Vivre avec nos morts

Ce n’est pas tous les jours qu’on ouvre la porte d’un univers inconnu, et c’est l’effet que m’a fait l’essai de Delphine Horvilleur, Vivre avec nos morts — l’univers en question n’étant pas la mort, mais le judaïsme. J’y ai découvert des étymologies qui sont et ne sont pas de l’hébreu, des récits issus de textes sacrés, tout une tradition exégétique et humoristique de moi inconnue, accompagnée par le récit très personnel de l’autrice-rabbine.

Ses réflexions partent souvent des enterrements lors desquels elle a officié, et se ramifient, entrecroisent l’intime, le familial et l’historique. Éclairés par des récits de la tradition judaïque, on y trouve des souvenirs d’enfant, des expériences de jeune adulte, des secrets de famille qui sont ou ne sont pas la sienne, des effets de transmission et des lacunes… On y croise la psy de Charlie Hebdo ; Marceline et Simone (Veil), « les filles de Birkenau » ; des fantômes issus de linceuls décousus, attendant qu’on reprise leur histoire décousue ; un Dieu auquel on peut demander des comptes, de manière fort irrévérencieuse ; une femme obsédée par son propre enterrement et qu’une cérémonie factice a tiré de la dépression ; inévitablement aussi, l’histoire d’une génération pris entre la Shoah et le(s) sionisme(s)…

C’est un essai tout sauf morbide : sensible, lumineux ; tout sauf dogmatique : intime, psychologique, politique. La judéité constitue un point d’entrée pour aborder des questions qui dépassent toute confession, et Delphine Horvilleur prend garde à ce que son texte reste accessible quelques soient les croyance ou incroyances de ses lecteurs.

Merci à @krazykitty pour la recommandation de lecture !

…

Ne jamais raconter la vie par la fin mais par tout ce qui, en elle, s’est cru « sans fin ».

En anecdote, une tirade de film, d’enfant qui déplore qu’on mette une plaque commémorative pour dire qu’ici des enfants ont été tués, alors qu’on pourrait les célébrer en disant : ici, des enfants ont mangé de la chantilly pour la première fois.

L’autrice évoque aussi le choix des photos sur les tombes, avec une réflexion que je m’étais déjà faite sur les portraits d’auteurs morts : une photo dans leurs dernières années, et on se dit qu’ils ne sont pas montrés à leur avantage ; une photo d’eux jeunes, et tout développement ultérieur, toute maturité est balayée. Moralité : au moins deux photos, deux points entre lesquels imaginer la trajectoire d’un être.

…

Ainsi, les fantômes ne vous veulent pas forcément de mal. Parfois, ils vous racontent une histoire, la vôtre, et vous disent qu’elle est simplement une reprise de la leur.

En plein cœur des romans-fresques familiales sur plusieurs générations.

…

Citation d’Elsa Cayat, la psy de Charlie Hebdo, qui répond à un homme racontant avoir été saisi par la panique à 10 ans, en prenant conscience de sa mortalité :

Un sentiment de panique c’est quoi ? C’est un sentiment d’abandon très puissant qui réactive quelque chose que l’on ne t’a pas dit sur TON histoire. Cette peur de mourir, c’est une envie de mourir, la peur d’être abandonné se traduisant par une envie de s’abandonner définitivement.

…

Une prise de conscience à un enterrement où le fils n’a pas prévenu la rabbine qu’il viendrait seul :

Accompagner les endeuillés, non pas pour leur apprendre quelque chose qu’ils ne savaient déjà, mais pour leur traduire ce qu’ils vous ont dit, afin qu’ils puissent l’entendre à leur tour. Et s’assurer ainsi que le récit qui a quitté leur bouche reviennent à leurs oreilles par l’intermédiaire d’une vois qui n’est pas la louer, enfin pas tout à fait, une voix qui fait dialoguer leurs mots avec ces d’une tradition ancestrale, transmise de génération en génération, aux « bons » comme aux « mauvais » juifs, et surtout à ceux qui font comme ils peuvent.

Ce jour-là, j’ai dit à un homme ce qu’avait été sa mère, ne pouvant inventer autre chose que ce qu’il m’en avait livré. Et pourtant, je ne saurais l’expliquer, mais c’est comme si une autre histoire s’était devant nous énoncée.

La parole psy fonctionne-t-elle autrement ?

…

Moïse a reçu la Thora au mont Sinaï mais, bien après lui, surgirent des hommes capables d’interpréter ce que lui ignorait. Ces érudits en savaient davantage mais continuaient à dire que ce qu’ils détenaient, ils le lui devaient.

L’avenir n’est pas devant nous mais derrière, dans les traces de nos pas sur le sol d’une montagne que l’on vient de gravir, des traces dans lesquelles ceux qui nous suivent et nous survivent liront ce qu’il ne nous est pas encore donné d’y voir.

Je trouve ce renversement très beau, fructueux.

…

Pour décrire ce que j’ai ressenti dans ce cimetière, un mot me vient à l’esprit : celui de « solastalgie ». Ce concept, inventé au début des années 2000 par un philosophe australien, décrit une nostalgie d’un type particulier, celle d’un lieu où l’on se trouve mais dont on sait pourtant qu’il n’existe plus.

Une Ostalgie sans contexte, pour tous.

…

Tout ce que nous construisons solidement finit par s’user ou par disparaître, tandis que ce qui est fragile, éphémère et faillible, laisse paradoxalement des traces indélébiles dans le monde.

Et un passage que je ne retrouve plus, où est dit en substance que l’on est marqué aussi bien par ce qui nous est dit que par ce qui nous est tu.

Esquisses chorégraphiques

Samedi 13 mai au Colisée de Roubaix

« Il y a les spectacles de fin d’année et LE spectacle de fin d’année de l’École du Ballet du Nord. Venez assister à une représentation inoubliable dans l’une des plus belles salles de la région. »

C’est ainsi que le Colisée vend ce spectacle gratuit. Inoubliable, rien que ça. On dirait un parent d’élève qui s’emballe. Je lui accorde que ce n’est pas le spectacle de fin d’année moyen. Il y a un sacré boulot derrière. Les ensembles sont très travaillés, à la fois dans l’espace (épatée par les alignements des plus jeunes Oo) et la synchronisation, ce qui fait que l’ensemble a de l’allure, indépendamment du niveau individuel des élèves. Je note, je note, dans mon carnet imaginaire de future prof.

Les grandes sur pointes, par exemple, interprètent une pièce très Jerome Robbins dans l’esprit, sur du Chopin, avec des robes et des ports de bras fluides, dans un kaléidoscope de formations : des trios, des duos, de nombreuses entrées et sorties, des diagonales en groupe en descendant, en solo en remontant la scène en déboulés… Les pas restent globalement simples (pratique pour être ensemble), mais ça respire, c’est plaisant à voir, très dansant. Avec un peu de recul (merci la place au balcon), on arrive à oublier les genoux et les pieds pas tendus, voire patauds, de certaines (à moins que ce ne soient des pointes trop neuves ?) — ça choque forcément un peu l’œil quand le reste est là. In fine, j’ai été aussi surprise par la disparité du niveau technique que par la présence et le sens artistique du groupe ; à une époque où l’on s’est un peu trop habitué à compter le nombre de tours et à relever le degré des arabesques, cela fait du bien de voir l’attention concentrée sur ce qui fait la beauté de la danse. J’espère réussir à pareillement mettre mes élèves en valeur le jour où j’en aurai.

Il faut attendre la première pièce contemporaine des plus âgés (chorégraphiée par Sabrina Del Gallo) pour oublier le contexte de spectacle de fin d’année, et voir une qualité de mouvement qui réveille votre empathie kinesthésique de spectateur.  J’ai souri intérieurement de retrouver une ambiance clubbing de groupe sur de la musique électro, soit le parti pris de notre promo pour la dernière carte blanche. Ça donnait envie de les rejoindre sur scène, en tous cas. Et certaines danseuses sont carrément wow.

Le spectacle se finissait par la pièce qui a motivé ma venue comme spectatrice et pas seulement en tant que future prof de danse : Cage of God de Fábio Lopez, ancien danseur de Thierry Malandain et chorégraphe de la compagnie Illicite Bayonne. C’est là qu’on voit la différence entre un professeur, même très bon, et un chorégraphe : on n’a plus des élèves face à soi, mais des danseurs. Les chignons banane et les mini-shorts blancs sur tunique chaire achèvent la métamorphose en danseurs néo (j’ai l’impression de redécouvrir les trois danseuses que je connais via la formation). Fumigènes, lumières aveuglantes, musique anxiogène à fond les ballons, on y est. Le groupe a totalement investi la gestuelle du chorégraphe, muscles puissants, doigts finement articulés, dos archi cambrés. Tous, solistes d’un instant ou corps de ballet, se lancent à corps et énergie perdus dans cette pièce de quasi 20 minutes, bluffants. C’était 🔥.

(C’est le genre de pièce qui me donne envie de me ré-essayer au contemporain. Mais il y a un gros travail de remise en forme physique à faire avant ne serait-ce que d’y penser.)

Ciné de mars-avril

Everything, everywhere, all at once (sur OCS)

Quand on ouvre les fenêtres en voiture alors qu’on roule vite, il me faut toujours un moment avant de trouver mon souffle, cinglée par l’air. C’est pareil pour Everything, everywhere, all at once, que j’avais lancé pour me détendre, sans me douter de l’exigence du rythme : j’ai interrompu deux fois le visionnage avant de me faire à l’afflux visuel et d’entrer vraiment dans le délire. Je ne suis pas certaine d’avoir retenu grand-chose de l’histoire mère-fille qui se joue, noyée dans une myriade d’univers avec des doigts-Knacki et un bagel-trou noir destructeur de l’humanité, mais j’ai passé un bon moment. Puis j’ai toujours une tendresse particulière envers les gens qui déploient des trésors d’imagination pour nous rassurer sur nos choix de vie, postulant pléthores de vies parallèles alternatives pour vérifier qu’on ne peut pas tout avoir, et que la plus éclatante n’est pas nécessairement la plus heureuse.

La contrôleuse des impôts comme ennemi terrifiant (on ne voit pas son presse-papier-plug sur la photo)
Everything bagel

…

Je verrai toujours vos visages

L’essentiel du film consiste en séances de parole entre détenus et victimes d’infractions similaires, préparées en amont par des médiateurs. Comprendre, non pour pardonner à l’autre, mais pour se réparer soi : c’est tout l’intérêt de ce dispositif de justice restaurative. Je verrai toujours vos visages est optimiste sans être joyeux, un concentré d’humain trop humain porté par une pléiade de bons acteurs (notamment Leïla Bekhti, Élodie Bouchez et Gilles Lellouche).

…

Dancing Pina

La danse de Pina Bausch se prête décidément bien au documentaire. Pour un peu, elle passerait mieux à la caméra que sur scène, lorsque le geste est explicité dans la transmission, et les émotions qu’il remue chez les interprètes, captées à fleur d’instant.

J’ai aimé qu’il n’y ait pas de voix off, seulement les artistes qui s’expriment, danseurs et passeurs. J’ai aimé qu’on suive à la fois une transmission tout ce qu’il y a de plus classique, à une compagnie classique européenne, et celle, plus ébouriffante, de l’École des sables, rassemblant des artistes de toute l’Afrique aux parcours plus divers, avec une performance finale du Sacre du printemps dansée non pas dans un théâtre, la scène préalablement recouverte de terre apportée par bennes, mais sur le sable, sur la plage, avec le vent et quelques badauds qui n’ont pas été contenus hors-champ, un simple sillon délimitant l’espace de représentation. C’est un peu dingue.

À la fin de la séance, un monsieur  se tourne vers moi (envie de parler) et me raconte qu’en je-ne-sais-plus-combien, il avait eu la chance (envie de parler de lui, bon), alors qu’il était à l’école normale de Lille (envie de faire l’important, va pas falloir que ça dure trop), d’assister à une masterclasse… de Béjart. J’avoue, je n’avais pas vu venir la chute. (Pour l’envie de faire celui qui s’y connaît, c’est un peu raté, mais c’est mignon.)

…

Awakenings (sur Amazon prime)

Première heure de film : les bons sentiments, une belle histoire édifiante, bon, pourquoi pas.
Seconde heure de film : les bons sentiments sans rythme, avec enlisement dans le pathos, c’est non.

…

Bonne conduite

Déjà évoqué dans le journal d’avril.

…

Fantastic Mr. Fox (sur OCS)

Une histoire toonesque, but make it animation, make it Wes Anderson. À la fois décalé et attendu. Drôle.

Le boyfriend, avec son œil de graphiste, a remarqué que Wes Anderson adorait les plans symétriques, centrés. Impossible de ne plus le voir une fois qu’on l’a vu.

Les quatre mousquetaires

Cette adaptation des Trois Mousquetaires est du même acabit que le cookie qui a précédé la séance : rien de mémorable, mais ça fait bien plaisir sur le moment. Surtout les plans où Lyna Khoudri fait sourire François Civil.

Le D’Artagnan de François Civil est une tête à claques et à baisers. Ses entrevues avec Constance ont été ajustées pour ne pas faire hurler une sensibilité moderne, ça passe de justesse (la maladresse feinte, censément touchante, de François Civil est un brin exaspérante), mais ça passe, grâce à ma faiblesse hétérosexuelle à l’aplomb de Lyna Khoudri. Cette dernière semble tout droit sortie de La Place d’une autre où je l’ai découverte ; on croirait qu’elle a fait trois pas pour passer d’un plateau de tournage à l’autre. Je n’ai en revanche pas réussi de tout le film à savoir d’où je connaissais la reine, jouée par Vicky Krieps : c’était l’actrice de Phantom Thread. Eva Green, elle, is and will be Eva Green, toute Milady qu’elle soit.

Porthos me surprend d’être incarné par Pio Marmaï : contrairement aux autres, à Romain Duris qui fait du Romain Duris, à Vincent Cassel qui fait du Vincent Cassel, etc., il ne fait pas du lui-même, ou à la marge.

Athos rend Vincent Cassel vaguement moins insupportable que d’habitude.

L’Aramis de Romain Duris me file un coup de vieux — je ne nous ai pas vus vieillir, tous, depuis L’Auberge espagnole. Ses tics passent moins bien, ou c’est moi qui les trouve désormais plus énervants qu’agaçants.

Aramis (Romain Duris) : "Tu veux pas le tuer, s'il te plaît ?"

Aramis (Romain Duris) : "Il m'exaspère."
Un mood. (Aramis à propos de D’Artagnan, mais ça peut se transposer des personnages aux acteurs.)

Le zozotement minaudé de Louis Garrel pourrait produire le même effet, mais il est rudement bien employé en roi mollasson. Baisse temporaire de testostérone, ça fait du bien dans ce film qui en est trop plein… ou pas assez ? En tentant de ménager la chèvre originale et le chou spectateur d’aujourd’hui, on sort le roman de son époque sans atteindre les attentes de la nôtre. Dans cet entre-deux uchronique, toute cette testostérone, pour laquelle je suis pourtant venue (plaisir hétérosexuel assumé face au casting annoncé), me lasse rapidement. Surtout lors des scènes d’action nocturnes qui m’ont semblées mal éclairées, dans une salle de cinéma qui l’était trop (à tous les coups, les vieilles ampoules incandescentes des sorties de secours ont été remplacées par des LED sans adaptation de Watt). Heureusement qu’il y a quelques punchlines. Des gros plans sur les mains. Et les fossettes de François Civil.

Mars spectaculaire

C’est la loi des séries : après la désertion culturelle, 3 spectacle en 3 semaines ! (Oui, je sais, c’était la dose hebdomadaire dans la vingtaine parisienne. Non, je sais, la série ne s’est pas prolongée en avril.)

…

Samedi 4 mars,
à l’Opéra de Lille

G.R.O.O.V.E. de Bintou Dembélé

Un parcours de déambulation dans tout l’Opéra ? J’avais en mémoire l’expérience de Boris Charmatz au palais Garnier ; cela me semblait chouette de récidiver à l’Opéra de Lille avec une autre chorégraphe. La formule s’avère nettement différente : pas de promenade à la carte, le public est scindé en trois groupes et sommé de suivre les bonnets bleus, roses ou jaunes des ouvreurs, en fonction du bracelet de naissance en papier qu’on nous accroché au poignet (team jaune fluo). Trois groupes pour trois espaces distincts (la rotonde au sous-sol, la scène et une salle de répétition tout en haut) et des embouteillages à l’interclasse, qui renforcent l’aspect fragmentaire de cette soirée.

Extraits de Bintou Dembélé en kaléidoscope :

Sur les marches devant l’Opéra, les danseurs ne dansent pas encore ; ils prennent la pose et en changent quelques fois. Les badauds sentent qu’il se passe quelque chose ; les spectateurs attendent qu’il se passe quelque chose. Les artistes tirent la gueule devant une moto, bad girls bad boys défiant un objectif qui n’existe pas, le public peut-être. Personne ne danse. Je suis partagée face à ce voguing sans mouvement, qui contribue à n’en pas douter à créer cette présence de dingue chez des artistes qui se présentent dépouillés de toute virtuosité, mais nous prive des promesses qu’il nous sont faites. Vous allez voir ce que vous allez voir, semble nous dire ce préambule ; et que voyons-nous ? Quand verrons-nous danser ?

À la rotonde au sous-sol, le chant évoque au micro l’héritage des plantations esclavagistes. Il occupe l’espace, la chanteuse immense dans une immense robe à panier. Assis autour des colonnes, on attend, en essayant de ne pas attendre. C’est une danse minimale, puis plus si minimale mais encore anecdotique, qui finit par accompagner le chant, des ondulations de cheveux, de bras. C’est beau quand on renonce au spectacle de danse qu’on était venu voir, si on y parvient (sinon : illustration).

La scène a été transformée en parking à coup de néons, un corps au sol inerte. Le public erre sans trouver de place jusqu’à ce que le corps soit traîné puis accroché à une corde (les néons empilés sous lui en un mikado-bûcher), et hissé dans les airs comme une victime de lynchage tandis qu’une foule de vêtements désincarnés descendent des cintres, fantômes des pendus de l’histoire. À ce point de la soirée, je suis tentée de la rebaptiser S.E.U.M.

Dégringolade d’intensité en montant dans la salle de répétition sous les toits de l’Opéra, pour assister à une projection vidéo. Il y est notamment question de danse indienne et urbaine ; ça aurait eu sa place dans le cours de la fac sur l’appropriation culturelle.

Bleu, rose, jaune, nous sommes tous regroupés dans le foyer pour un court entracte puis un défilé avec aplomb et tissus métalliques dorés — voguing assumé. On se gêne un peu entre spectateurs. Je me demande l’effet que ça fait au groupe qui vient de la scène (du crime).

Enfin, nous (re)trouvons notre place de spectateur dans la salle, les danseurs sur scène pour une reprise des Indes galantes, aka la chorégraphie qui a fait connaître Bintou Dembélé au grand public (mélomane, parisien, bourgeois, venu assister à un opéra baroque et transporté par un passage de danse krump). C’est assurément le clou du spectacle, si on peut appeler cette soirée spectacle et si, après la performance du pendu, on peut se défaire du clou comme de l’élément christique qui affiche la souffrance. Je suis incapable de bouder plus longtemps mon plaisir face à cette session de rattrapage, tout comme je suis ensuite incapable de résister à l’invitation faite au public de monter sur scène, mais reste un peu perplexe face à cette liesse soudaine (factice ?) après des sujets si graves (besoin de se défouler ?).

Monter sur scène : il ne faut pas le dire deux fois à des danseuses amatrices. Toutes ou presque, nous jetons nos manteaux sur un fauteuil et allons rejoindre sur le plateau les danseurs de Bintou Dembélé et les krumpers locaux venus gonfler les effectifs (dont une camarade de fac, tellement belle en scène même si manifestement un peu intimidée). L’Opéra est transformé en boîte de nuit. De manière contradictoire, je m’efforce d’oublier et de goûter le moment : goûter la salle vue depuis la scène, le plaisir de danser sur une scène où je ne serais jamais montée en tant que danseuse ; oublier qu’hormis une brève interaction avec une danseuse krump amatrice (cœur sur elle) je danse seule, malgré la foule d’inconnus et le petit noyau de camarades, oublier que je dois faire l’effort de m’oublier, ayant davantage obéi à la joie transgressive de monter sur le plateau qu’à une véritable pulsion de danse (pas si enfouie, pourtant).

Quelque jours plus tard, des camarades de fac me feront part de leur étonnement, ne m’ayant jamais vu danser comme ça.

…

Jeudi 9 mars,
au Colisée de Roubaix

West Side Story

C’est la production que l’on verra la saison prochaine à Paris, en avant-première à Roubaix. On n’est pas floué sur la scénographie, les décors sont à la hauteur, le cast aussi. C’est bien chanté, bien joué*, bien dansé, avec professionnalisme et énergie. Parfait pour une soirée au débotté avec une place dégotée en dernière minute à 15€.  Je ne sais pas ce que j’en aurais pensé si j’y avais mis la somme que coûte véritablement le spectacle… Et pourtant je suis rentrée (à pieds, ce luxe) en criant intérieurement MAMBO tous les dix mètres. Peut-être que ça manquait juste de quelqu’un avec qui le partager, ou d’entrain collectif ? Quand l’orchestre a repris un extrait de Mambo pour signaler au public la fin de l’entracte, personne n’a surenchéri avec les cuivres.

Par un street artist de Roubaix

* Par un orchestre live, le Colisée possède donc une fosse !

…

Jeudi 16 mars,
à l’Opéra de Lille

Mystery Sonatas / for Rosa, d’Anne Teresa De Keersmaeker

Pour nous remercier d’avoir animé des ateliers à destination des scolaires (pourtant intégrés à notre formation), l’Opéra de Lille nous a offert des places de spectacle !

La demi-bande de Möbius métallique attachée aux cintres réfléchit des effets de lumière magnifiques. De la beauté, oui, mais pas au point de ne pas avoir mal aux fesses, sur les sièges pourtant confortables de l’opéra. 2h15 sans entracte, c’est long quand les moments d’empathie kinesthésiques se font rares. J’apprends par la suite qu’ils ont surgi lors les passages qui étaient le moins de Keersmaeker, solos intégrés par la chorégraphe mais proposés par les danseurs. Mon esprit de contradiction a ainsi trouvé le plus de joie sur les cinq sonates dites “douloureuses”, par opposition aux cinq “joyeuses” qui précèdent et aux cinq “glorieuses” qui suivent.

Parmi les pétales de roses séchés que je retrouve en feuilletant mon dictionnaire mémoriel, il y aurait :

  • un moment de douce pénombre, où les danseurs sont comme endormis les uns contre les autres dans un rayon de lune, au milieu des scotchs de couleurs phosphorescents au sol ;
  • des habits de lumière noire ;
  • la danseuse avec une coupe au carré, qui me fait penser à F., avec nous en première année de formation au DE, dont je suis également fan.

À la sortie, mes camarades sont globalement enthousiastes, et je me demande dépitée où est passée ma joie de spectatrice, la vraie, celle née de la fascination, qui donne la sensation d’avoir vécu plus intensément une soirée durant ? Où est passée ma came ?