Août 2024, journal

Jeudi 1er août

L’hésitation entre brownie et carrot cake est tranchée par une recherche dans mes mails : je n’ai pas la recette du brownie, ce sera carrot cake. C’est plus toi, le carrot cake, remarque le boyfriend et il a raison, c’est plus moi, même si un peu moins au goût des autres, à en juger par la vitesse modérée à laquelle il descendra dans son moule.

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Vendredi 2 août

Un an plus tard, nous sommes à nouveau en Touraine, sous le barnum au bout du jardin. Dès le premier soir, je mange à nouveau trop ou trop de fois, trop souvent, trop de pain sans discontinuer.

Un peu plus tôt dans l’après-midi, nous avons déposé nos affaires au bed & breakfast. Une odeur de renfermé m’a saisi les narines en entrant puis s’est dissipée quand j’ai découvert à l’étage un couloir mansardé avec des livres, un petit fauteuil et un écritoire, tous écartés-conservés là, abrités du soleil qui y entre, doucement, comme nous y reviendrons de nuit. La chambre est spacieuse, agréable ; le miroir, parfait pour s’exploser les boutons.

Vers minuit, je tente de rentrer seule — le gîte est à peine à un kilomètre ; la nuit noire, sans lune. Tant que je suis dans le hameau, je parviens à repousser ma frousse du bout de la lampe torche, mais une fois dépassée les dernières maisons, mon cerveau ne veut plus rien savoir de la beauté de la Voie lactée au-dessus de moi ; il n’en a plus que pour un tueur fou imaginaire surgissant de nulle part pour me faire un placage sur le bas côté et me trucider. Je me suis vue en fait divers sans même l’excuse du jogging — une femme assassinée en pleine campagne —, et j’ai fait demi-tour dare-dare, 500 mètres à tout casser. Évidemment le boyfriend était mort de rire (consterné quand même de constater que le patriarcat avait gagné)… et toutes les nanas citadines outrées qu’il m’ait laissée partir seule. In fine une invitée non alcoolisée me raccompagne en voiture.

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Samedi 3 août

Le petit-déjeuner est doux, la table nous attend, tasse renversée sur une serviette jaune en intissée assez épaisse pour que s’y soit inscrite la trace du cercle. Le boyfriend opte pour du café et l’hôte commence pour moi son énumération de thés : Earl Grey… je l’interromps, Earl Grey, oui, c’est mon thé. Lorsque la théière arrive, je me précipite pour ôter l’infusoire blindé, vite, vite, avant que ce soit imbuvable. Le pain est frais, on fait tourner sur elles-mêmes les verrines de confiture pour lire leur pancarte quasi-calligraphiée : figue-gingembre (je fonde de grands espoirs et m’en détourne sitôt goûtée), fruits rouges (un délice dans le yaourt maison, petit pot avec sa bobinette et son cerclage de caoutchouc orange), marmelade d’orange (un classique avec le thé) et une quatrième que je ne crois pas même avoir goûtée. La table est longue, pourvue à chaque bout d’une fenêtre ouverte sur du vert, fermée par une moustiquaire, et une grosse horloge à pendule fait pendant à une chaise où siègent un certain nombre de koalas en peluche — l’hôte est australienne.

Pendant que le boyfriend se douche, je profite de la douceur du carré d’ombres lumineuses dans lequel je lis, le long d’une fenêtre posée au ras du sol, par laquelle on pourrait attraper des figues si elles étaient assez mûres. C’est là que je voudrais passer ma journée, assise par terre dos au lit, dans ce carré de cabane perchée et d’enfance. Ce que j’aime le plus dans ces week-ends, c’est vrai, ce sont les moments en creux, de répit, de repos. Et pourtant, j’apprécie vraiment ses amis — juste pas trop la modalité de sociabilité en grand groupe.

Descendus pour partir retrouver toute la troupe, nous saluons nos hôtes qui ne nous ont pas entendus rentrer — des petites souris, mime le vieil homme jovial. Il ressemble à feu mon grand-père, mais qui serait tous les jours celui des bons jours. Leur chat se frotte à mon sac comme celui du boyfriend à Paris ; je ne sais pas avec quoi a été traitée la toile, mais cela déclenche un amour fou (rapidement griffu) de la part des félins.

En groupe, nous jouons à un jeu de société où l’on récupère et se défausse de cartes qui invitent sans cesse à réévaluer la valeur de celles que nous avons en main, certaines multipliant, dévaluant ou annulant l’effet d’autres. Je suis surprise de si bien me prendre au jeu. C’est parce que tu gagnes, me chambre le boyfriend. La chance du débutant aide sûrement, mais j’aime l’ébullition mentale que suscitent les combinatoires, et qu’elles s’envisagent au fil de l’eau et du hasard, sans stratégie qui rendrait les choix pénibles (alors que les échecs, par exemple, s’ils me séduisent toujours au premier abord par les combinatoires possibles d’un coup, manquent rarement de me dépiter à l’échelle d’une partie — le plaisir s’échappe comme m’échappait la factorisation au collège, laborieuse en comparaison du développement ludique à déplier).

Tard dans la soirée, je me retrouve seule en contre-contre-soirée dans la cuisine, sachant que la contre-soirée a lieu autour du barbecue, la soirée au fond du jardin et que le niveau sonore est supportable depuis la maison fermée. Je trouve au congélateur le bac de glace au chocolat acheté dans l’après-midi, ce qui coupe court à mes interrogations sur d’éventuels traits autistiques et fait de cette contre-contre-soirée une bonne contre-contre-soirée. Tel un Sims bien nourri, je récupère assez de points de vie pour repartir à l’assaut du bruit dans le jardin, et ça vaut la peine de persévérer, ne serait-ce que pour la discussion qui s’ensuit avec une femme qui se révèle être artiste burlesque.

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Dimanche 4 août

Rêve. Je déchire ma robe noire (celle que j’ai raccommodée avant de venir à Paris) comme on déchire des draps pour en faire des pansements de fortune. La mémoire de mon arrière-grand-mère est convoquée mal à propos, je proteste.

En voyant la mine du boyfriend, notre hôte amusé souligne qu’il n’allumera pas. Il ne nous en fait pas moins la causette, rejoint par son épouse australienne : c’est donc un petit-déjeuner avec gueule de bois et en anglais pour le boyfriend. Pas certaine que ce ne soit pas plus rude qu’un peu de stimulation lumineuse

Notre hôte australienne nous assortit de ses doigts, the two of you, trouve que nous formons un couple très assorti et elle s’y connait, elle en a vu défiler.  Je ne me souviens plus des mots qu’elle emploie : couple ou pair ? Peut-être fait-on la paire, comme deux lascars, plus qu’on ne fait couple, social, que c’est ça qui nous rend well-suited ou well-matched, là encore ma mémoire a oblitéré la VO.

En écartant les ronces dans le raccourci qui mène chez les amis du boyfriend, je boude que notre hôte australienne comprenne l’accent bien français du boyfriend bien mieux que le mien, apparemment étrange — un français mâtiné d’écossais, à en croire une ancienne prof de fac, un truc en tous cas dont les déformations ne sont pas répertoriées et facilement substituables.

On se retrouve en groupe une dernière fois puis c’est l’heure d’être reconduit à la gare et on nous dit allez les amoureux, on y va. Les amoureux montent en voiture ; les amoureux c’est nous, parmi tous les couples présents, pas même le dernier en date. De fait, je suis enveloppée par un doux désir de fusion.

Envie de rentrer à deux — mais pas de rentrer dans ma tête. Les JO n’offrent pas le même degré de diversion que le rassemblement amical ; on s’effare quand même des physiques sélectionnés-dessinés par les disciplines, sauteuses en hauteur versus lanceurs de poids.

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Lundi 5 août

Marteau piqueur, détestation de soi-même, reprise des vidéos et réseaux sociaux.

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Mardi 6 août

36 ans fait un drôle d’effet
rien de vraiment prévu, rien de formel
serait-ce la recette des journées parfaites ?
deux fois deux boules à la Fabrique givrée
fois trois, avec Mum et le boyfriend,
c’est la première fois que c’est si fluide, tous les trois réunis, que je ne caméléonne pas de l’un à l’autre, tiraillée par des teintes successives
Mum dit l’étrangeté de cette retraite qui n’en est pas encore une,
ces vacances sans butée qui donne un cadre
(la seule qui menace à l’horizon en ôte plus qu’elle n’en donne, on n’en parle pas)
je témoigne congé sabbatique et le boyfriend renchérit invalidité
lui sait quelque chose du temps à soi étale
aiguille Mum déconcertée par tout ce à quoi elle avait prévu de s’adonner et qui lui semble un peu vain, un peu vaste à présent
vaguement déçue de se constater dilettante
(le genre de dilettante qui prend des cours d’art mural en école pro)
quand tout le monde sauf elle la voit touche-à-tout brillante
le boyfriend essaye de l’affirmer dans cette voie
le plaisir avant toute expertise
explorer sans choisir,
nous sommes sur un banc au jardin du Luxembourg,
sur un autre au jardin du Palais royal
trois fois un sandwich falafel
là où je les prenais quand je travaillais à côté (le monsieur me reconnait) : cela me fait autant plaisir de le manger que de le faire découvrir à Mum, qui ne connaissait pas,
ni le banh mih, je prends bonne note de remédier à cela
décidément beaucoup de joie, légèreté, à discuter, manger, papoter, rire
et encore, de retour chez le boyfriend, un gâteau, des cadeaux, je suis gâtée
de les avoir à mes côtés

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Mercredi 7 août

Je ne me vois pas vieillir, oui, probablement. Ce 36 qui bascule vers 40, vers le milieu de la vie (à peu près) me fait paniquer, un peu. À moins que ce ne soient ces jours d’été qui passent sans que j’ai de prise sur moi, sans volonté et sans plaisir à son absence. Je rêve de discipline et ne déroule même plus le tapis de yoga chaque matin. Je crains pour la rentrée, les cours qui ne sont toujours pas prêts, pas même pour le stage d’août ; si je m’y mets, cela ne va jamais jusqu’à fixer. Tous les jours, c’est demain, je redoute et suis soulagée que la journée passe, soit passée, que le soir soit là et qu’il soit trop tard pour quoi que ce soit d’autre qu’une série. La détestation de soi, de moi, grandit. Je veux à mesure que je ne veux pas, comme si je me précipitais et freinais tout à la fois. La présence du boyfriend à la fois m’apaise et m’ôte toute velléité ; je suis apaisée dans ses bras, amorphe et bientôt en rage de l’être lorsque sa peau ne me soutient plus. Je sais pourtant que lorsque ma psyché fait le culbuto, je me remets plus vite seule — trouver le calme, le poids intérieur. J’écris ceci dans la nuit que j’investis, fore d’un halo lumineux, abusant du temps pour échapper à sa sensation. Je me noie dans mon cerveau. Le ridicule n’annule pas la situation.

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Jeudi 8 août

Les jours sont, marqués ou rythmés serait beaucoup dire, disons émaillés par les JO. Biais dansant oblige, mon appréhension du sport est essentiellement esthétique. Elle oriente les disciplines que je suis prête à regarder, et ravale l’aspect technique au rang de bizarrerie dont j’essaye de deviner les règles au fur et à mesure des passages.

Plongeon à dix mètres
je n’imagine même pas monter sur la plateforme
j’admire les corps fuselés
disparaître dans l’eau sans écume
— écume qui s’appelle bouillon dans le jargon, apprends-je

Plongeon synchronisé
plan en coupe
passant rapidement devant l’écran, je ne comprends pas tout de suite qu’une seconde Chinoise se cache derrière la première
cachant elle aussi au creux de son corps recroquevillé
un maillot dont le design pourrait figurer sur des boîtes ou barres de céréales
à la rigueur

Natation synchronisée par équipe
on y marche en roulant des mécaniques comme un personnage de film muet
me crispe le fait que, pour pointer les pieds, les nageuses crispent les orteils soit exactement ce qu’il faut éviter de faire en danse

Natation synchronisée en duo
deux duos de jumelles sur le podium
peut-on faire plus identique ?
on dirait presque de la triche
même les Chinoises ne peuvent plus lutter

Gymnastique artistique
Simone Biles et les autres

Gymnastique rythmique
anciennement GRS
ça rime avec ex-URSS
Russie bannie des JO, mais qui fournit au reste du monde la moitié des candidates
d’origine russe ou pas
elles jettent leur mini-serviette par terre avant d’entrer sur le praticable
j’adore et m’entraine au jeté de chiffon microfibre dans le salon
c’est le seul passage à ma portée
les gymnastes battent à plate couture les danseuses
question fouettés, réalisés en jonglant
question maigreur, passée sous silence (candidate allemande)
les jambes tout en courbes de Bézier de Sofia Raffaeli m’affolent (candidate italienne)
coup de cœur pour une routine sur Triller (candidate ukrainienne)
soudain un spectacle au milieu de la compétition

La GRS n’est pas retransmise à la télé, mais on la trouve sur Eurosport, où l’on peut choisir les commentateurs français ou anglais. Passer de l’un à l’autre est édifiant : les Français n’arrêtent pas de parler, quitte à faire du remplissage et à potiner, tandis que les Anglais savent se taire et admirer quand ils sont arrivés au bout de leur analyse.

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Vendredi 9 août

Déjeuner avec JoPrincesse, ma princesse à la robe, aux yeux, aux oreilles tout de vert vêtus. Vert d’eau et verre d’un jus complémentaire, rouge d’eau. Attablées devant un petit café bobo, la discussion se tisse au-dessus d’une salade estivale bobo au pesto et d’une tartine d’avocat bobo saupoudrée de paprika et granola salé. Ce qu’on se raconte, ce qu’on mange, le goût est connu et surprenant à la fois, ça croustille quand on ne s’y attend pas et reste doux et fondant à la fois. On dénoue nos étés, ce mois de juillet avec et sans enfant, le manque, le trop-plein, anecdotes et long cours, amours et salle de bain, éponge, repas qu’on ne prépare plus qu’à minima, argent qu’on re-répartit, nounou et nous, différents nous, elle et moi, elle et lui, lui et moi, le fomo en ville et l’ailleurs, nos vies répétées et improvisées. Ma princesse pour mon anniversaire m’offre un livre que j’ai déjà lu mais que je n’ai pas (dans ma bibliothèque) ; elle est dépitée, je dois aller le changer, elle pointe l’autocollant : au Divan ; mais le livre est trop bien choisi et j’y suis j’y reste touchée coulée : Être à sa place. Au moins sur cette chaise, le temps de ce déjeuner si doux avec toi.

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Samedi 10 août

Rêve. Dans un passage de la vidéo PowerPoint qu’on nous montre, les noms qui devraient apparaitre sous des mots beaucoup plus gros, à la graisse beaucoup plus forte, disparaissent maigres et italiques derrière. Je le fais remarquer et on commence à farfouiller dans les papiers de préparation pour que je leur montre précisément où ça bugue, sans trouver. Ma collègue (mon ancienne boss) rappelle que c’est un fichier numérique et que ce sera plus pratique de retrouver le passage directement sur le PowerPoint, mais là encore, le séquençage de la vidéo est trop aléatoire et je peine à retrouver le passage concerné. // Les avances rapides de 10 secondes en 10 secondes pour retrouver les gymnastes allemande, italienne et ukrainienne sur Eurosport ont manifestement impressionné mon inconscient.

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C., préférant un lieu climatisé pour nous retrouver, a sorti ses cartes de musées Duo et j’ai pioché le centre Pompidou, pour l’exposition temporaire sur la bande-dessinée. Nous avons quand même passé quelques instants en haut des escalators-boyaux pour profiter de la vue sur Paris, malgré l’effet de serre, avant de nous enfoncer dans le ventre sombre et frais de la bête. L’accès avec une carte illimitée offre une autre manière d’apprécier une exposition ; on ne se sent pas obligé d’inspecter chaque pièce pour « rentabiliser » son billet. On butine, on lit ou on ne lit pas, les cartels comme les planches… et on y passe quand même près de deux heures.

Je ne suis pas certaine d’avoir compris le parti-pris de l’exposition, mais j’ai apprécié de voir autant de planches originales. Le grand format change le regard que l’on porte sur la planche, extraite d’un tout absent. Je me prends d’observation pour des choses vers lesquelles je ne serais pas allée sous forme de livre, parce que l’histoire ne m’attire pas (souvent un sujet trop violent). Reste que si le trait me rebute, je passe vite, même si le propos pourrait être passionnant ; le trait reste quelque chose de viscéral et j’ai vraiment du mal avec celui des comics, grossier, fouillis.

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Du 12 au 23 août

L’Angleterre sans Londres, cela donne un chouette voyage en voiture avec Mum : les falaises de Douvres, Canterbury, Brighton, Bristol, Bath, Oxford et les Cotswolds. J’ai réuni toutes les stories Instagram du séjour dans un post dédié.

Plus jeune, je trouvais que voyager sans s’intéresser à ce qu’il y avait à visiter était dommage, superficiel ; je jugeais ceux qui passaient sans s’attarder, sans prendre la peine de. Maintenant, je me dis que ce qu’on choisit a autant de valeur que ce qu’on omet. Ne pas s’embarrasser des incontournables et les contourner quand ils ne nous attirent pas apporte de la légèreté.

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Samedi 24 août 

Descendre des trucs qui trainaient au garage, en mettre d’autres en vente sur Le Bon Coin, changer l’abattant des toilettes, fixer les roulettes du siège ergonomique qui les attendait depuis Noël, gonfler mon ballon de Pilates d’anniversaire… on en fait autant en une journée avec Mum que j’en aurais fait seule en un mois.

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Lundi 26 août

Découverte du jour en cours de stretching postural : instaurer une légère tension sous la voûte plantaire, essayer de la soulever dans la montée sur demi-pointe crée une sensation de solidité inédite dans toute la jambe en équilibre. Il y a la joie de retrouver d’autres danseuses, de parler, papoter, travailler jusqu’à en avoir la tête qui tourne (littéralement), la joie.

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Mercredi 28 août

Au téléphone avec L., on parle habitudes et pratique sportive, scrutant ce qui entrave, ce qui maintient ; on s’interrompt aux sandales mordillées par son chat, puis quand la nuit est là et que nous sommes toutes les deux fatiguées mais trop intéressées par ce qui se trame pour écourter, il est question d’eau salée rajoutée à la mer, de la psyché qui travaille comme du bois, de psy et d’émotions. On parle rationnellement de ce qui ne l’est pas — ou qui est autre — et tombons d’accord, l’une en connaissance de cause, l’autre pas, que le deuil, tant qu’on ne l’a pas vécu, on peut le comprendre intellectuellement, l’approcher par les films, les livres, par l’art, mais tout en s’approchant, ce n’est jamais ça ; on ne le connaît pas tant qu’on ne l’a pas vécu et on vit d’autant mieux qu’on n’a pas ce vécu.

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Du mardi 27 août au vendredi 30 août

C’est le stage de rentrée, mon premier stage en tant que professeur de danse.

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Samedi 31 août

Mail de réclamation, mail de demande, formulaire de création de micro-entreprise : cela prend toujours moins de temps à faire qu’à procrastiner.

Au téléphone, je raconte à Mum la dernière journée de stage, qui en perd je ne sais comment un peu de son merveilleux (sentiment de colère qui affleure). La retraite-qui-n’en-est-pas-encore-une la met en mal de problèmes à solutionner. Elle a pensé à diverses solutions pour récupérer mes T-shirt puants même lavés et quelque part, cela m’irrite qu’elle cherche à les sauver quand il faudrait juste que j’accepte de les jeter. Toujours trouver une solution plutôt que se trouver bête, même quand le problème pourrait disparaître d’être simplement écouté.

Lecture d’Amalia.

Llu m’en parlait et Dame Ambre a partagé la vidéo, si bien que la coïncidence me l’a fait visionner : une interview d’Amélie Nothomb, tout en névrose et intensité. Et si cultiver ses névroses était tout aussi viable que chercher à s’en défaire ?

Parfois, découper les légumes est une énième action qui prend du temps et parfois, comme ce soir avec les rondelles de tomates Torino, le geste prend son temps — prend comme on dépose, sur la planche à découper.

Bristol fichée S(ans grand intérêt)

Samedi 17 août

Rallier Bristol depuis Brighton nous prend quatre heures au lieu des trois annoncées par le GPS : la faute à un énorme accident sur la voie d’en face (circulation à l’arrêt complet sur des dizaines de kilomètres) et un total manque d’anticipation sur la date de cette étape. On aurait dû se douter que nous serions pris dans la migration des vacanciers le samedi de la mi-août. Les aires d’autoroutes sont rares : à mi-chemin, nous sortons à la recherche de toilettes et mangeons nos œufs durs sur un muret devant un pub (privatisé pour la journée). Pour la seconde moitié du trajet, je m’installe à l’arrière de la voiture et m’endors ; les sièges y sont moins hostiles pour le dos (et le nerf fémoral qui envoyait des signaux).

La disponibilité et les tarifs des hébergements nous ont conduit à choisir Bristol comme point de chute pour rayonner sur Bath et Oxford. Par curiosité et parce que nous sommes trop fatiguées pour entamer la visite des joyaux sus-nommés, nous partons à la découverte de Bristol. Nous essayons de ne pas nous arrêter aux habitations sales, tristes et délabrées que nous longeons en traversant la banlieue Est (traditionnellement la plus pauvre des villes) et attendons le centre-ville pour nous faire une idée. Las, la ville est laide. Même les vieilles pierres sont sans charme, telles les ruines de l’abbaye utilisées comme entrepôt-dépotoir par les jardiniers de la ville.

Bristol me fait l’effet de Glasgow : une ville qui n’a pas grand intérêt si on n’aime pas picoler. Nous tombons d’accord avec Mum : nous préférons définitivement l’Angleterre des salons de thé à celle des pubs. L’Angleterre posh, quoi. Bristol restera dans nos souvenirs comme une running joke : à Bath, à Oxford puis dans les villages pittoresques des Cotswolds, on s’excusera l’une auprès de l’autre, je suis désolée, je sais que tu aurais tellement préféré Bristol…

En suivant le fleuve, nous arrivons dans une zone à mi-chemin entre les docks londoniens et le canal Saint-Martin au niveau de la Villette, qui grouille de bars bruyants (il est l’heure de la bière). Au moins est-ce vivant. Près de l’eau, un pantin pendu par les pieds est secoué en tous sens au bout d’un élastique. En nous approchant de l’engin de chantiers auquel il est suspendu, nous découvrons que ce n’est pas du tout un pantin, mais un humain en chair et en os — en vertèbres malmenées, même. J’ai du mal à imaginer que les gens paient pour exercer cette violence sur leur corps, sans qu’aucun système ne sécurise un alignement minimal de la colonne vertébrale.

Entre la bagnole, la marche et le bruit, nous sommes rincées. Le rapport kilomètres / mirettes (neuf / bof) est le plus mauvais du séjour. Quelque part gris, Mum me parle d’un souvenir d’Italie en réalité norvégien, sis à Oslo. Quelque part gris encore, nous cherchons le plus court chemin pour rentrer. On a repéré un restaurant indien pas loin du AirBnB, ça fera l’affaire. Ça fait plus que l’affaire : Msala Library est probablement le meilleur restaurant indien où j’ai jamais mangé, goûtant un plat inouï de mes papilles — des épinards aux pignons de pins, raisins secs, oignons caramélisés, épices et piment, perfect balance between sweet & spicy je confirme. On répète delicious plein de fois, les serveurs papadoum (nous déclinons à chaque fois, les plats sont trop bons pour perdre de la place en galettes).

De Bristol, outre ce restaurant indien, je retiens surtout notre AirBnB, non pour quelque charme AirBnBesque standardisé ou pittoresque, mais pour l’amusement de deviner  qui y habite. La bibliothèque et un certificat encadré indiquent que l’on dort chez un psy… sportif ? (des suppléments protéines dans les placards)… buveur de thé (trois boules à thé en forme de boule plus une pyramidale, soit tout de même quatre boules à thé pour un seul homme)… raffiné ou bien conseillé (c’est évidemment un biais sexiste, mais j’imagine spontanément les mugs Morrison, le bain moussant à la lavande et les bougies autour de la baignoire choisis par une femme). En tous cas, on y dort très bien — et Mum, les jambes surélevées, parce que la visiteuse japonaise avait raison : les sols ne sont pas droits.

Ombres d'une plante et d'une armoire massive au pied d'un escalier, sous lequel un espace de rangement est fermé par un rideau
Le monstre sous l’escalier était en réalité une plante.

Les friend awards semblent être un truc apprécié des Anglais. Il y en avait un dans la chambre que j’occupais à Brighton : la classe félicitait cette petite fille pour être une super camarade, toujours prête à partager ses expériences, mais aussi à écouter et aider les autres, toujours de bonne humeur, adorant la gym, etc. Quelque chose à mi-chemin entre le portrait chinois et l’évaluation de soft skills qui ne rentrent pas dans le cadre scolaire mais qu’on voudrait valoriser. À Bristol, un équivalent pro est affiché au-dessus de l’imprimante ; il détaille à quel point notre hôte a été un excellent compagnon d’équipe et énumère tout un tas de qualités et d’événements souvenirs, comme le fait qu’il fasse un ketchup maison meilleur que le ketchup (ou était-ce une soupe ? je ne me souviens plus). Est également mentionné le fait qu’ils ne mentionneront pas l’épisode de l’écureuil ; depuis, cela me taraude : what on earth happened with that squirrel, Alex? I need to know. (I never will.)

Bright Brighton

Une porte jaune vif dans une maison bleu, collée à sa voisine rose

Mercredi 14 août

À notre arrivée à Brighton, le AirBnB sent l’humidité. Ou le renfermé. Une odeur pas agréable, forte. Je répugne à rentrer après être ressortie pour dîner. Mum prend la chambre du haut et je dors dans celle d’une petite fille qui fait du foot, de la musique, de la gymnastique et de la danse — il y a un diplôme de la Royal Academy of Dance au-dessus du lit. J’envoie une photo à N. (nous avons toutes deux commencé la danse avec cette institution) et elle fond : avec distinction, en plus !

Le pub du coin de la rue a
des burgers VG à la carte (oui, au pluriel, il y en a deux, nous commandons les deux)
une table haute pour bébé
une cookie jar remplie de biscuits pour chien
une guirlande de photos de chiens
un serveur adorable
une tablée de femmes qu’on imagine mères de famille ou pas du tout, ça pourrait être une soirée entre copines, Tupperwear ou queer
— une atmosphère familiale qui, pour tout dire, ne correspond pas à l’idée que je me faisais d’un pub.
Comme la pizza de la veille, frites et burgers se digèrent étonnamment bien.

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Jeudi 15 août

Je petit-déjeune d’un scone au fromage assez gros pour, peut-être pas assommer quelqu’un avec, mais disons briser une vitre. Difficile de ne pas jouer avec telle nourriture : Mum immortalise mon (sur-jeu) de casseur agressif. Nous nous attardons à la table du petit-déjeuner bien après avoir fini de manger ; il est si agréable de discuter sous l’ouverture du toit vitré et les quelques rayons de soleil qui nous tombent dessus.

Lumière matinale sur le mur

Les habitants ont dû emporter leur sèche-cheveux au camping ; j’agite les miens au-dessus du grille-pain (McGyver ne sort pas la tête mouillée quand il fait frais). Comme convenu, ils ont en revanche laissé leur chat : Bobby-the-cat est très câline quand il s’agit d’obtenir sa pâtée.

Boutique violette de Fish & chips au premier plan, puis une maison bleu sombre avec une porte orange vif

Le AirBnB se trouve dans un quartier résidentiel en hauteur. Des rues pleines de petites maisons de couleurs pas toujours assorties : un brouillon de color artist qui ferait des essais pour sa palette perfect. Au niveau individuel, entre murs et porte, ça marche parfois, mais il faudrait un graphiste pour harmoniser les couleurs des rues, en camaïeux ou teintes qui tranchent.

Lampadaire à moitié cassé sur fond de ciel gris tempête

Sur le front de mer, on trouve la fameuse jetée, évidemment, mais on n’imaginait pas le contre-champ comme ça, ni l’une ni l’autre, pas si grande ville, pas avec des bus à deux étages à deux rues de là. Il y a un petit côté destroy aussi, qui peut-être empêche le kitsch ? Authenticité de la peinture corrodée.

Un bout de plage, un gros manège jaune-orange sous un ciel gris tempête et l'enfilade des immeubles dépareillés sans charme qui forment le bord de mer

Sur la plage, les mouettes : they own the place. Quatre jeunes gens en maillot de bain vont dans l’eau, entre les deux drapeaux qui délimitent l’aire de baignade, dans le vent, le froid et les rouleaux. On les regarde sous la capuche de nos hoodies, les mains un peu plus enfoncées dans les poches.

Mouettes et transats rayés sur une page de galet avec au seconde plan "Brighton Palace Pier"

À 15h, nous déjeunons indien au milieu d’une forêt magique de guirlandes lumineuses et de cordes : les lianes ne sont autre que les tenants de balançoires, à l’amplitude restreinte par des chaînes pour qu’on n’aille pas faire du tape-cul aux voisins. Le serveur propose des chaises normales comme alternative, mais évidemment nous préférons the fun ones. Et le cœur et le corps balancent devant la carte. Nous découvrirons plus tard que le restaurant est franchisé : watch out for Mowglie.

Mur et plaque de rue qui disparaissent sous les graffiti

Les peluches Jellycat se multiplient dans les vitrines : des marshmallows chez Waterstone, une aubergine Dracula dans une boutique de jouets, une grosse mouette en peluche sur une maison de souris un peu plus loin. Toujours l’enfance, partout. Et l’inventivité graphique. Dans les papeteries, sur les présentoirs des cartes postales, les devantures des magasins et les murs de la ville, omniprésente. Les o des DoNUTS volent.

Auvent rayé et tableau naïf pour une rue commerçante

Peluches Jellycat

Ni couleurs, ni revêtement, ni métaux : le Royal Brighton Pavilion ne nous emballe guère avec ses formes indianisantes sans aucun atour. Nous le contournons, dubitatives, en cherchant toutes les quotes qui pourraient résumer le lieu :

« Une maquette en attente d’être peinte. »
— la souris

« Comme si on avait mis du fond de teint et oublié de se maquiller. »
— Mum

Le seul véritable attrait de ce bâtiment est de n’avoir rien à faire là. Incongru, je l’aime autant en silhouette sur les poubelles de la ville. Une photo que je n’ai pas prise : le pochoir blanc du Royal Pavillon sur une poubelle vert sombre devant une maison vert clair.

Un bout du Royal Pavilion parmi les toits

Bow window dont la fenêtre est tenue par une bouteille en verre

Le crachin nous fait accélérer le pas — en montée. La soupe réchauffée est tout indiquée. Mum s’endort devant Les Animaux fantastiques, alors que je suis tout heureuse de retrouver le Niffleur et les fossettes d’Eddy Redmayne. J’ai l’impression de l’avoir vu hier. Hier il y a 8 ans.

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Vendredi 16 août

Au réveil, je repense au SDF croisé sur la promenade près de la plage dans son sac de couchage, la tête relevée par le coude, un Philippe Katherine Poséidon qui regarde passer les touristes. La lumière filtre à travers les rideaux, projette sur le mur des rayures chargées de la couleur des boules en papier qui enguirlandent la fenêtre. Je me rendors. Au réveil, j’ai l’impression que je pourrais dormir toute la journée, enveloppée dans la douceur de l’oreiller et de la couette, pourtant pas si douce. Toutes les sensations me semblent pouvoir être ressenties avec volupté. La fraîcheur du (beau) jour en passant la tête par le vasistas. La proximité de la mer invisible autrement que par le cri des mouettes.

Écureils anglais
Attention, un squirrel peut en cacher un autre.

Cette fois nous descendons jusqu’à la mer par Queen’s Park – l’occasion de croiser des écureuils et des nénuphars en cage (leur nature expansive contenue par des espèces de casiers à homard, des mouettes pour geôliers). La mer en vue n’est pas pour autant directement accessible. Passage souterrain à emprunter, voies à traverser, murets à enjamber : c’est comme en Calabre, la plage se mérite. Et elle a ceci de génial : des toilettes publiques (certes partagées avec les mouettes, dont une perverse qui ne me quitte pas des yeux).

Plage de Brighton

Plage de Brighton avec au premier plan un bout de rambarde turquoise rouillée

Plage de Brighton au second plan, derrière un fronton sombre et une rangée de poubelles

Il fait beau. Presque chaud. Beaucoup plus beau et beaucoup plus chaud qu’on aurait pu l’escompter en partant ce matin — sans maillot de bain. Entre les vagues si grises hier et l’air si frisquet ce matin…  Je regrette. J’envisage me baigner en culotte et serais presque prête à faire fi de la gêne seins nus s’il n’y avait le froid et l’humidité à mettre en balance pour la suite de la journée. C’est trop bête. Cela prend si peu de place, un maillot. Sur un coup de tête, j’abandonne le conditionnel passé (j’aurais du) et décide de faire l’aller et retour, vingt-cinq minutes de marche en dénivelé, pour aller chercher maillot et serviette.  Je laisse Mum dorer somnoler sur la plage et me lance, transpirante, enthousiaste, dans ma virée un peu folle, un peu fofolle.

Séparation colorée gris et rose de deux maisons mitoyennes

Séparation colorée de deux maisons mitoyennes : une bleu avec porte orange et une jaune avec porte gris sombre. Devant la seconde est garée une voiture bleu pastel qui fait écho à l'autre maison

Je marche seule à grande enjambée, prise d’un sentiment de liberté vivifiante, vole quelques photos au passage, suis enfin de retour, puis dans l’eau. Cela aurait été trop dommage de louper ce bain de mer, mon unique occasion du séjour et de l’été. La brasse face au Pier a quelque chose d’improbable. Moins cependant que la discussion que j’engage dans l’eau avec une Allemande de Cologne, qui a laissé son boyfriend sur la plage. On échange des banalités puis des tips, elle me conseille The Little tea room in The Lanes et je tente de lui décrire le cheese scone :
— It’s like Brot und Käse, only…  
— … only better, that’s what you’re trying to say ? elle rigole.
Je cherchais juste : plus chmouch chmouch, plus moelleux. Fluffy? Mon anglais est rouillé.

Silhouette au bord de l'eau qui relève son pantalon

Gros plan sur une rambarde en fer forgé avec la mer floue en arrière-plan

Lunch time : sandwich triangle et pas triangle. 2 x 2£ et nous nous promenons sur le Pier, dénichons deux transats un peu éloignés des attractions bruyantes. Ici, les glaces à rien sont servis avec un bâtonnet de chocolat : whip & flake, je dois goûter. Après quelques stands hors de prix ou en rupture de stock, c’est chose faite : le bâtonnet s’émiette, on dirait une stracciatella en kit, non mélangée. On digère et on somnole sur un banc étoile pas loin de la maison renversée qui marche sur le toit puis on longe la plage longtemps, jusqu’à une langue de pelouse et un Crescent bien peu balnéaire qui s’avèrent appartenir à la commune suivante, Hove.

Barrière en fer forgée blanche et panneau "Risk of death or serious injury Don't jump in the water"
J’adore cette précision anglo-saxonne (s’il y a danger de mort, on se doute qu’il y a a minima danger de graves blessures).

Transats rayés devant les ruines du concert hall sur pilotis

Mum toute floue avec son cornet de glace
L’erreur de réglage me rappelle les photos argentiques de mon enfance.

Après quatorze kilomètres de balade dans les pattes, nous sommes de retour. Ratatouille et œufs cassés dedans façon chakchouka, nous dînons à la maison. Puis regardons la fin de Fantastic Beasts. J’ai décidément grand plaisir à le revoir.

Ruines du concert hall sur pilotis encadré par les décors d'un kiosque

Juillet 2024, journal

Lundi 1er juillet

Je pars pour Paris un peu à reculons alors que je me stabilisais dans une routine-reprise en main. Mais le boyfriend et nos discussions et son amour, ce qu’il me fait comprendre de moi, enveloppée dans sa tendresse.

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Mardi 2 juillet

Rêve. Fête familiale. Mon ex fait un malaise, il faut faire vite, les numéros d’urgence ne fonctionnent plus, le 18, rien, 118-218 n’est pas adapté, il est raide, il va mourir, je m’escrime sur mon téléphone, il meurt, il est mort, je suis secouée de spasmes insurmontables. Je ne sais pas si ce sont eux qui me réveillent ou les enfants du dessus.

Un bon ramen au bouillon épais, mousseux presque, avec sésame, cacahuète, noix de cajou : je me brûle un peu les papilles dans ma hâte-appétit.

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Mercredi 3 juillet

Rue du Maine, deux imbéciles à deux roues manquent de me renverser en voulant dépasser une file de voitures arrêtées, alors que, les ayant dépassées sur le passage clouté, je vérifiais les véhicules qui auraient pu arriver en sens inverse. Cri. Ma transpiration se met à puer.

Mon ancienne carte bleue de bibliothèque est découpée aux ciseaux, consciencieusement en six morceaux. Cela m’attriste un peu, mais je lutte contre la nostalgie : elle est remplacée par une carte rouge aux lettres blanches qui me fait par contraste prendre conscience du graphisme daté de celle qu’elle remplace. À nous deux (ressources numériques de la ville de) Paris !

Le boyfriend et moi retrouvons Mum dans une crêperie de Montparnasse pour se voir et fêter la non-retraite mais quand même départ de Mum, que ça chiffonne, les choses pas carrées. Elle est enfaitée de sacs et en sort : un guide de vacances de l’Angleterre avec un post-it coloré qui mène directement aux Cotswolds ; des petites boîtes en carton allongées qui contiennent des éventails corporate (j’ai failli les refuser puis me suis rappelée que je suis prof de danse, maintenant, et que cela peut être fort utile pour travailler la variation de Kitri) ; mon manuscrit pour me montrer ses corrections, que je prends en photo au téléphone — nous sommes côte-à-côte. En face de moi, le boyfriend s’aperçoit quand sa galette arrive devant lui qu’il a oublié de la demander dans une crêpe de froment, mais se régale sans que son allergie au sarrasin déclenche autre chose que mon inquiétude.

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Jeudi 4 juillet

Rêve. Embauchée dans le corps de ballet de l’Opéra (!) c’est mon premier spectacle. Je me rends compte juste avant que je n’ai pas de collants roses ni de poudre blanche pour l’acte blanc. Pas de faux chignon non plus pour coiffer mes cheveux courts. Et il faut que je révise la chorégraphie que je ne connais qu’à peine, c’est la panique. Tellement la panique que je n’entre pas en scène, je me saborde, on ne voudra jamais me garder après ça, c’est la panique. Mais quand je m’explique-excuse auprès de Claude Bessy (mon inconscient a vraiment du retard), elle semble comprendre. Je dois me reprendre, travailler.

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Vendredi 5 juillet

16 km dans Paris, avec C. (nous suivons le GR75) puis L. (nous poursuivons l’idée d’une glace Berthillon, qui se transforme en sorbet). On parle d’argent, de budget, pas mal (avec C. et avec L.), de ce qu’on mange ou grignote quand les soirées se font sur l’heure du dîner, de changement professionnel et des fleurs qu’on se met à apprécier en vieillissant, c’est un truc de vieux, des trentenaires qui disparaissent dans leur famille (avec C. dont la sociabilité se reforme autour de compagnons culturels gays) et des gens qui semblent plus beaux à Paris mais qui sont probablement juste mieux habillés, peut-être aussi plus riches et mieux soignés (suggère L.).

Je prends des nouvelles de Paris : la ligne 14 à Maison Blanche et la voile tendue au-dessus de la station, qui de loin semble refléter les moirures d’une étendue d’eau et de près se morcelle en milliers de carrés de papier qui ondulent sous le vent ; le prix des glaces Berthillon grimpé à 6,50€ chez les revendeurs les moins chers ; les barrières métalliques partout à cause des JO, les gradins vides le long de la Seine boueuse, des palmiers sur le pont Louis-Philippe-sur-la-Croisette ; la flèche de Notre-Dame ré-érigée, construction bicolore que la pollution n’a pas encore harmonisée.

J’ai enfin la sensation de profiter des longues soirées d’été, les fesses posées sur diverses pierres, diverses marches sur les quais de Seine puis dans un square près de Saint-Michel — jambes et salive épuisés.

Survoltée, j’assaille encore le boyfriend avec le récit de la journée. Il trouve comment m’ôter les piles : en me massant les jambes. Je grogne de plaisir et douleur mêlés, glissant toute douce toute huileuse d’arnica dans un pré-sommeil sans courbatures.

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Samedi 6 juillet

Rêve. J’ai un devoir à rendre avec des réponse sous forme de dessins, mais le temps mais la tâche, ça m’échappe.

La chouine de m’arracher au boyfriend (concomitance de chouine hormonale, je réaliserai dans le train).

Goûter de balletomanes. On se croisait il y a tellement d’années que (hormis IkAubert, que j’ai davantage côtoyée) les retrouvailles ont des allures de rencontre. C’est techniquement vrai pour deux des trois pulls rayés : S. est venue avec ses filles de 9 et 12 ans, dont j’ai peut-être eu vent de l’existence bébés. Pour les adultes, les mères, je mélange pseudos et prénoms, mais je reconnais les visages, retrouve leurs expressions, leur beauté approfondie par les années, plus personnelle, plus elles. On hésite, on commande : mon moelleux à la crème de marron n’est pas très grand mais il est très moelleux, et le thé vert glacé gingembre-citron-menthe me ravit, sans trace de ce goût âcre que donne souvent le thé trop infusé. Je sirote et la boisson et la conversation avec plaisir. Tout le monde est encore fervent balletomane, même si tout le monde ne pratique plus aussi assidûment depuis le Covid, depuis les enfants, depuis l’inflation aussi. Nous connaissons mieux désormais les noms des étoiles qui partent ou sont parties à la retraite, remplacées par les anciens petits jeunes eux-mêmes remplacés par des visages et des noms dont nous avons perdu ou commençons à perdre le fil. IkAubert nous appâte avec des programmes de ballet dont elle voudrait se délester et qu’elle sort de son sac — c’est la ruée vers le passé, les dates sur les tranches décorrelées de mes souvenirs. Les quatre petits cygnes s’envolent pour le Lac à Bastille (la team rayée, rejointe par une cousine) et nous sommes encore trois à discuter trois quarts d’heure sur la place. La prochaine fois, avant dix ans.

Les trois-quarts de l'image sont occupés par un bâtiment noir et se découpe un rectanglee de ciel avec une moitié d'arbre
Géométrie vespérale à Roubaix

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Dimanche 7 juillet

Kinds of Kindness au cinéma.

On me demande le matin en allant voter si je veux bien venir dépouiller. Les résultats de ma circonscription ne devraient pas être trop déprimants, je veux bien. Dans ma tête, je vais dépiauter, pas dépouiller : dépiauter, c’est culinaire, papillote, c’est joyeux ; dépouiller, ça pue la mort, la démocratie n’est pas encore un cadavre à qui on ferait les poches.

À 18h, on installe les tables dans la cantine, on répond à l’appel de nos cartes d’électeurs et c’est parti. On attend. À notre table de quatre, le small talk est apolitique mais citoyen, nous avons des habitués du dépouillage qui se gardent bien de toute référence partisane. Les accrochages de la cantine scolaire divertissent le temps qu’il faut ; j’aime bien les hiboux vert, jaune et rouge où sont accrochées des pinces à linge au nom des enfants. Ma voisine à la beauté aristocratique éthérée est complètement hors sol ; dans l’attente des enveloppes, elle… prie ?

Le départ est difficile, avec deux nuls sur les quatre premières enveloppes,  difficiles à cataloguer. L’enveloppe vide ou avec un papier blanc, c’est facile, mais deux moitiés de bulletin déchirés tombent-elles sous le coup des deux bulletins dans l’enveloppe ou du bulletin déchiré ? Je me sens idiote de ne pas trouver le bon code pour ce bulletin nul, d’avoir à lire toute la liste à voix haute. Je me demande si les gens qui votent nul ont déjà dépouillé ; s’ils ont vu comme c’était laborieux, de catégoriser, agrafer et faire parafer l’anomalie par tous les responsables du bureau de vote. Blanc, je ne dis pas, mais nul ? La seule consolation à ce traitement chronophage est l’inventivité dont ils font parfois preuve.

Deux moitiés de bulletins déchirés et glissés dans la même enveloppe

Le stylo que j’ai attrapé à la dernière minute avant l’oubli est en fin de vie, je suis obligée de crayonner à chaque barre du décompte, sachant que les pointillés imprimés pour guider sont très rapprochés. Ma voisine et moi traçons des bâtons puis on échange au lot suivant, ma voisine ouvre les enveloppes et j’annonce à voix haute les noms pour les messieurs qui sont déjà sur leur feuille parce qu’ils ont aperçu par transparence la couleur ou la mise en page du parti. J’écorche le nom du candidat RN ; Leys comme les chips ? Je dis David Guiraud des dizaines de fois, la table derrière ne dit même plus David, juste : Guiraud, ça pop dans la salle comme si c’était un gazouillis d’oiseau. À la sortie, on se demande si dépouiller a été une diversion éphémère dans une enclave protégée du RN ; en réalité, le soulagement est national.

Ma voisine et moi rentrons d’un même pas. Je laisse affleurer mon étonnement pour les voix RN dans une ville caractérisée par son vivre-ensemble, et la jeune femme perchée me répond dans un rire un peu triste, sans animosité, que ce n’est pas son expérience, qu’elle s’est faite harcelée pendant toute sa scolarité. Je n’en suis pas malheureusement surprise : ses airs surannés de portrait en camée l’auraient désignée comme drôle d’oiseau à parquer dans n’importe quelle cour de récré. L’enfant est un loup pour les zèbres-brebis.

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Lundi 8 juillet

Pourquoi l’envie de faire se mue chez moi en devoir faire ?

Par hasard sur Arte.tv, alors que c’est le dernier jour de (re)diffusion : Le Carré noir, une comédie allemande donc barrée avec Sandra Hüller.

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Mardi 9 juillet

Comme ça, j’ai eu envie de mettre à jour ma blogroll. La page datait de 2017 et j’ai dû télécharger un éditeur de code parce que je n’en avais jamais installé sur cet ordinateur. J’ai Ctrl C, Ctrl V puis tout cassé (Ctrl C, Ctrl V en sens inverse) ; j’ai tâtonné, bidouillé, me suis acharnée au point de ne pas avoir envie de m’arrêter pour déjeuner (ce que j’ai tout de même fait après avoir réalisé que je venais de manger la moitié d’un Babybel familial). J’avais oublié comment ça pouvait obnubiler, de bidouiller du HTML / CSS. Jusqu’à en avoir mal aux yeux, devenir fébrile devant l’écran. J’avais oublié aussi la satisfaction qui en découle, quand ça tombe bien, quand les colonnes sont alignées ou une icône pivote dans le bon sens (en réalité est remplacée par une autre) quand on clique dessus. Dans la foulée, j’ai rétabli les icônes FontAwesome : adieu petits rectangles qui envahissaient discrètement le blog comme des mauvaises herbes. C’est in fine assez inutile, mais très satisfaisant.

J’ai pris conscience que c’était probablement ce qu’essayait de m’expliquer le boyfriend à propos des jeux vidéos « très punitifs » qui l’énervent souvent mais dans lesquels il s’obstine : d’être retardée, la satisfaction n’en devient que plus gratifiante. On a mis beaucoup d’effort dans quelque chose qui ne sert objectivement à rien (une blogroll en 2024, lol), mais je suis d’accord, « c’est très satisfaisant ». Ça m’a même fait beaucoup de bien de m’acharner sur quelque chose de si futile : ça replace l’envie au centre, plutôt que de se focaliser sur un résultat et ce qu’il peut avoir de vain. (L’été est souvent un moment de lutte contre la vacuité, chez moi. J’imagine que ça vient avec la vacance.)

Après dîner, un tour de pâté de maison et du parc Barbieux pour évacuer la fébrilité, puis encore de l’écran pour visionner Written on water, une fiction sur une chorégraphe qui crée une pièce sur le désir. Je l’ai regardée parce qu’Aurélie Dupont y joue, mais c’est la peau et les lignes d’Alexander Jones qui m’ont fascinée (thématique désir, on ne l’a pas choisi pour rien).

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Mercredi 10 juillet

Phase de détestation de soi-même. Attendre que ça passe.

Bouquet de campanules blanches rendues translucides par un soleil de fin de journée

Lu une très belle BD : Au-dedans, de Will McPhail. Qui m’a fait rire au-dehors et placée à la lisière des larmes.

Il y a quelques jours, l’idée de changer de signature a émergée. Comme une mue, laisser la signature adolescente toute barrée-barricadée — imitation de la graphie de ma mère avec le nom de mon père. Au stylo fuchsia, j’ai tenté quelques grigri-gribouillis sur une feuille de brouillon où j’étais en train de lister les livres que je voulais chroniqueter, et avant que j’en ai vraiment pris conscience, une bourrasque d’initiales s’est abattue là-dessus commune nuée de criquets. Je voudrais faire apparaître l’initiale de mon prénom, mais ne sais pas très bien comment l’harmoniser avec l’initiale de mon nom de famille ; je ne les dessine pas dans le même alphabet : la famille est restée dans la graphie scolaire bien déliée tandis que le prénom s’est approprié des fioritures traversées en calligraphie — je découvre d’ailleurs un angle pointu dont je n’avais pas conscience. À un moment, je passe l’initiale familiale en minuscule et je la termine d’un point, comme si l’affaire était réglée : elle ne l’est pas, mais ça m’apaise étrangement.

…Jeudi 11 juillet

Rêve. Nous sommes dans l’appartement de Sanary, des petits taureaux passent dans la chambre, nous nous abritons derrière mon canapé-lit orange renversé, les cornes dépassent quand ils l’embrochent, attention, on se recule, heureusement que ce ne sont pas des adultes, on ne survivrait pas ; ils passent et se stockent sur le balcon. Avant ou après, il se passait autre chose, avec un grand drap rouge que l’on tentait de faire tomber-blouser comme au théâtre dans les pièces de danse contemporaine.

Au réveil, les cornes du taureau se confondent avec les initiales pointues. L’après-midi, je remarque sur la grand place un restaurant qui a presque repris la silhouette de Buffalo Bill.

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Aspirateur superficiel, poussière de-ci de-là, micro-rangement d’une pièce à l’autre, relève de la lessive, séance cardio vidéo sur la terrasse, marche jusqu’au bon pain, jusqu’au supermarché asiatique : je travaille à m’épuiser. Et ça marche, retourné activement contre moi mon énervement se dissipe. Il faut, non pas que je fasse quelque chose, avec un résultat productif, mais que je m’active, que mon corps soit de la partie. Vers 16h30 enfin, je peux ralentir, et j’ai plaisir à lire au soleil, à sentir ma peau caressée et mon corps stocker de la chaleur — l’été est enfin là, pour une journée, dans le ciel et dans ma tête.

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Vendredi 12 juillet

Rêve. Je donne mes premiers cours, ce n’est pas dans le bon bâtiment, je découvre les niveaux, une barre au sol débutants, une barre au sol sportive, j’improvise.

Lors de la séance cardio d’hier, j’ai pris la plupart des options « low impact » proposées pour les débutants, les femmes enceintes et les personnes en surpoids bien que n’étant rien de tout ça, mais j’ai quand même senti mes quadriceps se tétaniser et ce matin, le grand dentelé me donne l’impression d’avoir des moignons d’ailes dans le dos à chaque fois que mes omoplates bougent. Nouvelle séance en évitant toutes les fentes-tueuses-de-cuisses : je découvre les pogo jumps, le nom me ravit.

Il pleut des cordes, ça scintille d’impacts sur la terrasse. L’après-midi se passe en ligne avec Mum à effectuer toutes les réservations pour notre voyage dans la campagne anglaise. Can’t wait to meet Bobby-the-cat dans l’un des cottages AirBnB.

Vers 22h, fringante, j’essaye de créer sur Canva un template de publication pour mon Instagram danse. Grave erreur. Je suis avalée par l’infini des variations, il y a toujours une autre forme, une autre typo, une autre couleur avec laquelle ce serait mieux, et quand je vois l’heure, rien ne change, les formes, les couleurs et les possibles continuent leur danse macabre dans ma tête, dans mon lit.

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Samedi 13 juillet

Rêve. Mon ex se prend une balle de son cousin, mais j’ai quelque part où je dois être alors j’y vais et ce n’est qu’après que je panique, si ça se trouve il n’est pas mort, et la police, je cherche et pianote fébrilement le numéro du commissariat de sa ville, en vain, encore s’efforcer, s’inquiéter, ne pas parvenir. // Cher inconscient, tu l’as déjà tué il y a 11 jours.

Mini feuille de pak chou trop choupie tenue à bout de baguettes
Bébé pak choï

Recette adoptée : tofu au gingembre et pak choï.

Sur la grand-place que j’ai ralliée d’un bon pas, la petite foule familiale est en place pour le feu d’artifice. Ceux des villes moyennes sont maintenant ceux que je préfère ; la musique n’empêche pas d’entendre les explosions, et le spectacle est beau sans que la débauche soit telle qu’on ne puisse plus apprécier quelques fusées individuellement. Roubaix a le bon goût des fusées dorées — et des palmiers fous dont les branches se subdivisent en têtes chercheuses qui s’éteignent après ricochet (on est plus dans la métaphore vidéoludique que végétale). Je découvre au passage qu’il existe tout un lexique des feux d’artifice et que les palmiers sans tronc sont des pivoines ; les saules pleureurs sont bien des saules pleureurs, en revanche. Sur le retour, je prolonge les festivités d’un cornet de glace — industriel, un peu dégueu, mais qui a quand même le goût des vacances.

Comme tous les soirs, j’ai ouvert la fenêtre de la chambre pour aérer avant de dormir. Bien mal m’en a pris. Quand je suis revenue dans la pièce, l’air était irrespirable, empli des fumées de pétards tardifs. J’ai déplié le canapé-lit dans le salon.

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Dimanche 14 juillet

Screenshot de Duolingo
Phrase à traduire en italien : "Qu'a fait le peuple de Paris le quatorze juillet ?"

La colère-restlesness est passée. Calme, les abords de l’eau, moi qui coule paisiblement dans le parc. Il ne reste rien des pétarades de la veille si ce n’est quelques touffes d’herbe ou de macadam brûlé, des bouts de fusées dans l’herbe. Un homme me demande si je suis d’ici, il cherche les jeux pour enfants ; oui (je serais d’ici !), derrière le restaurant. Des petites feuilles vert clair sont apparues sur le pourtour de la caverne formée par un hêtre — j’aime percevoir les transformations silencieuses qui métamorphosent discrètement le parc. Les canards font des bruits de canard en plastique — si ce n’est pas une pensée de citadine. Des enfants leur intiment de se taire, taisez-vous les canards, et hurlent plus fort que cancanneront jamais lesdits canards. Pas moins fort en revanche que les gros muscles qui courent, traînent des pneus et font des roulés-boulés sur la pelouse. Lorsque le gars qui court avec un gros sac sur l’épaule en attrape un second et continue sa course un gros sac sous chaque bras, oscillant comme un personnage de dessin animé, je me revois courant comme une folle avec les deux valises cabine de Mum et moi pour ne pas louper l’Eurostar, le rire me rattrape.

Plaisir à retrouver du plaisir à chroniqueter mes lectures. Plaisir de sentir son corps se gainer jour après jour (narcissisme abdominal). Plaisir à regarder nuages et feuillage après les étirements, à deux doigts de m’endormir sur mon tapis de sport. Plaisir de voir le visage du boyfriend sculpté par la pénombre de la visio et de parler, longuement, de toucher à.

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Lundi 15 juillet

Y’a des jours comme ça, où la première recherche Google du jour, c’est « trajet nerf fémoral » et oui, même si je ne l’avais jamais éprouvé dans cette section, il va jusqu’au bord interne du genou, c’est bien lui que j’ai réveillé en étirant l’ilio-psoas hier. La douleur reflue quand je marche pendant un moment.

Sursaut à la fin de la lecture de ce billet des Carnets de la Grange : c’est toujours étonnant de se découvrir exister chez les autres. Ses extraits de lecture mêlés au récit de son quotidien me donnent envie de rassembler ici les extraits que je dépose sur Twitter et Mastodon.

Hydrangea ? Hortensia japonais ? Les fleurs semblent des papillons qui virevoltent autour d’elles-mêmes, manège de chaises volantes. C’est tout autre chose que j’entreprends de dessiner, un hêtre comme un massif.

Io sono l’amore sur Arte.tv : pour la langue italienne, le charme italien (des Italiens ?) et Tilda Swinton. La métaphore des plaisirs de bouche pour ceux de la chair est à la fois convenue et enivrante, tout comme l’étreinte de la belle bourgeoise et du bon gars de la campagne filmée au ras des épis de blé et des insectes — L’Amant de Lady Chatterley sous des températures plus clémentes (je ne suis pas la seule pour qui le parallèle est évident, même si je suis en revanche complètement passée à côté des références à Vertigo). Comme la scène n’a pas la puissance du livre, j’ai surtout été agacée par ce truc de la femme qui ne peut que recevoir (le corps, le sexe, la semence, le plaisir, la révélation), révélée à elle-même passivement, sur le dos, par un homme, dans le sexe forcément. Ça se finit un peu en eau de boudin, mais eau de boudin fracassante.

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Mardi 16 juillet

Rêve. Il ne faudrait pas, mais l’amoral disparaît dans le désir : sexe avec mon ex, son dos qui contente mes mains et pas loin de ma bouche son sexe dont je n’avais pas ce souvenir, long et fin comme une asperge. Mon écart me traîne à la porte de quelqu’un d’autre (un twittos je crois), qui m’accueille dans son appartement immense, j’abuse, dans un coin ombragé que je n’avais jamais remarqué se tient une table aussi grande que celle de réception où s’attardent quelques amis à lui, c’est estival, l’appartement se confond avec la terrasse, il n’y a plus forcément de toit, on voit loin, toute la Seine en enfilade, jusqu’à la mer tout au fond, je ne savais pas qu’on voyait jusque-là depuis son appartement. // Mon inconscient, cette grosse feignasse d’IA qui a tout repompé sur le film de la veille ! La grande tablée, l’été, la vue imprenable, la scène de sexe… Il a transformé un épi en asperge, piqué une transition issue de Dès que sa bouche fut pleine, deux deepfakes et youpla boum.

La chroniquette sur l’Éloge de la fadeur m’occupe une bonne partie de la journée. D’abord ça me rend guillerette, ça se tient, ça se tisse. Puis plus. J’écris en roue libre, feuillette le livre à la recherche de quelques citations, voudrait rajouter des oublis et la complétude se défait dans la tentation de l’exhaustivité. Écrire ne domestique plus le chaotique, redevient un exercice d’enregistrement vain.

Temps pluvieux, venteux. Lors d’une éclaircie, je sors avec l’intention de me promener ; arrivée au bout de la rue, j’hésite, stationne trente secondes et rebrousse chemin. Le boyfriend me comparera au chat qui met la patte sur le rebord de la fenêtre et décide que, finalement, rien de tel que le bac à chaussettes. Tapis de yoga pour moi, sur lequel je ne fais pas cette fois du yoga mais du cardio.

Le moustique vespéral ne m’aide pas à rétablir une heure décente de coucher. Le rythme 1h-9h est trop bien implanté.

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Mercredi 17 juillet

J’aimerais rencontrer des gens, oui, mais pas nécessairement un gars de 40-50 ans qui fait demi-tour à vélo après m’avoir vue esquisser quelques pas de danse et insiste pour avoir mon numéro après un échange que je pensais bon enfant sur la danse kabyle. Googler Massa Bouchafa pour voir comment danse cette chanteuse dont je n’ai jamais entendu le nom, oui, avec plaisir, essayer de reproduire ses gestes, c’est marrant, mais non, je ne veux pas aller m’asseoir un moment à l’ombre pour mater des vidéos YouTube que je devine très bien sur mon écran. Dire que je me suis soupçonnée de paranoïa narcissique en le soupçonnant de drague. Mon hésitation sur ses intentions a manifestement été interprétée comme une hésitation sur ses avances, et il a mis un moment à reprendre sa route. J’aurais pu couper court en partant, mais je ne voulais pas partir, je voulais que lui parte pour pouvoir finir mon dessin — de cet arbre depuis ce banc. Faut-il vraiment caser une allusion à son couple dès la deuxième phrase pour entamer une discussion sereine avec un homme ?

Carnet de croquis devant le gros hêtre que j'essayais de dessiner
Absolument pas ressemblant, mais j’aime bien quand même

D’un coup, ce qui était procrastiné est décidé : piscine. Les premières longueurs sont difficiles : l’essoufflement est immédiat, lil faut juguler la panique respiratoire, apaiser le souffle, le ralentir, l’allonger. D’une, je passe à deux brasses sous l’eau pour avoir plus de temps pour expirer, puis reviens à une seule, lente, bien articulée, me laissant glisser plus qu’il ne faudrait, mains jointes et pointes de pieds tendues. En me concentrant uniquement sur le geste et la respiration, je peux enchaîner les longueurs. Lorsque les sifflets invitent à sortir du bassin, j’ai nagé 40 minutes et la surprise d’avoir la tête qui tourne en remettant les pieds sur le sol ferme, carrelé. Un qui-sait, assis, boit à grandes goulées une bouteille d’eau remplie de jus de fruit ; du sucre, voilà qui est bien anticipé. Les sèche-cheveux ne marchent plus ou le personnel ne souhaite pas que l’on s’attarde. Vingt minutes de marche pour récupérer ; je suis délicieusement épuisée.

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Après trois ans à batailler, Mum obtient de Foncia le remboursement de la caution de mon appartement parisien. Ils ne pipent mot des quelques milliers d’euros d’intérêts de retard, qui leur vaudront donc des poursuites en justice.

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Jeudi 18 juillet

À ce cours de stretching postural, on ne travaille quasiment que des muscles sur lesquels ne j’ai aucun contrôle, qui ne sont associés à aucune sensation (vous avez une commande au niveau des omoplates, vous ?) ; ça m’énerve vite.
On ne s’énerve pas avec son soi-même, observe la prof.
C’est quand même énervant, je rétorque spontanément, faisant rire mes deux compagnes.

Après avoir tergiversé, je m’offre une glace Meert deux boules. Le chocolat n’est pas corsé du tout, et pourtant fort savoureux ; l’adjectif qui me vient, curieusement, c’est : rond. Ce chocolat est rond. Les mots pour parler de saveurs et de musique restent pour moi un mystère ; le lexique, d’accord, mais comment sait-on si on y associe tous la même saveur ou sonorité ? Il faut entendre, goûter. (Il faudrait probablement juste apprendre.)

Il reste du temps avant la séance ciné, et je constate à quel point il est difficile de trouver un coin agréable où se poser sans consommer dans le centre de Lille. Par agréable, j’entends : ombragé, relativement calme, qui ne sente pas la pisse. La ville ne veut que notre argent.

La bande-annonce n’avait pas menti : Les Fantômes est un bon film. Très bien (sous-)joué par Adam Bessa

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Samedi 20 juillet

Une pièce par jour : c’est le programme ménager, après une longue période d’absentéisme. Miettes, traces de graisse, calcaire sur l’évier, traces sur les plaques (après y être allée avec le dos de la cuillère, j’y vais avec le dos de l’éponge et c’est beaucoup moins inefficace, tant pis pour les rayures), projections sur les meubles, les murs, désincrustation de moucherons muraux, moustiques muraux, un coup de grattounette un coup de torchon, aspirateur, serpillère, plinthes et sol et non, les joints j’en gratte deux, ce sera pour une autre fois. Je comprends mieux pourquoi le grand ménage de printemps a lieu au printemps, et pas en été. Chaud. Mais grande satisfaction ensuite à chaque fois que je passe devant la cuisine : c’est propre, net, espacé, tranquille. Le contraire d’une tâche à faire procrastinée où que l’on pose les yeux.  Comme une promesse de vie qui se reprend en main.

Mes mains justement protestent tout le reste de la journée à chaque fois que je les lave. J’ai mis des gants pourtant, même si l’index droit est troué au niveau de l’ongle. J’ai mis des gants. En latex. Soudain je fais le rapprochement avec les bas autofixants qui me faisaient des plaques rouges à la fin de la (demi-)journée. Allergie.

Le soleil, ça tape : Jésus, amen, Jésus… Jésus, amen, Jésus… ni slamé, ni psalmodié, on dirait un vieux mec sous psychotrope qui essaye de chanter. Une seconde voix, type bourré, bredouille sur des âmes perdues — original pour une chanson à boire. Je ne sais pas s’ils rendent le micro, mais ça se met à ressembler davantage à de la musique. Heureusement, parce que la kermesse catho pousse le son et ça s’entend d’un bout à l’autre du parc Barbieux, pourtant tout en longueur. C’est la même chose en boucle depuis tout à l’heure, non ? demande un ado à sa famille. Maintenant qu’il le dit, on n’entend que Jesus / No life (sur l’air de No Women no Cry ?). Je presse le pas, dans la mesure de la chaleur et des sandales qui me chauffent le talon.

La Petite communiste qui ne souriait jamais. Vidéos de gymnastique. Tisane glacée.

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Dimanche 21 juillet

Rêve. Sur la vidéo Instagram d’un danseur, j’aperçois au fond, près du miroir, une silhouette floue comme sur une caméra de surveillance, en haut de forme. Au mouvement par lequel il glisse son téléphone dans la poche arrière de son téléphone, je suis sûre qu’il s’agit de mon ex. Sur une vidéo Instagram.

Toilettes et salle de bain, le récurage continue. Marche et séance cardio de 15 minutes. Corpus sanus in casa sana.

M. et moi habitons dans deux villes différentes la même allée et rue. Elle vient d’adopter une chatonne : j’assiste à la saison 1 de Poussière, mieux que Netflix !

Araignée du soir, espoir hurlement ravalé en petit cri, Timberland et Sopalin que j’ai ramassé sur lui-même sans le retourner. Elle était juteuse.

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Lundi 22 juillet

Un jour peut-être, je cesserai d’être cette personne qui attend cinq, dix minutes que le cours commence, à quinze se dit que la prof-ostéo a pris un patient en urgence, à seize prend son téléphone et à trente comprend qu’il n’y a personne, que la prof pensait qu’il n’y avait personne. J’aurais dû toquer à la porte du cabinet pour me manifester. Au point où on en est, je me rabats sur le cours suivant et pars chercher à manger : je suis incapable de gérer et la faim et la frustration. Je mange ma colère, remâche le gâchis et digère les 180g de taboulé en serrant les abdos, le cours de stretching postural a commencé.

Découverte du jour : pour que les chevilles soient stables en première, il faut « pousser » vers l’extérieur (si on passe une bande élastique autour des chevilles, contre elle en dégageant à la seconde). Et bien penser à descendre le talon et allonger le pied à mesure qu’on éloigne la jambe dans le dégagé, au lieu de pointer en hauteur, ce qui décale le bassin en faisant lever la hanche. (C’est sûrement opaque pour le profane, je le note pour m’en souvenir.)

On travaille aussi l’en-dehors de l’humérus : c’est comme le fémur, dit la prof — sachant que je ne maîtrise pas plus la rotation du comparé que du comparant. Je penserai à la bayadère qui soulève les bras pour attiser le feu sacré, la sensation correspond à l’amorce de ce port de bras. Si on ajoute du poids dans la hanche opposée au bras qui se lève, une ligne de force traverse le buste — exactement celle dont j’ai besoin dans l’arabesque.

La troisième révélation du cours reste mystérieuse ; je n’ai pas encore mémorisé ni même compris le chemin pour développer la jambe en arabesque plongée et obtenir cette liberté articulaire absolument incroyable qui me fait instantanément retrouver un degré de souplesse que je pensais perdu. Quand j’essaye seule, ça bloque à la hauteur habituelle. Manipulée par la prof, je ris de perdre à moitié l’équilibre ; ça me rappelle les souvenirs joyeux du conservatoire, quand on se « forçait » les arabesques (en réalité un moment de détente où on abandonnait notre jambe sur l’épaule d’une camarade qui faisait office de treuil).

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Retour du mode vener. Je sais ce qu’il me reste à faire : de l’exercice physique. Je passe en accéléré une barre au sol (les exercices assis avec les jambes à 90° me semblent désormais d’une inutile violence) et commence à régler des exercices en musique pour la rentrée. J’identifie ce qui me bloque et me faisais baisser les bras : devoir choisir entre plusieurs options pour un même type d’exercice et ordonner leur succession. Pour contrer ça, je décide de régler des exercices dans le désordre et de me filmer ; je piocherai ensuite  de quoi constituer un cours d’une heure. Retour à l’idée de bibliothèque d’exercices que je voulais constituer au début des vacances, quand il n’était pas encore temps de s’y coller.

Puis se filmer est instructif. Outre la confirmation d’un manque évident de rotation au niveau des cuisses, je note ce qui bouge, lâche ou au contraire ce qui reste surprenamment aligné — utile si jamais je voulais enregistrer des vidéos pour les partager. Mon déroulé du pied paraît relativement pro, mais je me crée un triple menton tout en tension en voulant les apercevoir et je suis incapable de commencer un exercice sans me réajuster mille fois. C’est vrai que tu pattounes, comme un chat, confirme le boyfriend, témoin de mes séances matinales de yoga.

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Lors de notre visio vespérale, il est question entre autres de masculinité et de féminité. Les signes extérieurs de féminité telle qu’elle est valorisée dans notre société patriarchale (minijupes, talons, maquillage), je les ai arborés tant qu’il s’est agi d’un jeu (provoquer les regards, remodeler mon visage pour la ville comme je le faisais pour la scène). Quand se maquiller est devenu un geste automatique à faire avant de sortir de chez soi, comme se brosser les dents, j’ai abandonné. Je ne me sens pas spécialement femme. Je sais que j’en suis une, je n’ai pas de problème de genre, mais ça m’indiffère globalement ; je me pense davantage comme un lutin ou un zébulon, un truc asexué, vaguement enfantin — adulte quand il le faut vraiment. La sensualité, lolilol. J’en dégage pourtant, dixit le boyfriend nécessairement biaisé. Serait-ce ce qui m’a surprise de moi sur les vidéos enregistrées dans l’après-midi, cette espèce de fluidité un peu précieuse qui m’échappe en dehors des exercices ? De fait, les rares fois où je me fais draguer, c’est toujours quand je suis en mouvement, jamais immobile — pas photogénique mais cinétique, on va dire. Ce n’est pourtant pas du tout l’impression que j’ai ou cherche à avoir ; je préfère me penser comme puissante plutôt que féminine. Le boyfriend avait remarqué, oui : j’ai le déplacement dynamique, efficace. N’empêche que transparaît quand même autre chose, selon lui. Ça me semble réducteur. Il argumente contre ma moue : il n’y a pas à opposer puissance et féminité ; il y a aussi une puissance de la féminité. Remuer du croupion comme un tralalalalère clôt le débat.

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Mardi 23 juillet

Je change les draps, lance une machine, récure la douche à mains nues puis avec de nouveaux gants sans latex après un intermède Leclerc, nourrit la poubelle jaune de l’immeuble, étend la machine, fais le rapprochement entre les tickets de caisse accumulés et mon compte en banque, saute d’un verbe d’action à un autre, mi-fatiguée mi-galvanisée.

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Mercredi 24 juillet

Non, les douleurs ponctuelles dans le nerf fémoral gauche ne sont pas bon signe. Oui, un autre nerf s’était mal positionné à droite. Posturologue et spécialisée en danse, l’ostéo passe un bon moment à m’expliquer comment engager un retiré par les ischio-jambiers plutôt par le quadriceps — ce qui, dans la répétition et par extension (monter les escalier, marcher…) cause ledit problème. Remplacer un réflexe de plus de 20 ans par un autre n’est pas une mince affaire. De fait, la gêne revint dès le lendemain.

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Jeudi 25 juillet

Fin du grand schlem ménager. 3 épingles, 1 pince, 1 élastique et quantité indénombrable mais importante de poussière et toiles d’araignée sous le canapé. L’appartement est désormais dans le même état que chez les gens qui font régulièrement le ménage.

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Vendredi 26 juillet

Rêve.  Une autoroute passe désormais derrière la maison de mon arrière-grand-mère et le chemin que seuls les riverains empruntaient est devenu une départementale très fréquentée. Le terrain est triangulé-isolé, vision en hauteur, la maison a fortement perdu de sa valeur, adieu le coin d’arrière-pays tranquille de mon enfance, les cigales remplacées par les voitures. Le dénivelé entre la terrasse et le jardin est devenu un canyon carrelé de motifs géométriques colorés irréguliers, triangles aigus, angles brisés, éclats de couleurs (les mosaïques de mon grand-père ? du MuSaBa ? les murs anti-bruits des autoroutes ?). Au réveil, ces murs hauts empruntent autant aux angles morts labyrinthiques qu’aux tombes des empereurs accompagnés de légions de soldats en terre cuite.

Rêve. C’est un dîner. D’anniversaire, je crois. Du mien, il me semble. Mum veut payer pour tous, mais quand le serveur annonce une somme à six chiffres, elle tique, carte bleue à la main, et rétrograde à la moitié. Je veux recalculer l’addition, des plats à 40€ c’est cher d’accord mais pas au point de valoir le prix d’une maison, 40 x 4, non combien sommes-nous, 40 x 7 + 10 * 3 les entrées les desserts est-ce que l’astérisque est bien prioritaire sur l’addition, je recommence, n’y arrive pas, la calculatrice me donne comme résultat une somme à six chiffres, moindre que celle du serveur, mais tout de même, cela doit être ça, cela ne peut pas être ça, comment de 40 passe-t-on à près de 400 000, l’ordre de grandeur m’échappe. // Mon inconscient aime me faire pianoter en vain sur des boutons, c’est comme au début du mois quand j’essayais d’appeler les secours pour sauver mon ex mourant.

Rêve. Dans le rêve, je me dis que je dois m’en souvenir, et de fait je m’en souviens au réveil, de cette pièce lumineuse avec ses ouvertures de palais et ses trois ornements de pierre, pommes de pin stylisées, évidées, lacis minéral, dont l’une est penchée, cassée. Mais du reste, des autres pièces, du contexte, des enjeux, rien. Rien que la lumière et ces plugs de pierre dressés sur une balustrade, gargouilles abstraites, boules de cristal qu’on accroche en bas des escaliers bourgeois.

Not un rêve. Not le Gorafi. Suite à une attaque sur le réseau SNCF, les TGV ne circulent plus et probablement pas du week-end : from boyfriend H-10 to boyfriend J-3 real quick. Joie envolée devant mon frigo méthodiquement vidé comme un porte-monnaie où l’on prélève pile l’appoint. Puis c’est la valse des rafraîchissements, sans paille mais avec F5, des atermoiements car le train n’est pas annulé, il circule ! avec un retard certes, compris entre 1h30 et 2h tout de même, temps de trajet triplé, reporter à lundi ou tenter, la tête dépitée du boyfriend par anticipation, je tente, sac ou valise, entrerai-je dans le métro, une rame toutes les 9 minutes avec les Lillois qui ne savent pas optimiser l’agencement de leurs corps, ils n’ont pas été entraînés aux grèves du RER C ni même à la 13 en heure de pointe, je juge la trottinette pas repliée et la double-poussette portant un bébé, ça oui, mais aussi un enfant en âge de marcher, pendant que les autres peut-être me jugent avec ma valise cabine que je serre de mes adducteurs pour qu’elle ne roule sur aucun pied, oui j’ai réussi à rentrer. Sur le quai du TGV, je me sers de la poignée comme d’une barre pour faire des relevés. Have you done your calf raises today? 

Au premier arrêt, une cinquantenaire sans gêne (blanche) éjecte une gamine (noire) de sa place sans même attendre que revienne la mère, descendue en vitesse pour remettre un paquet. S’ensuit une altercation à base de bon droit, de racisme et de dignité outrée. Des flics en civil se pointent, posture d’autorité torse bombé, avant-bras sur les sièges : le ton monte. Des agents SNCF les remplacent, parlent à voix très basse à la personne lésée qui en faisait des caisses : désescalade immédiate. Belle démonstration de communication non violente.

Le TGV circule à petite vitesse, ralentit puis s’arrête à Albert, que j’imagine être encore dans le Nord rapport à l’architecture en briques rouges de la gare et de l’église — surmontée d’un improbable dôme doré. Tandis que mon cerveau entonne le générique d’un dessin animé de mon enfance, Albert le cinquième mousquetaire, on m’apprend sur Mastodon que je suis dans la Somme et que cette église, en réalité une basilique, est célèbre depuis la première guerre mondiale.

En 1915, un obus toucha le dôme soutenant la statue, qui s’inclina, mais resta dans un équilibre précaire et impressionnant. Cet événement donna naissance à une légende : « Quand la Vierge d’Albert tombera, la Guerre finira. » disaient poilus et tommies.

Carte postale en noir et blanc de l'église et de la statue suspendue au-dessus du vide

De fait, l’église a été rasée par les bombes en 1918. Right on time. On ne peut pas en dire de même du TGV. 1h, 1h30, 2h, le retard n’en finit plus, mais je reste relativement guillerette, égayée par les commentaires de la cérémonie d’ouverture des J.O. sur Twitter. Twelve points go to France, c’est la même vibe que pour l’Eurovision. J’arrive grosso modo pour Céline Dion. Il aura fallu 3h30 pour faire Lille-Paris, soit environ 5h pour faire Roubaix-Montrouge.

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Dimanche 28 juillet

Zapping pour tenter d’attraper les épreuves de gymnastiques. La télévision ne retransmet pas les épreuves in extenso, seulement un zapping des disciplines où s’illustrent des Français, comme si on ne pouvait pas vouloir suivre un sport sans biais nationaliste. Ce n’est pas beaucoup mieux sur la plateforme france.tv : la rubrique « gymnastique » comporte uniquement le passage à la poutre de Simone Biles.

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Lundi 29 juillet

Rêve. On écope les conséquence d’une magouille entrepreneuriale de mon ex qui n’est plus là. Escape game à la vie à la mort, dans des eaux sauvages de la terre des courants, j’aide un binôme à avancer, ne pas se noyer, ne pas se faire rattraper au milieu des couloirs, casiers de piscine, quelqu’un nous aide à nous exfiltrer et le passage par la prairie, bien sûr, entre les clôtures.

Les anciens programmes de spectacles que j’étais passée chercher chez I. se sont transformés en prétexte à discuter tout l’après-midi devant un thé à la menthe non marocain (Mariage frères) et des cookies sans farine de blé (avec noisettes et pépites de chocolat). Dans la cuisine, tous les accessoires tous sont rouges, toutes les épices rangées dans les mêmes bocaux Rollinger ou Bonne Maman — je pensais que c’était uniquement dans les magazines de décoration ou les AirBnB, où la sédimentation du quotidien n’a pas à être matée. L’appartement dans son ensemble, avec son unique mur de couleur dans des pièces blanches, son rangement au cordeau et sa décoration assortie me fait penser à celui de Mum. Il y a même un monstera. Comme un fait exprès, I. me confie se sentir proche de ce que je raconte de Mum sur ce blog. Et je découvre au cours de la discussion qu’elles partagent un même goût juridique et humain pour les procès. De fait, I. serait impeccable comme témoin tant tout chez elle est narré méticuleusement, dans l’ordre, avec tenants, parenthèses relevant (« ce n’est pas intéressant » ajoute-t-elle aux faits détaillés) et aboutissants. Certaines choses peuvent être passées sous silence, mais pas d’ellipse ou de résumé pour ce qui peut être raconté. J’échappe à l’interro surprise en sortant des toilettes, où sont scotchées les fiches de révision tout aussi méthodiques de sa fille.

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Mardi 30 juillet

Rêve. Je replace les petits êtres figurines que j’abrite sous moi, corps gainé en planche, comme d’autres en rosace autour de moi. Ceux du dessus brûleront dans l’explosion mais protégeront ceux du dessous. Sauf que ce n’est pas une explosion, mais un incendie, je vois le mur en flamme nous sommes enfermés nous allons mourir j’espère que le monoxyde de carbone nous fera perdre connaissance avant de brûler vif, avant la douleur, mais le feu prend tout doucement, comme des braises qui grignotent doucement leur bûche, nous allons mourir oui mais plus tard, plus vieux, nous avons le temps de vivre en attendant, le feu nous rappelle à la joie de nous éprouver vivant quoique/car mortels.

Rêve. J’essaye des vêtements, hésite, ressort du magasin sans avoir tranché, avec tout sur le dos. Le burger qui reste à 22€ même végétarien, non, même s’il est bon, le plat à 17€ non plus, je prends le riz cuisiné à plein de choses à 11€, c’est bon.

Les champs de saisie se sont pré-remplis tels quels…

En visio avec une maman soucieuse d’accompagner au mieux sa fille, que sa prof dit douée pour la danse, je brosse un panorama des écoles supérieures à la wannabe ballet mum. Quand je lui explique que sur mettons deux cents gamines, l’Opéra en sélectionnera une dizaine seulement, lui échappe un ah oui quand même. Eh oui, c’est un peu comme une équipe olympique. On parle morphologie, souplesse, cours particulier et summer intensive. Je lui parle des parcours qui peuvent s’envisager, des CNSM, du CRR de Paris et de Boulogne, et aussi de tous les équivalents de l’Opéra à l’étranger : la Royal Ballet School lui plait bien pour l’inclusivité promue via les photos de son site web, et l’académie Princesse Grace, ça, ça lui vend du rêve ; elle m’arrête en revanche quand je mentionne Palucca ou l’école du ballet de Hamburg, l’Allemagne manque manifestement de paillettes. Je démultiplie les possibles pour qu’elle encourage sa fille à intégrer une formation professionnalisante sans se focaliser uniquement sur l’Opéra — statistiquement, il y a plus de chances de ne pas y être acceptée que de l’être.  Être douée et bosseuse ne suffit pas forcément, et c’est quelque chose de compliqué à (faire) entendre. J’espère y être parvenue, être restée encourageante sans susciter de faux espoirs.

Au dîner, le chirashi est bon mais vite lourd — cette chaleur… À 23h, en revanche, en compulsion, le bol en plastique ressorti bien froid du frigo, c’est divin.

À lire l’autobiographie de Fabienne Verdier après la biographie de Nadia Comaneci, c’est de ça dont j’ai besoin : de persévérance, de discipline qui se confond avec la curiosité et l’entêtement.

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Mercredi 31 juillet

Rien à faire, je regarde le sport avec l’œil de la danse. La compétition, la vitesse, les matchs, les armoires normandes de muscles : bof. Ce qui me réjouit, ce sont les corps maîtrisés, précis et puissants, les corps gainés-galbés arqués en virgules suspendues au-dessus des barres asymétriques comme des signes diacritiques, propulsées dans les airs en double salto tendu (Simone Biles !) ou fendant l’eau dans l’épreuve de plongeon synchronisé (au premier coup d’œil, le boyfriend me prévient que cette fois-ci, c’est du plongeon en solo, la seconde chinoise disparue derrière sa coéquipière).

Incapable de me lancer dans une activité qui exige une quelconque concentration comme de prendre plaisir à ne rien faire ou pas grand-chose, je m’enferme dans une humeur massacrante. Verrouillage hormonal activé. Contre ça, lire et suer il n’y a que ça de vrai, faire une course, gesticuler, s’étirer jusqu’à se prendre soi-même au piège au jeu et régler quelques exercices pour une future barre. La sueur s’ajoute à l’anti-moustique, à la crème solaire et aux 30°.

Un ami du boyfriend passe dîner, ça cause conflit israélo-palestinien et prénoms de son futur enfant. Les débats animent le boyfriend, de l’intérieur, visage éclairé, marré, je l’observe très séduisant depuis ma position de tiers, sans avoir à le faire à la dérobée, en me dédoublant-dédouanant de ma position d’interlocutrice qui est mienne lorsque nous ne sommes que tous les deux. On devrait inviter P. plus souvent, rit-il en fin de soirée, bien après le départ de P.,  alors que le canapé est redevenu lit.

Juin 2024, journal

Samedi 1er juin

Remplaçante de remplaçante, je donne un cours one-shot avec les élèves de première année, à tâtons. Un radiateur grille-pain tente de faire monter les 17° du studio ; les élèves se stockent devant à leur arrivée. Autant dire qu’on a arpenté la salle à coup de grands pas glissés et sautillés avant de se mettre à la barre.  Ah, vous n’avez pas encore vu les dégagés derrière ? Et vous les faites face à la barre ? Alors, on va les faire devant et côté face à la barre ! Arrivés au milieu, je commence à les trouver chou, alors qu’on s’entraîne aux triplettes tous ensemble dans un grand cercle. Les sautillés rencontrent toujours un franc succès ; j’ajoute au bout deux petits tours en piétinant sur soi pour travailler la tête des tours, comme me l’a appris ma tutrice : ils n’ont jamais fait ça et s’en sortent très bien !

La seconde heure est occupée par un atelier sur la pantomime. On apprend quelques gestes ensemble et on sous-titre un passage vidéo pour qu’ils puissent ensuite inventer leurs propres histories par petits groupes. Ils se trucident à tout va, et semblent adorer ça. Comme ils ressuscitent facilement, je n’y vois pas d’inconvénient. À la question finale de savoir quel était le meilleur mime, je me garde bien de répondre, même si j’ai un faible pour le résumé éclair du Lac des cygnes avec princesse des cygnes, promesse d’amour, mariage et trahison.

Je leur souhaite un bon week-end et les enfants me demandent si ce sera moi la semaine prochaine — non — ou l’année prochaine, alors, est-ce que j’ai les deuxième année ? — non, non plus — mais est-ce que c’est moi qui choisit, qui ne veut pas être là l’année prochaine ? — non, je reviendrais avec plaisir, mais ce n’est pas moi qui décide, je ne suis que remplaçante — deux secondes de déception et ils sont en week-end.

Une fois le studio vidé, j’aperçois devant le radiateur grille-pain un sweat et un livre éventré par une lecture interrompue — tiens, les enfants d’aujourd’hui lisent encore les aventures des orphelins Baudelaire. Je ramène ces objets trouvés à l’orée du vestiaire, des mains s’en emparent, le livre était ouvert page 52, je précise. En repartant vers le studio, j’entends une petite voix s’exclamer « Elle est trop sympa » et mon petit cœur les trouve, eux, trop sympas.

L’après-midi, le remplacement concerne une classe de fin de deuxième cycle que j’ai déjà eu une fois — un bon groupe bosseur. J’entends mal un prénom et déclenche les rires en répétant, un peu incrédule, Huguette ? (Depuis que j’ai croisé des Lucien et Lucienne parmi les plus jeunes, je ne suis plus sûre de rien.) Huguette qui n’est donc pas Huguette le prend bien, elle serait capable d’en faire une running joke.

La fin du cours technique est joyeuse, un peu bordélique, avec des piqués sur une musique électro et un grand pas en manège qu’elles n’ont pas l’habitude de faire. Elles commencent à fatiguer alors je les rassure, il n’y a qu’un seul pas un peu difficile dans cet exo, dont je commence la démo : pas de valse en tournant… pas de valse… posé tour développé seconde… Ah bah, il est là ! s’exclame une élève. Le pas un peu difficile. Elles ne l’ont jamais travaillé, mais plus de peur que de problème, elles s’en sortent pas mal du tout. L’une d’elles restent même suspendue la jambe en l’air, surprise par son propre équilibre (j’adore ces moments).

On passe ensuite au travail des variations pour leur examen, et qu’est-ce que j’aime ce travail individuel d’accompagnement ! Les personnalités ont toute la place de se développer, et les difficultés propres à chacune mettent en évidence la cohérence d’une organisation corporelle qu’on ne faisait qu’apercevoir par bribes lors du cours collectif. J’embête chacune sur un terrain différent : monter sur la pointe et pas la carre pour L., trouver davantage de rotation dans tous les mouvements pour A., mettre moins de tension pour É. qui en finit avec le pied légèrement en serpette, définir le trajet des bras pour V., les habiter davantage pour L. et relever les yeux, pardi ! Son regard la déséquilibre, je ne la lâche pas, mais je mets du temps à comprendre qu’elle ne regarde pas tant par terre qu’en elle-même. C’est sur le trajet du retour que je le comprends : « Mais je regarde quoi, du coup ? » Elle demande quoi et pas : regard fovéal et non périphérique. J’aurais dû lui dire que c’est comme quand on attend quelqu’un sur le quai d’une gare : on ne scrute aucun point précis, mais on balaye l’espace pour y voir surgir ce quelqu’un.

Pendant la majeure partie du cours, A. semble sur la défensive quand je tente de lui donner des corrections… et se détend quand je lui suggère d’aborder sa variation d’examen avant la même présence folle qu’elle avait sur scène pendant le spectacle. À la fin des trois heures que nous passons ensemble, je sens qu’elle reçoit mes corrections non plus comme une critique, mais comme une tentative de ma part pour l’aider. Le dialogue est ouvert quand je lui explique que j’ai le même défaut qu’elle, les jambes arquées pour avoir forcé l’en-dehors sans la rotation adéquate, mais qu’on peut rééduquer ça avec de la patience, et que ça soulagera probablement son psoas douloureux (c’est de là que s’est engagée la discussion). Sans avoir la même morphologie ni le même caractère qu’A., je me suis un peu retrouvée en elle, dans l’impasse de progression où elle va vite se trouver, à être solide techniquement, solaire sur scène, mais mal placée, presque en-dedans à force de sous-exploiter son en-dehors. Est-ce donc ça, devenir professeur, tenter de donner aux élèves ce dont on a manqué, pour les voir briller ? Et s’en trouver nourri dans le même mouvement, comme si une réparation s’opérait ? J’ai l’impression de retrouver l’élan de mes années de conservatoire, non par procuration, mais par imprégnation, en étant à une autre place avec elles, mais dans la même vitalité.

Les dernières minutes s’éparpillent en étirements, rangement, conversation, au milieu de quoi L. me dit avoir adoré le cours, c’était génial — mais c’est vous qui êtes géniales, bordel, je ne dis pas bordel, je ne dis pas non plus le début, ça me surprend toujours autant que ça me ravit. Foncièrement heureuse avec le sentiment d’être à ma place, je traîne mes courbatures précoces à toute allure sous la douche puis à l’Opéra de Lille, où je renoue avec mon ancienne vie de balletomane-mélomane en assistant à la générale de La Chauve-Souris. Il n’y a personne pour poser une main sur mon genou pendant la représentation, mais il y a le velours des fauteuils, l’orchestre qui s’accorde, l’obscurité vivante de la salle, l’inventivité folle, follement joyeuse, de la mise en scène et, parmi les figurants, une danseuse croisée au cours la semaine passée.

Euphorie peu avant minuit, lorsqu’en discutant avec une ancienne camarade récemment diplômée, j’entrevois une solution possible pour ménager la chèvre et le chou (conservatoire et école privée) sans avoir à me dupliquer le samedi matin à la rentrée prochaine, ni à me dédire et mettre quiconque dans la panade. Dans cette perspective, je lui cède des cours plus rémunérateurs et récupère des cours moins éloignés de chez moi, sans éveil-initiation (l’idée de faire 1h20 de trajet pour me trouver à 9h face à 18 petits monstres me terrifiait un peu —dix-huit dans un studio de danse !). J’espère que ça pourra se faire, je sens à ce que ça dénoue en mois que c’est ce qui me conviendrait. Le sentiment de libération est tel que j’ai du mal à trouver le sommeil.

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Dimanche 2 juin

Rêve. Je me réveille (dans mon rêve ?) au moment où je me faisais draguer par Gaspard Ulliel. Je prends un car pour Saint-Rémy-lès-Chevreuse et, une fois dedans, ne parviens plus à me souvenir pourquoi… une histoire de remboursement lié à des transports… à une journée à Disneyland ? La gare ferroviaire et routière de Saint-Rémy a tellement changé, presque méconnaissable ainsi modernisée en espace souterrain ATM avec des portes coulissantes et des boutiques — dont une un peu tarabiscotée de matériel d’art et produits culturels. Il n’y a pas le DVD que je cherche, mais des pinceaux de calligraphie chinoise qui m’inspirent des usages érotiques, calligraphier sur le ventre avec les sécrétions transparentes récupérées un peu plus bas.

Du Preljocaj à la télé ! Je regarde Mythologies assise sur mon coussin jaune, par terre, comme un enfant au milieu de ses camardes, mais seule, adulte, simplement parce que je regarde si peu la télé qu’elle est éloignée du canapé jusqu’à l’autre mur. Ça me suffit généralement pour bitcher d’un œil distrait, mais là je veux voir, les gestes, les corps, la chorégraphie, j’ai besoin de me rapprocher, de rester assise, attentive, au milieu de la pièce sur mon coussin jaune, radeau d’enfance, de jeune adulte, depuis lequel je renoue avec ce plaisir un peu oublié de spectatrice — recevoir les images, s’en étonner, interpréter et changer d’hypothèse à mesure que les indices et les tableaux fluctuent.

Mauvaises herbes ou terrasse fleurie ?

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Lundi 3 juin

Une nouvelle fois, je me retrouve seule à un cours collectif, qui devient de facto un cours particulier. Cette fois-ci, c’est le cours de stretching postural et on travaille sur l’arabesque. La prof m’asticote puis, tenant ma jambe pour que je me concentre uniquement sur le buste, m’enjoint de me regarder dans le miroir : ce n’est pas une belle arabesque, ça ? De fait, c’est une belle arabesque, avec un dos joliment creusé que je ne m’étais jamais vu. Mon corps en est donc capable ; reste à en devenir moi capable, et à pouvoir reproduire la torsion qui me manquait au niveau des côtés. Je ne sais pas si la connexion neuronale-musculaire n’a jamais été établie ou si elle a seulement été « débranchée » suite à la hernie discale, mais il me faut le cours entier (et une manipulation pour détendre le carré des lombes, complètement réfractaire) pour convoquer le mouvement. Je n’y réussis qu’à grande peine, devant sans cesse lutter contre des mouvements parasites (décalage des côtés, rotation des épaules…), alors que la prof tourne à ce niveau aussi facilement que pour faire des non de la tête.

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Mardi 4 juin

Rêve. Je retrouve mon ex qui n’est pas ex, nous n’avons pas formellement rompu quoique cela fasse quatre, cinq mois que nous ne nous sommes pas vus, lui avec sa copine, moi avec le boyfriend. Il me fait visiter sa cuisine refaite, la salle de bain aussi, nickel, équipé, ça pue l’argent, la manière dont il en fait étalage, très arriviste, montre argentée au poignet, j’ai décidément changé de vie par rapport à lui. Nous nous essayons à fricoter, nous embrasser, mais ça ne prend pas, il ferait mieux de retrouver sa copine, factuellement, car je n’éprouve aucune jalousie, rien, il a cessé d’avoir une emprise affective sur moi, il faudrait seulement acter ce qui a cessé d’exister. // Bravo mon inconscient d’arriver à cette conclusion trois-quatre ans plus tard.

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Les maisons de Roubaix et des environs ont souvent des fenêtres arrondies en haut, l’arche soulignée par des briques de couleur. En bus, j’aperçois un immeuble plus récent que ces maisons typiques, où les fenêtres tout ce qu’il y a de plus rectangulaires sont surmontées par un petit arc de briques plus claires, sans autre soubassement que la tradition : les fenêtres ont des sourcils ! Il a suffi d’un décalage de vingt centimètres entre la fenêtre et son arche pour que s’y glisse cette poésie.

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On m’a donné rendez-vous au centre sportif Domyos pour d’éventuels cours de danse. Le lieu est une espèce de dystopie commerciale new age : on rentre dans un espace typer hangar avec d’un côté une cafétéria et l’entrée au club de sport, de l’autre un espace boutique non délimité, comme en libre service. Une femme se plante devant une caisse automatique, paye son dû, repart, pas de temps à perdre, pas de vigile ; les gens circulent là-dedans en sachant où ils vont, comme des voitures autonomes. Tous en legging : des clones en combinaison. Je me demande un peu ce que je fais là dans mon pantalon noir à pinces, i.e. le pantalon un peu informe que j’enfile comme un jogging un peu moins crasseux, un peu plus passe-partout — sauf ici, donc, où il est tout sauf neutre.

La prof avec qui j’ai rendez-vous me fait passer par une porte réservée aux collaborateurs et, après avoir traversé un espace de co-working dans lequel ça co-work chill, me fait découvrir la salle de danse, avec miroirs, sans barres. Je comprends immédiatement pourquoi la salle est utilisée pour les cours de yoga : la longueur qui fait face aux miroirs est entièrement vitrée et donne sur un plan d’eau artificiel, au-delà duquel quelques personnes baguenaudent sur des bancs et tables de pique-nique — une aire d’autoroute sans le passage des voitures. Le studio, très silencieux, est en soi apaisant. On y passe près d’une heure ou deux à discuter de ce qu’on pourrait y faire, de nos parcours, de comment on envisage les choses. C’est tellement autre chose qu’un entretien d’embauche, d’être sur un plan d’égalité, même s’il y a asymétrie. J’espère qu’on réussira à faire des choses ensemble ; il me plairait de revoir cette personne et de travailler avec elle.

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Mercredi 5 juin

C’est l’anarchie. Les enfants m’ont demandé si on pouvait réviser l’examen,  et les sentant un peu inquiets, j’ai fait l’erreur de dire oui. Je ne maîtrise plus rien. Ce n’est pas moi qui ai réglé les exercices, je ne les connais pas, et eux… les connaissent mieux les uns que les autres. À chaque fois que je demande à un élève de faire la démonstration de l’exercice avec les comptes (pour que le pianiste, qui n’est pas plus dans la confidence que moi, ait une idée de quoi jouer), c’est la foire d’empoigne : t’as oublié un dégagé, non on a changé mardi dernier, n’importe quoi t’étais pas là, en fait jeudi… Je m’emploie à les faire revenir à un silence plus fécond, sans avoir la présence d’esprit de revenir au cours que j’ai préparé et d’imposer ce dont j’ai la maîtrise. N’ayant pas l’initiative, je n’ai pas non plus le dernier mot. Tout le cours en devient laborieux, même quand la démonstration fait l’unanimité. Je réussis quand même à leur faire améliorer leurs pas de valse en tournant,  leur faisant répéter jusqu’à ce qu’ils passent en brossant par la première position, jusque-là escamotée. Ils pourraient progresser tellement plus vite s’ils n’étaient pas si dissipés ! Et avoir du plaisir à danser, au lieu d’être coincés dans ces temps de discipline inter-exercices. Un petit garçon très calme affiche un visage ostensiblement blasé par la situation ; je sais que je lui fais défaut.

L’agacement grandissant, je dois me retenir de rabrouer cette petite fille avec des facilités incroyables qui vient me trouver pour une fois de plus se lamenter qu’elle n’y arrive pas, alors qu’elle y arrive très bien, une fois sur deux, certes, mais c’est un pas nouveau, c’est normal. Son caractère geignard a tendance à m’exaspérer ; je dois me rappeler que c’est juste une petite fille en mal d’attention, juste une petite fille avec un besoin immense d’attention, auquel je ne peux ni entièrement céder (outre que ce ne serait pas lui rendre service, c’est pas possible avec le reste de la classe) ni tourner le dos. C’est là que je vois un manque crucial dans la formation : des notions de psychologie, pour savoir comment gérer certains comportements et quels comportements soi-même adopter, qui puissent réellement aider les enfants.

À la pause, une autre enfant demande à me parler : d’autres élèves ont mal parlé d’elle dans son dos pendant le cours. Une copine la rejoint, puis une autre et bientôt nous sommes un petit groupe dans le coin de la salle. Je les écoute attentivement, reçois leur parole, mais n’ayant rien entendu moi-même, ne veux évidemment pas prendre parti. J’ai en revanche ma responsabilité dans le bazar du cours ; je n’ai pas réussi à maintenir un cadre tel que ces commérages aient été impossibles pendant le temps du cours. J’apprends au passage que c’est le bazar chez moi et chez l’autre jeune prof, mais pas chez la doyenne, dont ils ont peur. On fait quoi alors ? On ne va quand même pas régner par la terreur…

D’un coup, la parole se libère. Une jeune fille me raconte : elle s’est fait crier dessus une fois et n’est pas revenue au cours la semaine suivante car elle en avait mal au ventre ; une autre : quand cette prof passe auprès de chaque élève pour corriger une posture, elle la saute systématiquement (et cette enfant qui n’a pas un corps particulièrement arrangeant se doute bien que ce n’est pas parce que sa posture est juste à chaque fois) ; une autre : elle m’a donné une seule correction depuis le début de l’année (être ignoré en cours est à la longue d’une grande violence ; je le sais et fais de mon mieux pour quand même établir un lien avec les élèves à qui je ne trouve pas spontanément quelque chose à dire)… Me voilà bien embarrassée : je connais cette professeure, ai moi-même suivi ses cours et sais d’expérience comment on peut être affecté par ses sautes d’humeur. Et je suis adulte, je sais que son ton parfois cassant n’est pas dirigé contre moi ni contre personne en particulier. Il résulte seulement d’une intense fatigue : en l’absence de la directrice, elle gère toute l’école à bout de bras. C’est globalement grâce à elle si les cours ont lieu… mais à peu près tout le monde se prend son stress en pleine tronche à peu près tout le temps.

Que faire dans un cas si contraire ? Dans l’immédiat, passer au cours du culture chorégraphique. La descente des Ombres rencontre un beau succès, les enfants veulent recommencer encore et encore… pour être devant, certes. Ça se chamaille dans la colonne avant que la musique commence, puis tous jouent le jeu et ils sont beaux, appliqués dans leurs arabesques de guingois et leurs ports de bras inspirés. À la fin de la séance, il y a une belle harmonie et synchronicité dans ce corps de ballet houleux… Certains veulent faire un dernier tour de manège, c’est d’accord mais seulement ceux qui veulent, c’est un peu dur pour les jambes à force. On me répond que c’est surtout les bras. Le petit garçon, lui, confirme que ce sont les jambes, mais il veut quand même le refaire une dernière fois — ça me rassure sur sa mine que je pensais triste et qui n’est simplement pas souriante. Ça ne sert à rien de sourire, lance-t-il à une camarade en rangeant ses affaires. Et de décocher un sourire comme s’il faisait la grimace.

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Jeudi 6 juin

C’est curieux comme je comprends assez rapidement ce qui cloche pour certains élèves, mais sèche pour d’autres — et presque toujours les mêmes, comme si je loupais quelque chose dans leur organisation posturale. Je vois que ça part de traviole, sans réussir à trouver quoi actionner pour rectifier le tour ou l’enchaînement. Ça me donne envie de m’excuser, ils ne méritent pas une prof en carton. Puis je montre à une autre élève comment anticiper et soutenir le mouvement avec les bras, et son entrelacé s’en trouve immédiatement métamorphosé. Je pressens qu’il va falloir se méfier de cet effet d’immédiateté si satisfaisant en tant que professeur, et ne pas lâcher l’affaire avec les autres.

J’ai aussi corrigé deux postures d’arabesque… défaut très similaire à celui qu’on m’a corrigé cette semaine. Combien de choses ne vois-je pas parce que je ne les ai pas bien incorporées ?

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Vendredi 7 juin

Mon visage est une soupe où tombent des cheveux blancs. Leur présence loufoque m’amuse, ils ne savent pas se tenir et zébulonnent. J’en ai découvert de nouveaux aujourd’hui et j’ai compris que, si je les aime bien, c’est parce que j’ai l’impression qu’ils se surajoutent aux autres, comme les années à ma petite existence. Tant que c’est en plus, ça me va. Mais si je songe que c’est à la place de, que ce sont des cheveux qui ont perdu leur couleur, et qu’à force, je pourrais perdre ma couleur, comme on perd le fil de son identité, alors là j’aime beaucoup moins les cheveux blancs. Alors je n’y songe pas, et je chéris mes cheveux blancs qui ne sont pas blancs, d’ailleurs, mais argentés. Châtain avec des rehauts en fil d’argent, c’est chic, non ?

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Samedi 8 juin

La lumière qui dessine au sol la vitre par laquelle elle passe

Rêve. Le boyfriend a changé de corps, mince-fuselé, je sens ses crêtes iliaques contre moi, ses os, ça me plaît. Il a aussi changé de tête ; lui sur moi, je n’avais pas remarqué. Il me charrie : je croyais que tu n’aimais pas les blonds. C’est vrai, bon, ça ne se voit pas trop. J’aime son nouveau corps, dans lequel il n’éprouve pas de douleur, c’est la première fois qu’il parvient à le revêtir dans le désir. Je crains pourtant de regretter son ancien corps, douillet et douloureux, c’est que j’y suis attachée à son ancien corps, même s’il est moins proportionné, moins directement excitant peut-être, j’y suis attachée à son corps que je connais, je l’aime — mais comment puis-je regretter un corps qui lui procure de la douleur ?

Rose blanche en gros plan, avec la lumière qui passe à travers ses pétales

Le grand beau ciel bleu ne devrait le rester qu’une heure ou deux alors je file au parc Barbieux sans même me doucher. Les pâquerettes ne sont pas encore réveillées, j’avais oublié que, comme d’autres fleurs, elles se recroquevillaient dans la rosée (je les préfère ainsi, délicates plutôt qu’immuables). Je reste sur la rive ensoleillée puis dans l’arène du mini-amphithéâtre, bordé par un olivier, où je ne m’étais encore jamais vraiment attardée. Évidemment, je fais un manège de piqués pour prendre possession des lieux (évidemment). Un buisson de fleurs me happe pendant un moment, j’essaye de photographier la douceur translucide des pétales, traversée en pleine ombre par le soleil ; quand je me retourne, quelqu’un a libéré la Palestine en lettres de couleurs, sur une marche dont je n’avais perçu que l’aspect minéral. Je n’ai vu ni senti personne passer. À quelques pas de cette troublante manifestation colorée, je bouquine un improbable essai poétique, militant, jusqu’à ce que s’avancent les nuages annoncés. Une voix impérieuse gueule près du pont en contrebas, photo ou poisson, je ne distingue pas, les deux sont également probables et improbables, le coin est photogénique et traversé d’un cours d’eau artificiel — à la répétition, je comprends que ça a mordu, ça canne à pêche dans l’étang.

Le plan d'eau qui scintille entre les arbres

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Dimanche 9 juin

Dans mon bureau de vote, une femme de mon âge, habillée elle aussi en robe T-shirt noir (moi avec un sweat, elle avec un joli bijou fantaisie et une poussette), prend les deux mêmes bulletins de vote qu’il y a, pré-pliés, dans mon sac. Moi seule est happée par ce jumelage secret, aucun lien ne s’établit, je finis mon origami de A6 à A7 seule dans l’isoloir.

Deux photos d'ado collées à même les briques pour une expo en plein air
Expo Regarde Roubaix

Mon quota journalier d’énergie décisionnelle a été aspiré dès le matin par le départage entre les deux listes de gauche ; je passe ainsi le début de l’après-midi à hésiter en boucle entre profiter du soleil et profiter d’une réduction sur les billets pour aller voir Secrets du ballet. Une demie-heure après n’avoir rien décidé au parc Barbieux, le soleil commence à se voiler — le non-choix n’est jamais un bon choix. Heureusement, le narrateur de mon roman mange une pomme, et ça me déclenche une envie de pomme aussi puissante que si c’était un mi-cuit au chocolat : en quartiers croquants trempés dans du peanut butter, c’est extatique. Le dîner bâclé pour finir le tofu soyeux et les résultats de l’élection, beaucoup moins. Les trois derniers épisodes de Derry Girls me font sourire et renouer avec l’espoir historique.

Nouvelle recette : mieux qu’un polanski, une polantarte, aka ratatouille sur lit de polenta.

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Lundi 10 juin 

Aujourd’hui, au menu du cours de posture, la rotation de la hanche et l’engagement du couturier dans le retiré… ce qui m’a ensuite permis, pour la première fois de ma vie, de trouver la sensation de reculer pour mieux avancer-rotationner-présenter la jambe développée en quatrième devant dans la jambe sur la barre. Le tout en débriefant-bitchant avec une camarade de la formation. Ça me met la patate pour la journée.

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Mum m’a mis en copie de son dernier mail à Foncia qui, trois ans après avoir récupéré les clés de mon appart parisien, n’a toujours pas rendu la totalité de la caution. Ils prétendent n’avoir pas récupéré le dernier relevé de charges… ce qui ne les a pas empêchés de clôturer mon dossier. J’imagine qu’ils arnaquent souvent les gens comme ça. Sauf que le gens, ici, a une maman juriste, ascendant pitbull. Extrait de son dernier mail : « Votre politique est l’inertie mais sachez que je n’abandonne jamais. » Je la connais depuis 35 ans, les gars, ce n’est pas du bluff. Je serais vous, je rendrais le pognon fissa.

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En ouvrant le sachet de gyozas pourtant surgelés, je suis assaillie par l’odeur de la viande. L’agression se répète les jours suivants à chaque fois que j’ouvre le congélateur, alors que l’odeur de la viande en train de cuire reste généralement alléchante pour la végétarienne que je suis devenue. Puis l’arôme fruits rouges du bonbon Kréma avalé par le boyfriend se diffuse autour de lui avec la même intensité que si c’était le nuage d’une cigarette électronique, et alors je fais le rapprochement (qui ne passe pas par la gélatine de porc) : à l’approche des règles, mon odorat est bizarrement décuplé — timing parfait pour profiter pleinement de l’odeur dégueulasse du sang…

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Mardi 11 juin

Tiens, si on regardait The Fabelmans ? Le boyfriend n’aime pas trop Spielberg, mais il veut bien tenter. Le film est tellement plan-plan, tellement américain, que j’attends que quelque chose d’autre que le petit train du gamin déraille. Mais toujours rien au bout de 25 minutes, le héros est désespérément sur les rails d’une carrière au cinéma. C’est tellement mauvais que je prélève quelques carottes dans le reste de la timeline et c’est tout vu, on arrête là les frais. Pour ne pas rester sur un échec, le boyfriend lance le premier épisode de The Office : c’est un second échec.

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Mercredi 12 juin

Un petit garçon du cours de danse est victime de harcèlement de la part de trois de ses camarades — l’affaire a éclatée samedi dernier. Le directeur du conservatoire passe faire une intervention auprès des élèves. Très calmement, sans identifier personne, il rappelle la définition du harcèlement, insiste sur le caractère répétitif  de cette violence — s’il s’agissait d’une seule occurrence, son auteur pourrait ne pas s’en rendre compte, pourrait faire une blague, par exemple — expose les peines prévues par la loi, et réinscrit son intervention dans un cadre bien plus large qu’un rappel d’autorité. Il explique comment se situer au sein du groupe, que la compétition c’est avec soi-même mais pas avec les autres, qu’on grandit soi artistiquement et humainement avec les autres, en s’entre-aidant. Malgré son costume qui tire aux entournures, il est assis par terre avec les enfants, en cercle, prend son temps pour bien se faire comprendre, sollicite et répond aux questions. Il fait ça très bien, j’en prends note au cas où ce genre de recadrage m’échoirait un jour. Pendant qu’il parle, je regarde les élèves, que je n’ai jamais vu aussi attentifs, je scrute les attitudes et les regards. On m’a communiqué des noms en aparté, et l’une des bullies regarde ses chaussons pendant la majeure partie de l’intervention — j’imagine que le message est passé. J’ai du mal ensuite, à l’encourager autant que les autres élèves pendant le cours.

Le cours reprend, les conversations avec : je n’ai vraiment aucune autorité, ni naturelle ni artificielle. À la fin M., une élève que je ne reverrai pas (le groupe a examen la semaine prochaine et elle sera partie en vacances la semaine d’après) me demande si je veux bien lui écrire un petit mot dans son cahier en souvenir. Oui, bien sûr, si ça peut lui faire plaisir. Mais aussitôt, quoi écrire ? Je me lance, deux autres élèves par-dessus mon épaule s’étonnent de mon écriture — j’avais oublié l’effet que produit une cursive fine et régulière sur mon prochain (ça et le stylo-feutre fuchsia, me revoilà collégienne). M. remercie, sort de la salle puis revient : elle a été contente de m’avoir comme professeur — et moi comme élève ! — est-ce qu’elle peut avoir un câlin ?

Un bel été pour M., belle danseuse à la fois discrète et solaire.
Toï toï toï pour tes examens et au plaisir de te revoir danser sur scène l’année prochaine. 

Pas sûre que ce soit éthique et responsable, comme disent les vrais profs de l’Éducation nationale. Je n’ai pas été briefée sur le harcèlement et les petits mots dans le cahier.

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Je suis contente de découvrir Tenet en streaming avec le boyfriend pour qui c’est un second visionnage : on peut appuyer sur pause quand le besoin s’en fait sentir et débriefer de ce qu’on a vu à l’aune de ce qu’il revoit. Le boyfriend m’avait prévenu que c’était difficile à suivre et je craignais de m’énerver en quête de sens, mais c’était sans compter sur l’excitation que les paradoxes temporels génèrent chez moi. Ces films ne manquent pas de sens, jamais, tout au plus en ont-ils trop : trop de sens de lecture et relecture, d’hypothèses et interprétations possibles. Ça me va, le surplus de sens, je gère beaucoup mieux que la vacuité de son absence, surtout quand on a des failles dans lesquels le balancer — ce qui échappe se met aisément sur le compte du paradoxe, je l’admets bien plus volontiers. Bref, j’ai kiffé. Et la poésie des oiseaux qui s’envolent à rebours dans le monde à entropie inversée…

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Jeudi 13 juin

Après une journée de YouTube politique :

— C’est la sénatrice, là…
— … celle qui fait exploser les têtes.
— Ah mais oui !

Les souvenirs reviennent peu à peu tandis que nous commençons la saison 4 de The Boys.

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Le boyfriend est d’humeur indienne, ce qui est assez rare pour commander : je découvre ainsi le saag paneer, au goût plus riche (et épicé) que le palak paneer que je pensais retrouver. Apparemment, la crème y est optionnelle et les épinards peuvent être mêlés à d’autres types de légumes verts tels que des feuilles de moutarde. Je me régale aussi de la touche à peine perceptible mais umamiesque qu’apporte l’eau de rose à mon naan kashmiri, qui en devient un dessert.

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Vendredi 14 juin 

Rêve. La directrice de l’école de danse avec qui j’ai une entente pour la rentrée prochaine m’annonçait que, finalement, il n’y aurait que 5h de cours sur la dizaine prévue ; les autres, ce serait l’encadrement de la partie gymnase, nettement moins rémunérées. Je peste de m’être fait avoir, mais décline et y trouve finalement mon compte : ça libère le jeudi pour des cours à Domyos, cette fois-ci actés. Je me suis réveillée presque déçue que cet arrangement n’ait pas eu lieu.

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Samedi 15 juin

Le boyfriend m’emmène à ma première manifestation. Il y a du monde, mais pas trop, pas au point d’avoir peur de la foule, de fait plutôt familiale. Après avoir piétiné pendant une heure de discours (je me distrais en cherchant la créativité dans les pancartes), on se met en marche. À tout moment, des gens rallient ou quittent le cortège, reviennent avec une bière trop chère, rejoignent une connaissance. C’est un peu comme une promenade du dimanche, avec vraiment beaucoup de monde qui fait sa promenade du dimanche en même temps, un samedi, au milieu de la rue, avec des drapeaux qu’il faut éviter quand il sont maniés avec désinvolture par plus petit que soi, juste devant soi.

Ça y est, nous avons trouvé notre nouvelle série à regarder ensemble : Fargo, thriller perché qui fait buguer plus que peur.

…Dimanche 16 juin

Menues tâches que je procrastinais néanmoins : résilier ma carte UGC Illimité, désherber la terrasse. C’est fou l’énergie qu’il en coûte de se mettre à faire ce qui n’en requiert en vérité que très peu. Une information à chercher, un formulaire à remplir, une tâche simple à effectuer… c’est comme si je ne pouvais faire qu’une ou deux de ces choses dans la journée, en matinée, et ensuite le quota est épuisé, il faut attendre le lendemain matin, pour au final me demander ce qui là-dedans était si sorcier.

L’inertie du boyfriend installe sur le canapé un trou noir auquel je veux, voudrais, n’essaye même plus de résister. Je supporte un temps les voix qui sortent continuellement de sa tablette, des voix enjouées, déprimées, qui s’enthousiasment ou s’engueulent, s’invectivent souvent  — des piques de son qui m’agressent d’autant plus que j’essaye de les ignorer, me faisant gratter la couenne par le boyfriend qui a parfois d’un côté le chat et moi de l’autre. J’ai quelques jours de résistance, puis je demande la grâce des écouteurs, quand je commence à déteste la personne velléitaire que je me sens devenir. Contrairement à ce qu’il pense, ce n’est pas une question de savoir profiter de ne rien faire, de prendre plaisir à pas grand-chose, c’est justement que je n’y prends aucun plaisir ; mon plaisir passe par tout ce qui peut naître du silence.

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Lundi 17 juin 

Me bziter à l’oreille à chaque fois que je suis sur le point de m’endormir est une technique assez sûre pour me mener au bord de la crise de nerf. À deux heures du matin, le boyfriend m’entend pester et me sauve du moustique qui me harcèle en proposant d’échanger de pièce. Il ne l’entendra pas de la nuit.

À chaque fois que le boyfriend s’en va, c’est la même chose, ça va, ça va aller, puis c’est l’appel d’air de la tendresse suspendue, ma peau esseulée, et ça me tombe dessus, une tristesse antérieure qu’il faut purger, laisser s’écouler par la cornée et la trachée. Je m’agite pour éloigner le spectre du jamais plus, vide la litière du chat, ramasse les verres, les mouchoirs, un papier de Michoko, compresse une bouteille de Coca vide, remise la seconde couette, range, nettoie, efface toute trace de présence pour ne pas ressentir l’absence. Un tour au parc Barbieux et c’est bon, je peux rentrer chez moi, je n’y suis plus seule, seulement chez moi.

Au parc Barbieux : Elle passe son temps au cinéma, les derniers films, elle les a tous vus. Elle n’a pas vu un film depuis, depuis que. Je n’entends pas l’évènement perturbateur. Un autre binôme : Tu peux te réjouir pour elle ; elle a un bon salaire, ta sœur… Après une après-midi passée à écouter des vidéos anticapitalistes affalée sur le boyfriend comme du fromage à raclette, ça fait étrange. Je mets enfin le doigt dessus : Frédéric Lordon a des airs de Fabrice Lucchini.

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Mardi 18 juin

Cours de stretching postural. J’ai senti mes ischio-jambiers (en contraction, parce qu’en étirement, j’ai l’habitude).

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Mercredi 19 juin

Ravitaillement à la médiathèque. J’ai besoin d’apaiser mon esprit qui stresse pour le cours de demain :  est-ce qu’on fait un atelier de composition chorégraphique, par exemple en transposant leur variation comique en mode tragique, sur le Lacrimosa utilisé pour l’une de leur variations personnelles ? Mais ils en ont soupé, de leur variation. Alors profiter de ces heures de fin d’année sans plus d’objectif pour travailler sur le placement, à la recherche de sensations fines ? Mais ce n’est pas très fun, et je ne suis pas certaine d’avoir du matériau pour deux heures s’ils n’entrent pas dans le jeu. Une nouvelle variation, alors ?

Je cherche une variation « unisexe » pour un atelier avec mes 3e cycle (en 2h, on ne va pas travailler deux variations différentes). J’ai Vaslaw en tête, mais persuadée que c’est de Béjart, ne trouve aucune vidéo. Quand je comprends que je fais erreur, qu’il s’agit d’une pièce de Neumeier, le prix de Lausanne me vient en aide. Leurs archives sont une mine d’or (même si je regrette de ne pas trouver le coaching, qui aurait été utile pour comprendre l’esprit de certains passages). Sur les trois candidates, je choisis de me fier à celle dont les comptes sont les plus clairs, même si je préfère l’interprétation d’une candidate qui n’a apparemment pas allée en finale. L’apprentissage est laborieux ; j’ai beau alterner entre analyse frontale et ordinateur face au miroir, j’ai toujours des problèmes de latéralisation dans les changements de direction, surtout quand la caméra fait des plans serrés et que je perds de vue les coulisses.

En feuilletant l’autobiographie d’Aurélie Dupont, j’ai crains un style type procès-verbal (qu’on retrouve souvent dans les ouvrages de qui n’a pas l’habitude d’écrire), mais le dialogue en cause était une fausse alerte : c’est très intelligemment mené, à l’image de l’artiste et de sa danse.

L’idée de créer une chaîne YouTube consacrée à la culture chorégraphique commence à faire son chemin et même à m’obséder. J’ai du mal à m’endormir, rêvant hors sommeil à des vidéos sur le ballet blanc, la présence, les mains, les métaphores…

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Jeudi 20 juin

Heureusement que j’ai prévu un travail un peu structuré ; on avait oublié de me prévenir que le cours était portes ouvertes. Heureusement bis, il n’y a qu’une seule maman, adorable. Puisqu’on a du public, je propose qu’on commence en mode spectacle par les variations de l’examen qui est déjà passé. La maman est gênée, il ne faut rien changer pour elle, elle va se faire toute petite et regarder ce qu’il y a à regarder, tout est intéressant, que je fasse comme d’habitude, surtout. Elle est quand même contente de voir sa fille danser, me remercie ; les parents assistent au spectacle de fin d’année, mais ont rarement l’occasion de voir le travail fourni pour les examens. Les filles passent toutes, et se saisissent de l’occasion pour se filmer les unes les autres, pour montrer à leurs parents, justement.

On s’attaque ensuite à la variation de Vaslaw. Le garçon qui avait contraint et orienté mon choix est absent ; je me dis que j’aurais pu en choisir une autre… Mais elle plaît manifestement aux quatre filles qui sont là ce soir, et même très fort à l’une d’elle (je savais qu’elle lui irait), alors ça va. Évidemment, dans l’élan, j’oublie devoir ne pas arrondir le dos ; la ceinture lombaire me permet d’assurer le reste du cours, mais le mal est fait. Trop tard, tant pis. Je suis épatée par la vitesse à laquelle la variation entre dans leur corps, malgré la rapidité des pas et mon décryptage parfois approximatif. Il y a quelque chose de fascinant à voir cette danse passer d’une candidate du prix de Lausanne à ces élèves, de la vidéo au studio, par l’intermédiaire de ma personne qui jamais ne l’a dansée. Je peux donc transmettre quelque chose que je ne possède pas, comme à table on passe un plat que l’on n’a pas préparé.

Puis vient le moment de se quitter, je n’avais pas anticipé leurs retours adorables. Je les imaginais tolérer les tâtonnements d’une prof débutante, elles m’apprennent que je donne des supers conseils et qu’elles se sont senties moins délaissées grâce à ma présence. Tous nos petits cœurs fondent, nous discutons une bonne vingtaine de minutes, échangeons nos comptes Insta — est-ce éthique et responsable, aucune idée, elles sont pour certaines majeures, pour d’autres pas encore ; toutes ont un petit choc en découvrant que je n’ai pas 5 mais 15 ans de plus qu’elles. On finit par se quitter, je les laisse prendre des selfies souvenir dans ces studios qu’elles quittent après des années et des litres de sueur, et croise dans le couloir la maman qui attend que sa fille se rhabille après avoir attendu vingt minutes de discussion : « On ne sort jamais vraiment d’ici. » Elle me dit que sa fille lui a parlé de ces cours, et d’une autre phrase avec un accent slave émerge le mot « inspirant ». Je repars en serrant contre moi le petit pot de fleurs tout rond d’arrangement et de forme que sa fille m’a offert — autant de volume que ses cheveux détachés lorsqu’elle dansait la pièce contemporaine de sa classe lors du spectacle.

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Vendredi 21 juin

Gloria au cinéma : ça me donne la patate.

Le micro de mon téléphone est bel et bien HS. Il faut remplacer tout la façade avant : 185€, m’annonce le génie du bar Apple. Heureusement sa collègue laisse traîner une oreille et me suggère d’utiliser les écouteurs, avec micro intégré : cela tiendra ainsi jusqu’à la fin de la batterie.

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Dimanche 23 juin

Vers 1h (donc techniquement lundi), je finis d’intégrer les dernières corrections : le manuscrit de mon bouquin sur la danse est terminé.
Joie : j’avais commencé en 2015 (je me souviens être stoppée dans l’élan du NaNoWriMo par les attentats du Bataclan).
Abattement : jamais je ne trouverai d’éditeur.

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Lundi 24 juin

Cours de stretching postural : encore beaucoup de rotation à acquérir.

Maria au ciné. Il faut croire que je suis sur une lancée de films féministes redresseurs de torts passés.

…Mardi 25 juin

Bouts de papier à carreau déchirés et rassemblés où l'on devine un "(Merci) pour TOUT", avec la signature (Marie 1C3)

Quand je n’ai pas mis mes chaussures depuis plusieurs jours, je vérifie qu’aucune araignée ne s’y est glissée : l’inspection ne révèle la présence d’aucun insecte, mais de plein de petits morceaux de papier à carreaux. Intriguée, je fais tomber tout ce que contient la chaussure, défroisse et tente de recoller les bouts… pour comprendre qu’il s’agit d’un petit mot glissé par une élève… il y a quinze jours ! Cela fait quinze jours que j’écrabouille un mot doux, glissé dans mes chaussures de marche comme dans des souliers par le père Noël. Je ne sais pas si je suis plus éberluée par le fait de n’avoir rien senti (les chaussures sont un peu larges) ou qu’il reste encore assez de morceaux pour que le message puisse être reconstruit avec son autrice.

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Il y a toujours quelque chose à observer au parc Barbieux. Aujourd’hui, des chiens et leur maître sont stationnés, respectivement assis et debout, à un mètre et demi de distance les uns des autres, sur l’allée qui serpente sous les branchages bas du hêtre pourpre. On dirait la répétition d’une parade ou d’un défilé à l’arrêt. Je remonte la file et les dépasse par la pelouse.

Une autre fois, un mec adulte court comme un enfant avec son seau pour puiser de l’eau dans le canal et venir arroser un énorme poisson qui gît sur une toile noire — vraiment énorme, très très dodu. Je me demande pourquoi il ne le rejette pas à l’eau s’il ne veut pas le voir mourir, et je comprends en apercevant son énorme réflex qu’il prolonge l’agonie (ou la délivrance ?) de l’animal pour pouvoir le photographier.

Une unique fleur rose au milieu d'un massif de fleurs jaunes

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J’y suis conviée le matin pour le soir : assister aux cours de danse adulte que je vais reprendre à la rentrée, pour voir le style de cours dispensé et rencontrer les gens. La barre à terre est du genre bourrin, ce qui tout à la fois me rassure (le public est bosseur) et me laisse dubitative (j’ai le quadriceps tétanisé et, quatre jours plus tard, encore des courbatures aux cuisses, soit pas franchement ce que je vise comme renforcement — work smarter, not harder). Le cours suivant, j’observe. La barre est complète, costaude, un peu chorégraphiée, avec des exercices qui se concatènent, mémorisés pour être enchaînés et gagner du temps ; je comprends mieux comment le cours peut ne durer qu’1h15. Assise par terre, je suis épatée par les demi-pointes hyper hautes ; ce n’est manifestement pas un hasard statistique. L’ambiance est folle, tout le monde rigole et se charrie, au moins autant qu’ils bossent. Ça se confirme à l’apéro de fin d’année et de départ à la retraite qui suit, auquel je suis conviée sans avoir rien apporté. Ça va, on ne t’a pas trop effrayée ? me demandent les unes et les autres. Que nenni. Il est 23h passées quand une jeune femme me raccompagne au métro ; elle vient d’obtenir son master de droit et embraye en deuxième année de médecine. That kind of danseur amateur.

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Le boyfriend aimerait bien lire mon manuscrit. Il a l’impression que je fais de la rétention alors que je me retenais surtout de faire l’enfant de 5 ans qui a besoin qu’on regarde ce qu’il fait — ça, je le fais pour un dessin, parce qu’un coup d’œil ne mange pas de pain, mais 196 pages, c’est autrement plus indigeste.

Découverte du soir : le boyfriend fait très bien le speaker des années 20-30. La voix nasillarde et gouailleuse, les césures dans la phrase, le vocabulaire désuet, c’est incroyable.

…Mercredi 26 juin

J’ignore si c’est dû à la chaleur (31° dans le studio) ou à la présence des parents en cette journée de portes ouvertes, mais les enfants sont d’un calme exceptionnel. Il reste encore trente minutes quand on arrive au point où l’on devait s’arrêter les cours précédents. La vérification est éloquente ; les bavardages font perdre un tiers du temps d’habitude… Comme ce n’est pas le dawa, j’ai la disponibilité d’attention pour remarquer les progrès, les pieds présentés sans serpette à la barre et tout le monde qui tourne dans le même sens dans les pirouettes au milieu.

La présentation des chorégraphies créées par les enfants en petits groupes récupère l’attention des parents qui s’éventent. Lorsque j’explique qu’on est parti de l’idole dorée pour s’inspirer de son esthétique, sans travailler la variation en elle-même qui est beaucoup, beaucoup trop dure, la maman qui corrigeait des copies a laissé échapper un « ça, c’est sûr » — et une maman balletomane, une ! À l’autre bout des bancs est assis un papa qui manifeste son empathie pour tous les enfants, et pas seulement sa progéniture. Les ridules autour de ses yeux s’animent aussi quand un petit garçon lit consciencieusement son exposé sur Carmen — tout pour l’opéra et pas un mot sur le ballet de Roland Petit, ça m’a fait sourire. Un autre groupe pitche Raymonda comme si c’était une princesse Disney incarnant un message de développement personnel. Mes sourcils se sont probablement levés un certain nombre de fois. Ils sont un peu petits pour se livrer à un tel exercice, demandé par la professeure que j’ai remplacée. Je leur ai proposé de les présenter uniquement pour qu’ils sentent leurs efforts valorisés et n’aient pas l’impression d’avoir travaillé pour rien.

Et puis, rien, c’est fini. J’écris deux mots pour deux enfants qui arrachent une page de leur cahier à cette fin, rassure une maman pour lui dire que tout se passe bien avec sa fille, et apprend de l’administration que j’aurais pu avoir 8h de cours l’année prochaine — 8h à 12 minutes à pied de chez moi, mais comme il ne m’en ont rien dit, c’est trop tard, je me suis engagée pour 10h à 1h30 en transports de chez moi. Et, comme ça, ce sont les vacances.

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Le boyfriend prend son rôle de boyfriend relecteur très au sérieux. J’ai droit à des messages de retour au fil de sa lecture (sachant que ce n’est vraiment pas un mode de communication qu’il adopte spontanément) et presque à une critique littéraire le soir. Je suis touchée, et songe à faire une revue de presse pas du tout biaisée avec les retours de mes proches :

« La lecture est très fluide, oscillant entre analyse pointue, légèreté amusante et sensibilité poétique. » — Le boyfriend

« C’est clair, pédagogique sans être ennuyeux et les traits d’humour donnent une respiration agréable. » — Mum

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Jeudi 27 juin

Une réunion Zoom est programmée par l’école pour présenter la nouvelle organisation des conservatoires. J’envoie un message pour demander si cela a du sens que j’y assiste sachant que je ne ferai pas partie de l’équipe pédagogique à la rentrée, espérant esquiver poliment le pensum, mais la directrice me répond que si, si, ça complètera à merveille ma formation, je suis la bienvenue. Cinq minutes après m’être connectée, je le regrette déjà. Pourquoi ne pouvais-je pas m’en foutre ? Il faut une bonne heure pour arriver aux nouveautés concrètes — c’est dense, se plaindra une participante après une vingtaine de minutes où, enfin, le rapport entre quantité d’informations délivrées et temps passé est décent.

J’admire surtout la poker face d’une ancienne camarade que je vois prendre connaissance de mes messages WhatsApp idiots sans que l’expression de son visage soit en rien affectée, et je travaille la mienne quand j’entends une professeure confirmer que, oui, elle a guidé les élèves pour leur composition personnelle, ils ont crée seuls puis elle leur a donné des indications et y a mis son grain de sel — les mêmes élèves qui m’ont dit se sentir livrés à eux-mêmes et démunis par les remarques très vagues qui ont accueilli la présentation de leur work in progress, que nous avons pris le temps de retravailler plus en détail ensemble.  J’ai du lutter pour que mes sourcils ne se haussent pas à la découverte de cette réalité alternative. Finalement, la réunion a été fort instructive.

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L’air semble contenir bien peu d’oxygène, comme poussiéreux, comme si toute la ville était en travaux, saturée par les effluves de meuleuse. C’est, plus que la chaleur, ce qui me rend meh, incapable de me projeter dans grand-chose jusqu’à ce que le vent se lève et les températures tombent. J’en profite pour finir l’autobiographie d’Aurélie Dupont, en alternance avec la magnifique bande-dessinée Céleste.

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Vendredi 28 juin

Se rendormir deux heures : se réveiller dans un état où l’anodin retrouve sa saveur. Je lis L’Art d’être distrait et découvre des nénuphars au parc Barbieux. Une grosse mouche est garée dans ma rue, carrosserie vert-bleu et pare-soleil en alu irisé rouge.

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Samedi 29 juin

Sur la table de l’ostéo, je m’imbibe de sa tristesse. Quelqu’un qui répare si bien les autres mériterait plus de chance — oui, je sais, la chance ne se mérite pas.

Au petit Carrefour à côté du cinéma, le vendeur s’excuse de ne pas pouvoir me donner une petite cuillère pour mon sundae, il y a les caméras, vous comprenez, je comprends. À vrai dire, je ne comprends pas, pourquoi il est peiné de me vendre un set de couverts en carton-bois à 0,75€. Le questionnement fond comme sundae au soleil, c’est parfait, j’ai eu mon shoot de ville à la petite cuillère.

Kristen Stewart est terriblement attirante dans Love Lies Bleeding. Je crois que c’est même pour ça que je suis allée voir ce film. Je veux dire, je suis sûre d’être allée le voir parce que Kristen Stewart y joue ; je crois aussi y être allée  parce que je soupçonnais qu’elle serait sexy dans cette improbable histoire d’amour et de meurtres avec une bodybuildeuse. À la sortie, il pleut, je cours sur les pavés et sous les auvents.

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Dimanche 30 juin

À la sortie de l’école-bureau de vote, une petite fille tourne en vélo autour de sa mère qui discute avec une connaissance : Allez, maman ! Elle continue à scander : Allez, les Bleus ! Allez, ma-man ! Allez, les-Bleus !

De retour du ciné, une porte s’ouvre dans la rue : un vieil homme en blouse de chimiste apparaît dans l’encadrement, puis la tête d’un aspirateur. Chirurgien nostalgique à la retraite ? Peintre dans une phase Malevitch blanc sur blanc ? Grand-père ayant récupéré la blouse de son petit-fils collégien ?

Au cinéma : Elle & lui et le reste du monde — « le reste du monde » en tout petit, mais bien là néanmoins parce qu’Elle & lui était déjà pris. Et parce que la comédie romantique qu’on entrevoit dans la bande-annonce est surtout l’écrin qui aide à faire passer la médiocrité du monde, ascenseur en panne, photocopieuse capricieuse, V-lib’ HS, flics surmenés, agressés, relation toxique, travail de nuit, travail au noir, travail merdique, licenciement et arrestation en vue. Le film n’est constitué que de contretemps et s’achève quand la comédie romantique commence, quand les deux protagonistes se sourient dans le premier métro. C’est un écrin sans bague, avec menottes —un film qui aurait pu figurer dans l’Éloge des fins heureuses de Coline Pierré, la fin heureuse et politique, comme perspective depuis laquelle se donner la force d’envisager le reste.

J’ai beaucoup aimé aussi l’animation typographique du générique, où quelques lettres changent aléatoirement de couleur, de police voire s’envolent en exposant.

Toits lillois qui se blottissent l’un contre l’autre pour se réconforter face aux résultats de l’élection