Décembre 2024, journal

Dimanche 1er décembre

Il faut est revenu. Il faut faire. Je sais que je n’aurai pas la paix, alors je ne résiste pas, j’acte, me douche avant même de petit-déjeuner et je fais : une lessive, du rangement, des grosses courses chez Leclerc, la facture des cours de novembre, un congee, la lessive à la main de mes justaucorps ; je réserve mes billets de train pour Noël, un rendez-vous chez la gynéco, chez la dentiste ; mets à jour mon profil LinkedIn (un portrait récent que m’a fait H. à la place de ma désormais vieille photo de profil). Seul heureux moment de suspension :  l’heure et demie que je passe au téléphone avec Melendili, à parler élèves, santé, Noël — à ne même pas parler de Mona Chollet, à ce propos on s’écrira.

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Lundi 2 décembre

Cours de stretching postural.
Où je découvre que je ne sais pas bouger le bassin autour du fémur en gardant ma jambe en-dehors. S. y arrive sans même avoir à réfléchir, et s’étonne du décalage entre nous. J’ai globalement plus d’aisance qu’elle avec mon corps, mais aussi 26 ans de formatage de danse classique où on garde les crêtes iliaques de face dans un rond de jambe bordel.

Rendez-vous psy.
Où je découvre le concept de traumatisme vicariant.
Eli se demandait s’il y avait des choses que je ne racontais pas ici, vu ma propension à plonger dans l’intime : il y en a peu, effectivement, j’overshare facilement, mais il y en a indéniablement, et l’origine du traumatisme vicariant en fait partie. Une quinte de toux irrépressible accompagne tout mon récit (aucune avant, aucune après). Il ressort de l’anamnèse qu’émotionnel et rationnel ne sont pas reliés lorsque je fais le récit d’une certaine journée. Que ce que je prenais pour du détachement relève davantage d’un état de sidération, où ayant dépassé son seuil de stress tolérable, le cerveau fait disjoncter la tête et le corps pour rester fonctionnel. Et que je parle comme si j’étais coupable de ce dont je n’ai été que témoin-à-distance. Je veux bien croire la psy, mais c’est bien de croyance dont il s’agit, car je n’en ai absolument pas conscience et, même après qu’elle me l’a fait remarquer, je reste incapable de repérer dans mon énoncé ce qui pourrait être interprété en ce sens. (C’est comme l’ante- ou la rétro-version du bassin en danse, il faut être formé à voir ; quand on l’est ça devient évident, quand c’est quasi-invisible pour la personne que l’on corrige.) Raconter ne me pose aucun souci, ma voix n’en est pas affectée, c’est dramaturgique presque, mais quand la psy fouille son énorme trieur de fiches plastifiées à la recherche du schéma de SSPT (j’aurai le droit à un dessin manuel) l’émotion monte au bord des yeux.

Arc en ciel et ciel rougeoyant

Interlude à la médiathèque.
Où je lis La Mer verticale. Le trait m’attire. La bande-dessinée commence par une séance de psy, ça ne s’invente pas. L’histoire ne va nulle part, vaut surtout pour ses métaphores illustrant le ressenti des crises d’un trouble panique.

Cours ado-adulte.
Où il ressort que les passages kitsch et « sexy » de la choré-de-Noël amusent plus les adultes que les ados.

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Mardi 3 décembre

Toujours à l’affût d’exercices pour renouveler ma barre au sol, je teste et adopte quelques mouvements d’une vidéo d’Adriene sur le psoas (un cat cow + penché latéral à quatre pattes avec une jambe tendue sur le côté : c’est improbable, mais efficace).

Décembre a eu raison des troupes : deux élèves en barre au sol, deux élèves en classique. Je remise la choré de Noël pour un cours quasi-particulier à se focaliser sur l’analyse fine de la posture et des coordinations. Pour l’une, on trouve un fil rouge postural, à décliner dans l’ensemble du cours ; pour l’autre, c’est plus compliqué, il y a un truc au niveau des épaules, je ne saurais dire quoi exactement, son embonpoint me rend la lecture de son corps moins aisée (c’est nul, je sais). En revanche, l’inviter à constamment relever le regard change beaucoup ; son corps arrête de s’excuser et elle se met à doucement rayonner.

C’est plus calme, mais pas moins intense, l’attention décuplée. J’aurai en tous cas appris pas mal sur l’organisation corporelle de l’une et de l’autre ; il me sera plus facile de leur donner des indications quand nous sommes nombreuses. On devrait toujours avoir quelques cours (semi)particuliers en parallèle du collectif. L. me racontait que dans son école, quand elle était ado, ils avaient chaque mois un cours de placement pour revenir sur les fondamentaux et prendre le temps de retrouver des sensations qu’on perd parfois dans la vitesse et la grande technique. Si un jour j’ai ma propre école (et plus d’expérience), je crois que c’est ce que je proposerai, des ateliers ponctuels pour comprendre en profondeur le mouvement — sans forme particulière, mélange d’anatomie, barre, barre au sol, yoga, manipulations en binômes (ce que j’aurai rêvé que soient les cours d’AFCMD, en somme).


Dans le métro du retour, je suis installée à l’avant, avec la vue qu’aurait le conducteur si la rame n’était pas automatique. Lorsqu’on débouche sur la portion aérienne, j’ai la sensation que cela pourrait être une chaude nuit d’été. En décembre ? Prêtant attention à l’oxymore, je me rends compte que j’ai assimilé au chant des grillons un grincement régulier de la carlingue. Ce genre de bruit qui d’habitude m’insupporte a été neutralisé par mon cerveau ; transposé dans un règne organique, non seulement il n’est plus (un bruit) nuisible, mais il est même devenu un (son) étai à rêverie.

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Mercredi 4 décembre 

Niveau d’énergie des enfants : Doliprane.
Le sac de danse édité par l’école où je donne cours comporte d’ailleurs une poche qui correspond pile poil à une boîte de Doliprane. Coïncidence ? Je ne crois pas.


Quelle idée ai-je eu de proposer le (début du) pas de trois des mirlitons à mes élèves intermédiaires ? Sautille la galère.


Arcane est de mieux en mieux, je me couche plus tard que prévu après avoir lancé un second épisode.

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Jeudi 5 décembre

Le cours d’adultes débutants me rend euphorique. J’ai trouvé une transposition au piano très lente du solo de flûte de La Bayadère ; cela nous permet de danser le début de la variation, avec ses magnifiques ports de bras.

Juste après, je me retrouve seule, mini-descente, l’anxiété tente sa chance en me faisant culpabiliser d’avoir mentionné que je pouvais donner des cours particuliers à une dame qui épluchait sans succès l’emploi du temps à la recherche d’un autre cours.


M. m’annonce encore des dingueries en passant. Les grandes nouvelles chez elle sont rapetissées, et peut-être est-ce plus juste, broderies sur une trame qui mérite en tant que telle toute notre attention.

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Vendredi 6 décembre

L’anxiété tente de passer une tête en fin de journée, c’est comme un rythme cardiaque qu’on s’efforcerait de garder calme, respirer, marcher, faire un tour, ça fonctionne plutôt bien. Puis plus trop, alors je tente de prendre mon corps à son propre jeu avec un peu de gainage pour faire monter le rythme cardiaque pour quelque chose, et que tout s’apaise ensuite, un peu comme on s’éternise dans un bain de moins en moins chaud pour faire redescendre la fièvre. Le boyfriend m’avertira que les deux techniques sont déconseillées, voire dangereuses : la chaleur de l’eau redoublant celle de la fièvre, certaines personnes peuvent s’évanouir… et se noyer dans leur bain.

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Samedi 7 décembre

C’est curieux comme parfois les élèves font des erreurs qui ne correspondent pas à leur niveau. Comme cette élève de troisième cycle très solide, qui fait ses tours en-dedans avec le pied derrière le genou (dans un exercice comprenant au préalable un équilibre en retiré pour justement préparer la position avec le pied devant). Ces anicroches sont si étonnantes que je prends pour les corriger un temps que je devrais probablement consacrer à d’autres élèves plus en difficulté. Une lacune résiduelle, c’est comme un pied en serpette sur une posture globalement correcte, je ne peux pas, c’est plus fort que moi, il faut que je gomme l’incohérence. Paradoxalement, je tolère mieux un truc tout de ginguois (ou je baisse temporairement les bras ?). C’est plus homogène, c’est comme ça, approximatif, pas bien grave.


Le projet de danse dans les escaliers a été refusé pour des raisons de sécurité (même si à une danseuse toutes les deux marches, le passage restait possible en cas d’urgence). Il m’a été proposé de le filmer en amont pour le projeter, mais comme je m’en doutais, les élèves ont envie d’être présentes et de participer le soir même. Je ne sors donc pas de mon sac le bout de papier sur lequel j’ai planché la veille pour découper la musique et chorégraphier la séquence. Tant pis, tant mieux. On reprend les compositions par groupe des élèves, on nettoie et je commence à les agencer dans le temps et l’espace. Succession, bof, tuilage, mieux. Et en intervertissant le groupe 1 et 3 ? Mieux. Une minute de chorégraphie, hop. Pour la seconde, impro totale, j’imagine de reprendre les mêmes séquences en succession, à ceci près que chaque groupe apprend à d’autres un ou deux pas de sa chorégraphie pour que des échos surgissent à l’improviste parmi les groupes dont ce n’est pas le tour de danser. On n’a pas le temps de tout régler, mais de ce qu’on teste, ça devrait marcher ; j’en suis énormément soulagée.


Le samedi après les cours, c’est l’ivresse du vendredi soir. La fatigue et la satisfaction d’avoir mis derrière soi ce qu’on devait faire donnent un sentiment de liberté qui n’a rien à voir avec le nombre d’heures ou de jours disponibles devant soi. Non seulement j’ai du temps, mais je me sens autorisée à ne rien en faire si je veux, sans me laisser parasiter par ce que je devrai faire ensuite.


Fin de la saison 1 d’Arcane. Il aurait été dommage de passer à côté à cause de l’esthétique de jeu vidéo. Chaque épisode rajoute une couche au mille-feuilles des personnages, pris dans des affects et des loyautés successives qui ne s’annulent pas les unes les autres, se combinent chez chacun différemment, si bien que chacun, persuadé d’avoir raison, détient une part de vérité qu’il échoue à faire coïncider avec celle des autres. Il y a bien des personnages qui ont un bon cœur et d’autres un mauvais fond, mais de même que ni la virilité ni l’affection ne sont genrées, les personnages ne sont pas manichéens : les grands cœurs font autant voire plus de dégâts que les autres, qui, pour aveuglés qu’ils soient par la rancune ou la vengeance, n’en sont pas moins capables d’aimer. La cité s’appréhende par le même prisme d’intérêts et de positions diffractées, somme de tous les individus regroupés en alliances et factions mouvantes.

(Je suis aussi reconnaissante à la série de me permettre de mieux comprendre comment se perçoit une amie, tatouée des mêmes nuages bleus que Powder/Jinx.)

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Dimanche 8 décembre

Je tente de démêler mes fils de pensée sur D’images et d’eau fraîche. Pause qui ressemble à un abandon par ras-le-bol. Il est déjà l’heure de déjeuner. Je recopie plein de passages, trop, d’un autre essai avant de le rendre. Elles vécurent heureuses. Pourquoi je fais ça ?

Dans la soirée, ce sera le montage d’une vidéo d’analyse sur La Bayadère. Aucune parole enregistrée encore. Récupérer les vidéos, les morceler en extraits et les assembler sur une timeline me prend déjà un temps infini, et rien n’est monté, et je vais me heurter à un manque de compétence, à un manque d’options de montage aussi, je crois. Je veux bien accepter que ce soit chronophage, mais chronophage pour un résultat médiocre, c’est plus dur.


Après l’anxiété, c’est l’énervement que favorise mon cycle hormonal. Je sors pour évacuer, marche rapidement comme si j’avais à faire alors que j’ai tout mon temps pour aller à la médiathèque. Sur place, une exposition d’étudiants en design textile me cueille par surprise. Liberty en ébullition de boules cotonneuses, bayadère qui se dresse en gratte-ciel, motifs cachemire qui s’échappent en trois dimensions, modelés ou crochetés, comme des cellules qui aurait muté.  Ça me surprend et la surprise m’enchante, c’est doux.

des planches recouvertes de tissus Liberty sont juxtaposées et des perles et mini-pompons sont brodés dessus de plus en plus en volume à chaque planche
Effervescence, de Leona Pellizzari-Wiart
Des éléments du motif Cachemire ont été modelés en 3D
Renaissance, d’Angèle Provost

Il y a aussi cette affiche qui va du chaos à l’ordre. C’est un peu la transformation que je trouve dans l’écriture, mettre en ordre de lecture le chaotique. La mutation chromique et l’effervescence née des débords des lettres linogravées me font envisager la chose en sens inverse : et si de l’ordre, on faisait jaillir autre chose, un chaos qui finalement ne le serait pas tant que ça, puisqu’on pourrait justement encore, à nouveau, l’articuler en mot, épeler ce chaos en plus grand plus coloré ?

Affiche où le terme "chaos"en rouge par transformations successives devient "ordre" en bleu


Congee avec un demi-bouillon cube en plus du gingembre : on s’éloigne de l’Asie pour se rapprocher de l’Italie. ll fallait un peu de céleri, carotte, laurier pour qu’apparaisse la parenté entre congee et risotto.

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Lundi 9 décembre

[rêve] L’appartement est doté de grandes porte-fenêtres, dont une ouvragée comme les portes-fenêtre intérieures des grandes maisons bourgeoises roubaisiennes, qui séparent salon et salle à manger sur les photos des annonces immobilières. Elle ouvre sur un balcon coursive au-dessus des voies de train. Dehors, une immense cuisine d’extérieur, plans de travail, deux fois quatre feux ! On pourrait y faire des barbecues je n’y pense jamais, d’ailleurs un bac à barbecue traîne, parmi plein d’autres trucs qui traînent, on ne sait pas trop si c’est le bordel, à l’abandon, un espace de vie ou de déchetterie un peu, vague. En rentrant, je remarque de la moisissure grise sur le mur de l’entrée, devant la salle de bain, personne ne l’a remarqué ou ne s’en est occupé ? Puis ce sont des bestioles grises qui m’assaillent, nuée d’insectes qui me paniquent jusqu’à réveil. Cinq heures du matin.

La choré de Noël est menée jusqu’au bout, et elle donne chaud. Faisant et refaisant avec les élèves, je m’aperçois que danser quelque chose de complet qui s’incorpore par la répétition m’avait manqué. Il y aurait vraiment un compromis à trouver entre le format d’un cours de danse classique, constitué d’une myriade d’exercices et d’enchaînements, et celui d’un cours de danse contemporaine ou jazz, centré sur une chorégraphie. Ils l’ont bien compris à DanceFloor Paris, studio qui propose des choré en technique classique sur des musiques contemporaines.

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Mardi 10 décembre

Les trois heures de réunion passent bien avec les trois quarts de la viennoise au chocolat que j’ai apportée et dont personne ne veut. Je n’ai même pas le cerveau grillé par l’excès de dates, d’horaires, de niveaux et d’abréviations énoncés : si on met les deux-C-un deux-C-deux trad. de quinze heures trente à dix-sept heures quarante-cinq le dix-huit ça vous va ? Les cépé-heu-esse ne sont pas en répét avec le jibe ? (Cet exemple est tiré du chapeau mais écrit en toutes lettres, car c’est à peu près l’effort cognitif de repérage que ça demande à l’oral.)

Je fais bien ensuite de rester pour faire chauffer mes gnocchis, car s’ensuit avec la coordinatrice une conversation qui fait du bien. Cette femme joviale me met au parfum de l’historique des années passées, on cause équipe pédagogique, parents, préférence de niveau, format d’examen en juin, mais aussi personnalité des élèves et niveaux disparates qu’on gère bien comme on peut. C’est déculpabilisant et joyeux. Elle aussi a du mal avec les plus petits, et quand je lui dis à quel point j’aime les cours avec les adultes, elle me sonde pour d’éventuelles heures en plus l’année prochaine pour les étudiants sortis du cursus, soit le public que je préfère, celui des (jeunes) adultes amateurs. Au cours de la conversation, nous découvrons également habiter à quelques rues d’écart : « Oh, mais j’aurais pu t’emmener ! On ne discute jamais assez. » D’accord avec cette conclusion, surtout quand la conversation aide et nourrit ainsi.

L’après-midi est bien entamée, mais pas au point de n’avoir pas le temps de retourner au Canada et même de faire un saut en Islande depuis une chaise de bar à la médiathèque, lecture plongeante sur Les Falaises, puis de décider qu’il reste tout juste assez de temps pour une expédition chocolat à Lidl, l’occasion au retour de tenter à pieds la portion de trajet pour laquelle j’attends toujours le bus. Quinze minutes tout pile, c’est beaucoup moins que ce que j’imaginais, ça me libère des horizons logistiques. Moi et mes sept tablettes de bon chocolat pour moins de dix euros sommes ravies.

Les accents sexy-parodiques de la choré-de-Noël conviennent mieux à ce cours d’adultes-ci, qui ne craignant ni le sérieux ni le ridicule échappent à l’un et à l’autre. L. s’amuse de ce que je chantonne-interprète la musique ; comme les hum d’appréciation quand je mange, je n’en avais pas conscience. Le chanter-parler dont on nous a rabâché les oreilles pendant la formation, pour lequel je me sentais si gauche, s’est donc installé à mon insu ! On a des snowfkakes plein les eyelashes, on les regarde tomber en agitant le bout de doigts et on trinque en arabesque piqué, cheers, comme si on tenait une coupe de champagne à la main — « ah, , tu nous parles ! » Bref, on s’amuse bien. Cela vire au fou rire à la fin de la séance quand je les laisse choisir une pose de fin et qu’elles se mettent en tête de former un bonhomme de neige, deux fois deux bras pour former le gros corps, une planquée derrière la figure principale pour faire les branches-bras et une encore qui vient dessiner la carotte-nez de ses mains. Mieux que les gamins qu’elles ont laissé à la maison.

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Mercredi 11 décembre

La prof de jazz elle aussi compte les semaines avant les vacances, compte les mercredis, plus précisément, il en reste deux, deux mercredis avant les vacances (le mercredi-marathon compte neuf heures de cours pour elle, six pour moi). Je subis moins la journée depuis que je ne l’envisage plus en bloc : les deux heures de pause après les deux heures du matin m’aident à envisager les quatre de l’après-midi comme un bloc indépendant, à aborder à neuf. J’ai du temps pour moi entre les deux, pour marcher dans la ville, acheter du bon pain, me poser sur une chaise rembourrée.

Une espèce de château en briques
Je découvre des dingueries en faisant le chemin du bus à pieds.

Je suis moins épuisée aussi depuis que je me dis plus volontiers tant pis. Tant pis pour ça, on ne va pas corriger, je laisse passer, les corps resteront de traviole encore un peu, tant que ce n’est pas dangereux, tant que les enfants se font plaisir et progressent un peu. Tant pis même pour la progression des plus petites, encore trop petites dans leur tête et leur corps sinon sur le papier ; je repense à une autre camarade-prof qui me confiait continuer faire de l’éveil-initiation avec certains groupes censément entrés en technique. Tant pis pour ce que je ne peux maîtriser. La relation de certaines à la répétition et à l’échec, entendu comme absence de réussite immédiate, me met moi-même en échec ; je ne sais pas comment leur faire comprendre qu’il est normal de ne pas réussir à faire quelque chose du premier coup, que c’est pour ça qu’on est là, pour apprendre, pour essayer et s’amuser d’essayer,  qu’on progresse petit à petit, qu’il y a zéro enjeu, ce n’est que de la danse, et que non, ça ne veut pas dire qu’on est nulle et qu’on n’arrive jamais à rien si on n’arrive pas à faire du premier coup à gauche ce qu’on arrive à faire à droite, preuve qu’on arrive à faire des choses, plein de choses même. Évidemment, c’est quelque chose qu’on ne comprend pas à travers les pleurs, et je suis d’autant plus démunie que je n’ai jamais vraiment cessé d’être cette enfant qui n’arrive à rien si elle n’arrive pas à tout tout de suite, et qui se paralyse d’avance par l’angoisse de ne pas y arriver. H. était presque en colère quand j’ai annoncé qu’on faisait la même chose à gauche ; elle n’avait pas d’idées quand j’ai proposé d’inventer une suite en petits groupe, et n’était plus en mesure d’écouter celles de ses camarades. Là voilà qui pleure, elle ne veut pas faire ça, et quand je lui demande ce qu’elle voudrait faire, elle ne sait pas, elle ne veut pas faire ça, même si ça est assez vague pour qu’elle y case tout ce qu’elle aime danser. Sourire d’excuse et d’empathie à la maman qui récupère sa fille aux yeux rougis et tente une consolation à base de maman aussi, tu devrais venir voir le cours de danse de maman, nous aussi on fait plein de trucs moches, tu sais, mais c’est pas grave, l’essentiel c’est d’être avec ses copines et de se faire plaisir.

D’un groupe à l’autre et même au sein d’un même groupe, la créativité est chérie ou honnie. Certains enfants s’en emparent avec empressement ; ce sont les mêmes, j’imagine, qui régissent leurs jeux d’enfant en imposant à chacun son rôle, copines, cousine, petit frère ou grande sœur, toi tu feras, toi tu seras. Ces petites filles sont déjà en train de négocier les unes avec les autres pour faire ci plutôt que ça et, attends, attends, après on pourrait faire ci ça là ta da, que d’autres sont toujours plantées là, quand elles ne sont pas assises en tailleurs, résignées : elles n’ont pas d’idées. Hop, hop, on se lève, ce n’est pas avec des idées qu’on fait un poème ni en tailleur qu’on chorégraphie. Quand au bout d’une rime pauvre, elles abdiquent à nouveau, je les relance : ce que vous avez fait, vous pourriez aussi le faire en symétrique, l’une vers la droite, l’autre vers la gauche, ensemble ou en succession, de dos ou de face. Mille variations sur le même matériau.

On remédie plus facilement à l’absence d’idées qu’à la peur du jugement. À cet égard, une même classe d’âge abrite aussi bien des enfants, riches de leur fantaisie, que des pré-adolescents qui l’ont déjà abdiquée en intériorisant et anticipant les jugements extérieurs. En CM1 déjà, c’est non, non, non, sourire de bonne volonté mais poignets croisés sur la poitrine sur la défensive, non, même dos au miroir, même en fermant les yeux. Vous ne mettez jamais de musique pour danser quand personne ne vous regarde, toute seule dans votre chambre ? … ou dans le salon ? je tente à tout hasard. Nous nous renvoyons des regards incrédules : pourquoi feraient-elles ça ? pourquoi ne le font-elles pas ? Le boyfriend à qui je relate l’épisode le soir venu verbalise mon étonnement : qu’est-ce que vous faites là, du coup ? D’où leur vient la danse s’il n’y a pas d’élan ? Une pratique purement sociologique ?


Arcane, saison 2, épisode 2. Spoilers.
Le traitement de Viktor est fascinant en grande faucheuse qui n’ôte pas la vie, mais la souffrance — et avec elle, peut-être, une part d’humanité ? Graphiquement, la transition est astucieuse, de la béquille sur laquelle il s’appuie à la faux qui le précède, au bout de son bâton de pèlerin.

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Jeudi 12 décembre

Une tranche de pain avec plus de trous que de mie
Quand tartiner devient compliqué

Pourquoi passer autant de temps à recopier des extraits, je me demande parfois en moine copiste sans dieu. Parfois aussi, je ne me pose pas la question, tant j’ai plaisir à m’attarder dans une œuvre, à retrouver après-coup un élément anodin qui se préparait à faire sens, et à découvrir la syntaxe réelle de phrases qui ont pris corps avec beaucoup moins de virgules que je ne le pensais, ou pas là où je les aurais spontanément mises. Les Falaises ont ceci de particulier qu’elles relancent en outre le travail associatif et symbolique mis en route chez la psy. Je me mets à penser mon histoire comme s’il s’agissait d’une intrigue à agencer. Encore une douche qui aurait pu être plus écologique.


La barre au sol est le format idéal pour rattraper des cours auxquels on n’a pas pu assister, et je vois ainsi défiler de nouvelles personnes chaque semaine. Aujourd’hui, un visage souriant sous une chevelure bleue, plus sympathique que l’en-dehors à 180° blasé de la semaine dernière.

Cinq élèves seulement sont présentes pour le cours adulte débutant, mais c’est toujours autant un plaisir — partagé si j’en crois les regrets de la dame que je ne reverrai pas avant la nouvelle année, la faute à un agenda chargé.

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Vendredi 13 décembre

Le repos ne me repose pas, je repense à ce thread de @lapsyrevoltee sur les différents types de fatigue et de repos. Regarder Arcane en pilou-pilou dans mon lit s’avère moins efficace que de hâter le pas dans le froid vers le Colisée, où j’obtiens une place de dernière minute pour la soirée Preljocaj et grand plaisir interprétatif à la première pièce. Je repère au moins trois autres profs de danse dans la salle, croise une élève qui sera absente le lendemain et ne discute avec personne. Cela manque un peu.


Une conversation téléphonique avec L. où je recompte les peluches Jellycat dans mon salon (5 animaux en tutu, 2 plantes en pot, 1 radis) et me rappelle que Free coupe les communications au bout d’une heure trente.

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Samedi 14 décembre

Au réveil, je sais que je manquerai de patience. Les plus jeunes ne discutent probablement pas plus que d’habitude.

Je prélève un quart d’heure sur le cous pour les faire improviser et voir comment ils réagissent à la musique sur laquelle je dois chorégraphier pour eux. Les Méditations de Thaïs ne sont pas un choix évident et ce n’en est d’ailleurs pas un : c’est le dernier titre qu’il restait dans la liste établie par les collègues musiciens.

Prendront-ils la musique de vitesse ? en épouseront-ils la lenteur ? Ils font l’un et l’autre, l’un puis l’autre. Quand je leur suggère d’essayer de danser en relation avec un partenaire comme deux de leurs camarades l’ont sponaténemnt fait, ils se mettent à me faire des dingueries, tensions spatiales en suspens, symétries rieuses ou éplorées, c’est bien mieux que tout ce que je m’apprêtais à leur proposer. S. et A. réagissent l’une à l’autre avec une lenteur et une attention rare ; quand l’une place son bras sous la nuque de l’autre cambrée et agenouillée en quatrième, c’est de toute beauté. Je me force à balayer l’ensemble du studio et à noter mentalement toutes les bonnes idées qui y naissent et y meurent dans le même instant, mais mon regard est aimanté par S., par une présence que je ne lui soupçonnais pas, qui est celle d’une artiste sur scène, accomplie.

Avec les grandes, en atelier, ça ne marche pas. Elles sont de toute bonne volonté, mais on mais je m’emmêle les neurones dans les comptes, toutes nos tentatives tombent à côté alors que ça tombait juste la semaine dernière. Je pensais que ce serait une formalité, qu’il n’y avait plus qu’à fignoler, il y a tout à reprendre et plus beaucoup de temps, j’en ressors fatiguée et dépitée, manque de pleurer quand, après avoir payé ma tradition en regrettant qu’il n’y ait plus de baguette des Flandres, je m’aperçois qu’il y avait encore un pain des Flandres.

Une jeune fille me prévient à la fin de l’atelier qu’elle ne sera pas là pour la nuit des conservatoires. Je prends bonne note de l’information et suis en train de me demander à quels aménagements il va falloir procéder quand l’empêchement familial ou scolaire que je m’apprêtais à entendre comme excuse est remplacé par tout autre chose : elle va arrêter la danse. Elle ne progresse plus, n’a plus l’envie et je sens qu’elle aurait envie que se soit maintenue cette envie quand elle évoque sa barre chez elle, les exercices qu’elle faisait avant. Je l’entends et abonde dans son sens autant que je oh non, c’est trop dommage. Je comprends que le conservatoire puisse ne pas lui convenir, les quatre heures tous les samedis, le contemporain obligatoire dans le cursus, les cours où ils sont nombreux, elle a raison, un peu trop nombreux peut-être pour une prof débutante comme moi qui peine à corriger tout le monde, qui l’ai très peu corrigée elle, avec son bon niveau et sa discrétion. Elle est adorable, sent mes regrets et me dit gentiment que mon cours était sa partie préférée, que justement, elle aurait préféré le tout classique. J’essaye de l’encourager à continuer à danser, ailleurs, dans un autre environnement, d’autres styles, n’importe, mais continuer à danser, ce serait trop dommage, sauf si évidemment, il y a tellement de choses à explorer dans la vie, je m’apprête à une énumération mais les points de suspension arrivent juste après ma première occurence, dessiner, danser.


Dans trois épisodes ce sera la fin d’Arcane déjà, alors que je suis bien installée dans la série, que je laisse le générique se dérouler une seconde fois en visionnant le seconde épisode de la journée. Spare. The misery. Everyone wants to be. My enemy.


La fatigue est telle que j’envisage me coucher après un bol de soupe avec un morceau de la baguette achetée au Lion d’or (la fameuse blague de mon grand-père : ce soir on va Au lion d’or / au lit on dort). Mais il y a Miss France à la télévision, que je rebranche pour l’occasion. J’aurai oublié et son visage et son nom l’année prochaine, mais pas le plaisir à débriefer l’émission dans le groupe WhatsApp dont JoPrincesse me renvoie le lien, renommé Tadadadaaaa après avoir été consacré à l’Eurovision. Tant pis pour la fatigue physique, le lien et la connexion réparent quelque chose sur lequel le sommeil n’aurait pas eu la même prise. J’abdique après les discours et les derniers pronostics.

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Dimanche 15 décembre

Je découvre au réveil qui a été élue miss France… et qu’une élève de l’année dernière faisait partie du tableau danse classique !

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Lundi 16 décembre

Émergeant lentement dans mon lit, il me semble évident que je n’irai pas au cours de stretching postural, vendredi plutôt, je somnole encore un peu. Je finis par me lever, ouvrir la fenêtre pour aérer de la nuit : les températures remontées me sortent de la paralysie du froid, finalement si, j’irais bien, j’irai oui, je vais y aller et enchaîne les tâches matinales, bol de céréales, lavage de cheveux, séchage, sac, préparation d’un colis pour Le Bon Coin que j’embarque avec moi à défaut d’avoir le temps de faire l’aller-retour avant.

C’est toujours pareil, je ne trouve l’énergie de faire que s’il n’y a plus le temps pour se poser de question. Combien de fois je me retrouve à courir sur le boulevard qui me sépare et me relie au métro — généralement jusqu’à la boîte à livres, après quoi je trottine, essoufflée. À fuir (l’inertie ou les TOC, qui ont épuisé mon avance), je me donne l’illusion de courir vers (un lieu ou une activité désirable). J’invente l’élan qui parfois me fait défaut.


Nouvelle sensation musculaire unlocked au cours de stretching postural. À droite du moins, à gauche il faut que je me tâte le dessous de la fesse et que j’y enfonce mes doigts pour constater l’activation musculaire ou son absence. J’y parviens davantage sur demi-pointes qu’à pied plat et fais le rapprochement avec l’étonnement d’une formatrice l’an passé, constatant que je m’organisais mieux sur pointes que sur demi-pointes. Ce n’était donc pas qu’une impression, j’ai mis le doigt (enfin la prof a mis ses ongles) sur l’endroit tout mou qui devrait être tout dur pour « monter » sur ma jambe de terre.


Errance commerciale de Noël. Je fais chou blanc dans mes courses, erre dans les rayons, les allées, les boutiques, leurs agressions lumineuses et sonores, ce qu’il y a en trop, beaucoup trop, et ce qui manque, exclusivité internet, plus de data, je secoue mon téléphone comme un Polaroïd à révéler, c’est flou, ce que je dois préférer ou non. Mes hésitations me dégoûtent, ça bruine de partout, je repars la hotte vide et les trapèzes bougons, mon sac si léger ce matin me cisaille l’épaule.


Une BD à la médiathèque en attendant l’heure du cours : L’été du vertige.

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Mardi 17 décembre

Je rêve malsain de sexe au vu et au su d’enfants, à qui j’explique ensuite que l’important n’est pas la mécanique qu’ils miment moqueurs, comme des ouistitis incas en cours d’aérobics, mais ce qu’on ressent, la sensation de la peau, l’odeur de l’autre…  Le recoin sombre de sexe adulte et consenti et désiré ne l’était manifestement pas assez pour échapper à l’amphithéâtre lumineux d’enfants ; on n’aurait pas dû. Je ne devrais peut-être pas lire Triste tigre.


Réveil doux et moelleux aux alentours de 10h et des draps en satin de coton.


Les adultes mettent plus de temps à retenir la chorégraphie que les ados de la veille (j’étais bluffée) — on n’a pas la même charge mentale, se défendent-elles, hein. Celle qui a rapporté un jupon blanc pour vivre le truc à fond se tord la cheville ; rien de trop grave a priori, mais c’était le cours de trop. Elle le finit sur une chaise, pied croisé posé sur la clayette que j’ai sortie du frigo vide pour qu’elle ait quand même quelque chose de froid à appliquer dessus (je ne sais jamais s’il vaut mieux du chaud ou du froid).

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Mercredi 18 décembre

[rêve] La rue est saturée de glaciers, leurs cartes de couleurs et de parfums chimiques, mais impossible d’en trouver qui tiennent quand on s’approche des bacs, je soulève faux espoir un sachet surgelé d’un plat qui n’a rien à voir. On dirait un lieu généré par IA, crédible et même désirable de loin, où rien ne fait sens ni ne se déchiffre quand on regarde dans le détail. Nous avons perdu ma grand-mère ou ma grand-mère nous a perdues, on se cherche dans les rues.


Le réveil est difficile, l’humeur aussi. L’enfant du matin qui m’exaspère rapidement est absente ; un seul être vous manque et tout est apaisé. Mon capital zen n’est pas entamé après les cours de la matinée. Surtout, en sortant du cours, il y a cette tragédie qui passe en coup de vent dans le couloir et par contraste rend tout joyeux d’être en vie. Je vois A. et une autre maman d’élève entrer en catastrophe dans le hall de l’école, soutenant une femme qui semble au bord de s’évanouir à nouveau. Je m’approche en demandant ce qu’on peut faire, pense sucre et verre d’eau, quand A. détourne au maximum son visage de la femme qu’elle soutient toujours pour me souffler : « Elle vient d’apprendre qu’elle a perdu son mari. »

Il n’y a plus rien à faire, qu’à demander aux élèves d’attendre leurs parents dans le vestiaire, pour lui laisser le plus d’espace possible. Elles sont déjà deux à l’entourer, à attendre avec elle qu’arrive un proche… et que se finisse le cours de danse où un enfant passe ses derniers moments heureux, ignorant pour un temps encore qu’il est orphelin de père. Deux réalités se superposent dans la plus grande irréalité : la voix de la prof qui orchestre déplacements, pieds pointés et papillons et celle de la femme effondrée, hagarde, qui se demande comment elle va faire, comment elle va faire avec les enfants. Je crois comprendre que le petit est encore plus petit que le grand en cours d’éveil-initiation.

Ma dernière élève enfin s’en va, c’est un soulagement idiot : elle était la dernière à n’être pas repartie avec un parent et sa couleur de peau correspondait à celle de la femme effondrée. Il n’y a plus rien à faire. Dans la pièce d’à côté, je réchauffe mes pâtes, m’apprête à traverser en catimini jusqu’à la porte, A. me salue discrètement au passage. Dehors, des gens sortent de l’église, des collégiens attendent le bus, je prends l’autre, plein de gens vivants eux aussi et je suis heureuse de tout, de la sauce tomate industrielle aux olives dans mes pâtes, du boyfriend que je vais retrouver ce soir en visio et dimanche en vrai, des gamins survoltés parfois exaspérants que je vais me coltiner pendant quatre heures, presque du porte-feuille qui a disparu quand j’arrive à la boulangerie et que je cours retrouver au comptoir de la boutique où je l’ai oublié. Je repars quand même en sens inverse acheter le crumble aux deux chocolats dont j’ai très envie, même si j’arrive au cours après les premières élèves.

Soulagée que le foudre soit tombée à côté, que mes aimés soient bien en vie, je suis allégée des tracas quotidiens.


On m’offre : des sablés et un bracelet de grosses perles plastique tissées par une élève qui me dit fièrement qu’elle avait de la fièvre ce matin — euh, merci ?

Je m’offre : une heure de cours tranquille en proposant aux parents de regarder. C’est redoutablement efficace les parents, quand ils forment un public. Une maman trouve qu’ils ont bien progressé, elle a repéré pas mal de pas techniques. Les mirlitons mirlitonnent.


Le bruit de ma propre mastication me fait prendre conscience soudain du silence, du calme à présent… et de l’agitation dans laquelle j’ai baigné toute la journée. Il m’est si précieux que je renonce à regarder la suite d’Arcane pour lire, lire en l’absence de tout stimuli auditif. In extremis : rouvrir l’ordinateur pour commander mon dernier cadeau de Noël.

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Jeudi 19 décembre

Rester au lit, somnoler encore, le cerveau toujours prêt à se remettre à mouliner, chuinté par le souffle qui retombe ample en cohérence cardiaque, sentir presque le passage des endorphines le long de la moelle épinière.

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Vendredi 20 décembre

Envers du couvercle de la marmelade de gingembre "Eat well, love life"
« Eat well, love life »

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Samedi 21 décembre

Quarante-cinq minutes pour apprendre huit comptes de huit avec les grandes, il en faudra au moins autant pour nettoyer la choré. Avec les plus jeunes, en revanche, j’ai tout juste assez, on aurait pu avancer davantage si je m’étais mieux préparée. Tout le monde est fatigué, en contemporain une élève vomit d’avoir répété la tempête juste après le déjeuner, l’atelier est abrégé. Tout le monde se souhaite de bonnes vacances, de bonnes fêtes, et en ressortant, en marchant vannée dans les rues pavées, ça y est je le sens, l’esprit des fêtes y est : le repos de n’avoir pour un temps plus rien à assurer.

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Dimanche 22 décembre

Les voisins du boyfriend sont probablement au courant de mon retour.

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Lundi 23 décembre

Les poignées alambiquées de la ligne 6 me fond toujours penser à la bobinette de tire la bobinette et la bobinette cherra. Je ne sais pas pourquoi cette fois je le mentionne au boyfriend, qui me dit que pas du tout, la bobinette est une sonnette que l’on tire, c’était comme ça sur les illustrations en tous cas, il revoit nettement la corde même s’il a lui aussi du mal à voir comment le tout fonctionne. Incrédule, je Google, on navigue du texte aux images et ce n’est pas clair, il y a bien une corde mais pas de cloche, plutôt un loquet qui saute, ce serait ça la bobinette, un truc qui tombe au bout d’une corde. On ne tire pas la bobinette, ma citation du Petit Chaperon rouge était inexacte : Tire la chevillette, la bobinette cherra. 


Personne ne regrette le couscous décommandé au profit du restaurant vietnamien (un couscous la veille du réveillon…), ma belle-mère découvre avec ravissement le bo bun, ma grand-mère garde un bout de salade au-dessus de la lèvre en dévorant ses nems et son petit bouillon, prélevé sur un pho trop copieux par la serveuse accommodante. Ses gestes sont plus tremblés que jamais. Mon dessert enverrait le boyfriend à l’hôpital, mais je me régale et du goût et de la nouveauté : une boule de glace à la noix de coco dans un smoothie glacé à l’avocat. Des cadeaux sont échangés, certains comestibles d’autres pas, des nouvelles aussi. J’ai plaisir à être là, même si la soirée s’achève par un sentiment d’inachevé — peut-être de n’avoir pas serré dans mes bras mon père exilé en bout de table pour tousser à son aise (nous sommes en nombre impair, il est malade).

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Mardi 24 décembre

En bon bousier de Noël, je roule mes truffes vegan. Mes mains paraissent passées au henné.

Pour la recette : une tablette de chocolat noir, une briquette de crème de coco (pas de lait) et du cacao où rouler la pâte refroidie au frigo après avoir fondu au bain-marie.


Je rallie Versailles puis nous rallions la nouvelle maison de ma tante en Normandie, après avoir passé tout un tas de panneaux en -ville.

Ma mère s’affaire dans une cuisine qui n’est pas la sienne, ma cousine se cuisine son repas, ma tante disparait se changer (elle a beaucoup d’allure quand elle revient, avec son chemisier blanc blousant et son pantalon à bande velours — verte). Tous les placards et les tiroirs sont ouverts, les ustensiles jaugés, on fera avec.

Des bougies sapin le long d'une cheminée

Les bougies sapin allumées sur la cheminée coulent à toute vitesse, épilant au passage des touffes de la guirlande qui serpentait entre. Ça sent le sapin cette année, un grand sapin pas en bois, enfin si en bois, mais un bois d’arbre qui a encore de la sève, pas le bois de lattes empilées pour représenter un arbre de Noël design.

L’impression de se manquer, chacun derrière un téléphone brièvement scrollé ou bien le partage factuel d’un quotidien où de menues indignations remplacent le ressenti, les faits partagés sans les émotions associées, je ne sais pas ce qu’ils ressentent, atomes sans petites branches tendues pour s’amarrer les uns aux autres, former des flocons familles -thylènes de Noël. On mange bien. Le feu de cheminée me réchauffe par intermittence. Je calme ma faim avec des blinis, la regrette à mi-risotto.

Minuit est dépassé depuis un moment quand on tire au sort les paquets du secret santa. Tout tombe un peu à côté et nous de fatigue, mais on reste encore un peu, et encore, il est une heure trente, deux, on est au lit à trois heures du matin. Au moment de me coucher, je découvre une enveloppe rouge, un cadeau de Mum. C’est trop, trop adorable et trop tout court, un peu à côté, le spectre du gâchis plane sur ce qui est plus qu’une attention. Un jour peut-être j’arriverai à recevoir cette dernière sans me soucier que tout tombe juste.


Dad m’a appelée, je n’ai pas entendu, je l’ai rappelé, il n’a pas entendu. La messagerie dans la nuit m’apprend que ce n’est pas lui qui m’a appelée, c’est sa poche, j’entends des bribes d’un autre réveillon : Ah ouais ? Ah ouais !… l’aéroport… le Canada, là… je reconnais les voix sans comprendre ce qui se dit, c’est étrange, d’épier sans intention de le faire ce réveillon où je ne suis pas. Les intonations me parviennent comme des didascalies, mon père parle, ma cousine parle, ma grand-mère et mon père encore, je ne distingue pas ce qu’ils disent puis si, pendant deux phrases et la conversation coupe. On ne m’appelait pas, j’ai entendu malgré moi ce qui se disait là où je ne suis pas, ne suis pas triste, la tristesse me traverse peut-être, plus sûrement la fatigue.

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Mercredi 25 décembre

[rêve] Je chie des tronçons de baguette, c’est pour ça que je me sentais lourde.


Les uns douchés les autres non, tout le monde émerge difficilement autour de la table de la cuisine où l’on rapatrie les chaises, chacun au-dessus d’un liquide chaud, le panettone lentement égalisé vers la moitié. Je préfère ce lendemain au réveillon, le moment plus brouillon, plus chaleureux.

Plaid et les pieds sur la table basse, en chaussons à pompons

Le temps glisse comme les corps dans le canapé, affalés et on mange les restes avant d’aller se promener, du sable sous les pieds, des gants aux mains, la plage ne cesse pas d’exister en hiver, quelle étrangeté. Après dix minutes de marche sur les planches de Deauville, ma grand-mère n’en peut plus de marcher, on fait demi-tour sans aller jusqu’au bout de la promenade, jusqu’au bout de notre besoin d’embrun iodé et d’horizon, jusqu’à l’écume où l’eau mange le sable. On se contente du brouillard qui mange la mer, de la lisière lumineuse à l’horizon, lointaine trouée de soleil qui n’atteint pas la plage. On s’en tient aux immenses photographies en noir et blanc plantées dans le sable et la bruine, aux gamins qui s’en foutent que le sable soit mouillé, qui escaladent des monticules évoquant davantage les chantiers que les dunes, on s’en tient au serveur qui fait les vitres d’une terrasse vide en chemise, après le café du soleil sans soleil et café de la mer avec vue sur.

Photo de la promenade de Deauville et de ses barrière avec "Gene Kelly" au premier plan et "Cyd Charisse" derrière

Photo des photographies en noir en blanc exposées sur la page. Une photo d'horizon se substitue à l'horizon. Au lieu de rentrer, on se gare en ville et ma tante et ma mère avancent quatre mètres devant ma grand-mère qui n’en peut pas plus de marcher. On pousse jusqu’à Dupont avec un thé, qui n’a plus de ces gros carré fourrés au praliné dont on se met à parler aux autres avec ferveur Mum et moi. Il reste en revanche du chocolat chaud, un chocolat chaud 70% au goût de café,  c’est marqué sur la carte entre parenthèses mais je m’en étonne, me demande si le serveur n’a pas confondu avec le chococcino, mais c’est la même tasse que la dame d’à côté qui regarde à l’horizon au-dessus de sa tasse, même si la mer n’est pas dans cette direction et que l’horizon ici est une extension du seizième arrondissement de Paris avec davantage de colombages. 1000€ la combinaison rouge en stretch de chez Longchamp, nous informe ma grand-mère, qui a bizarrement moins de mal à marcher quand il s’agit de faire les vitrines et se serait bien attardée davantage devant les sacs Chanel. Ma tante  presse le pas, voudrait déjà être à la voiture ou chez elle ou repartie — ailleurs, en vérité, ailleurs qui se déplace ailleurs où qu’on aille.

Illuminations à Deauville


Le retour est plein de feux de route derrière la buée, sourcils froncés ou fantaisistes au cul des voitures. Au milieu d’une zone industrielle un magnifique arbre de lumière surgit puis s’éloigne, parfaite pyramide dorée que son apparition rend pour une fois plus magique que commerciale.

Le Mum’s omnibus dépose d’abord ma grand-mère épuisée. Il n’y a probablement pas que la fatigue et l’indigestion ; l’annonce des travaux qui doivent avoir lieu pour stabiliser la maison et empêcher que les fissures ne la détériorent davantage lui ont fichu un coup au moral, diagnostique ma mère (oui, l’assurance a envoyé le mail un 25 décembre : j’ignore s’il était pré-programmé comme cadeau de Noël — il y en a pour plus de 200 000 € de travaux pris en charge — ou si le salarié de permanence s’ennuyait). Il n’y a probablement pas que l’annonce de travaux qui vont bouleverser son quotidien d’octogénaire ; agacée d’entendre ma grand-mère se récriminer (elle ne veut pas, elle ne retrouvera jamais le même carrelage, ils ne le referont pas sous les meubles de la cuisine…) alors qu’elle s’est tapé toute la bataille administrative pour la prise en charge du dossier, Mum a perdu patience, s’est énervée qu’il n’y avait pas le choix, de toutes façons sa cuisine presque neuve, elle ne compte pas la refaire dans les vingt ans qui viennent, non ? alors quel est le problème, ni elle ni sa sœur n’en veulent de cette baraque, de toutes façons, elles la revendront quand elle ne sera plus là, on ne va pas laisser la maison s’effondrer ni s’asseoir sur 300 000 € à la revente… Ma grand-mère n’a plus protesté qu’en sourdine, clignant seulement davantage des yeux contrariée. Imaginer tout bazardé après soi après n’avoir pas molli sur le foie gras, il y a de quoi se sentir barbouillée.

On la dépose seule dans son immense maison, Mum lui monte son sac, je lève les yeux au plafond cathédrale, sonde deux grandes lézardes.


Le boyfriend, résolu à m’attendre pour dîner malgré l’heure tardive, se soucie quand nous sommes sur le périph’ de savoir si ma mère a mangé, si elle voudrait rester avec nous. Ses mains tressautent sur le volant, oh oui ! puis elle reprend la contenance que la faim et la fatigue lui ont fait perdre, et ajoute, plus très crédible mais adorable, enfin si ça ne dérange pas.

Quand je sonne, le boyfriend a les mains pleines de ce qu’il mitonne au débotté, du tofu sauté aux poivrons dans un mélange réconfortant d’oignons compotés, de sauce aigre-douce (une pointe), soja, trouvera-t-on tous les ingrédients, il nous manque le miel, ah c’est ça, et l’ail qu’on ne sent pas.

Je me sens bien, entouré d’eux deux, c’est doux et chaleureux. C’est dans ce salon en semi-bordel sans arbre de Noël que je trouve ce qui faisait défaut la veille, ce que j’ai envié tout le mois de décembre à chaque fenêtre voilée où transparaissaient les lumières des sapins, chaque lundi soir à l’arrêt de bus, à me projeter dans la cuisine de cet appartement pourtant bien moins confortable que le mien, dans un immeuble qui fait l’angle entre deux rues hyper passantes, une cuisine avec deux assiettes sur un mur bleu, porte coulissante gris foncé, trois photos encadrées et un frigo sur lequel à travers les persiennes j’imagine aimantés des photos, une liste de courses ou un emploi du temps scolaire, j’ai envié ça, moi qui n’imagine qu’avec crainte vivre ensemble, j’ai eu envie d’un lieu où l’on se retrouve à plusieurs pour manger, l’envie d’un foyer.

Le soir de Noël, quand toute célébration est passée, je le trouve, ce foyer, assise à côté de Mum sur le canapé du boyfriend qui nous accueille avec toute la générosité de sa cuisine et m’offre des livres de recettes qu’on passe en revue, comme jadis les magazines féminins, condamnant tel ou tel aliment, salivant devant des associations de saveurs auxquelles on n’aurait pas tout à fait pensé. Deux des trois livres sont auto-édités, Mum me demande comment je le sais, l’absence de mise en page ne lui a pas sauté aux yeux, je m’étonne et de ça et de la manière dont le boyfriend choisit ses cadeaux, sans se laisser porter par les têtes de gondoles ou la rêverie des rayonnages, étudiant le contenu avec force recherche sur les forums (ici végétariens). Je me sens enveloppée, nourrie. (aimée)

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Jeudi 26 décembre

Le boyfriend déballe son cadeau livré à perpète au lieu de tout à côté, j’y suis allée avec ma ceinture lombaire, ai tenté de le porter sur ma tête pour préférer la hanche, merci aux poteaux-bitoniaux pour soulager les bras. Pas une boulangerie ouverte de toute la rue déplore-t-on sur mon passage, l’air fryer est livré sans croissant. On fait la liste de tout ce qu’on pourrait jeter dedans, le boyfriend frémit quand, à propos des aubergines, je remplace beignet par tempura.


Emmitouflée, je lis sur le perron au soleil. Il fait si beau, ce n’était pas arrivé depuis si longtemps, du moins dans mon ressenti… je ne me résous pas à rentrer quand je commence à avoir frais au corps et mal aux fesses, me lance plutôt dans une expédition médiathèque-de-Paris. Le rayon poésie est d’une tristesse, très scolaire, mais il y a des Jeanne Benameur qu’il n’y a pas à Roubaix, et je feuillette une anthologie curieuse de broderies, c’est son titre, anthologie curieuse, et c’est moi aussi qui mets mon nez dedans, ça m’aère. Au retour, ce sont les branches nues et noires qui brodent le ciel infusé de lumière pâle et intense, bientôt étayé par les illuminations de Noël, des guirlandes dans les branches comme un ciel étoilé, entre les rues en l’air pas encore allumées, au rez-de-chaussée sur une balustrade en fer forgé seule de l’immeuble, la joie en solo.


Lorsque l’autocomplétion de Google reste muette, je pense que c’est ça, l’expression du boyfriend est bien une invention familiale, mais Wikipédia m’apprend que c’est de l’argot partagé depuis 1976 et que l’on peut donc vraiment avoir les yeux en trou de bite.


Je ne me laisserai plus faire : c’est bien écrit, bien joué, bien exaspérant. Le timing m’insupporte, les secondes de trop le sont même à dessein ; elles font exister le comique, oui, mais le noient dès la naissance, l’avortent dans l’absurde d’un komisch qui ne fait plus rire. Au bout de dix minutes, je me suis dit que le temps allait être long. Il l’a été.

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Vendredi 27 décembre

Le livre dans le sac y reste, il fait trop froid pour s’arrêter, je le trimballe jusqu’au parc Montsouris, aller et sur le retour accompagné de tout un tas de victuailles japonaises sous sachet plastique. Mon genou droit me fait claudiquer sur la fin.

Des objets ronds dans les arbres du parc : un ballon rose et un de foot perchés sur un enchevêtrement de branches nues, des boules de Noël tout autour un conifère.

Un arbre se dessine en contre-jour d'un ciel où les traces de avion s'entrecroisent comme une figure d'exercice de géométrie
Le ciel ressemble à un exercice de trigonométrie.

Oppenheimer : le casting est un crossover de Peaky Blinders, Mr. Robot et The Boys (Hughie ! s’exclame le boyfriend qui l’a remis avant moi).

« You don’t get to commit sin, and then ask all of us to feel sorry for you when there are consequences. » J’ai appuyé sur pause : le péché dont elle parle, c’est l’infidélité ou d’y avoir mis un terme, ôtant par là son soutien à une personne suicidaire ? Plus tard dans le film, je comprends que ce n’est ni l’un ni l’autre, plutôt un garde-fou sur le traitement de la culpabilité quand celle-ci émane de l’homme ayant présidé à la création de la bombe atomique — un garde-fou du réalisateur qui vaut autant pour lui-même que pour ses spectateurs-exégètes.

[spoiler] Et j’ai rêvé la main gantée de noir qui apparaît brièvement sur sa nuque dans la baignoire ? Le boyfriend l’a vue aussi, mais l’interprète comme une trace de sa culpabilité à lui, pas comme l’assassinat préventif d’une communiste.

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Samedi 28 décembre

Il ne fait pas gris, il fait blanc. Sans soleil, la journée n’est plus rythmée, le temps ne passe plus si visiblement — première étape pour tâcher de se dédouaner de celui dont on ne fait rien.

Tu m’étonnes que je n’avais pas été payée : je n’avais pas envoyé la facture.

Après Oppenheimer hier, Gattanca : deux bons films, mais aussi deux boy’s clubs. Autant ça peut se justifier pour Oppenheimer vu l’époque représentée, autant le futur de Gattanca est à ce niveau déjà daté.

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Dimanche 29 décembre

[rêve] Le cours de danse s’enlise ; trente minutes et nous sommes encore aux pliés.

Au réveil, j’apprends la nomination de Roxane Stojanov la veille au soir dans Paquita. Elle avait un aplomb d’étoile dans Rearray.



La Cité de Dieu : un bon film, bien déprimant.

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Lundi 30 décembre

Dada Masilo est morte le 29 décembre à 39 ans. C’est une hécatombe de décès précoces dans le monde de la danse ces derniers temps, Dada Masilo suivant Michaela DePrince (29 ans) et Vladimir Shklyarov (39 ans).


Un repas bien français au restaurant vietnamien avec Mum et ma marraine : nous parlons essentiellement de nourriture. Je suis arrivée les mains vides, ma marraine avec des cadeaux, et cela m’a semblé normal sur le moment : quand grandirai-je ? Évidemment qu’elle n’allait pas se contenter du déjeuner proposé comme cadeau, j’aurais dû le savoir et agir en conséquence.

Un bout de gingembre sort de la trompe d'une théière éléphant
En versant le thé au gingembre, j’ai fait tirer la langue à l’éléphant.

Rendez-vous inutile chez la gynéco : passé 30 ans, il n’y a plus de frottis tous les 3 ans, mais un autre examen plus complet tous les 5 ans. Je me sens bête, me confonds en excuses.


Regardant le premier épisode de Chernobyl, je ne cesse de penser au roman de Svetlana Alexievitch sans me souvenir ni de son autrice ni de son titre (La Supplication).
Il faut la saisie dans le moteur de recherche pour se rendre compte de la différence orthographique de la ville-cataclysme, qui n’a de T qu’en français.


Je n’ai encore préparé aucun cours, mon dos rechigne, mon genou droit est en PLS. Ce n’est pas encore la panique, mais presque la détestation de soi. Je n’ai envie de rien, tout désir en berne ou plutôt : envie d’une myriade de choses que je suis incapable d’aller chercher, pas l’énergie pour, tout se ressent comme effort, comme paralysé par le froid. J’essaye de me rassurer, ce sont les hormones, je le sais, je ne dois pas tenir ce que je pense ces jours-ci pour une vérité, et pourtant. Je l’éprouve ainsi. SPM.

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Mardi 31 décembre

Insomnie matinale. Le jour n’est pas levé que, derrière mes paupières, des monstres lumineux mangent l’ombre. La respiration en cohérence cardiaque chasse le spectre de la migraine ophtalmique. Les pensées parasites parasitent, j’essaye de prendre la distance, passe derrière la rambarde d’une patinoire imaginaire et les regarde tournoyer devant moi, l’une sort vexée de la piste, et soudain il n’y a plus personne, maintenir l’image de la patinoire me demande toute l’attention mentale que le manque de sommeil m’autorise. D’image mentale, la patinoire redevient souvenir, celle de Boulogne-Billancourt où l’on allait avec l’école, où j’ai appris à patiner et où s’entraînait parfois en même temps une championne (Surfa Bonaly ?), et l’esprit divague, est-ce que je pourrais prendre des cours de patinage artistique, y a-t-il seulement une patinoire pas loin de chez moi (je ne crois pas).

L’humeur s’améliore au cours de la journée : la lecture vaut méditation et remettre mon corps en état de danse m’apporte son lot d’endorphines. Ce n’est donc pas un réveillon SPM, mais un réveillon à la cool, plateau de makis en pilou-pilou et chaussettes à paillettes pour marquer l’occasion. On s’ambiance en regardant la série Chernobyl, le contraste me fait rire et le voisinage calme m’épargne tout FOMO. Bonne année à vous.

Adroite conduite à gauche

La conduite à gauche, je l’avais expérimentée en Écosse sur l’île de Skye, avec une voiture de location automatique. Une énorme flèche bleue Left était collée sur le volant et le loueur ne laissait son véhicule aux continentaux qu’après cinq-dix minutes de conduite accompagnée — sinon, il retrouvait systématiquement les jantes rayées. Cette conduite inversée m’avait demandé beaucoup de concentration au début, puis moins, jusqu’au moment où ça m’avait semblé acquis et j’avais pu vérifier les dires d’un habitué du bed and breakfast : c’est là qu’on se remet spontanément à droite quand la route de campagne se réélargit pour permettre le passage à deux de front.

Cet été, en Angleterre, ça a été au tour de Mum de découvrir la conduite à gauche — ou à droite, j’ai régulièrement le doute : parle-t-on du côté du volant ou du côté de la route ? Revoir sa latéralisation demande une certaine gymnastique mentale : je consigne ici nos plus belles contorsions.

Les angles morts
Mum était au volant de sa propre voiture. Autant garder sa véhicule avec le volant à gauche évite le problème d’empattement (on sait la place que l’on prend), autant cela complique les changements de file en rajoutant des angles morts. Le co-pilote doit être exempt de tout torticolis pour remplir la fonction de rétroviseur.

Les ronds-points
Prendre un rond-point en Angleterre implique que ce qui serait pour nous une seconde ou troisième sortie est la première.  J’ai toujours le réflexe de regarder à droite quand les voitures arrivent, mais ça ne sert à rien… Mum l’a heureusement formulé à voix haute, de sorte que j’ai pu lui rétorquer que, vu qu’elle s’engageait par la gauche, les voitures arrivaient bien par la droite sur le rond-point et que donc, si, si, c’était une bonne chose…

Les intersections
Les intersections m’ont fait prendre la pleine mesure de mon rôle de co-pilote. La phrase que j’ai probablement le plus prononcé a été :
Tu tourneras à droite en restant à gauche.
Jamais je ne me suis sentie davantage de proximité avec un GPS qu’à cette occasion. Maintenant « tenez la droite pour continuer tout droit » ou « pour tourner à gauche » me semble limpide.
Mum s’en est globalement très bien tirée — avec l’aide parfois d’un : ton autre droite.

Les guichets de contrôle et de parking
Le co-pilote doit avoir le bras long, car les guichets se retrouvent systématiquement du côté passager — sauf à Calais et Dover si on anticipe la bonne file (il faudrait mettre en place une signalétique en ce sens, pour éviter les gens qui doivent détacher leur ceinture et faire le tour du véhicule pour tendre leur passeport).

Les routes à plusieurs voies
Sur l’autoroute, rien ne change ou presque pour Mum, adepte de vitesse et prompte à dépasser. Bolide en France, raisonnable en Angleterre, c’est facile, c’est tout un : la file de gauche.
C’est de retour en France que la confusion opère. S’engageant sur l’autoroute, Mum fatiguée ne sait plus : la file lente par défaut, c’est à droite ou à gauche ?

…

Mum — Est-ce que tu crois que les autres conducteurs savent [qu’on n’est pas du bon côté] ?
Moi, assise côté passager, fais ainsi font font font avec les mains — S’ils me voient conduire sans les mains, ils doivent se douter.
Mum, s’esclaffant — Ah oui, c’est vrai.

On a beau savoir, on se fait quand même avoir. Et de m’indigner qu’un mec manœuvre sa camionnette en regardant son téléphone — c’est le passager, darling, pas d’énervement.

Un cottage dans les Cotswolds

Lundi 19 août

À travers la vitre de la voiture : des rayons de soleil divins percent sur le trajet d’Oxford vers les Cotswolds. Au détour d’un village : des fausses boules de buis suspendues de part et d’autre d’une porte, à laquelle elles sont censées apporter quelque gravité, sous l’effet du vent ballotent comme des ballons de baudruche signalant une fête d’anniversaire.

Le cottage a quelque chose de l’hôtel l’hôtel où nous avions séjourné en Normandie pour mes 30 ans — la campagne luxueuse. Tous les chambranles de porte, de fenêtre, de porte-fenêtre, toutes les portes et tous les placards sont peints de la même nuance vert d’eau. La cuisine, spacieuse, donne sur le jardin et les pâturages au-delà ; on s’imagine bien faire une tarte et relever la tête, tiens les chevaux sont de sortie. Il y a un grand et un petit salon, pour faire DVD à part. Les hôtes connaissent bien leur public, la sélection de film est très comédie romantique & cottages anglais. Le canapé est si vaste et moelleux qu’on pourrait disparaître sous les coussins. La moquette épaisse, claire, dévale l’escalier depuis l’étage. Je suis Boucle d’or, j’essaye à plusieurs reprise les lits des trois chambres avant d’en choisir une. Pas la plus grande, ni l’autre grande agencée un peu comme le B&B de Touraine, je jette mon dévolu sur la plus petite, qui abrite comme une cabane, le lit calé contre un pan de mur, la fenêtre échappée vive et miniature sur la campagne en chien assis, et une peluche lapin posée sur la commode, en curieux contrepoint à Napoléon et Nelson gravés dans leur cadre respectif.

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Mardi 20 août

Nous commençons l’exploration des Cotswolds par le village tout à côté : Chipping Campden. Il faut se faire à cette nouvelle modalité de visite, de promenade plutôt, où il ne s’agit plus d’arpenter, mais de flâner. Une vieille halle en pierre, des maisons assorties un peu de guingois, un bow window occasionnel… il n’y a pas grand-chose à voir, c’est bien comme ça, c’est ce qu’on était venues chercher, on se met dans l’ambiance. Notre second voyage dans le voyage commence.

Parterre de hautes fleurs blanches dressées devant une maison en pierres jaunes

La sérendipité Google Mapsienne nous aura donné deux highlights du séjour : les White Cliffs of Dover et le Blockley village café, dont je savais qu’il me fallait goûter toute la carte avant même d’y mettre les pieds. Tout me plaît, la couleur des murs, la table inégale découpée en suivant les nœuds du bois, la vaisselle en grès… et les haddock beignets, des boulettes frites que le Nord français ne renierait pas, mais fumées, délicatement assaisonnées au curry, savoureuses, sur des spaghettis de courgette qui ne me donnent même pas l’impression d’avoir été punie — un aperçu à l’heure du déjeuner de leur menu dégustation du soir.

La bibliothèque de Stow-on-the-Wold est située dans une ancienne église. Des blind dates sont proposés à l’emprunt, des livres-mystères enveloppés dans du papier journal. On échange quelques mots avec les bibliothécaires ; je m’étonne des protège-cahier qui entourent la plupart des ouvrages quand les nôtres en France sont plastifiés. C’est pratique : on peut facilement les changer s’ils s’abîment… ou les retirer pour brader les ouvrages et faire de la place pour renouveler le catalogue.

Uppercut Slaughter, Lower Slaughter, le nom de ces villages jumeaux m’éclate. Votre massacre, vous le préférez en haut ou en bas de la colline ? En réalité, m’apprend Wikipédia, le nom est dérivé du vieil anglais slohtre, qui signifie « zone humide ». De fait, la petite rivière de Lower Slaughter est charmante. Et magnifique le chemin à travers la campagne ensoleillée d’un village à l’autre. J’en profite peu, malheureusement, accaparée par une envie de pisser qui ne passe pas. Voilà, vous êtes heureux j’en suis sûre d’apprendre qu’Upper/Lower Slaughter est l’un des rares villages touristiques des Cotstwolds sans toilettes (ni arbre sans vis-à-vis).

Sur la route du retour (vers de convoitées toilettes), nous sommes escortées par un écureuil qui, au lieu de s’écarter d’un bond de la route vers le fossé, fuit la voiture en restant bien devant les roues, sur la chaussée, et se retourne à intervalles réguliers pour voir si nous nous sommes arrêtées ou si nous le suivons toujours.

Je pisse enfin et nous dînons de crackers et fromage fumé.

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Mercredi 21 août

Rendormissement de plomb après un réveil trop matinal, j’émerge engluée dans une tristesse sans origine — autre que tout ce qui finit ? Le pommeau de douche géant me masse le crâne, je suis lavée des sanglots.

Nous sommes de retour au Blockley village café, un peu plus tôt cette fois pour un English breakfast végétarien et des œufs florentine. Lovely, tout est lovely, c’est la patronne qui le dit quand on commande, quand on fait remarquer que les tasses sont belles ou que l’on demande à ajouter un pourboire en payant par carte. On le dirait plutôt des assiettes joliment dressées, des galettes de courgette et maïs, du plaisir de l’instant. Apaisées, décentrées, nous pouvons parler de ce dont nous ne parlons plus chez nous, par exemple de mon cousin-qui-a-coupé-les-ponts-avec-la-famille. On n’est pas très psy dans la famille, remarque Mum qui l’aurait à juste titre jugé nécessaire dans l’affaire, mais à qui il ne viendrait pas à l’idée d’y aller pour elle, pour dénouer certains achoppements pas bien graves, mais sans lesquels on vit tout aussi bien.

À la supérette d’à côté, où nous furetons en prévision du dîner, je déniche des biscuits chocolat-gingembre dont on reviendra faire provision le lendemain. Le dosage est parfait, c’est épicé et croustillant-fondant. On dirait un peu comme des After Eight, a remarqué le boyfriend quand je lui ai fait goûter — des After Eight où la menthe chimique aurait été remplacée par du gingembre fringant.

Nous mettons le cap sur Stratford-upon-Avon, la ville de Shakespeare et la plus éloignée de la base depuis laquelle nous rayonnons. Melendili avait fait l’impasse lors de son séjour dans les Cotswolds — trop au Nord. J’ai repensé à elle sur place, quelque chose comme : tu as été bien inspirée et n’as rien loupé. En arrivant dans l’artère principale, pavée de gris lisse et d’intentions marchandes, j’ai fait rire Mum : « On sent qu’ils sont prêts à nous entuber. » C’est sur nos gardes que nous avons pénétré dans une boutique Peter Rabbit, puis dans un magasin de peluches manifestement tenu par quelqu’un qui n’aime pas les peluches et n’a aucun scrupule à les tenir dans une atmosphère de renfermé de grenier mité — la tendresse remplacée par la tristesse.

Pont, verdure et cygnes

Malgré quelques belles maisons à colombages et un théâtre de briques sympathique, la ville manque de charme, et je ne suis pas sûre que cela soit uniquement parce que nous nous attendions à un nouveau village. Nous délaissons les rues pour les bords de la rivière. Mum trouve un bon peu de graines-croquettes abandonnées pour le parapet, et se met à gaver cygnes, mouettes et canards en en lançant moult poignées sans discontinuer. La faune accourt à la nage, jamais je n’ai vu autant de cygnes de ma vie, il y a sans problème de quoi monter un corps de ballet. Une maman s’approche avec sa toute petite fille ; nous lui confions une poignée du trésor trouvé pour qu’elle puisse elle aussi régaler les volatiles. Elle est trop petite pour réussir et même comprendre qu’il faut lancer la pitance, mais la maman remercie chaudement et le fait pour elle, look ! Un peu plus tard dans l’après-midi, les parents nous feront coucou d’un bateau, et nous répondrons coucou de la main depuis la rive. Nous longeons l’Avon sur une allée serpentine de saules pleureurs qu’on a sommé d’arrêter de pleurer en leur faisant une coupe digne des perruques du Crazy Horse. Au bout, concomitant avec une éclaircie : un banc, une vue calme avec un bout de clocher ; l’eau scintille entre deux nuages.

Quand on revient plus proche des aires de jeu, sport et pique-nique, nous passons devant un boulodrome peuplé de gens de gens d’un certain âge, tous vêtus d’un uniforme blanc immaculé, plus blanc que leurs cheveux, jusqu’au petit foulard blanc torsadé autour du cou — des scouts du troisième âge, impeccables, qu’on imaginerait plutôt jouer au cricket.

Le temps de parking est compté. Nous lançons in extremis l’opération cheese scones, dévalisons Mark & Spencer et revenons au pas de course avec notre butin (comme quelques jours auparavant à Oxford, nous rions de la récurrence). Quatre fois quatre scones au cheddar, en plus du dîner : OPA réussie.

Plus tard, de retour au cottage, c’est un moment parfait : sur les transats avec couverture en polaire, tisane et chips au vinaigre. Des bouffées de lavande s’élèvent juste derrière nous ; devant, des moutons ; au-dessus, des éperviers. C’est Mum qui identifie les oiseaux. Les plantes aussi. Google Lens confirme : cet arbre est bien un eucalyptus.

Après dîner, nous sacrifions au rituel de nous montrer les photos de la journée : celles de Mum se comptent généralement sur les doigts d’une main, les miennes plutôt par dizaine. Elle n’est pas très assidue ou j’ai le cliché compulsif, chacune sa version des faits. Puis nous disparaissons dans le canapé bleu nuit, dans nos téléphones, pour émerger de temps à autres des coussins et du scroll avec des extraits d’articles, de tweets ou de pages Wikipédia à lire à voix haute. Mum cherche toujours ce que je me dis que je chercherai, remisant l’affaire dans un futur dont j’oublie la possibilité. Nous saurons ainsi tout sur les cygnes, la cuisson de la clotted cream (douze heures au four, mes aïeux, DOUZE… pour une conservation d’une semaine maximum… finalement un peu de beurre ou de mascarpone, hein…) et les bizarreries domestiques rémanentes telles que l’épaisse moquette partout, la ficelle pour allumer la lumière dans la salle de bain ou l’absence de volets — apparemment un héritage protestant pour manifester n’avoir rien à cacher.

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Jeudi 22 août

Jamais deux sans trois, nous retournons au Blockley village café. L’étage est plus bruyant, surtout avec des enfants agités, mais les départs successifs apaisent l’endroit et l’on peut à nouveau s’entendre savourer. Je tente le supplément mini-marshmallows dans le chocolat chaud à 82% de cacao et c’est parfait, ça sucre juste ce qu’il faut en contrepoint d’une légère amertume. Pourquoi n’ai-je jamais envisagé ce plaisir décadent auparavant, mystère et boules de guimauve (quoique trouver la guimauve sans intérêt explique probablement pourquoi c’était à 36 ans une expérience inédite). Le scone aux raisins secs avec de la clotted cream, lui, est une valeur sûre qui ne déçoit pas, mais n’émeut pas non plus. Non, l’émotion, elle vient de son pendant salé, un scone chaud au fromage fondant avec un chutney de tomates séchées, une tuerie.

Sans même traverser l’Atlantique, nous nous rendons à Broadway, un village de pierres ocres très mignon qui sait y faire côté shopping. Dans les boutiques, nous tripotons mais n’achetons pas : des mugs mouton Herdy, des tasses en verre doublé comme au Blockley café, un poivrier Masterclass dégradé noir-gris, une adorable souris en microfibre pour nettoyer les claviers.

Les jardinet devant les maisons sont toujours un ravissement, parfois une surprise : nous découvrons la molène blanc-bouillon, une drôle de plante au drôle de nom — et aux vertus médicinales, nous apprennent les suites de notre recherche Google Lens.

La suite du programme comportait la visite de Winchcombe, mais le village nous apparaît si triste lorsque nous le traversons à la recherche d’une place de parking que nous décidons de poursuivre et rentrer sans même nous arrêter. On rigole comme des sales mômes qui auraient séché le dernier cours de la journée. C’est aussi ça, les vacances : donner force de décision à un I would prefer not to, écarter ce qui ne nous emballe pas d’emblée et rentrer s’enfiler un paquet de chips au vinaigre en guise de dîner.

Enseigne en fer forgé "tisanes"

Et les vacances, c’est aussi ça : retrouver en fin de journée un stress de rentrée qu’on a réussi à semer dans nos pérégrinations, et qui revient de plus en plus fort à mesure que la fin des vacances approche. Je me retrouve debout près du canapé à gesticuler, probablement pour montrer des trucs dansés et conjurer l’angoisse des cours procrastinés. Parfois j’aimerais prendre des vacances de moi-même.

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Vendredi 23 août

Suite aux recommandations de @cam_sour sur Instagram, nous ajoutons deux étapes sur le trajet du retour pour finir par un last but not least. Avec son étang de verdure, Bibury est fort bucolique. Devant une rangée de cottages très photogénique, une voix locale explique que le problème, c’est Instagram. De fait, c’est la première fois du séjour que le déséquilibre entre population locale et étrangère est flagrant, malgré une tentative d’orienter le tourisme de masse vers une trout farm, ferme piscicole transformée en mini-parc d’attraction avec de beaux jardins. Refusant de participer au surtourisme, la batterie de mon appareil photo tire sa révérence en dépit de la moitié de charge indiquée.

À Bampton, nous convoquons nos souvenirs de Downton Abbey : Mum visualise bien les mariages et enterrements autour de l’église et du cimetière (en faisant un effort, j’y arrive aussi, je crois), reconnaît immédiatement la maison de Lady Crawley (qui ne m’évoque rien) et sèche uniquement devant la bibliothèque du village (cette fois-ci, l’évidence est pour moi : c’est le dispensaire où œuvre Lady Crawley). Une pièce de la bibliothèque est consacrée à une exposition permanente sur le tournage de Downton Abbey. Nous y confirmons nos trouvailles et nous amusons des anecdotes sur les coulisses du film, tel ce décor de boîte aux lettres si ressemblant qu’une lettre a été retrouvée derrière lors de son démontage. Quant à la véritable poste du village, elle a servi de décor pour l’école de Mosley. Nous sommes les deux seules visiteuses et demandons au monsieur qui tient le lieu si c’est toujours aussi calme : c’est très aléatoire ; il y avait un car entier de touristes pas plus tard que la veille. À la douceur avec laquelle il a demandé à notre entrée si nous étions des Downton Abbey fans et aux témoignages affichés sur les panneaux de l’exposition, on devine les habitants attachés à la série et à l’équipe du tournage, plutôt fiers du coup de projecteur sur leur village.

Nous reprenons la route dans les temps, avec néanmoins un peu moins d’avance qu’escompté. Les bouchons, en réduisant notre marge, commencent à faire sourdre une vague inquiétude, qui devient manifeste lorsque nous comprenons que l’aire d’autoroute où nous nous sommes arrêtées pour vidanger nos vessies nous a fait sortir de l’autoroute et que nous devons avancer d’une vingtaine de kilomètres avant de pouvoir la retrouver. Mum est tendue et conduit pied au plancher (dans le respect des limites de vitesse) durant toute la fin du trajet. Il reste une heure avant le départ du ferry lorsque nous arrivons au port ; je suis rassurée, Mum, pas encore : elle attend le passage des frontières et l’enregistrement. Après seulement, nous pouvons nous avouer qu’on a cru un moment qu’on n’embarquerait pas et plaisanter du retard du ferry. La population à bord n’est pas du tout la même qu’à l’aller, pleine de gosses et de parents mal élevés. Les lumières s’étalent et dégoulinent avec la pluie à l’arrivée à Calais. Mum en reprenant le volant ne sait plus de quel côté rouler.

Oxford, I wish I were…

Alice (au pays des merveilles) illuminée et figée dans sa chute, accrochée au plafond de la halle
Down the rabbit hole — Lewis Carroll a été étudiant puis professeur à Oxford

Lundi 19 août

Vaisselle poético-ludique. En saisissant le savon liquide sur le rebord de l’évier, une myriade de bulles s’échappent du bec verseur. J’interromps la vaisselle du petit-déjeuner avant de l’avoir commencée pour suivre leur trajet. Quelques-unes, groupées comme des cellules en cours de mitose,  s’accrochent à un fil de toile d’araignée et explosent là ; leur dépôt ressemble à un reste de ballon de baudruche.

Il fait gris pour cette journée à Oxford que j’avais, comme Bath, visité en voyage scolaire. Je prends à peu de choses près la même photographie devant le Christ Church College, avec ses massifs de fleurs. Cela me réjouit. À la billetterie, j’entends la femme devant nous dire à son mari : Il prossimo posto è mercoledì. Cela me réjouit aussi. Il n’y plus de créneau de visite avant deux jours, mais je l’ai compris avant que le guichetier nous le confirme en anglais. On reviendra un jour, un week-end, et nous réserverons des visites de quelques colleges à l’avance. Je n’avais pas imaginé que revenir dans cette ville accroîtrait mon envie d’y revenir encore, comme à Londres ou comme à Rome.

À défaut de visiter les décors Harry Potteresques, nous longeons l’université par l’extérieur. J’ignore ce qui est le plus incongru, du bananier qui s’épanouit dans un jardin anglais (il y a la trace de régiments !) ou de l’arbre planté en plein milieu du terrain de rugby (à moins qu’en se rapprochant, on puisse le situer à sa lisière immédiate ?). Un peu comme à Versailles, le parc s’étend au-delà de ce que l’on visitera dans la journée ; il ne faut pas énormément d’imagination pour le rêver s’éloigner dans la brume.

Deux étudiants asiatiques cherchent leurs repères aux abords des dormitories d’un college attenant— ils ont l’air aussi étrangers que nous à ce décor qu’ils investissent pourtant de bon droit. Pour le moment, les lieux les habitent davantage que l’inverse.

Nous nous promenons au gré des ruelles et des édifices qui nous attirent, découvrons ainsi la façade incroyable de l’Old Bodleian Library, sorte de forteresse où les palissades ne sont pas en bois mais en pierre… en dos de livres en fait ! Le peu de fenêtres assurant et la bizarrerie du lieu et la conservation des livres, j’imagine. Nous ne visiterons pas l’intérieur non plus, un tournage est en cours. C’est une journée à fantasmer depuis l’extérieur ; il y a fort à faire.

L’heure du goûter se manifeste près de Vaults & Garden, référencé dans le guide, cela tombe bien ! Mum sécurise un table dans le jardin de l’église pendant que je fais la queue dans un self bruyant, ma capacité décisionnelle fortement émoussée par la profusion des options également alléchantes. Je laisse passer une personne ou deux le temps d’hésiter, triche sur la pile des plateaux pour attraper un William Morris fleuri sous de banales plumes, et opte dans une précipitation indécise pour un brownie au fudge et un fromage blanc au granola (j’arrive en déficit de laitages au bout d’une semaine, et laisse ainsi passer le banana bread visuellement sticky tout comme les scones ; mes non-choix m’affolent). Le brownie au fudge est une tuerie intersidérale.

Je suis un peu déçue d’avoir pris l’option tea for two, servi dans une grosse théière blanche sans intérêt alors que j’avais été attendrie par les petites colorées qui pullulaient dehors, couvercles joyeusement dépareillées. Après enquête sur les plateaux alentours et sur Google, il s’agit des théières Price & Kensington ; je finirai probablement par en acheter deux ou trois un jour. Un coup de cœur pour de la vaisselle, je vieillis décidément (mais ce revêtement mat qu’ont certaines couleurs et le format individuel…).

Bref, Vaults & Garden : allez-y (rapidement) si vous en avez l’occasion ; le café est menacé d’éviction par l’église dans laquelle il est installé — trop populaire pour la paix des corps célestes, j’imagine.

Nous nous mêlons encore à l’effervescence des rues, des groupes avec leur guide, il est question d’un massacre en passant, un squelette nous regarde main devant la bouche quelques fenêtres plus loin, avant un pont sans rivière, pont entre bâtiments, arche arrondie qui répond à la Radcliffe Camera, il y a de quoi se tourner la tête. Nous nous introduisons sous les porches de tous les colleges ouverts, nos pas vite refoulés par une barrière à laquelle nous nous accoudons un instant pour prendre la mesure des cours intérieures, des pelouses tondues en diagonale, les vitraux, la vigne vierge aux murs. Nous restons là quelques instants, au seuil du passé, à imaginer ce que ça fait d’étudier dans ces lieux, à la suite des noms glorieux ou inconnus que des panneaux brandissent comme gages de sérieux : nous comptons tel ministre ou tel poète parmi nos alumni, choisissez-nous, nous ne sommes pas un second choix. J’avais le souvenir de l’élitisme intellectuel (minoré par la réaction de mes camarades lorsque la guide avait expliqué qu’il fallait l’équivalent de 18 de moyenne pour intégrer Oxford ; ils s’étaient tournés vers moi : moi je pouvais, du coup, ce n’était pas si terrible que ça), pas de l’élitisme de classe, qui me saute à la figure cette fois-ci.

Bâtiment à fronton et colonnes flou derrière un premier plan de grilles avec des volutes et des fleurs en fer forgé.
Maison des examens. Arcueil ne m’a jamais fait le même effet.

Repère à futurs dirigeants ou pas, Oxford continue de me faire rêver d’une rêverie presque douloureuse, un FOMO au conditionnel passé. J’ai la nostalgie de ce qui n’a jamais eu lieu, comme un regret impossible de n’avoir pas fait mes études à Oxford. Le passé partout présent de la ville, avec son architecture médiévale, me renvoie au mien, comme s’il était aussi éloigné — le Moyen-Âge érudit et ma jeunesse studieuse, époques également révolues. Enfance argentique et passé collectif sépia se fondent, l’image du passé l’emporte, peu importe qu’il le soit à l’échelle d’une vie ou de siècles. La confusion décuple la nostalgie, l’invente. On se sent rapidement l’âme d’un poète romantique face à toutes ces architectures (néo)gothiques.

À défaut de remonter le temps, je remonterais bien les allées des parcs et de la ville, seule, en hiver, dans la brume, un livre sous le bras (c’est vraiment une image, parce que lire dehors en hiver…). L’atmosphère de savoir de la ville-campus me monte à la tête, bruisse de connaissances infuses, de lectures que ne n’aurais plus la patience d’entamer ligne à ligne, mais qui me font tourner la tête en étagères, librairies, libraries, bibliothèques. Je voudrais tout lire, avoir lu, vivre tous les recoins, toutes les saisons. Infuser dans ce lieu et en être habitée.

Détail d'un dragon qui lit un livre, miniature dans la feuille en fer d'une balustrade en fer forgé
Laisse-moi me calfeutrer dans cette ville-rêve comme ce dragon miniature caché dans son portail en fer forgé.