Le Dérèglement joyeux de la métrique amoureuse

Le dérèglement joyeux de la métrique amoureuse, de Mathias Malzieu et Daria Nelson

C’est pas mal, la poésie qui jure ; ça m’inspire plus confiance que la poésie qui gémit. Surtout quand y’a des images, et que j’y reconnais des trucs, malgré-grâce à leur trivialyrisme joué sur les mots.

Quelques extraits de ce recueil de Mathias Malzieu et Daria Nelson lu l’an dernier, fraîchement illustrés.

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En moins d’une minute,
j’eus l’impression de te connaître
depuis longtemps avant ma naissance.

En moins d’une heure,
la pâtisserie fine de tes baisers
désintégrait définitivement le concept de temps.

[…]

Un jour d’amour avec toi compte
comme dix avec qui que ce soit.

Dessin d'une pâte en forme de pain d'épices se fait aplatir par un rouleau pâtissier avec des motifs traces de baisers

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Le fantôme de Gainsbourg est venu la visiter

Je laisse encore un peu trop traîner les fantômes de mes ex. Je fais la vaisselle et la poésie, mais j’ai du mal à remballer dans les cartons celles qui ont fait partie de ma vie.

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The storm and you

Le vent fait le con dans la rue,
saccage le silence de la nuit.

Les fantômes s’empalent dans les antennes
de télévision, les arbres lampadaires s’étirent
comme s’ils s’apprêtaient à courir un cent mètres
et toi tu dors comme une enfant.

[…]

 

Dessin d'un fantôme qui fait face à une page de journal empalée sur une antenne au-dessus des toits, tandis que d'autres pages sont emportées par le vent

 

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Confiné avec une fée
(et les fantômes de mes ex)

Les fantômes de mes ex sont de sortie.
Pourtant, je les avais confinés dans de jolis petits cercueils en carton. J’avais fait quelques trous au cas où ils voudraient respirer. J’avais tapissé leurs murs de Polaroïds et autres souvenirs de souvenirs. […]

Dessin d'un Polaroïd montrant un mur de Polaroïds

Le Cœur synthétique et l’épousite aiguë

Interviewée pour la newsletter Les Glorieuses, Eva Illouz mentionnait Le Cœur synthétique, de Chloé Delaume. Mon cerveau s’apprêtait à classer l’affaire quand, cherchant un roman de Capucine Delattre à la médiathèque, je suis tombée dessus. Et comme je suis faible des coïncidences…

La déesse de l’amour ne l’a jamais lâchée, Adélaïde est sûre sur très bientôt quelqu’un va venir à sa rencontre. Adélaïde a tort.

Répéter le sujet dans son entièreté sans le reprendre par un pronom est un des prérequis pour rédiger un texte simplifié, accessible à des personnes ayant des difficultés cognitives (paradoxalement, cela rend le texte plus laborieux à lire pour les autres). Je trouve amusant que Chloé Delaume en fasse ici une marque stylistique. Jamais elle, mais : Adélaïde.

Après l’avoir moi-même écrit un certain nombre de fois dans cet article, je me demande si l’autrice a tapé le tréma à chaque fois ou si elle a écrit Adélaide partout et fait un gigantesque Ctrl F pour tout remplacer.

Adélaïde n’en a que faire : samedi, c’est évident, elle embrassera un homme, et cet homme si ça se trouve fera un parfait mari. Les filles sont affligées, Adélaïde devrait avec le temps comprendre que l’épousite aiguë relève de la névrose, qu’à se projeter immédiatement dans un schéma sécurisant, elle s’interdit de vivre normalement le début de ses histoire d’amour.

L’épousite, c’est génial comme trouvaille linguistique, non ? Et c’est le sujet du roman : peu importe qu’Adélaïde rencontre quelqu’un ou kiffe sa vie en célibataire, l’important est de guérir de l’épousite.

À trop penser à lui, à tant l’imaginer, il n’a pas le même visage. Adélaïde pourrait, à cet instant précis, se dire : Ce n’est pas un homme que je vois, c’est une fonction. Ce qui aurait pour conséquent de lui faire prendre conscience que remplir le vide n’est pas de l’amour. Mais le cœur d’Adélaïde, épuisé de solitude, réclame l’abandon de toute raison.

Câlins.

Hermeline n’aime pas trop Martin, meêm si elle ne l’a vu qu’un quart d’heure. Martin se revendique féministe, mais dit : Ma petite Adélaïde. Martin est un paternaliste, il est bien trop hétérodoxies-beauf, Adélaïde ne tiendra pas. Judith et Hermine font silence de leurs craintes. Au téléphone elles disent seulement : Tu le connais peu. Vas-y doucement. Clotide, elle, pousse Adélaïde à passer le plus de jours possible avec Martin hors de Paris, à organiser des week-ends. Son objectif secret étant de garder le chat.

La punchline m’a fait glousser (et je trouve qu’on sent bien le rythme de l’écriture dans cet extrait).

Adélaïde prend mentalement des murs de Martin les mesures. […] Elle sait que dans sa tête ça va beaucoup trop vite, mais son cœur a toujours connu l’aménagement comme un stade naturel.

Bulles de BD, 2023 #1

Rideau vert à motif et case "Si jamais je renais, je veux renaître moi-même."
Derrière le rideau, de Sara del Giudice
Cette bande-dessinée adopte un parti pris semblable à celui du film Une jeune fille qui va bien : on se focalise sur une histoire personnelle (ici, deux jeunes sœurs qui perdent leur mère et voient une belle-mère débarquer un an plus tard) avant que la grande histoire, présente en sourdine tout du long, débarque peu avant la fin pour tout faucher. Le dispositif narratif est rudement efficace, et laisse s’épanouir en amont une sensibilité du quotidien décrite à hauteur d’enfant, mais d’enfant toujours plus perspicace et pragmatique qu’on aurait tendance à le simplifier, inversant parfois le relief entre les montagnes de l’enfance et les drames des adultes.
Les enfants, la belle-mère et la gouvernante devant un tas de gravats post-bombardement, case "Je pensai que vivre était si sacrément difficile quand on sait combien il est sacrément simple de mourir."
J’ai pensé à ma camarade qui vient de perdre un ami proche — le 4e cette année, dans un second accident de la route.
J’ai mis du temps à avancer dans l’histoire. Comme c’est de plus en plus souvent le cas, je m’arrête sans cesse détailler les partis pris stylistiques du dessin, trouver quel trait ou quelle couleur me provoque une sensation d’étrangeté ou au contraire d’extrême familiarité, dans un partage chaleureux, presque sensuel, du monde.
Les deux soeurs en tailleur chacune sur leur lit, lampe de chevet allumée
Regardez-moi cette lumière comme traits concentriques qui viennent même colorer le dos de l’aînée, et ces ombres raides qui grouillent-grignotent l’angle au-dessus de la cadette.
Le père et la belle-mère en robe de mariée sous un parapluie, suivis par les enfants et la gouvernante avec leur propre parapluie
Cheveux crayon gris pour les sœurs, en flammèches de vitrail blond pour la belle-mère.
Le père et la belle-mère devant un journal, l'air soucieux.
Le mélange de dessin et de photographie est étrange – pour les tableaux au mur, les livres de la bibliothèque ou encore certains motifs de papier peint (alors qu’ils sont si magnifiquement peint sur le rideau inaugural et final).
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Concerto pour main gauche, de Yann Damezin
Certaines bande-dessinées n’ont pas spécialement de raison d’être des bande-dessinées ; la même histoire aurait pu être racontée sous la forme d’un roman ou d’un film si le dessin n’avait pas été le médium privilégié de l’auteur. D’autres, et Concerto pour main gauche en fait partie, n’existeraient pas autrement (ou comme film d’animation, à la rigueur, à la manière de Persepolis) : toute la poésie de l’ouvrage réside dans ses métaphores visuelles.
"Je me souviens que lorsqu'il pénétrait dans une pièce, son pas lourd et sa voix de stentor semblaient nous ramener le tumulte des forges." Image d'un père qui prend toute la pièce, accumulant une épouse minuscule. Son corps immense fonctionne comme une fenêtre sur des toits d'usine.
Cela commence par une recherche sur la traduction des sons en motifs…
… et s’étend à toutes choses, toute perception, émotion, rendues sensibles dans tout ce qu’elles ont d’étranges, foisonnantes, déchirantes, dérangeantes…
"Elle avait confié à son piano la plupart de ses tourments et de ses pensées. Le monstre les avait gobés et les gardait jalousement dans son ventre noir et lustré. Mais lorsqu'elle s'asseyait devant lui et effleurait ses touches d'ivoire, il laissait s'échapper de fragiles et mélancoliques échos des secrets qui macéraient en lui. Mes soeurs, ms frères et moi écoutions alors la musique parler de ce qu'on ne dit pas."
Tout au long du roman graphique, la musique est figurée par ces curieuses gouttes-plumes à motifs qui glissent, volent, rampent, grouillent comme des bactéries ou ondoient comme des spermatozoïdes. On retrouve également cette image du piano rempli de viscères :
"Ce que personne ne comprenait , c'est que je haïssais le piano autant que je l'aimais. Si je martelais si violemment son clavier, c'était dans l'espoir de lui arracher son secret. Entre lu et moi c'était une combat, une lutte. Je voulais qu'il avoue. Je voulais savoir ce qu'il recelait dans sa panse."
Toujours beaucoup de motifs décoratifs, mêlés à des mouvements organiques, sinueux.
Plusieurs vignettes avec des espèces de serpent avec un oeil ou une oreille à la place de la gueule qui s'approchent du pianiste. "Peu à peu, je devenais célèbre, craignant cependant toujours que l'on s'intéresse davantage à mon handicap qu'à ma musique."
Petit wow pour ces extraits sur le passage du temps, le deuil et la vieillesse.
6 cases montrant la mère dans la même position, avec des rides qui se rajoutent à chaque case, pendant qu'elle annonce la mort d'un de ses enfants. "Il est normal que la jeunesse se moque. Elle pense que les vieillards sont lents à cause de leur dos, de leurs articulations, de leur arthrose… Elle ignore ce que nous avons de souvenirs et de regrets, qu'il nous faut tirer après nous à chacun de nos pas. Puisse-t-elle l'ignorer longtemps."
Quelque chose me gênait dans le style de dessin, faussement naïf et vraiment torturé (de fait, certains épisodes narrés sont aussi dérangeants), mais il y avait décidément trop d’originalité, de créativité débridée, trop d’exubérance malgré le noir et blanc pour ne pas tenter la lecture. C’est d’ailleurs là que la médiathèque prend tout son intérêt, au-delà même de l’économie réalisée, encourageant à lire des ouvrages qu’on ne se serait jamais risqué à acheter.
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Báthory, la comtesse maudite, d’Anne-Perrine Couët
Petite entreprise de fiction démystificatrice (ou de substitution d’un mythe à un autre) : il ne s’agit pas tant de raconter l’histoire d’Erzsébet Báthory, femme de pouvoir dans la Hongrie du xxx siècle, que l’histoire de sa légende, celle d’une « comtesse sanglante » bâtie à coups de rumeurs et de faux témoignage culminant en un procès expéditif. Certaines doubles pages mettant en regard cris de douleurs fantasmés et cris de plaisirs condamnés sont à ce titre particulièrement savoureuses.
"On a comblé les trous du récit, parce nos esprits craignent le vide." "On a fabriqué un monstre, qu'ils supportent mal l'ennui."
Buste de perso qui parle "Je sais de source sûre qu'elle est coupable. D'ailleurs, tout le monde le dit !"
Stylistiquement, ce n’est pas tout à fait ma tasse de thé : les personnages ont quelque chose de Dammann quand je préfère Mariage Frères. Mais la palette réduite et les ziguiguis faussement hâtifs de certains décors m’ont assez plu (et c’est reposant de pouvoir avancer dans une histoire sans avoir l’impression de devoir absorber chaque case jusqu’à la moelle).
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Céleste. Bien sûr, monsieur Proust, de Chloé Cruchauder
Coup de foudre stylistique immédiat : ces couleurs-lumières d’aquarelle, ces émotions translucides, la palette violette, les silhouettes au trait noir de calligraphe, déliées, étirées, dansantes d’humour… Une intrigue à fond littéraire, en plus, n’est-ce pas tout ce qu’il me fallait ? Et bien menée de surcroît, découvre-je à la lecture. Non, vraiment, mon seul regret est de ne pouvoir lire de suite le second volume.
Céleste, saisie par la sonnerie du téléphone, est montrée à la case suivante affolée, ne sachant plus où donner de la tête (3 bustes dessinés pour un corps)
Céleste au lit alors que son mari, réveillé en pleine nuit pour une tâche domestique, est une silhouette à contre-jour dans l'encadrement de la porte
Non mais cet air ravi de qui reste au lit quand son compagnon part bosser en pleine nuit.
Cette inventivité graphique… Une citation qui se promène sur la page comme un délicieux fumet odorant ; une projection de l’appartement de Proust comme une île rocheuse au sommet de laquelle trône son lit sous cloche ; une page de la Recherche écrite en calligramme de manière à figurer la couverture du lit sur lequel se trouve l’écrivain…

Délicieuses pincées de critique littéraire au passage :
"… voyons comment Marcel nous met en appétit… L'incipit, c'est comme tremper le doigt dans le plat avant la dégustation…"
"… ce serait plutôt une succession d'images dignes, sur lesquelles on resterait si longtemps, qu'on comprendrait, sentirait, chaque détail…"
S’applique aussi bien aux scènes de Proust qu’aux vignettes de cette bande-dessinée…
N’hésitez pas, même si vous n’avez jamais lu Proust : les références à La Recherche sont comme des easter eggs savoureux, qui n’empêchent nullement de cheminer aux côtés de Céleste, novice dans le grand monde comme dans celui de la littérature.
Proust dépassant de lèvres bleues géantes "En me souvenant plus tard de ce que j'avais senti alors, j'y ai démêlé l'impression d'avoir été tenu dans sa bouche, moi-même ; nu, sans plus…"
Alors j’ai déjà eu cette impression, mais pas avec une conversation téléphonique…

Journal de janvier

Il est minuit sur le chemin du retour, les festivités nous tombent dessus dans la rue depuis les étages. Premier baiser, premier rat écrasé, première photo, premier pet asphyxiant, première mousse au chocolat sur lit de praliné, une nouvelle année.

De nuit, immeuble avec tous les volets fermés, sauf une fenêtre d'où émanent des lumières de fête

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Nouvelle année, nouveau téléphone nouvelle protection d’écran. Plaisir de scroller sans sentir ses doigts accrocher.

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3 janvier

Le soleil d’hiver, certains jours…
— quand il fait enfin jour, et pas seulement
gris foncé,
gris clair,
gris foncé.

Sur un mur de briques intérieur, découpe dorée par le soleil d'hiver d'une fenêtre avec une silhouette

Stage de rentrée, sur des extraits de chorégraphies de Jiří Kylián. Très chouette mais très dur pour une reprise, sachant que l’on danse en une journée ce qui est d’ordinaire notre volume horaire hebdomadaire, dans un style qui ne nous est pas familier. Je manque d’énergie, de précision, de rapidité — mais d’abord d’énergie. Falling Angels est incroyablement rapide, encore plus que ça n’en a l’air en le voyant, prévient l’intervenante.

Écrivez, écrivez, nous dit-elle aussi.  C’est un conseil que, comme tout bon conseil, on ne suit jamais assez — ou assez tôt ou à propos. Je ne sais pas trop ce que je ferai de toutes mes notes sur les métaphores utilisées pour nous approcher de la justesse dans les trois extraits visités, sachant que je ne les maîtrise pas assez pour imaginer les faire travailler un jour à mon tour. Et je n’ai rien écrit sur son français dont elle a égaré quelques mots pendant sa carrière aux Pays-Bas, son visage qui me semble typiquement Dutch dans l’expression, ou encore son sweat oversize arc-en-ciel fluo pastel ; les bandes présentes sur la poitrine se prolongent en tombant sur les manches, pourtant. C’est joyeux et un peu désabusé. Vous êtes en école supérieure, quand même. Et on n’a pas le niveau, je sais. Mais école pour devenir professeur, pas interprète. Elle ne lésine pas pour autant sur son enseignement, et nous pousse-encourage.

Wait — for — me
articule-t-on silencieusement dans la diagonale de Whereabouts Unknown. J’ai l’impression de traverser un paysage de Moebius.

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5 janvier

Premier lumbago de l’année, quand je ne sais pas encore que ce n’est que le premier lumbago du mois.

Je ne suis pas certaine que ce soit de la douleur physique que l’ostéo me soulage le plus, et pourtant douleur lombaire il y a. J’en ai parlé à mots (dé)couverts dans ma chroniquette du Tourbillon de la Vie (toujours planquer l’intime dans le récit de réception d’un objet culturel).

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Début janvier, 10 ans plus tard, je visionne pour la première fois Graines d’étoiles.

Image du générique de Graines d'étoiles

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10 janvier

Fierté de trouver le livre d’une amie à la médiathèque / légère honte de ne pas l’avoir encore lu.
Autrices, les grandes effacées qui ont fait la littérature, de Daphné Ticrizenis.

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12 janvier

Examen de formation musicale. Je n’ai jamais eu un jury aussi adorable de ma vie. L’un des jurés interrompt mon exposé sur Pygmalion de Rameau pour me demander si je connais le nom des trois grâces (qui apprennent à danser à la statue). Elles ne sont pas nommées dans le livret et mes souvenirs mythologiques remontent, je sèche. Guilleret, il se concentre pour énumérer : Thalie… Aglaé… attendez… Thalie, Aglaé… Euphrosyne ! Je ne les aurais pas apprises pour rien ! Il y a toute la connivence de qui a bûché pour cette épreuve ; candidat, juré, même combat, même danse : on peut s’épauler.

Entendu à la pause déjeuner par notre professeur de formation musicale, qui nous le rapporte une fois les résultats communiqués : « Quand elles savent, elles savent vraiment ! » Et quand elles ne savent pas… (On tente, on improvise.)

17/20
Le résultat rend risible le stress préalablement accumulé, malgré la chance d’être tombée en œuvre inconnue sur un morceau si clairement scandé que je ne pouvais pas douter de sa mesure. Tout ça pour ça ?

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13 janvier 

Cours surprise avec les danseurs d’Alonzo King, mais j’ai déjà raconté, joie, joie, joie.

Je me dis que je devrais sortir plus. Je ne sors pas plus.

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16 janvier

Juste avant qu’elle parte, je fais découvrir les gözlemes à Mum. C’est un plaisir de cuisiner pour elle, elle est si bon public, bien meilleur que mes plats.

De la pâte à la cuisson, 6 étapes du gözleme

Dans la tentative de cuisiner pour que devoir se nourrir ne se substitue pas au plaisir de manger, il y aura aussi une tarte épinards-roquefort-raisins secs et grana padano, ainsi qu’un retour à la polenta (sauce tomate : fausse bonne idée ; huile d’olive : riche idée).

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17 janvier

Nuages dynamiques au-dessus d'une digue de sable, la mer entre les deux

Sortie scolaire universitaire à Calais pour une visite de la ville et une rencontre avec les membres d’une association d’aide aux migrants. J’essaye de voir la ville autrement que comme une proche ouverture touristique sur la mer, mais j’ai l’impression de dessiner d’imagination au feutre blanc sur une photo (les grilles sous les ponts, les cabines de plage qui ont pu servir de refuge à des exilés sans toit, les côtes de l’Angleterre qu’on aperçoit en ce jour sans brume…).

Longues ombres sur la promenade ensablée

Pique-nique frisquet face à la mer. Brièvement être un pixel rouge qui danse sur la plage.

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17 janvier

Un cours avec la kiné-ostéo-prof-grand-manitou = une révélation Aujourd’hui, j’ai découvert qu’après plus de 20 ans de danse classique je ne savais pas utiliser mes orteils. Apparemment, il faut appuyer sur les phalanges distales en exerçant une force en arc et pas seulement sur les phalanges proximales. J’ai tellement fait gaffe à ne pas crocheter mes orteils que je les ai mis au chômage technique.

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18 janvier

Atelier d’écriture imprévu à la fac. Plaisir de cette parenthèse ludique, surprise des fragments d’intimité qui se partagent dans le groupe, y compris et peut-être même davantage par des personnes qui n’ont pas un rapport aisé à l’écriture.

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19 janvier

Casquette perdue (détestation de soi et grosse contrariété, qui va jusqu’à la tristesse) puis retrouvée (le soulagement évide ce qui aurait pu être une joie).

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20 janvier

J’appréhendais cette performance à créer sur le thème de la frontière, mais sans usurper la parole ou le parcours d’un migrant, sans danser à sa place, sans focalisation interne. Autant dire que la frontière était floue… Une fois soustrait le mauvais goût, n’est restée que la gêne, la mauvaise conscience, l’omission de qui n’aime pas voir, et j’ai assemblé un court solo à partir de là, à partir de mouvements qui me semblaient aller juste ensemble. Et j’ai adoré, danser intime et dérisoire, cela faisait si longtemps.

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21-22 janvier

Week-end en amoureux, restaurant et burger végétarien le plus gras de mon existence. Le steak de légumes pané au panko (la chapelure japonaise) est une bonne idée en soi ; encore faudrait-il l’essorer en le sortant du bain de friture.

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26 janvier

Porte de garage avec le château de Disneyland et, dans la police ad hoc "Robbey"
Hôtel de Ville de Roubaix façon Disneyland Paris

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27 janvier

Une amie passe à la télévision pour parler de sa boîte de production.  À l’aise, lumineuse. Surprise : une de mes photos passe incidemment à la télé avec elle.

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28 janvier 

Vendredi matin, pendant les grands jetés, la prof de danse a crié mon prénom : « ne mets pas tes bras derrière toi ! » Je n’ai pas eu le temps de corriger avant l’atterrissage : second lumbago du mois. Hardcore cette fois. Ce n’est pas tant la douleur aiguë de l’instant où le disque pincé proteste et les muscles alentours se verrouillent pour protéger la zone — celle-ci, je la connais, paralysante mais brève —, qu’une intense crispation en continu. Elle s’intensifie dès que je tente de m’asseoir, diminue quand je marche, mais ne disparaît pas, même si je reste allongée ou debout. Je maudis le généraliste qui ne me prescrit aucun anti-douleurs alors que je rêve de Lamaline, mais bizarrement, je suis de bonne humeur, d’excellente humeur même, occupée à me dandiner-divertir-travailler devant l’ordinateur posé sur la cheminée, à tenir jusqu’au rendez-vous avec l’ostéo — cinq jours.

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29 janvier

Alors que je me disais qu’il serait peut-être temps de me désabonner de la newsletter de Charly Clements, voilà que la dessinatrice nous encourage à soumettre un dessin pour une carte de Saint-Valentin sur le site Thortful. Mes premiers essais murins sont rapidement rejetés (enfin… acceptés mais sans être ajoutés au catalogue, donc introuvables). La modération a été très rapide, bien inférieure aux 15 jours annoncés ; peut-être la résolution est-elle trop juste. J’essaye avec un dessin vectoriel : cette fois-ci la modération prend du temps (rejet également).

Je repense à ce dessinateur qui soumet pendant des années des cartoons au New Yorker sans se décourager, s’amuse des rejets, en fait même un motif de fierté. Si j’essayais ? Je ne suis pas dessinatrice, je n’ai aucune légitimité, et partant aucun ombrage à prendre de rejets dans un domaine qui n’est pas le mien. Si je m’entrainais à échouer joyeusement ? à en faire le prétexte d’un élan créatif renouvelé ? Nouvelle lubie : faire accepter un de mes dessins. Parmi tous mes essais, essayer d’en transformer au moins un, faire exister quelque chose en-dehors de mon cercle amical, me donner les moyens de.

Carnet de barre #2 : les grands pliés

Cela fait un an que les seuls cours de pédagogie que nous avons sont destinés aux éveils-initiation, c’est-à-dire aux enfants de 4 à 6 ans qui ne sont pas là pour apprendre une technique de danse (classique, contemporaine, jazz…), mais pour développer leur motricité. Il a fallu attendre la deuxième moitié de la deuxième année de formation pour avoir notre premier cours de « progression technique », c’est-à-dire de pédagogie pour apprendre à donner des cours de danse — le cœur de notre futur métier, quoi.

Ma camarade N. était impatiente : le vif du sujet, enfin ! Nous avons été un peu désarçonnées quand le thème de la séance a été annoncé : la structure d’un cours de danse classique. Grands pliés, dégagés, battements tendus, ronds de jambe… doit-on vraiment tout repasser alors que cela fait 20 ans qu’on en prend ? Eh bien oui, et pas seulement pour noter le type de musique qui sied à chaque exercice (menuet, valse, habanera, etc.) ou identifier les principales difficultés qui guettent (le genou pas au-dessus du pied dans les pliés, la jambe de terre et le bassin qui fait la lambada dans les ronds de jambe…) : les grands pliés se sont trouvés faire débat.

Si vous êtes étranger à la danse classique, il faut savoir que la classe commence toujours par des pliés où que vous soyez dans le monde, débutant ou professionnel. Ils peuvent être précédés par un réveil corporel pour mobiliser les chevilles ou la colonne vertébrale, mais le premier exercice en tant que tel est invariable : ce sont les pliés, avec des demi-pliés (la jambe plie au maximum qu’il est possible sans décoller les talons) et des grands pliés (on va jusqu’en bas en décollant les talons). Dans toutes les positions ou presque : en première (les deux pieds réunis au niveau du talon, quelque part entre le V et la ligne à 180°), en seconde (idem en écartant les jambes), en quatrième (jambes écartées mais un pied devant l’autre) et en cinquième (les deux jambes et pieds collés tête-bêche, orteils contre talons) ou en troisième pour les plus jeune (comme une cinquième, mais moins croisée).

Illustration maison extraite du livre que j’aimerais reprendre et finir cet été, on y croit (oui, il manque un L à pellicule)

Dans notre formation, les grands pliés en quatrième position sont bannis ; ça on a eu le temps de le comprendre. Ils sont mauvais pour les articulations et, contrairement aux demi-pliés en quatrième (position de départ des pirouettes), ne préparent à rien dans la technique. Je n’y avais jamais réfléchi auparavant, mais ça fait sens, et la sensation de tiraillement dans les genoux ne me manque pas le moins du monde. En revanche, je n’arrivais pas à comprendre pourquoi les grand pliés étaient régulièrement retardés, arrivant après les dégagés voire les battements tendus — parfois pas même comme exercice à part entière, saupoudrés en guise de ponctuation finale à d’autres exercices. Je prenais ça pour une coquetterie de professeur, entre oubli maquillé et désir d’originalité. Ce ne serait pas la seule marotte rencontrée dans cette formation.

J’ai enfin eu la réponse à la question que j’avais omis de me poser. Les grands pliés sont relégués au rang de deuxième voire troisième exercice pour respecter une progression anatomique. Vous trouvez ça normal, vous, de soumettre vos articulations à cette amplitude, de faire travailler ainsi vos hanches, pour ensuite reprendre ensuite à la cheville avec des dégagés pépères ? Une fois comme ça, d’accord, mais tous les jours, tout une vie, vous imaginez ? Eh bien, maintenant que vous le dites… Prise de conscience en accéléré de la force de l’habitude, élevée au rang de rituel dans cette discipline académique qu’est le ballet. On le fait parce qu’on l’a toujours fait, non ?… oubliant au passage l’invention de la tradition et l’évolution des sciences anatomiques appliquées au mouvement.

J’ai mentalement repassé les cours des différents professeurs que j’ai pu avoir au prisme des grands pliés, les mettant en relation avec mes sensations. Du conservatoire, j’ai le souvenir des grands pliés comme d’un concert de craquements ; ça nous faisait marrer, les genoux craquotte en cascade, mais effectivement, nos professeurs étaient de la génération des hanches en plastique. Est-ce mieux dans la formation actuelle, où les grands pliés sont retardés dans le cours ? Pour être honnête, il me manque quelque chose dans les jambes. Seule exception : le professeur qui inclut dans son réveil corporel des sortes de grands pliés seconde en transférant le poids du corps d’une jambe sur l’autre, à mi-chemin entre le squat et l’étirement informel que l’on ferait plus tard et plus bas, jambe étirée. Là, j’ai le sens du repoussé. Et de revenir, entre autrefois et aujourd’hui, presque hier, aux cours que j’ai pris avec Frédéric Lazzarelli au centre de danse du Marais, un des rares cours open où je me sentais bien chauffée. J’attribuais cela aux nombreux demi-pliés qui émaillent sa barre, avec pas mal de dégagés brossés, mais en y repensant : ses cours commencent avec des pliés, en seconde et en première position uniquement ; les grands pliés en quatrième et cinquième position concluaient les ronds de jambe ou autres exercices ultérieurs.

D’où je pencherais actuellement pour la synthèse suivante : grands pliés en seconde et première en début de barre, puis plus tard en cinquième position, en zappant la quatrième. Et ma camarade plus aguerrie car passée par une formation professionnelle en Angleterre, qu’en pense-t-telle ? Elle a eu l’air exaspérée par ces dérogations fantaisistes à l’ordre de la tradition. J’ai été surprise : sachant ses problèmes passés aux genoux, je l’aurais imaginée particulièrement réceptive à cette sensibilisation émanant d’une ancienne danseuse du ballet de Cuba qui, à 66 ans, pourrait encore montrer tout le cours, n’était un bête accident… de circulation. Puis je me suis souvenue, et j’ai ravalé ma surprise : après un an et demie à voir sa discipline systématiquement oubliée ou minorée dans une filière qui lui est pourtant dédiée, ce backlash conservateur est-il si surprenant ? Mais cela mériterait un autre billet.

Je n’ai pas du tout documenté mon apprentissage de futur professeur de danse au fur et à mesure comme je le pensais. Si jamais il y a des aspects qui vous intéressent, des questions que vous vous posez, des sujets que vous aimeriez voir abordés, n’hésitez pas à me les indiquer en commentaire – ça me fera plaisir d’avoir du grain à moudre en bonne compagnie.