air. Quand il a retrouvé la verticale et que son regard a croisé le mien, son visage s’est brusquement fermé — comme les paupières des poupées s’abattent à l’horizontale. Fin de la parenthèse poétique qui n’avait jamais eu lieu. On ne surprend pas ainsi les gens en plein accès de sensibilité. Elle était redevenue un automate sur le chemin du travail.

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Vendredi 30 mai

Les roses rouges ont viré au rose — fuchsia.


Deuxième cours particulier avec cette élève. J’ai bien ciblé un problème d’alignement dans les relevés (la demi-pointe légèrement en serpette) ; elle commence déjà à le corriger d’elle-même pendant l’heure.

Je lui propose un adage inspiré de Serenade, décrit les robes bleues et le clair de lune à l’ouverture du rideau. Cela n’a pas l’air de lui évoquer grand-chose jusqu’à ce qu’elle entende la musique et esquisse les premiers ports de bras avec moi : sa cousine l’a dansé ! Je pense d’abord à une reprise d’école de danse. Sa cousine danse aux États-Unis, cela fait sens : la pièce a été créée pour l’école du New York City Ballet. Mon élève se ravise à la mention de la ville, sa cousine n’est pas à New York, mais à Seattle. Mais professionnelle : sa cousine aurait-elle dansé Serenade au Pacific Northwest Ballet ? (La classe.)


Ma voisine de train ôte brièvement ses fins gants noirs et son FFP2 pour aspirer une Pom’Potes en continuant à regarder le dossier droit devant elle, comme empêchée par une minerve invisible. Sa gestuelle est étrange, d’une raideur peu commune chez quelqu’un d’aussi jeune. Quand elle sort un gros document relié avec une spirale en plastique, j’ai le réflexe de lorgner et attrape des bouts de texte en gras : comment repérer et dénoncer une maltraitance… code la pêche… déontologie vétérinaire… Cela me fait sourire intérieurement. Elle est probablement plus à l’aise avec les animaux qu’avec les humains.


Je suis toute guillerette du cours, le boyfriend de sa nouvelle session de conduite qui lève des appréhensions, nous sommes tout guillerets de nous retrouver. La courte nuit passée se rappelle à moi ; malgré notre gaité, je m’endors presque sur lui.

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Le blé mûri est moissonné

Samedi 31 mai

Après une nuit de neuf heures, je retrouve plaisir à paresser, ne rien faire d’autre qu’être collée à lui.

Repos n’est cependant pas lâcher prise. Même sensuel, l’abandon implique une lutte contre moi-même. C’est un bras de fer en solo et une source d’ambivalence dérangeante quand je transfère sur mon partenaire la part de moi qui lutte contre moi-même. Dans ces moments, j’ai l’impression que je sais pourtant complètement fausse qu’il m’en veut et cherche à me punir, alors qu’il n’y a que moi qui m’en veux (de quoi encore ?). J’ai beau savoir que c’est une construction de mon esprit, l’émotion me submerge et me panique comme une réalité. Le boyfriend disparaît si je cherche à sublimer et jouir de la chose en contrainte consentie comme je l’ai fait par le passé. Ce n’est pas que je ne lui fais pas confiance, c’est que ce n’est pas lui.

D’un commun accord, nous relançons Frieren après le premier épisode de la dernière saison de Black Mirror. On a besoin de feel good pour se remettre, de cheminer un bout avec une elfe quasi immortelle qui peine à comprendre les peines et les joies des humains si éphémères. Parfois, j’ai l’impression que la fiction a pour tâche première de nous faire sinon chérir du moins accepter notre mortalité. Black Mirror sait en tous cas souligner l’horreur de la prolongation de la vie à tout prix ; ce n’est pas le premier épisode où l’on peut conclure qu’un deuil aurait été préférable. (Je continue à lire Le Jardin d’Épicure, essai d’Irvin Yalom sur l’angoisse de mort de ses patients.)

Quelques fusées d’artifice tronquées par l’immeuble d’à côté sont visibles suite à la victoire du PSG, on entend des tirs jusqu’à tard, je suis heureuse de fermer les fenêtres double vitrage que le boyfriend a fait changer. Il s’endort pendant que je le masse (faut-il qu’il soit mal pour accepter cette inversion de rôle).

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Dimanche 1er juin

[rêve] mon nounours a été lavé, il n’a plus d’yeux, mon beau-père me les rend à côté, délavés, toujours un peu de bleu mais sans plus de noir, je hoquette je suis inconsolable, ne veux pas parler à ma grand-mère chez qui je viens d’arriver ni à mon beau-père, je fais semblant de dormir, il me borde et s’en va ; me réveillant brièvement en pleine nuit je me demande si je n’ai pas voulu déclencher ce geste paternel

Krème, l’incroyable salon de thé de Montrouge, a fermé — sans que je puisse manger une dernière fois en conscience un éclair au chocolat au grué de cacao. Je suis tristesse. C’est comme le peuplier de huit étages abattu peu avant mon départ de Paris, le signal que l’on peut partir, l’impermanence des belles et bonnes choses autorise à aller en chercher d’autres ailleurs. En attendant le déménagement du boyfriend en Touraine, je cherche un autre salon de thé où retrouver Mum : High Societhé… qui va lui aussi bientôt fermer. Une partie de la vaisselle est déjà en vente, la tenancière repart en Angleterre s’occuper de sa maman âgée. Décidément… Tant pis ou peu importe, l’arrière-goût de nostalgie anticipée est troquée contre un avant-goût de vacances projetées : nous trouverons d’autres scones et théières Price & Kensington dans les Cornouailles cet été.

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Lundi 2 juin

Le boyfriend se réveille avec un torticolis et, à la manière dont il bouge ou plutôt dont il évite de bouger, je prends conscience que le torticolis est un lumbago du cou.

Quelque part entre le réveil et notre au revoir alité, l’anxiété est remontée,  jamais je n’aurai l’énergie d’affronter ces quatre dernières semaines. Elle retombe d’un coup sur le trajet retour, comme si le cerveau avait fait sauter un fusible de sécurité avant de cramer — je suis juste fatiguée, dors dans le train, somnole dans le métro, me secoue en arrivant et retrouve un niveau d’alerte convenable au fur et à mesure du cours particulier que je donne à ma nouvelle élève qui, ça y est, arrive presque à chaque fois à coller sa pointe de pied au genou dans les retirés. Avec ses cambrés de gymnaste, Nikiya lui va bien, d’autant que la version russe de la variation de la flûte met le paquet dessus, toutes côtes dehors.

Le soir, rebelotte. Il ne nous reste plus que trois séances ensemble, je décide au débotté de faire sauter la moitié du milieu au profit de la même variation. Autant exploiter l’obsession jusqu’au bout.

En rentrant, le boyfriend à l’autre bout de la visio est sous Xprime dans un jardin tourangeau. Il a réussi à partir.

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Mercredi 4 juin

[rêve] je retire de l’argent, il y en a beaucoup trop beaucoup plus que ce que j’ai demandé, je feuillette les liasses, des carnets de chèque qui ressemblent à des billets de tombola, une couleur vive différente pour chaque montant, je ne sais pas si j’ai beaucoup de chance ou si la banque va me débiter, je risque un gros découvert, cache tout ça dans mon sac à l’abri des voleurs, avec les plaques en pâte à modeler que je découpe en longs lingots pour les ranger / on me fait visiter un appartement à louer, le plancher est instable ou incliné, il n’y a pas d’installations, juste une arrivée d’eau au bout d’un tuyau voilà pour se doucher c’est une blague ce n’est pas une blague des gens habitent là dans ces conditions


Expliquer à quelques élèves et à leur (grand-)parent qu’on aimerait qu’ils refassent une autre année dans le même niveau (quand le reste du groupe en change) : délicat, désagréable.

Au moins l’organisation des groupes est-elle résolue. Je ne parvenais pas à concilier la demande de la directrice (monter de niveau la grande majorité des élèves), mon besoin (avoir des groupes à peu près homogènes) et celui d’une autre prof (sceptique à l’idée récupérer mes élèves les plus avancées, trop jeunes ou trop faibles pour rejoindre son groupe). À faire passer en préparatoire des enfants qui devraient encore être en éveil-initiation, un écart s’est creusé et les quatre années de niveau intermédiaire censées mener du niveau préparatoire au niveau supérieurs sont très largement insuffisantes. Il faut décider à quel endroit on rattrape le coup (en rajoutant une cinquième année intermédiaire, en créant des classes de double niveau, en laissant une classe deux ans dans le même niveau…) et jongler avec les conséquences de l’effet domino sur les autres niveaux. Je me fiche de l’étiquette de niveau apposée sur un groupe, je veux seulement avoir des élèves qui puissent avancer à peu près au même rythme. La directrice, elle, oscillait entre la vision du prof et du client, affirmant aussi bien qu’il faut que la classe monte de niveau et qu’on peut faire deux ans dans le même niveau. Les combinatoires impossibles tournaient en boucle dans mon esprit, persistant à chercher un agencement optimal quand je n’avais en réalité la main que sur un nombre restreint (clairement insuffisant) de paramètres. L’optimisation impossible couplé au risque de léser autrui est un moyen assez efficace de me cramer la cervelle.

Une enfant hyperactive qui a réclamé de faire du jazz fait aussi un cours d’essai classique à la demande de sa maman. Le fillette ne tient pas en place, s’obstine à croiser les pieds en sens inverse quand je lui propose de s’en tenir pour le moment à une première en remplacement de la troisième, s’allonge à plusieurs reprises par terre entre les exercices avant de se relève d’elle-même  ah oui c’est vrai on ne fait pas ça ici — je la sens entravée de toutes parts et suis persuadée qu’elle passe un mauvais moment malgré mes efforts pour alterner exercices qui demandent de la concentration et déplacements moins précis mais plus énergiques. À la sortie, sa maman m’informe qu’à sa propre surprise, sa fille a adoré. Tu es sûre ? oui, oui, elle veut être inscrite en jazz et en classique à la rentrée. Je regrette presque. Peut-être n’était-ce pas elle mais moi qui passais un mauvais moment.


Je me trimballe avec ma botte d’asperges comme un bouquet de fleurs dans le métro, contente de ma trouvaille chez Nous anti-gaspi jusqu’à ce s’installe dans mon nez une odeur de nourriture pour poisson. Elles étaient fermes pourtant.


La découverte du jour : il existe des trains directs entre Tourcoing et Tours (Saint-Pierre-des-Corps pour être précis et ruiner l’assonance), trois heures de trajet, tarifs raisonnables (inférieurs au cumul d’un Lille-Paris et Paris-Tours, en tous cas). D’un coup, l’éloignement du boyfriend ne semble plus si insurmontable de logistique.


Il n’y a plus de roses roses, à aucun arceau. Les roses rouges devenues fuchsia sont plus belles sans lunettes.


Appel impromptu de L. en phase high de cyclothymie : au bout d’une heure de discussion dont une bonne moitié de récit à tout berzingue, elle allait oublier, mentionne comme en passant une affaire en maturation depuis un moment déjà, plus lourde de sens et de symbolique que ce qui précédait. Je n’arrive plus à arrêter l’emballement, le sien, le mien, je relance la conversation quand je prenais bonne note des signaux de fatigue que m’envoyait mon corps l’instant d’avant, c’est ébouriffant, entre joie et épuisement.

L’univers dans le calice d’une fleur

La métaphore qui donne son titre à La Muraille de Chine s’est évanouie sitôt lue. Ce qui me reste en souvenir et avale à lui le reste du recueil de Christian Bobin, c’est cette ouverture formidable :

Tu n’es jamais venue ici. Tu n’y viendras jamais. Alors, que je te dise : c’est une maison dans la forêt. C’est une forêt dans l’univers. C’est l’univers dans le calice d’une fleur.

On dirait une ouverture cinématographique. Zoom out de la maison à la forêt, sans à-coup de la forêt à l’univers et là, zoom in out out of order l’immense était dans le petit, dissimulé, révélé dans une fleur qui ne peut être géante et monstrueuse, qui reste à sa taille, rétrécissant tout le reste pour le contenir en son sein. On dirait une gravure d’Escher. Tout est là et ne peut y être, s’y tient pourtant.

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Petite moisson dans le reste du recueil :

Nous sommes de notre vivant un obstacle au meilleur de nous-mêmes.

Ne cherche rien, pas même à vivre.


Allongé au soleil, ne plus penser : les oiseaux prennent le relai de l’intelligence.

Presque est le nom du paradis.


Personne sur le chemin dallé par les chants d’oiseaux. Le clignotant jaune du coucou.

J’ai spontanément tapé le chant des oiseaux en recopiant. C’est fou comme il suffit de déplacer un pluriel pour lisser-ignorer une réalité diverse. Ça alarme-de-bagnole dans le jardin cependant.


La forêt est prise sous les reproches d’un orage.


Ne dites plus que vous avez la flemme, dites :

J’aurais pu devenir une légende chez les chats.


Un maître c’est quelqu’un qui fait beaucoup d’erreurs et qui, lorsqu’il s’en aperçoit, sourit.

Padawan pleure.


Écrire est déblayer, entrevoir une somme de joie sous la somme de douleur.


Il y a deux instants très purs dans notre vie, celui où l’on s’apprête à tomber amoureux […] — et celui où on vient d’apprendre la mort d’un être cher : une main invisible écarte le monde et nous dévoile l’indifférente lumière qui en fait le fond. Nous voilà séparés de nous-mêmes et reliés à tout par le don de cette mort. Le sautillement d’un moineau suffit pour nous briser.


L’émerveillement c’est Dieu qui vient nous tuer pour nous faire vivre.


Le plus beau d’un livre est cet instant où, sous le choc d’une phrase imprévue, il éclate comme du verre.


L’Hôtel-Dieu en versant ma vie dans une chambre qui n’était pas vraiment une chambre […] me donna ce bain de réel qui d’abord comprime la vie, puis l’élargit infiniment. En face de mon lit, au-delà de la fenêtre, un mur de béton incurvé à son sommet. Le vieux lion du soleil le léchait. J’ai aimé ce mur infranchissable, cet implacable défenseur du vide. Vraiment je l’ai aimé. Te voilà, me suis-je dit. Te revoilà, vieux fronton de pelote basque, silence massif du dieu. […]


La jeunesse ne se connaît que longtemps après. La conscience de la faveur prodiguée à nos vingt ans […] n’advient que tard […].


Les herbes folles des cimetières de campagne ruinent la mort.


Une montagne au loin comme le soulèvement d’une poitrine heureuse.

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Qui se penche sur une fleur n’aura pas vécu en vain.

Christian Bobin qui se penche sur une fleur ne me fait pas le même effet que les poètes-qui-louent-les-fleurs. Ce n’est pas un prétexte à s’écouter écrire ; à la limite, ce serait une incitation à gommer — ou brûler : « Je brûle sur la terrasse, dans un brasero, les pages d’un manuscrit. Elles se changent en fumée, montent au ciel avec la légèreté qui leur manquait ».  On sent une cohérence de vie et d’émerveillement, une certaine forme de pureté face à la beauté qui fracasse le chagrin (elle ne cache rien de son intensité lors même qu’il se dissout en elle). Une tentative de rendre l’ego dérisoire en s’absorbant-dissolvant dans l’observation du monde, sur un ton plus ludique qu’élégiaque. Des mots espiègles et sincères comme un sourire de vieil enfant.