Bôshu (grains dans l’épi)

Les mantes religieuses éclosent et sont de sortie
(charmant)

Jeudi 5 juin

Premier rendez-vous avec le kiné que l’on m’a recommandé, dans un cabinet qui m’oblige à quelques contorsions spatio-temporelles : je suis accueillie par sa remplaçante. L’ironie n’est pas tragique, mais je suis dépitée… jusqu’à ce que ladite remplaçante s’avère faire de la danse classique dans l’école où je donne cours (et s’occuper vraiment de mon genou, sans m’expédier avec des électrodes pour paralléliser avec d’autres patients).


L’absurde d’avoir toujours peur de ne pas tenir et réussir à faire cours alors que c’est lorsque je donne cours que je me sens (mentalement) le mieux ces derniers temps. Le studio comme safe place hors du monde, hors de ma tête. (Les transports auront ma peau, en revanche.)


Au cours de barre au sol, les élèves parlent enfin plus librement, posent des questions, s’interrogent sur les sensations qu’ils perçoivent ou qui semblent leur manquer. C’est hyper intéressant, et l’occasion parfois de découvrir qu’il manquait des explications pour qu’un exercice soit vraiment efficace — comme ce pont avec les talons qui s’éloignent pour faire bosser les ischio-jambiers : en cherchant à résoudre pour une élève un problème de lombaires douloureuses par un alignement en « planche » (plutôt qu’une arche très cambrée), je donne à tous une précision qui faisait défaut. Les onomatopées affluent : ça travaille vachement plus comme ça. Si j’explique mal aussi !

Surprise en regardant Y. chercher l’écart : lui qui disait ne pas avoir de problème de longueur de psoas mais buter sur l’allongement des ischio-jambiers a maintenant sa jambe de devant entièrement étirée et c’est bien l’allongement de la jambe arrière qu’il manque pour arriver à l’écart. C’est le seul homme du cours, mordu : il travaille sa souplesse chez lui. Et depuis qu’il reproduit des exercices d’assouplissements actifs plutôt que passifs, ça se voit.


Ce n’est pas à cause de toi que la recherche est compliquée, c’est parce que j’ai moi le désir que l’on puisse se voir facilement : le boyfriend me débloque peu à peu comme divers niveaux d’un jeu vidéo. Net allégement de l’anxiété.

J’en reviens toujours aux mêmes motifs : culpabilité et contrôle. Quand je n’arrive pas à ce que tout coïncide, je n’en tire pas la conclusion que c’est impossible, mais que c’est de ma faute. Probablement parce que si c’est de ma faute, c’est que je peux agir sur la situation, elle n’est pas totalement hors de contrôle — ce qui me semblerait terrifiant, alors que c’est là même, dans cette absence de contrôle, que réside l’absolution. Ce serait reposant de ne pas toujours tout ramener à moi et de ne me soucier que de ce qui dépend effectivement de moi. Ce qui dépend de moi / ce qui ne dépend pas de moi : le stoïcisme comme remède à l’égocentricité ?

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Vendredi 6 juin

Premier épisode de la série Étoile : c’est stratosphériquement mauvais. On a été habitué pourtant en tant que balletomanes à n’être pas trop exigeant sur la qualité des films et des séries qui prennent la danse classique pour toile de fond. On sait que les danseurs ne sont pas forcément de bons acteurs et que les bons acteurs ont rarement un niveau technique crédible pour jouer des danseurs pro ; on est habitué au mix et/ou à la moyenne des deux. Mais là… la direction d’acteurs (y compris pro, y compris célèbres) est inexistante, c’est pire que tout. Même que Neneh superstar, oui. Au moins faisait-il son job de navet avec dignité ; j’avais passé un bon moment à m’offusquer. Étoile n’en finit pas de tomber à plat, c’en devient gênant. Et c’est d’autant plus con qu’on a rarement eu des danseurs aussi bons dans des fictions à l’écran…


Deux gros pigeons se prennent (amoureusement ?) le bec. Impossible de trancher entre le partage et la scène de ménage, c’est l’illustration de cette expression si bien utilisée à contre-sens par le boyfriend que la bizarrerie a cessé de faire faute : « ils sont en bisbille » comme parties liées  — en désaccord vraiment, ou de mèche ?


Comment ai-je pu laisser le carton du gaufrier-grill se couvrir de poussière ? Je tente enfin de reproduire le sandwich miso-cheddar-courge butternut croisé il y a fort longtemps sur l’Instagram de @lazysunnygirl. C’est un grand oui.


On nous demande de relire le programme du spectacle ; je bascule immédiatement en mode correctrice, à l’affût de la moindre correction ortho-typo et envoie une liste de corrections longue comme le bras (il n’y a aucune rigueur ni cohérence). J’ai quelques remords ensuite, ce n’était peut-être pas une réaction appropriée.

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Samedi 7 juin

[rêve] les extraterrestres absents menacent notre survie, les hommes disparaissent, bientôt il n’y aura plus personne pour cultiver la terre, je n’ai pas encore commencé à faire des réserves de boîtes de conserve / j’ai tout perdu, perdu le boyfriend, autour d’une table reste ma mère, quelqu’un et mon oncle qui ne ressemble pas à mon oncle, vaguement à mon père ou au boyfriend, piètre figure consolatrice d’avoir tout perdu / je m’apprête à donner un cours de danse, la salle hangar ne s’allume plus une sonnerie sonne l’alerte, on attrape les couvertures que l’on peut, des serviettes aussi ça fera l’affaire, dans la cuisine de ma grand-mère j’attrape une bouteille de jus de fruits, me félicite d’y avoir pensé, hydratation et sucre pour tenir, on descend dans l’obscurité dans la cave qui est plus un entresol qu’un sous-sol, est-ce qu’on sera vraiment protégé ou est-ce qu’on mourra étouffé sous les décombres sans pouvoir appeler au secours dans la langue du pays, quelle idée d’être à l’Est quand se déclare une guerre, on n’a pas été prévenus, par la fenêtre on voit une file de loubards arriver au camping désert d’à côté, ça ne sent pas bon toutes ces gueules fermées crânes drus, JoPrincesse tente de me consoler à propos de mon livre mais ce n’est pas ça, je me fiche du livre, c’est la présence du boyfriend qui m’est essentielle, qui manque, il arrive je crois dans la file des réfugiés au camping sans tente


Quand on hésite entre angine, rhume et grippe, c’est que c’est un Covid. Encore assez léger pour que je donne cours masquée : c’est l’avant-dernier samedi de cours avant le spectacle. Ça ira pour les plus jeunes, hyper investies. Quant aux plus âgées… mon degré d’exigence est désormais que ce soit à peu près ensemble, tant pis pour l’en-dehors, les genoux pliés et les bras mollassons.

Suite à une mauvaise compréhension avec un collègue, je me retrouve avec la totalité des élèves durant l’heure de l’après-midi, soit trente élèves qui bavardent dans un même studio alors que la fièvre commence à monter. Ma voix disparue dans la matinée revient dans un cri pour rétablir le calme — effectif durant environ vingt secondes. Madame, par quel pied on commence dans le cercle, Madame, je ne trouve pas les épingles à nourrice, Madame, est-ce que ça va si, Madame, est-ce qu’on ne pourrait pas plutôt, Madame, ça va pas pour le porté elle me passe devant, Madame, pour la coiffure… Madame pare au mieux, mais Madame est hébétée (toujours un peu étonnée aussi que la coiffure préoccupe davantage les ados que le fait d’avoir une chorégraphie décente à présenter).


Une collègue est ravie de ma liste de corrections pour le programme ; ça l’agace toujours de remarquer ces approximations…  et me libère des remords éprouvés après-coups.


La fatigue intense arrive dans l’après-midi, les frissons et courbatures grippales le soir. La série Étoile se regarde bien mieux ainsi assommée. Le Doliprane ne fait plus vraiment effet.

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Dimanche 8 juin

Le rosier des roses roses disparues s’est réveillé plein de jeunes pousses hirsutes.


Repos, blog, lecture au soleil (je finis La Végétarienne d’Han Kang), Doliprane, mouchoirs, Sopalin. Et deux heures joyeuses au téléphone avec Melendili, à s’encourager sur nos fins d’années respectives.

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Lundi 9 juin

Réveillée à trois heures du matin, grelottant d’une fièvre inexistante selon le thermomètre. Cours annulé pour cuver le Covid.

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Mardi 10 juin

La fièvre n’est pas remontée ! Ne reste que rhume, mal de crâne et grande fatigue. Après hésitation, je me fais remplacer pour mes deux cours du soir, afin de pouvoir assurer de manière certaine les six du lendemain. J’aime bien la jeune femme qui répond présente pour me remplacer, lui transmets ma fiche d’exercices, la playlist qui va avec et un modèle de facture pour qu’elle ait toutes les infos ; j’aime ce moment de solidarité qui rompt un peu la relative solitude de la profession (on a du monde en face de soi, mais pas tant d’occasions que ça d’échanger entre collègues).

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Les lucioles s’envolent depuis les herbes mortes

Mercredi 11 juin

Reprise. Six heures de cours avec le masque.

Objectivement mauvaise, mais plaisante : la glace gratuite chopée en pleine opération marketing. J’avais oublié que la framboise pouvait être aussi (eXtrêmement) chimique.

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Jeudi 12 juin

Cette idée de newsletter danse classique me trottait dans la tête depuis trop longtemps, je m’y attelle. Cela rouvre du temps personnel au sein de cette fin d’année qui prend des airs de marathon à n’en finir pas — vraiment, excellente distraction pour me détourner des répétitions à venir et de l’anxiété qui va avec. Je suis obnubilée par tout autre chose, de gai, et retrouve l’enthousiasme d’écrire sur la danse comme aux débuts du blog, avant que les compte-rendus de spectacle, systématiques, ne deviennent répétitifs. Les premières adresses e-mails tombent en DM Insta.

Un tour au parc Barbieux ne suffit pas à me faire sortir de ma tête.

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Vendredi 13 juin

Pas certaine que cette histoire de newsletter soit très bonne pour l’addiction aux shoots de dopamine, mais une autrice que j’aime beaucoup s’y est abonnée !

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Samedi 14 juin

Dernier cours avant la semaine de répétition. L’enfant absente aux deux derniers cours sans justification des parents est revenue et, forcément, ne vit pas bien d’avoir été retirée du spectacle (sa famille n’étant pas du tout fiable, j’ai pris cette précaution pour éviter de me retrouver dans la situation de l’an passé que l’on m’a racontée : sans prévenir, elle n’est tout simplement pas venue au spectacle, mettant dans l’embarras ses camarades qui ont dû revoir leurs placements à la dernière minute). Elle plaide sa cause, dit m’avoir prévenue qu’elle serait absente pour une fête religieuse — ce dont je n’ai pas souvenir, mais que j’ai pu oublier au milieu de toutes les sollicitations (ça peut inclure deux samedis de suite, l’Aïd ?). Tandis que je lui rappelle qu’il faut dans tous les cas un message écrit de ses parents (elle a une trentaine d’absences non justifiées, ce qui serait largement suffisant pour déclencher un renvoi), me vient à l’esprit qu’ils ne savent peut-être pas lire et écrire ou pas lire et écrire français. J’ajoute à la hâte : ou par téléphone. Une parole écrite ou orale qui vienne d’une personne majeure ayant autorité. Reste ce doute : est-ce que je ne pénalise pas une élève à cause des manquements de sa famille ?

Les plus jeunes sont à fond, et l’on passe de probable cata à pas si mal, hé pour les plus âgées. Je serais d’humeur légère s’il n’y avait l’avant-bras scarifié de cette jeune adolescente qui devient mutique quand mon collègue et moi tentons de recueillir sa parole. Je lui propose d’écrire si c’est trop difficile à dire, et elle acquiesce, mais une fois pourvue d’une stylo et d’une feuille de papier, le mutisme contamine le geste. On dirait que ce n’est pas qu’elle ne veut pas, mais qu’elle ne peut pas. C’est trop gros pour elle, pour l’articuler, ça la dépasse. Et nous aussi. Il va falloir trouver de l’aide auprès de personnes formées pour. Je lui ai demandé de parler à un adulte, qui elle veut, pas forcément nous, mais un adulte en qui elle a confiance. J’espère qu’elle a (encore) confiance en un adulte.

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Les prunes mûrissent et jaunissent

Lundi 16 juin

L. et S. ne seront pas là la semaine prochaine, c’est leur dernier cours. S. retourne en Italie au terme d’une année de césure pré-bac (chez eux, c’est avant) ; L. reviendra à la rentrée. C’est probablement l’élève qui a le plus progressé cette année. Elle était beaucoup plus fragile que les autres et a comblé l’essentiel du gap qui les séparaient. Elle me remercie, dit avoir vu la différence avec l’association où elle se trouvait jusqu’à l’an dernier : les corrections permettent de progresser et il était frustrant de ne pas en recevoir quand elle savait que ça n’allait pas.

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Mardi 17 juin

Je reprends le chemin de la fac pour assister à la soutenance de M. En descendant (ou plutôt en remontant) du métro à Fort de Mons, tout est en travaux, route déviée, chaussée explosée, arrêts de bus déplacés, parpaing et pavés podotactiles entreposés sur l’espace qui a été ou sera un rond-point : deux ans seulement et le passé est déjà sans dessus dessous.

Le parc à côté de l’université est déjà désert, probablement depuis un mois. De hautes herbes occupent la petite colline de gazon où nous pique-niquions. Je transforme mon avance en promenade.

Dans la salle où je me glisse à la fin de la soutenance précédente, beaucoup de visages connus, d’étudiants et de professeurs. Une visite de courtoisie ? Le directeur de mémoire de M. s’étonne de ma présence. Il ne se doute pas que je connais M., encore moins que nous sommes amies. Quoiqu’il n’en montre rien, je le sens buguer dans la juxtaposition de la prof de danse classique, bourgeoise, valide, hétéro que je suis, et de la jeune étudiante queer, tatouée et piercée de partout, des cheveux actuellement bleus et un maquillage (de scène presque) très pailleté comme armure, qui explique avec une voix TedX avoir connu la camisole chimique et travailler sur la figure du monstre en danse contemporaine. Le pouvoir (de la danse et) de la neuroatypie. Au cours de son exposé, bien droite sur sa chaise, M. se balance d’avant en arrière pour calmer son stress — un tic que je n’avais encore jamais remarqué et un point pour le soupçon de TSA. Une amie à elle, arrivée un peu en retard s’est assise par terre en tailleur et presse son pouce contre l’index, le majeur, l’annulaire, l’auriculaire, l’index, le majeur… tandis que, derrière moi, ça crochète pour rester concentrée. Il n’y a pas à dire, nous formons une belle assemblée de neuroatypiques, cela me fait sourire.

Le tour que prend l’entretien ne me réconcilie pas vraiment avec le monde universitaire : le formatage encore une fois prime sur la pensée déployée, dont on ne saura pas grand-chose hormis qu’elle ne s’est pas coulée dans le moule attendu de la discipline telle que la conçoivent les professeurs en poste. M. résiste vaillamment, j’admire son sang-froid, sa persévérance intellectuelle.

Après un pique-nique débrief où l’on m’envie d’avoir chopé la meilleure salade VG de la cafét’, direction la kiné, qui m’explose les cuisses à coups de squats et de fente. J’en ai pour trois jours ensuite à sortir mes quadriceps de la tétanie ; autant dire qu’assurer un mercredi de cours dans ces conditions fait plus de mal que de bien au genou.

Ne pas partir d’où je pars d’ordinaire rouvre du temps, de l’espace. Je longe le parc de la Citadelle jusqu’à l’arrêt de bus, me promènerais presque. Tous les deux cents mètres ou presque, quand ça me prend, quand l’exercice mental exige sa vérification physique, je m’arrête pour tester un bout d’exercice pour le soir même. La barre s’invente le long du canal dans l’herbe, où je jette pour quelques instants mon sac et mes affaires. L’arrêt de bus est en plein soleil.

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Mercredi 18 juin

L’appel du 18 juin

Après, avant l’effort, le réconfort : un sorbet banane-kiwi à midi. De part et d’autres, six heures de cours. Et des cadeaux ! Alors que je déballe une gourde isotherme ultra-légère décorée de fleurs à l’aquarelle, ma bienfaitrice observe que ma gourde était vraiment toute petite, trop petite. C’est adorablement bien vu (et généreux !). Je remercie sans expliquer que ma petite gourde de 33cl, contrairement à celles de plus grande contenance, passe sous le robinet de l’autre école de danse. Comme les fashionistas qui changent de sac d’un jour sur l’autre, j’aurai désormais une gourde-du-mercredi, c’est dit.

Au lieu de m’affaler sur la chaise rembourrée de l’entrée comme à mon habitude, je file au théâtre. Une heure et trente minutes pour placer et filer les deux danses de mes classes ainsi que celles de mon collègue de danse contemporaine, en formation. Ce n’est pas énorme, et il faut commencer par apaiser le scandale soulevé par l’annonce de ce que les chorégraphies se feront sur demi-pointes, et non sur pointes comme prévu.

Au filage de lundi, mes collègues plus expérimentés ont estimé que les élèves n’étaient pas prêtes et que le risque de glisser était trop important ; en tant que débutante, je ne peux que me ranger à leur avis, malgré la déception, la leur comme la mienne. Les élèves sont persuadées que la scène glissante n’est qu’une excuse, qu’on ne veut pas les voir sur pointes, « réservées » aux horaires aménagés. On les trouve trop nulles, voilà, j’obtiens exactement l’effet inverse de celui que j’avais escompté, la fierté d’avoir dansé, même imparfaitement, avec les pointes aux pieds. J’avais réglé les chorégraphies en fonction de cet impératif, avec des montées sur pointes qui tenaient davantage du transfert de poids que de l’équilibre pour les unes et des relevés et piétinés sur deux jambes pour les autres. Les pointes supprimées, les plus jeunes se retrouvent avec une danse bien en-dessous de leur niveau, qui n’a plus grand-chose de classique. Sans compter les élèves qui ont racheté une paire de pointes spécialement pour le spectacle… (On aime le mail d’explication-excuses aux parents à 23h.)

Même si je bute parfois sur les prénoms et laisse le micro manger ceux qui m’échappent, le placement se fait mieux qu’en février : j’ai très littéralement pris de la hauteur en me plaçant quelques rangées avant la régie. En revanche, les changements rapides de coulisse ne fonctionnent pas, les élèves n’entrent pas à temps sur scène. On fait plusieurs tentatives, en modifiant l’ordre ou la composition des groupes, mais le problème ne fait que se déplacer. Dans le désordre, je ne remarque pas de suite qu’il y a un trou : qui est là, normalement ? C’est M., me répondent les enfants. Sur le moment, j’oublie ses avant-bras scarifiés, je l’imagine partie aux toilettes. De fait, elle est bien partie aux toilettes, mais pas pour y faire ce qu’on y fait. Elle pleure, me rapporte-t-on quelques minutes avant la fin. Il n’y a plus le temps, je dois libérer le plateau et les techniciens, la répétition se termine en eau de boudin. J’abandonne irrésolu mon gros couac chorégraphique pour retrouver l’élève partie en pleurant. Mutique, plusieurs mètres devant la surveillante, elle disparaît déjà dans la voiture de ses parents.

Cafouillage sur scène, élève partie en pleurant… j’ai très envie de faire de même, attends juste d’être chez moi. Cette impression de faire de la merde…

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Jeudi 19 juin

L’appréhension de la journée me fait anticiper le réveil : 6h30, alors que je suis rentrée à près de 22h la veille et que m’attend une longue journée (dernier cours à 21h30). Je suis habituée à cet enchaînement tard-tôt du mardi au mercredi, mais rempiler du mercredi au jeudi est une autre affaire.

Je n’ai jamais réglé les lumières pour un spectacle et on m’a laissée seule pour le rendez-vous. Heureusement l’ingé est adorable et pallie mon inexpérience (« Alors ça, ça va être moche, ça ne va pas rendre comme tu veux, en revanche, je peux te proposer ça… »). Je l’observe manipuler la table de montage et les lumières se matérialiser à travers la brume répandue sur scène à cet effet. L’espace se sculpte et les atmosphères se définissent lentement : non seulement c’est le matin pour nous deux, lui avec son café, moi sans, mais le travail s’apparente à du montage vidéo. C’est précis mais un peu laborieux, il faut sans cesse rejouer la séquence, ajuster, enregistrer et nommer l’effet, s’assurer que la machine a enregistré la séquence, rejouer, ajuster les temps de transition… A ma surprise, les effets lumineux ne sont pas liés à la piste audio ; je pensais naïvement qu’ils étaient rattachés à un minutage et qu’en lançant la musique tout s’enchainait. C’est techniquement possible, apprends-je, mais pas ce qu’on privilégie, car encore plus chronophage. Il faudra lancer les effets manuellement, à l’oreille.

Il est 11h, le filage auquel je ne pourrai pas assister commence à 18h30. Plutôt que d’ajouter une heure de métro à ma journée pour rentrer chez moi, je reste assister au spectacle jeune public. Mon modeste rôle consiste à mettre en marche au début du spectacle la caméra… qui montre rapidement des signes de faiblesse. Mon collègue peste contre son TDA (maintenant qu’il le dit…). Les élèves de troisième cycle, dont certains intégreront des écoles supérieures à la rentrée, sont incroyables.

J’accueille mes élèves puis pars sous près de 30°. Retrouver des apprenants adultes me fait du bien après avoir pataugé avec les enfants. C’est le dernier cours pour M. et A. qui me remercient : mes cours leur ont permis de désacraliser une discipline qu’elles pensaient inabordable ; et m’encouragent : « Surtout, ne change rien. »

Fatigue niveau vertiges.

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Vendredi 20 juin

Matinée de repos avant le premier spectacle. J’arrive très en avance pour les miens, un peu en retard pour assister au spectacle des petits de l’après-midi. Je le prends en cours de route, à temps pour assister au travail de mon collègue du samedi avec les tout-petits d’éveil-initiation. Il a réussi à chorégraphier une pièce qui ait une véritable identité artistique et ne confine pas les enfants à quelques gestes très statiques : je suis admirative. Je mesure aussi à quel point les lumières participent à donner cet effet de pièce aboutie ; chaudes et sombres, elles sculptent l’espace, deviennent décor.

Attente puis agitation. Je recouds l’entrejambe d’une salopette, le revers au pied d’une autre, quatre points rouges et d’autres plus désordonnés pour raccourcir les bretelles d’un justaucorps. Vous cousez bien, madame — un justaucorps noir cousu de fil rose… je rafistole. Une fois l’échauffement passé, que j’observe dans une semi-culpabilité d’inefficacité, la plupart des professeurs disparaissent en coulisses ou à la régie. Je reste avec les élèves dans les grands espaces qui servent de loge, aide à accrocher les rubans, à faire disparaître des bretelles en les rassemblant avec des anneaux de porte-clés, collectés chez qui avait (je me retrouve avec un anneau beaucoup plus plat et serré sur lequel je ne parviens plus à faire glisser mes clés à la fin du week-end).

Les professeurs hommes ne restent pas dans ces espaces où les filles se changent, ça fait sens, mais n’explique pas totalement la répartition genrée de certaines tâches que j’ai pu observer ces derniers jours : il n’y a que les femmes qui manient l’aiguille. Il semble aller de soi qu’indépendamment de toute expertise couture, nous savons faire quelques points – n’avons-nous pas cousu nos rubans de pointes ?

Le spectacle a commencé. J’oublie, n’avais pas compris que c’était à moi de donner les top à la régie, je croyais qu’ils avaient les repères et de fait, ils les ont, puisqu’ils rattrapent le coup. Les séquences vues et revues ces derniers jours s’enchaînent. Quelques gadins quatre fers en l’air chez les horaires aménagés (les enfants les plus rodés) confirment que la scène est glissante et font passer l’amertume de mes élèves privées de pointe ; peut-être, après tout, que c’était un peu dangereux. Moi aussi je manque de me vautrer en montant saluer à la toute fin, même sans glisser ; la scène est surélevée et je calcule mal sa découpe, des avancées ayant été ménagées sur la moitié des rues seulement. Gauche jusqu’au bout.

Le plaisir de la scène l’a emporté, il y a des paillettes sur les visages et dans les regards — des élèves mais aussi des parents qui, les yeux rivés sur leur huitième merveille du monde, n’ont rien vu autour de la désynchronisation générale. Quand une mère d’élève s’exclame que la chorégraphie était originale, je réponds mécaniquement :
— C’est déjà ça.
— Mais pourquoi vous dites ça ?
Mais oui, pourquoi ? Je bredouille, la fatigue, mon cerveau a fondu. On me raccompagne en voiture, j’en profite.

Seimei (Pureté et clarté)

(Clarté et pureté de la nature renouvelée, dixit une traduction la plus complète.)

Les hirondelles sont de retour

Vendredi 4 avril

Une belle journée de météo et de repos, achevée par une résurgence d’anxiété à l’idée des chorégraphies qui n’ont pas avancé.

Des branches dépassent des fenêtres d'un immeuble abandonné et tagué (mais pas décrépi, bizarrement)

Après avoir lu tout mon saoul au soleil, je range La Voyageuse de nuit dans mon sac, un essai de Laure Adler sur la vieillesse. Trois gamins en trottinette passent à tout berzingue devant de vieilles personnes en fauteuils roulant ne roulant pas, stationnés sous un magnolias en fleurs qui les perd. Une personne plus jeune, encore valide, est appuyée sur un déambulateur comme on s’assoit à califourchon sur une chaise, les coudes sur le dossier, tandis que la propriétaire dudit déambulateur est assise en face, sur le banc. Aidants et vieux, ils font cercle, ellipse.

…

Samedi 5 avril

L’anxiété avait tort, tout s’est bien passé. Un bon tiers des élèves étaient déjà partis en vacances et les cours se sont déroulés paisiblement, plus d’espace, moins de bavardage. Moins d’attentes, aussi, j’en prends conscience en lisant Prof en Scène :  « Je l’avoue, je me laisse porter […] sans forcément chercher à atteindre les objectifs que je me suis fixé pour cette dernière heure. […] terminer tout en douceur, ça oui. »

Nos essais chorégraphiques sur Grease Lightnin’ font oublier aux plus jeunes leur crainte des pointes ; elles se lancent à qui mieux mieux dans des relevés parallèles genoux pliés. Une jeune fille s’exclame que c’est génial, elle adore Mickaël Jackson ; on la regarde tous perplexes, ce n’est pas Mickaël Jackson lui souffle une autre jeune fille, qui connaissait les mouvements de la comédie musicale avant même que je ne les montre. Oui mais le mouvement, ça ressemble ! Il me faut du temps pour remettre l’image, retrouver la silhouette main sur le chapeau et sur la pointe des chaussures, façon tap dancer.

Au fur et à mesure de nos essais, de leurs propositions de poses et de mouvements, je vois des yeux qui s’agrandissent (on peut faire ça en classique ?) et des sourires qui se retiennent de s’élargir (et ça on pourra le mettre dans la choré ?). On va bien s’amuser, je crois.

Avec les grands, on teste des séquences sans décider des placements — trop d’absents. Les Rockettes ne parlent qu’aux élèves plus âgées de troisième cycle, mais les deuxième cycle sont ravies que leur idée soit étendue à toute la classe. Là aussi, on devrait bien s’amuser. En atelier, les élèves cherchent des portés ou des interactions sans porter, je précise ; leurs tentatives sans différentiel de corpulence (et sans gainage) me font parfois peur.


Mon collègue a l’air au bout de sa vie : il n’a pas beaucoup dormi et me confie des insomnies récurrentes avant le samedi. Lui ne se sent pas stressé, mais apparemment son inconscient oui. Je suis bêtement soulagée ; lui aussi voit son sommeil perturbé par les cours.


J’ai du mal à y croire : je suis en vacances ! Euphorie du temps qui paraît infini à la veille de.

…Dimanche 6 avril

Il faut que… avant de… Que je descende la poubelle avant de partir quinze jours et de retrouver ma cuisine transformée en local à ordures. Que je plie le linge. Que je coupe le ballon d’eau chaude pour qu’il ne chauffe et ne coûte pas inutilement. Que je mette au congélateur le bout de fromage qu’il reste (j’ai oublié). Que je prenne ma carte Navigo en plus du Pass pass. Que je fasse ma valise. Que je n’oublie pas le micro que je dois rendre à L. Et le masque-à-zieux pour dormir. Que je me douche. Que je tire les rideaux, un peu pour le soleil, pas trop pour qu’on puisse penser que je suis là. Que l’appartement soit à peu près en ordre pour ne pas buter sur mille choses qui restent à faire quand on embrasse une pièce du regard. Il m’est plus facile de partir s’il en émane impression de calme, de chaque chose à sa place. Mes TOCs peuvent alors vérifier les prises, les lumières et les robinets sans s’attarder sur un mouchoir à ramasser, une tablette de chocolat à ranger, la couverture à rajuster sur le canapé…

Dans ces moments, je finis par ne plus réussir à distinguer ce qui est prioritaire (faire ma valise, me doucher…), ce qu’il serait bien de faire (couper le chauffe-eau, mettre au congélateur les aliments qui pourraient se perdre…) et ce qui s’amalgame sans raison, un reste de to-do list non prioritaire qui se met à crier famine précisément à ce moment-là : faire mon lit (ok), jeter la poudre de noix de coco rance (soyons fou) et la confiture de gingembre qui s’est mis à pourrir (j’ai oublié), finir de désherber la terrasse (j’ai remis), réparer le trou dans mon sweat à zip (6 mois que je procrastinais, recousu en moins de 6 minutes)… La psy a raison quand elle dit que je dois rétablir des priorités. Je le remarque désormais comme une évidence : l’anxiété ressurgit dans l’aplatissement des perspectives, quand tout se met au même niveau — nivellement par le plat.


Dans la ligne 4, une enfant s’amuse à garder son équilibre un pied sur chaque plateforme dans la zone mouvante entre les deux rames ; elle ajuste, se retourne comme à la marelle… Quand Margot, rappelée par sa mère, est descendue du métro, je surprends une autre trentenaire, blonde, hâlée, très droite, sourire avec tendresse en regardant une ado scout fourrager dans son sac. La trentenaire d’allure bourgeoise cesse de sourire quand elle sent ou surprend mon propre regard, songeur de constater que l’on regarde d’abord avec tendresse ce que l’on a soi-même été.


À l’arrivée, il y a le boyfriend, du soleil et un gâteau au chocolat maison. Après dîner, il réussit à me faire regarder Mad Max — avec un massage aux pieds.

…Lundi 7 avril

La journée passe en un tournemain. Un instant, deux, je lis longuement au soleil. Ou pas tant : Le Chaos sur la toile est une bonne lecture, mais dense. C’est à peu près tout, c’est frustrant ; les vacances vont-elles passer à cette vitesse ?


La dinde au poivre sent bon dans l’assiette du boyfriend, qui m’en propose un morceau, duquel je prélève un morceau plus petit encore. Périodiquement, je vérifie si la texture est toujours de trop par rapport à l’odeur que je continue à trouver alléchante. Cette fois-ci, je ne me sens pas envahie et dégoûtée par la chair comme je m’y attendais, c’est autre chose, comme si je commettais une faute morale, je ne devrais pas, vite avaler ne surtout pas recommencer  — sentiment de culpabilité. C’est intéressant, constate le boyfriend, ça dit quelque chose. Mais quoi ?


Le soir, nous regardons l’animé issu des Carnets de l’apothicaire. Au bout de quelques minutes à peine, le boyfriend doute que cela se passe au Japon : ne serait-on pas plutôt dans la Cité interdite ? La musique est chinoise, les costumes des femmes pourraient l’être aussi, mais ça ne va pas, les poteaux rouges et les ornementations là sont coréens, même si l’arrondi des tuiles plutôt japonais. Je suis épatée par sa science, par mon ignorance : je ne me suis posée aucune question en lisant le premier tome du manga ; c’était au Japon, c’était une cité interdite. Suis-je encore étonnée de trouver des samoussas chez le traiteur chinois ? Le boyfriend lui est si perturbé par les indices contradictoires que je cherche sur Wikipédia : l’intrigue se déroule dans un pays de fiction.

…Mardi 8 avril

[rêve] je devais donner cours on était jeudi et je n’avais aucun souvenir d’avoir vécu mardi et mercredi, j’étais arrivée la veille lundi, je surprenais quelqu’un allongé dans la petite maison attenante au studio où je dormais, je n’avais pas pensé que d’autres profs s’y reposaient posaient leur tête sur l’oreiller où j’avais dormi, je prenais le cours de pilates avec mum qui ensuite m’attendait, m’attendait, trois élèves faisaient des bêtises aqueuses dans les toilettes, le temps que je les en sorte les autres étaient partis, deux minutes avant la fin du cours


Énergie et envie ne s’accordent pas, le repos m’ennuie m’angoisse, je n’ai la ténacité pour rien et rumine malgré le beau temps. J’aimerais des amies et des discussions en marchant dans la ville, de la gaité, autre chose. Je m’enferme dans l’inertie, le rabâché. Heureusement, l’effet de la lecture comme méditation.

Quand je suis ainsi et que je ne suis pas seule, j’ai tendance à attendre qu’on me sorte de là, je traîne autour du boyfriend en attendant une consolation qui m’absolve de moi. Il me corrige : pas une consolation, une force motrice. Et s’excuse, cette force motrice, il ne peut pas l’être, pas quand il est chez lui, dans une inertie dont il ne sait pas s’abstraire parce qu’elle lui convient, parce qu’il l’a construite, un espace-temps en auto-suffisance. Il la ressent donc aussi, cette inertie ! À la différence qu’il s’y sent bien quand elle me pèse. Serait-ce donc pour cela que je suis toujours mieux avec lui chez moi ? Heureusement, il s’absente pour une session de code à l’auto-école et, sans plus personne à qui me raccrocher, comme un culbuto bousculé, je finis à forces d’oscillations amoindries par retrouver mon aplomb. Même avec le boyfriend si facile à vivre, vivre à deux me semble si compliqué.

…Les oies sauvages volent vers le nord

Mercredi 9 avril

Quelques exercices sur le tapis de yoga détendent mes tensions dans le dos et me donnent un début de barre au sol. Il ne faudrait pas trop traîner à s’y mettre.


Ces jours-ci, je me sens enfermée, peu importe le temps que je passe à lire dehors au soleil. C’est comme si je ne me déplaçais qu’à travers un tunnel vitré qui, en la guidant, rétrécissait insidieusement ma vie. Tout est là, bien visible, bien agencé, le tunnel se déplace avec moi, je pourrais aller n’importe où, mais il se déplace avec moi, je m’y heurte, ne vais plus nulle part même lorsque je me déplace. J’ai des envies d’échappées, du hors-piste hors du bien-connu, du tout-tracé, tout va bien, qu’est-ce qui déraille, qu’est-ce qui ne déraille pas ? (Ma tête ?)

Tout est formidable : je suis avec le boyfriend, nous allons déjeuner au restaurant, il m’invite, le ramen sauce cacahuètes est délicieux, il y a du soleil, la journée est belle. Tout est un peu à côté aussi, à commencer par moi : le moindre mouvement, frémissement d’humeur de sa part me semble être de ma faute, je le prends pour moi ; il y a du monde trop de monde autour de nous et plus loin, partout dans un Paris ensoleillé, entouristé ; il fait un peu trop beau pour digérer un plat si roboratif ; le soleil reste à l’extérieur du bus, du restaurant. Tout est là, sauf la gaité. Ou plutôt elle est là, de l’autre côté du tunnel transparent. Je ne comprends pas pourquoi je ne la ressens pas vraiment, alors que je sens l’alliance parfaite du piment et de la cacahuète, je sens le soleil sur mon visage quand nous marchons dans la rue, je sens son parfum à lui que j’aime tant, je sens sa main sur mon épaule dans le bus, je la recouvre de la mienne pour être sûre qu’elle reste là.

Il y a de sacrés personnages autour de nous : le blondinet ado qui se la pète tellement premier degré avec ses lunettes de soleil qu’on en vient presque à se demander s’il a toute sa tête ; les vieilles personnes qui ne feront pas un pas de plus pour avoir la place libre derrière, font plutôt descendre pour obtenir la place convoitée côté fenêtre ; l’Allemand qui porte son gros chien dans les bras pendant tout le trajet ; l’original qu’on croirait presque un marginal avec sa mise bizarre tout en noir quand on l’aperçoit par la vitre devant la fondation Cartier ; et les caricatures de grande bourgeoisie tout une partie du chemin. On ne bitche pas joyeux pourtant, alors que j’adore ça, je nous entends de l’extérieur, un peu amers, gratuitement.

Je voudrais marcher des heures au soleil en devisant gaiement, arpenter la ville en papotant pendant des heures, je regrette que les pieds du boyfriend ne puissent pas le supporter, et soupçonne que même si c’était le cas ou même si j’étais seule, je ne parviendrais pas à échapper à un certain sentiment d’errance, d’à quoi bon qui fait reculer l’envie d’un cran : j’ai envie d’avoir envie de marcher des heures au soleil en papotant, avec une glace que je n’ai pas la place d’ingérer. Je n’en ai donc pas vraiment envie. Envie d’embardée, de fuir ou de saccager.

Ce n’est qu’une question de filtre, pourtant. Il suffirait d’une gélatine chaleureuse pour braquer sur les jours un tout autre regard. Cette séance d’essayage chez Uniqlo, par exemple, pourrait être tout aussi drôle que dépitante. Imaginez un peu : le boyfriend qui n’aime pas faire les boutiques, moi qui n’aime pas faire de shopping, nous deux glanons des articles dans une boutique bondée puis attendons dans la file pour les cabines d’essayages avec la conscience aiguë qu’aucun de nous ne serait là si l’autre n’y était pas non plus : j’aurais déjà fait demi-tour et lui ne serait pas même entré, mais il estime à juste titre que racheter quelques basiques ne serait pas du luxe et m’y encourage. Quand c’est mon tour, il m’enjoint de ne pas prendre trop de temps quand même : lui pense à son ex qui adorait ça et pouvait y passer des heures, moi à mes hésitations prolongées avant de me décider à acheter quoi que ce soit. Je coupe court aux hésitations : caraco trop grand, legging trop petit, pantalon bouffant pile à la bonne taille pour me donner l’air d’un sac à patates, haut jaune qui aurait presque pu me convertir au loose mais trop transparent (je ne suis pas spécialement pudique, mais les aréoles bien visibles, bof), chemise en lin pas mal, mais une tache miniature me dispense de m’habituer au col et de me demander si je ne vais pas sans cesse tirer dessus. Je rends 5 article sur les 5 essayés, c’était rapide. À la sortie, ça me gratte, j’ai des rougeurs sur les bras et le ventre, en conclus guillerette que je suis officiellement allergique au shopping auprès du boyfriend qui objecte les apprêts.

Le tunnel disparait en fin de journée, quand je n’ai plus rien à attendre ni d’elle ni de moi. Là, c’est doux : la lecture sur le canapé dans les derniers rayons puis la suite des Carnets de l’apothicaire après dîner. Plusieurs fois je mets sur pause, clique éventuellement une ou deux fois sur le bouton de retour arrière : qui a empoisonné qui en essayant de faire porter le chapeau à qui ? On partage ce qu’on a chacun compris, ça me fait autant marrer que les passages comiques où le dessin se simplifie à l’extrême pour accentuer l’émotion ou le rire au milieu des traits soignés.

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Jeudi 10 avril

[rêve] mon corps est un peu trop grand pour lui je tente un porté avec un élève de deuxième cycle, tourne autour de son bras comme autour de la barre basse des barres asymétriques et finit sur le ventre cambrée plus ou moins en équilibre / dans un autre rêve de rendormissement, il y a une intimité difficile à obtenir avec le boyfriend, d’autre habitants autour, et des pro du bus habitués aux longs voyages filmés l’un après l’autre comme s’ils participaient à un show TV

Je n’avais pas reconnu la jacinthe ; j’ignorais que ça ressemblait à une asperge avant floraison.

Mum m’invite à son cours de Pilates et nous debriefons ensuite devant de délicieuses entrées italiennes (une assiette de stracciatella ! en France ! avec du vinaigre balsamique de folie ! et une huile d’olive où l’on sent presque l’olive se reconstituer-désagréger en bouche !). Ici c’est Versailles, clame un néon à côté de notre table ; je l’ai aperçu quand nous sommes passées en voiture devant ma devanture tout allumée, l’absence de la négation attendue m’a fait rire.

Néon "Ici c'est Versailles" sur un panneau de faux gazon

Formation Pilates ou pas cet été ? Les dates sont possibles. Mais c’est onéreux. Mais cela m’ouvrirait la porte des studios de fitness et yoga, avec des cours sur les créneaux du déjeuner. Mais je ne suis pas certaine d’adhérer complètement à la méthode : je comprends la logique des exercices, l’engagement abdominal, l’allongement de la chaîne postérieure… mais reste dubitative sur l’aspect pédagogique de la chose. Cela peut vite devenir contre-productif, je l’ai déjà constaté par le passé : à moyen terme, le gain de gainage finissait supplanté par des tensions supplémentaires dans le psoas. Et, malgré mes progrès des dernières années, je n’ai toujours pas une maitrise suffisante pour ne pas ressortir du cours avec les abdos superficiels inutilement gonflés vers l’avant (ça me fait du ventre alors que ce n’est pas ma morphologie, je déteste ça).

J’ai l’impression qu’il faut déjà avoir une maîtrise très fine de son corps pour pouvoir réussir les exercices censés nous permettre de l’acquérir. L’enseignante (qui est aussi formatrice) a eu beau m’expliquer qu’il manque quelque chose aux gens qui commencent par les machines, qu’il y a une recherche préalable à effectuer sur tapis, seul à seul avec son corps, je continue à penser que le concepteur de la méthode ne l’a pas conçue en sens inverse pour rien : la résistance et le soutien des machines facilitent la compréhension de mouvements que l’on peut ensuite convoquer sans leur aide. Donner la priorité au Pilates mat sur le Pilates machine, c’est me semble-t-il s’arranger avec la pédagogie pour faire avec les contraintes économique (les machines coûtent chacune quelques milliers d’euros, le temps d’amortissement est délirant). Je comprends ces contraintes ; j’aime moins qu’on les déguise…

J’hésite, donc. L’exercice que j’ai découvert pour travailler la contre-torsion nécessaire dans les arabesques (et aussitôt piqué pour la barre au sol que je donne) me confirme qu’une formation m’apprendrait de nouvelles choses, raffinerais ma compréhension du mouvement, des mécaniques musculaires… ce que je fais déjà avec ma prof de stretching postural, de manière plus approfondie et à moindre coût. À ceci près que ce que j’apprends avec elle n’est pas certifiant, ni même identifiable sous le nom d’une discipline déposée (telle que Pilates, Gyrotonic, PBT…) ou à la mode (genre le fit’ballet). Ai-je vraiment envie de faire une formation pour sa labellisation ? Dans l’absolu, le Gyrotonic me plairait davantage (les mouvements spiralés sont hyper agréables dans le corps), mais c’est un investissement financier à la rentabilité plus douteuse encore que celle du Pilates : il y a un véritable business autour du label, qui doit être renouvelé tous les deux ans moyennement une nouvelle formation, évidemment fort onéreuse.

Reflet de lustre dans la table du restaurant

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Vendredi 11 avril

[rêve] pluie de billes noires (comme des boules de tapioca plus petites, d’une densité de plomb), quand elles entrent en contact avec la peau, elles s’y accrochent et l’empoisonnent, la font vieillir en accéléré

(Dans un vieux vieux rêve de quand j’étais enfant, j’étais coincée aux toilettes quand un tueur surgissait, soufflant de petites billes de plomb grises qui rebondissaient partout et qu’il fallait éviter sous peine d’y passer.)


On fait la fermeture du restaurant avec JoPrincesse tant on a discuté avant, pendant et après nos entrées et notre dessert avalés (je retiens le gorgonzola dans la sauce des poireaux vinaigrette, bafouille prononce pour la première fois quesadillas à voix haute et goûte fort le mascarpone qui baigne dans l’espuma à la sauge sous couvert de cheesecake déstructuré). À la table d’à côté, on demande à JoPrincesse si c’est son premier et on la complimente, on la fait parler ; celles que je pensais amies sont une mère et sa fille, toutes deux charmantes, toutes deux âgées, la plus jeune en fauteuil. Il faut dire que JoPrincesse est rayonnante — de fatigue, mais rayonnante quand même, douce et belle et tranchée, il ne faudrait pas la croire effacée, dans le stéréotype de la femme enceinte. Le temps passe trop vite, j’aimerais passer tout l’après-midi avec elle, il est déjà quatre heures, je file rejoindre C.

C. me fait découvrir un square coquet de Montrouge et surtout le cimetière de Bagneux où l’on peut, enfin, marcher longtemps loin des voitures. Chaque allée est bordée d’une essence particulière si bien que la cimetière prend des allures de parc botanique. L’herbe de l’allée centrale donne l’illusion d’un chemin de campagne et les écureuils, quoique roux, réveillent par moment des souvenirs londoniens. (Le boucan que fait cette petite bestiole en mangeant !) On visite d’abord comme on visite le père Lachaise, ici Barbara, là Badinter ; je m’étonne de la drôle de forme des double stèles juives (comme des tables de la loi ?), des médaillons incrustés dans la pierre des tombes familiales, d’une stèle remplacée par un magnifique vitrail (je suis pour ; être mort est déjà assez triste pour ne pas être affublé en prime d’une pierre moche). Puis on oublie les morts, c’est facile quand on n’en a enterré aucun, et on se promène, on discute : boulot, santé mentale, anxiété, émotions, besoins associés, mal nourris — contrairement à nous, qui finissons par un goûter tardif chez Kreme.

Une stèle en vitrail qui se devine derrière les stèles sombres en pierre

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Samedi 12 avril

[rêve] G. m’embrasse, introduit sa salive dans ma bouche, peu après mes dents deviennent branlantes, l’une se défait lorsque je constate du doigt qu’elle bouge et j’en récupère successivement trois ou quatre dans la paume de ma main, avec ou sans le mécanisme qui me permettrait de les refixer

Comme l’emplacement des dents a l’air significatif pour l’interprétation des rêves où elles tombent, je me note : des molaires en haut à gauche. Récupération de mon cerveau : le mécanisme pour clipper les touches de clavier d’ordinateur / les empoisonnements dans Les Carnets de l’apothicaire.


Une glace puis un thé avec L. pour épouser l’évolution de la météo. Je marche au ralenti pour ménager mon genou. Dans un inventaire à la Prévert, on cause salle de sport (elle ne pensait pas, mais elle kiffe les machines, c’est amusant), recherche d’appart (où l’on trouve globalement moins bien pour pas moins cher), ePub (médiathèque de Paris, DRM et plastique dégueu des liseuses qui vieillissent mal), tombe (à végétaliser plutôt qu’à fleurir de fleurs coupées bourrées de pesticides), lecture (d’affilée ou pas du tout), blogs (et fatigue), grignotage (et courses pour elle, cours pour moi), chat (les lanières de mon sac à dos ont toujours du succès) et santé mentale (on fait ce qu’on peut). De l’enthousiasme parfois passe sur nos visages un peu fatigués.

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Dimanche 13 avril

[rêve] je donne cours à des élèves franchement nombreux (dont un groupe de grands ados black qui semblent plutôt venir du hip-hop mais qui ont l’air hypé par le cours de classique) et mets à chaque fois un temps infini à traverser la salle les barres les élèves pour rejoindre mon téléphone et sélectionner, arrêter ou relancer la musique, le cours en devient un peu chaotique


Le temps s’est couvert, mon humeur tout l’inverse. Ça fluctue. Et encore.


Je screenshote par erreur en voulant raccrocher : une heure et vingt minutes au téléphone avec Melendili. J’aime nos discussions fleuve.

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Lundi 14 avril

Les jacinthes sont devenues des jacinthes :

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Les premiers arcs-en-ciel apparaissent

Mardi 15 avril

[rêve] un champignon atomique sort du Vésuve, l’horizon est saturé de nuages sombres qui ne cessent de se fissurer et se boursoufler de feu, suite à l’éruption le monde n’est plus que poussière apocalyptique et orange c’est graphique c’est la fin, Mum en est sûre, maintenant ou sous peu, j’espère que cela ne viendra pas jusqu’à nous, que nous allons en réchapper, encore un peu

Ah oui, pour toi, prendre un train à l’aube, c’est vraiment la fin du monde — littéralement, s’amuse le boyfriend quand il me trouve éveillée bien avant l’heure prévue et que je lui raconte le rêve.


Insomnie à 5h du mat’, train avant 7h30. « Pour un voyage plus serein, prévoyez d’arriver avec 30 minutes d’avance »  indique le mail de la SNCF. Pour un voyage plus serein, merci de pratiquer des tarifs décents tout au long de la journée, oui. Nous arrivons à Tours à l’heure où nous serions sortis de notre lit, Tours toute de blanc bourgeois et de glycine bleu-mauve — je vois les hauts porches et les touches de couleur sur un carnet de croquis que je ne matérialiserai pas. Quelques instants seuls avant une journée de sociabilité non-stop.

 

Deux salles, deux ambiances : à une boutique de bondieuseries et d’angelots blancs à peindre soi-même succède une boutique Warhammer.  J’imagine le partenariat, le gros kitsch chrétien installé au milieu des geeks minutieux et de leurs figurines guerrières. On en rit en même temps.

Je ris avant lui quand, devant une vitrine de DocMartens, il avise un modèle léopard rose et imite une amie à lui, qui en serait en transe — j’ai beau ne l’avoir vue que trois ou quatre fois, d’un coup je la vois, là devant moi, c’est sa gestuelle, je la reconnais d’évidence sans jamais l’avoir retenue.

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Mercredi 16 avril

Après une nuit en plusieurs parties, il y a le babil constant d’une enfant de 4 ans que je n’ai pas envie d’ignorer mais si ça pouvait s’arrêter, des bonnes choses à manger, du soleil et du vent, la visite de la maison repérée par le boyfriend, les fresques abouties ou esquissées sur ses murs, le debrief dans la voiture, dans le train, les projets, les désillusions, le soutien et les tiraillements, à un moment le boyfriend ne veut plus en parler, je ne veux pas raconter, même si on en reparle, on déplie, tout à plat même froissé.

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Jeudi 17 avril

Ma grand-mère ne souffle aucune bougie à son dîner d’anniversaire, ma mère fait son one woman show, je ne saurai pas grand-chose de ma cousine. Qu’est-ce donc que ça ? demande pour la deuxième ou troisième fois ma grand-mère en avisant la portion de moussaka qu’elle a déjà goûtée. Elle a toute sa tête, se perd juste dans les mezzés. Ce sont des aubergines, s’impatiente ma mère qui a pourtant oublié aussi sec ce qu’est le baba ghanouj après l’avoir demandé et le confond de visu avec la purée de lentilles. Je mange avec plaisir et passe un bon moment, oublie dans la gaité les diverses tristesses ravalées que je sens en sous-main sous-marin, qui s’étendront sur le souvenir qui se forme déjà dans la digestion : l’âge qui se transmet des unes aux autres, les micro-lésions des petites bêtes affectives que nous sommes avec ou sans les autres.

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Vendredi 18 avril

La journée est gaie, ou plutôt je suis gaie durant cette journée à trop rien faire. Le soir venu, devant mon chirashi, je me promets que demain, c’est choré.
— Envie de bimbimbap ? réinterpète le boyfriend qui nous voit partis pour un tour du monde culinaire. (Choré / Corée)

On regarde la moitié du troisième volet des Animaux fantastiques : la danse pour imiter et échapper aux scorpions est inénarrable, je ne comprends pas pourquoi je ne l’ai pas déjà vue circuler comme meme.

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Samedi 19 avril

Pour ce jour en attente de rédaction, j’ai noté : Blocage.

L’anxiété grandit à mesure que je repousse, que je me paralyse. Ces p***** de chorégraphies. Ce n’est que de la danse, je peux me le répéter, sincèrement le penser, mais n’en suis pas moins paniquée, seule sur le coup, pas à la hauteur.  Tout mon être est tendu vers, et je ne veux pas, je mets une force égale à freiner, à aller contre. La tension est telle sur ce point de patinage, j’ai l’impression que je vais rompre. J’aurais presque envie que mon dos lâche à nouveau, n’importe quoi pour être déchargée, déclarée inapte et remplacée, ne plus être responsable de rien et que ce ne soit pas de ma faute. Je ne tiendrai jamais le rythme par avance, je voudrais que ça s’arrête, que quelqu’un d’extérieur me dispense comme une enfant. Acmée dans les larmes, dans les bras de.

Ces jours-ci, je rêve encore de dents dévitalisées : elles ne tombent pas cette fois-ci, elles s’effritent, j’en ai plein la bouche, des petits morceaux durs, dégueu.

Je me serai assez bien gâchée les vacances ainsi, en sourdine. Je me suis divertie tant que j’ai pu, agréablement d’abord, puis de moins en moins efficacement, tendue dans une attente qui transforme toute activité en remplissage — et toute distraction en activité potentielle, embrassée à défaut d’être choisie :  hébétée, je me suis ainsi retrouvée à zoner avec le boyfriend pendant une bonne heure devant une compétition japonaise de skate sur des parcours complètement barrés. Kasso-des. Je sais maintenant qu’un saut où la planche semble rester collée aux pieds du skateur est un ollie, et ça se conjugue : he ollied the obstacle. Divertissement pascal(ien).

Décembre 2024, journal

Dimanche 1er décembre

Il faut est revenu. Il faut faire. Je sais que je n’aurai pas la paix, alors je ne résiste pas, j’acte, me douche avant même de petit-déjeuner et je fais : une lessive, du rangement, des grosses courses chez Leclerc, la facture des cours de novembre, un congee, la lessive à la main de mes justaucorps ; je réserve mes billets de train pour Noël, un rendez-vous chez la gynéco, chez la dentiste ; mets à jour mon profil LinkedIn (un portrait récent que m’a fait H. à la place de ma désormais vieille photo de profil). Seul heureux moment de suspension :  l’heure et demie que je passe au téléphone avec Melendili, à parler élèves, santé, Noël — à ne même pas parler de Mona Chollet, à ce propos on s’écrira.

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Lundi 2 décembre

Cours de stretching postural.
Où je découvre que je ne sais pas bouger le bassin autour du fémur en gardant ma jambe en-dehors. S. y arrive sans même avoir à réfléchir, et s’étonne du décalage entre nous. J’ai globalement plus d’aisance qu’elle avec mon corps, mais aussi 26 ans de formatage de danse classique où on garde les crêtes iliaques de face dans un rond de jambe bordel.

Rendez-vous psy.
Où je découvre le concept de traumatisme vicariant.
Eli se demandait s’il y avait des choses que je ne racontais pas ici, vu ma propension à plonger dans l’intime : il y en a peu, effectivement, j’overshare facilement, mais il y en a indéniablement, et l’origine du traumatisme vicariant en fait partie. Une quinte de toux irrépressible accompagne tout mon récit (aucune avant, aucune après). Il ressort de l’anamnèse qu’émotionnel et rationnel ne sont pas reliés lorsque je fais le récit d’une certaine journée. Que ce que je prenais pour du détachement relève davantage d’un état de sidération, où ayant dépassé son seuil de stress tolérable, le cerveau fait disjoncter la tête et le corps pour rester fonctionnel. Et que je parle comme si j’étais coupable de ce dont je n’ai été que témoin-à-distance. Je veux bien croire la psy, mais c’est bien de croyance dont il s’agit, car je n’en ai absolument pas conscience et, même après qu’elle me l’a fait remarquer, je reste incapable de repérer dans mon énoncé ce qui pourrait être interprété en ce sens. (C’est comme l’ante- ou la rétro-version du bassin en danse, il faut être formé à voir ; quand on l’est ça devient évident, quand c’est quasi-invisible pour la personne que l’on corrige.) Raconter ne me pose aucun souci, ma voix n’en est pas affectée, c’est dramaturgique presque, mais quand la psy fouille son énorme trieur de fiches plastifiées à la recherche du schéma de SSPT (j’aurai le droit à un dessin manuel) l’émotion monte au bord des yeux.

Arc en ciel et ciel rougeoyant

Interlude à la médiathèque.
Où je lis La Mer verticale. Le trait m’attire. La bande-dessinée commence par une séance de psy, ça ne s’invente pas. L’histoire ne va nulle part, vaut surtout pour ses métaphores illustrant le ressenti des crises d’un trouble panique.

Cours ado-adulte.
Où il ressort que les passages kitsch et « sexy » de la choré-de-Noël amusent plus les adultes que les ados.

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Mardi 3 décembre

Toujours à l’affût d’exercices pour renouveler ma barre au sol, je teste et adopte quelques mouvements d’une vidéo d’Adriene sur le psoas (un cat cow + penché latéral à quatre pattes avec une jambe tendue sur le côté : c’est improbable, mais efficace).

Décembre a eu raison des troupes : deux élèves en barre au sol, deux élèves en classique. Je remise la choré de Noël pour un cours quasi-particulier à se focaliser sur l’analyse fine de la posture et des coordinations. Pour l’une, on trouve un fil rouge postural, à décliner dans l’ensemble du cours ; pour l’autre, c’est plus compliqué, il y a un truc au niveau des épaules, je ne saurais dire quoi exactement, son embonpoint me rend la lecture de son corps moins aisée (c’est nul, je sais). En revanche, l’inviter à constamment relever le regard change beaucoup ; son corps arrête de s’excuser et elle se met à doucement rayonner.

C’est plus calme, mais pas moins intense, l’attention décuplée. J’aurai en tous cas appris pas mal sur l’organisation corporelle de l’une et de l’autre ; il me sera plus facile de leur donner des indications quand nous sommes nombreuses. On devrait toujours avoir quelques cours (semi)particuliers en parallèle du collectif. L. me racontait que dans son école, quand elle était ado, ils avaient chaque mois un cours de placement pour revenir sur les fondamentaux et prendre le temps de retrouver des sensations qu’on perd parfois dans la vitesse et la grande technique. Si un jour j’ai ma propre école (et plus d’expérience), je crois que c’est ce que je proposerai, des ateliers ponctuels pour comprendre en profondeur le mouvement — sans forme particulière, mélange d’anatomie, barre, barre au sol, yoga, manipulations en binômes (ce que j’aurai rêvé que soient les cours d’AFCMD, en somme).


Dans le métro du retour, je suis installée à l’avant, avec la vue qu’aurait le conducteur si la rame n’était pas automatique. Lorsqu’on débouche sur la portion aérienne, j’ai la sensation que cela pourrait être une chaude nuit d’été. En décembre ? Prêtant attention à l’oxymore, je me rends compte que j’ai assimilé au chant des grillons un grincement régulier de la carlingue. Ce genre de bruit qui d’habitude m’insupporte a été neutralisé par mon cerveau ; transposé dans un règne organique, non seulement il n’est plus (un bruit) nuisible, mais il est même devenu un (son) étai à rêverie.

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Mercredi 4 décembre 

Niveau d’énergie des enfants : Doliprane.
Le sac de danse édité par l’école où je donne cours comporte d’ailleurs une poche qui correspond pile poil à une boîte de Doliprane. Coïncidence ? Je ne crois pas.


Quelle idée ai-je eu de proposer le (début du) pas de trois des mirlitons à mes élèves intermédiaires ? Sautille la galère.


Arcane est de mieux en mieux, je me couche plus tard que prévu après avoir lancé un second épisode.

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Jeudi 5 décembre

Le cours d’adultes débutants me rend euphorique. J’ai trouvé une transposition au piano très lente du solo de flûte de La Bayadère ; cela nous permet de danser le début de la variation, avec ses magnifiques ports de bras.

Juste après, je me retrouve seule, mini-descente, l’anxiété tente sa chance en me faisant culpabiliser d’avoir mentionné que je pouvais donner des cours particuliers à une dame qui épluchait sans succès l’emploi du temps à la recherche d’un autre cours.


M. m’annonce encore des dingueries en passant. Les grandes nouvelles chez elle sont rapetissées, et peut-être est-ce plus juste, broderies sur une trame qui mérite en tant que telle toute notre attention.

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Vendredi 6 décembre

L’anxiété tente de passer une tête en fin de journée, c’est comme un rythme cardiaque qu’on s’efforcerait de garder calme, respirer, marcher, faire un tour, ça fonctionne plutôt bien. Puis plus trop, alors je tente de prendre mon corps à son propre jeu avec un peu de gainage pour faire monter le rythme cardiaque pour quelque chose, et que tout s’apaise ensuite, un peu comme on s’éternise dans un bain de moins en moins chaud pour faire redescendre la fièvre. Le boyfriend m’avertira que les deux techniques sont déconseillées, voire dangereuses : la chaleur de l’eau redoublant celle de la fièvre, certaines personnes peuvent s’évanouir… et se noyer dans leur bain.

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Samedi 7 décembre

C’est curieux comme parfois les élèves font des erreurs qui ne correspondent pas à leur niveau. Comme cette élève de troisième cycle très solide, qui fait ses tours en-dedans avec le pied derrière le genou (dans un exercice comprenant au préalable un équilibre en retiré pour justement préparer la position avec le pied devant). Ces anicroches sont si étonnantes que je prends pour les corriger un temps que je devrais probablement consacrer à d’autres élèves plus en difficulté. Une lacune résiduelle, c’est comme un pied en serpette sur une posture globalement correcte, je ne peux pas, c’est plus fort que moi, il faut que je gomme l’incohérence. Paradoxalement, je tolère mieux un truc tout de ginguois (ou je baisse temporairement les bras ?). C’est plus homogène, c’est comme ça, approximatif, pas bien grave.


Le projet de danse dans les escaliers a été refusé pour des raisons de sécurité (même si à une danseuse toutes les deux marches, le passage restait possible en cas d’urgence). Il m’a été proposé de le filmer en amont pour le projeter, mais comme je m’en doutais, les élèves ont envie d’être présentes et de participer le soir même. Je ne sors donc pas de mon sac le bout de papier sur lequel j’ai planché la veille pour découper la musique et chorégraphier la séquence. Tant pis, tant mieux. On reprend les compositions par groupe des élèves, on nettoie et je commence à les agencer dans le temps et l’espace. Succession, bof, tuilage, mieux. Et en intervertissant le groupe 1 et 3 ? Mieux. Une minute de chorégraphie, hop. Pour la seconde, impro totale, j’imagine de reprendre les mêmes séquences en succession, à ceci près que chaque groupe apprend à d’autres un ou deux pas de sa chorégraphie pour que des échos surgissent à l’improviste parmi les groupes dont ce n’est pas le tour de danser. On n’a pas le temps de tout régler, mais de ce qu’on teste, ça devrait marcher ; j’en suis énormément soulagée.


Le samedi après les cours, c’est l’ivresse du vendredi soir. La fatigue et la satisfaction d’avoir mis derrière soi ce qu’on devait faire donnent un sentiment de liberté qui n’a rien à voir avec le nombre d’heures ou de jours disponibles devant soi. Non seulement j’ai du temps, mais je me sens autorisée à ne rien en faire si je veux, sans me laisser parasiter par ce que je devrai faire ensuite.


Fin de la saison 1 d’Arcane. Il aurait été dommage de passer à côté à cause de l’esthétique de jeu vidéo. Chaque épisode rajoute une couche au mille-feuilles des personnages, pris dans des affects et des loyautés successives qui ne s’annulent pas les unes les autres, se combinent chez chacun différemment, si bien que chacun, persuadé d’avoir raison, détient une part de vérité qu’il échoue à faire coïncider avec celle des autres. Il y a bien des personnages qui ont un bon cœur et d’autres un mauvais fond, mais de même que ni la virilité ni l’affection ne sont genrées, les personnages ne sont pas manichéens : les grands cœurs font autant voire plus de dégâts que les autres, qui, pour aveuglés qu’ils soient par la rancune ou la vengeance, n’en sont pas moins capables d’aimer. La cité s’appréhende par le même prisme d’intérêts et de positions diffractées, somme de tous les individus regroupés en alliances et factions mouvantes.

(Je suis aussi reconnaissante à la série de me permettre de mieux comprendre comment se perçoit une amie, tatouée des mêmes nuages bleus que Powder/Jinx.)

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Dimanche 8 décembre

Je tente de démêler mes fils de pensée sur D’images et d’eau fraîche. Pause qui ressemble à un abandon par ras-le-bol. Il est déjà l’heure de déjeuner. Je recopie plein de passages, trop, d’un autre essai avant de le rendre. Elles vécurent heureuses. Pourquoi je fais ça ?

Dans la soirée, ce sera le montage d’une vidéo d’analyse sur La Bayadère. Aucune parole enregistrée encore. Récupérer les vidéos, les morceler en extraits et les assembler sur une timeline me prend déjà un temps infini, et rien n’est monté, et je vais me heurter à un manque de compétence, à un manque d’options de montage aussi, je crois. Je veux bien accepter que ce soit chronophage, mais chronophage pour un résultat médiocre, c’est plus dur.


Après l’anxiété, c’est l’énervement que favorise mon cycle hormonal. Je sors pour évacuer, marche rapidement comme si j’avais à faire alors que j’ai tout mon temps pour aller à la médiathèque. Sur place, une exposition d’étudiants en design textile me cueille par surprise. Liberty en ébullition de boules cotonneuses, bayadère qui se dresse en gratte-ciel, motifs cachemire qui s’échappent en trois dimensions, modelés ou crochetés, comme des cellules qui aurait muté.  Ça me surprend et la surprise m’enchante, c’est doux.

des planches recouvertes de tissus Liberty sont juxtaposées et des perles et mini-pompons sont brodés dessus de plus en plus en volume à chaque planche
Effervescence, de Leona Pellizzari-Wiart
Des éléments du motif Cachemire ont été modelés en 3D
Renaissance, d’Angèle Provost

Il y a aussi cette affiche qui va du chaos à l’ordre. C’est un peu la transformation que je trouve dans l’écriture, mettre en ordre de lecture le chaotique. La mutation chromique et l’effervescence née des débords des lettres linogravées me font envisager la chose en sens inverse : et si de l’ordre, on faisait jaillir autre chose, un chaos qui finalement ne le serait pas tant que ça, puisqu’on pourrait justement encore, à nouveau, l’articuler en mot, épeler ce chaos en plus grand plus coloré ?

Affiche où le terme "chaos"en rouge par transformations successives devient "ordre" en bleu


Congee avec un demi-bouillon cube en plus du gingembre : on s’éloigne de l’Asie pour se rapprocher de l’Italie. ll fallait un peu de céleri, carotte, laurier pour qu’apparaisse la parenté entre congee et risotto.

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Lundi 9 décembre

[rêve] L’appartement est doté de grandes porte-fenêtres, dont une ouvragée comme les portes-fenêtre intérieures des grandes maisons bourgeoises roubaisiennes, qui séparent salon et salle à manger sur les photos des annonces immobilières. Elle ouvre sur un balcon coursive au-dessus des voies de train. Dehors, une immense cuisine d’extérieur, plans de travail, deux fois quatre feux ! On pourrait y faire des barbecues je n’y pense jamais, d’ailleurs un bac à barbecue traîne, parmi plein d’autres trucs qui traînent, on ne sait pas trop si c’est le bordel, à l’abandon, un espace de vie ou de déchetterie un peu, vague. En rentrant, je remarque de la moisissure grise sur le mur de l’entrée, devant la salle de bain, personne ne l’a remarqué ou ne s’en est occupé ? Puis ce sont des bestioles grises qui m’assaillent, nuée d’insectes qui me paniquent jusqu’à réveil. Cinq heures du matin.

La choré de Noël est menée jusqu’au bout, et elle donne chaud. Faisant et refaisant avec les élèves, je m’aperçois que danser quelque chose de complet qui s’incorpore par la répétition m’avait manqué. Il y aurait vraiment un compromis à trouver entre le format d’un cours de danse classique, constitué d’une myriade d’exercices et d’enchaînements, et celui d’un cours de danse contemporaine ou jazz, centré sur une chorégraphie. Ils l’ont bien compris à DanceFloor Paris, studio qui propose des choré en technique classique sur des musiques contemporaines.

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Mardi 10 décembre

Les trois heures de réunion passent bien avec les trois quarts de la viennoise au chocolat que j’ai apportée et dont personne ne veut. Je n’ai même pas le cerveau grillé par l’excès de dates, d’horaires, de niveaux et d’abréviations énoncés : si on met les deux-C-un deux-C-deux trad. de quinze heures trente à dix-sept heures quarante-cinq le dix-huit ça vous va ? Les cépé-heu-esse ne sont pas en répét avec le jibe ? (Cet exemple est tiré du chapeau mais écrit en toutes lettres, car c’est à peu près l’effort cognitif de repérage que ça demande à l’oral.)

Je fais bien ensuite de rester pour faire chauffer mes gnocchis, car s’ensuit avec la coordinatrice une conversation qui fait du bien. Cette femme joviale me met au parfum de l’historique des années passées, on cause équipe pédagogique, parents, préférence de niveau, format d’examen en juin, mais aussi personnalité des élèves et niveaux disparates qu’on gère bien comme on peut. C’est déculpabilisant et joyeux. Elle aussi a du mal avec les plus petits, et quand je lui dis à quel point j’aime les cours avec les adultes, elle me sonde pour d’éventuelles heures en plus l’année prochaine pour les étudiants sortis du cursus, soit le public que je préfère, celui des (jeunes) adultes amateurs. Au cours de la conversation, nous découvrons également habiter à quelques rues d’écart : « Oh, mais j’aurais pu t’emmener ! On ne discute jamais assez. » D’accord avec cette conclusion, surtout quand la conversation aide et nourrit ainsi.

L’après-midi est bien entamée, mais pas au point de n’avoir pas le temps de retourner au Canada et même de faire un saut en Islande depuis une chaise de bar à la médiathèque, lecture plongeante sur Les Falaises, puis de décider qu’il reste tout juste assez de temps pour une expédition chocolat à Lidl, l’occasion au retour de tenter à pieds la portion de trajet pour laquelle j’attends toujours le bus. Quinze minutes tout pile, c’est beaucoup moins que ce que j’imaginais, ça me libère des horizons logistiques. Moi et mes sept tablettes de bon chocolat pour moins de dix euros sommes ravies.

Les accents sexy-parodiques de la choré-de-Noël conviennent mieux à ce cours d’adultes-ci, qui ne craignant ni le sérieux ni le ridicule échappent à l’un et à l’autre. L. s’amuse de ce que je chantonne-interprète la musique ; comme les hum d’appréciation quand je mange, je n’en avais pas conscience. Le chanter-parler dont on nous a rabâché les oreilles pendant la formation, pour lequel je me sentais si gauche, s’est donc installé à mon insu ! On a des snowfkakes plein les eyelashes, on les regarde tomber en agitant le bout de doigts et on trinque en arabesque piqué, cheers, comme si on tenait une coupe de champagne à la main — « ah, , tu nous parles ! » Bref, on s’amuse bien. Cela vire au fou rire à la fin de la séance quand je les laisse choisir une pose de fin et qu’elles se mettent en tête de former un bonhomme de neige, deux fois deux bras pour former le gros corps, une planquée derrière la figure principale pour faire les branches-bras et une encore qui vient dessiner la carotte-nez de ses mains. Mieux que les gamins qu’elles ont laissé à la maison.

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Mercredi 11 décembre

La prof de jazz elle aussi compte les semaines avant les vacances, compte les mercredis, plus précisément, il en reste deux, deux mercredis avant les vacances (le mercredi-marathon compte neuf heures de cours pour elle, six pour moi). Je subis moins la journée depuis que je ne l’envisage plus en bloc : les deux heures de pause après les deux heures du matin m’aident à envisager les quatre de l’après-midi comme un bloc indépendant, à aborder à neuf. J’ai du temps pour moi entre les deux, pour marcher dans la ville, acheter du bon pain, me poser sur une chaise rembourrée.

Une espèce de château en briques
Je découvre des dingueries en faisant le chemin du bus à pieds.

Je suis moins épuisée aussi depuis que je me dis plus volontiers tant pis. Tant pis pour ça, on ne va pas corriger, je laisse passer, les corps resteront de traviole encore un peu, tant que ce n’est pas dangereux, tant que les enfants se font plaisir et progressent un peu. Tant pis même pour la progression des plus petites, encore trop petites dans leur tête et leur corps sinon sur le papier ; je repense à une autre camarade-prof qui me confiait continuer faire de l’éveil-initiation avec certains groupes censément entrés en technique. Tant pis pour ce que je ne peux maîtriser. La relation de certaines à la répétition et à l’échec, entendu comme absence de réussite immédiate, me met moi-même en échec ; je ne sais pas comment leur faire comprendre qu’il est normal de ne pas réussir à faire quelque chose du premier coup, que c’est pour ça qu’on est là, pour apprendre, pour essayer et s’amuser d’essayer,  qu’on progresse petit à petit, qu’il y a zéro enjeu, ce n’est que de la danse, et que non, ça ne veut pas dire qu’on est nulle et qu’on n’arrive jamais à rien si on n’arrive pas à faire du premier coup à gauche ce qu’on arrive à faire à droite, preuve qu’on arrive à faire des choses, plein de choses même. Évidemment, c’est quelque chose qu’on ne comprend pas à travers les pleurs, et je suis d’autant plus démunie que je n’ai jamais vraiment cessé d’être cette enfant qui n’arrive à rien si elle n’arrive pas à tout tout de suite, et qui se paralyse d’avance par l’angoisse de ne pas y arriver. H. était presque en colère quand j’ai annoncé qu’on faisait la même chose à gauche ; elle n’avait pas d’idées quand j’ai proposé d’inventer une suite en petits groupe, et n’était plus en mesure d’écouter celles de ses camarades. Là voilà qui pleure, elle ne veut pas faire ça, et quand je lui demande ce qu’elle voudrait faire, elle ne sait pas, elle ne veut pas faire ça, même si ça est assez vague pour qu’elle y case tout ce qu’elle aime danser. Sourire d’excuse et d’empathie à la maman qui récupère sa fille aux yeux rougis et tente une consolation à base de maman aussi, tu devrais venir voir le cours de danse de maman, nous aussi on fait plein de trucs moches, tu sais, mais c’est pas grave, l’essentiel c’est d’être avec ses copines et de se faire plaisir.

D’un groupe à l’autre et même au sein d’un même groupe, la créativité est chérie ou honnie. Certains enfants s’en emparent avec empressement ; ce sont les mêmes, j’imagine, qui régissent leurs jeux d’enfant en imposant à chacun son rôle, copines, cousine, petit frère ou grande sœur, toi tu feras, toi tu seras. Ces petites filles sont déjà en train de négocier les unes avec les autres pour faire ci plutôt que ça et, attends, attends, après on pourrait faire ci ça là ta da, que d’autres sont toujours plantées là, quand elles ne sont pas assises en tailleurs, résignées : elles n’ont pas d’idées. Hop, hop, on se lève, ce n’est pas avec des idées qu’on fait un poème ni en tailleur qu’on chorégraphie. Quand au bout d’une rime pauvre, elles abdiquent à nouveau, je les relance : ce que vous avez fait, vous pourriez aussi le faire en symétrique, l’une vers la droite, l’autre vers la gauche, ensemble ou en succession, de dos ou de face. Mille variations sur le même matériau.

On remédie plus facilement à l’absence d’idées qu’à la peur du jugement. À cet égard, une même classe d’âge abrite aussi bien des enfants, riches de leur fantaisie, que des pré-adolescents qui l’ont déjà abdiquée en intériorisant et anticipant les jugements extérieurs. En CM1 déjà, c’est non, non, non, sourire de bonne volonté mais poignets croisés sur la poitrine sur la défensive, non, même dos au miroir, même en fermant les yeux. Vous ne mettez jamais de musique pour danser quand personne ne vous regarde, toute seule dans votre chambre ? … ou dans le salon ? je tente à tout hasard. Nous nous renvoyons des regards incrédules : pourquoi feraient-elles ça ? pourquoi ne le font-elles pas ? Le boyfriend à qui je relate l’épisode le soir venu verbalise mon étonnement : qu’est-ce que vous faites là, du coup ? D’où leur vient la danse s’il n’y a pas d’élan ? Une pratique purement sociologique ?


Arcane, saison 2, épisode 2. Spoilers.
Le traitement de Viktor est fascinant en grande faucheuse qui n’ôte pas la vie, mais la souffrance — et avec elle, peut-être, une part d’humanité ? Graphiquement, la transition est astucieuse, de la béquille sur laquelle il s’appuie à la faux qui le précède, au bout de son bâton de pèlerin.

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Jeudi 12 décembre

Une tranche de pain avec plus de trous que de mie
Quand tartiner devient compliqué

Pourquoi passer autant de temps à recopier des extraits, je me demande parfois en moine copiste sans dieu. Parfois aussi, je ne me pose pas la question, tant j’ai plaisir à m’attarder dans une œuvre, à retrouver après-coup un élément anodin qui se préparait à faire sens, et à découvrir la syntaxe réelle de phrases qui ont pris corps avec beaucoup moins de virgules que je ne le pensais, ou pas là où je les aurais spontanément mises. Les Falaises ont ceci de particulier qu’elles relancent en outre le travail associatif et symbolique mis en route chez la psy. Je me mets à penser mon histoire comme s’il s’agissait d’une intrigue à agencer. Encore une douche qui aurait pu être plus écologique.


La barre au sol est le format idéal pour rattraper des cours auxquels on n’a pas pu assister, et je vois ainsi défiler de nouvelles personnes chaque semaine. Aujourd’hui, un visage souriant sous une chevelure bleue, plus sympathique que l’en-dehors à 180° blasé de la semaine dernière.

Cinq élèves seulement sont présentes pour le cours adulte débutant, mais c’est toujours autant un plaisir — partagé si j’en crois les regrets de la dame que je ne reverrai pas avant la nouvelle année, la faute à un agenda chargé.

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Vendredi 13 décembre

Le repos ne me repose pas, je repense à ce thread de @lapsyrevoltee sur les différents types de fatigue et de repos. Regarder Arcane en pilou-pilou dans mon lit s’avère moins efficace que de hâter le pas dans le froid vers le Colisée, où j’obtiens une place de dernière minute pour la soirée Preljocaj et grand plaisir interprétatif à la première pièce. Je repère au moins trois autres profs de danse dans la salle, croise une élève qui sera absente le lendemain et ne discute avec personne. Cela manque un peu.


Une conversation téléphonique avec L. où je recompte les peluches Jellycat dans mon salon (5 animaux en tutu, 2 plantes en pot, 1 radis) et me rappelle que Free coupe les communications au bout d’une heure trente.

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Samedi 14 décembre

Au réveil, je sais que je manquerai de patience. Les plus jeunes ne discutent probablement pas plus que d’habitude.

Je prélève un quart d’heure sur le cous pour les faire improviser et voir comment ils réagissent à la musique sur laquelle je dois chorégraphier pour eux. Les Méditations de Thaïs ne sont pas un choix évident et ce n’en est d’ailleurs pas un : c’est le dernier titre qu’il restait dans la liste établie par les collègues musiciens.

Prendront-ils la musique de vitesse ? en épouseront-ils la lenteur ? Ils font l’un et l’autre, l’un puis l’autre. Quand je leur suggère d’essayer de danser en relation avec un partenaire comme deux de leurs camarades l’ont sponaténemnt fait, ils se mettent à me faire des dingueries, tensions spatiales en suspens, symétries rieuses ou éplorées, c’est bien mieux que tout ce que je m’apprêtais à leur proposer. S. et A. réagissent l’une à l’autre avec une lenteur et une attention rare ; quand l’une place son bras sous la nuque de l’autre cambrée et agenouillée en quatrième, c’est de toute beauté. Je me force à balayer l’ensemble du studio et à noter mentalement toutes les bonnes idées qui y naissent et y meurent dans le même instant, mais mon regard est aimanté par S., par une présence que je ne lui soupçonnais pas, qui est celle d’une artiste sur scène, accomplie.

Avec les grandes, en atelier, ça ne marche pas. Elles sont de toute bonne volonté, mais on mais je m’emmêle les neurones dans les comptes, toutes nos tentatives tombent à côté alors que ça tombait juste la semaine dernière. Je pensais que ce serait une formalité, qu’il n’y avait plus qu’à fignoler, il y a tout à reprendre et plus beaucoup de temps, j’en ressors fatiguée et dépitée, manque de pleurer quand, après avoir payé ma tradition en regrettant qu’il n’y ait plus de baguette des Flandres, je m’aperçois qu’il y avait encore un pain des Flandres.

Une jeune fille me prévient à la fin de l’atelier qu’elle ne sera pas là pour la nuit des conservatoires. Je prends bonne note de l’information et suis en train de me demander à quels aménagements il va falloir procéder quand l’empêchement familial ou scolaire que je m’apprêtais à entendre comme excuse est remplacé par tout autre chose : elle va arrêter la danse. Elle ne progresse plus, n’a plus l’envie et je sens qu’elle aurait envie que se soit maintenue cette envie quand elle évoque sa barre chez elle, les exercices qu’elle faisait avant. Je l’entends et abonde dans son sens autant que je oh non, c’est trop dommage. Je comprends que le conservatoire puisse ne pas lui convenir, les quatre heures tous les samedis, le contemporain obligatoire dans le cursus, les cours où ils sont nombreux, elle a raison, un peu trop nombreux peut-être pour une prof débutante comme moi qui peine à corriger tout le monde, qui l’ai très peu corrigée elle, avec son bon niveau et sa discrétion. Elle est adorable, sent mes regrets et me dit gentiment que mon cours était sa partie préférée, que justement, elle aurait préféré le tout classique. J’essaye de l’encourager à continuer à danser, ailleurs, dans un autre environnement, d’autres styles, n’importe, mais continuer à danser, ce serait trop dommage, sauf si évidemment, il y a tellement de choses à explorer dans la vie, je m’apprête à une énumération mais les points de suspension arrivent juste après ma première occurence, dessiner, danser.


Dans trois épisodes ce sera la fin d’Arcane déjà, alors que je suis bien installée dans la série, que je laisse le générique se dérouler une seconde fois en visionnant le seconde épisode de la journée. Spare. The misery. Everyone wants to be. My enemy.


La fatigue est telle que j’envisage me coucher après un bol de soupe avec un morceau de la baguette achetée au Lion d’or (la fameuse blague de mon grand-père : ce soir on va Au lion d’or / au lit on dort). Mais il y a Miss France à la télévision, que je rebranche pour l’occasion. J’aurai oublié et son visage et son nom l’année prochaine, mais pas le plaisir à débriefer l’émission dans le groupe WhatsApp dont JoPrincesse me renvoie le lien, renommé Tadadadaaaa après avoir été consacré à l’Eurovision. Tant pis pour la fatigue physique, le lien et la connexion réparent quelque chose sur lequel le sommeil n’aurait pas eu la même prise. J’abdique après les discours et les derniers pronostics.

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Dimanche 15 décembre

Je découvre au réveil qui a été élue miss France… et qu’une élève de l’année dernière faisait partie du tableau danse classique !

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Lundi 16 décembre

Émergeant lentement dans mon lit, il me semble évident que je n’irai pas au cours de stretching postural, vendredi plutôt, je somnole encore un peu. Je finis par me lever, ouvrir la fenêtre pour aérer de la nuit : les températures remontées me sortent de la paralysie du froid, finalement si, j’irais bien, j’irai oui, je vais y aller et enchaîne les tâches matinales, bol de céréales, lavage de cheveux, séchage, sac, préparation d’un colis pour Le Bon Coin que j’embarque avec moi à défaut d’avoir le temps de faire l’aller-retour avant.

C’est toujours pareil, je ne trouve l’énergie de faire que s’il n’y a plus le temps pour se poser de question. Combien de fois je me retrouve à courir sur le boulevard qui me sépare et me relie au métro — généralement jusqu’à la boîte à livres, après quoi je trottine, essoufflée. À fuir (l’inertie ou les TOC, qui ont épuisé mon avance), je me donne l’illusion de courir vers (un lieu ou une activité désirable). J’invente l’élan qui parfois me fait défaut.


Nouvelle sensation musculaire unlocked au cours de stretching postural. À droite du moins, à gauche il faut que je me tâte le dessous de la fesse et que j’y enfonce mes doigts pour constater l’activation musculaire ou son absence. J’y parviens davantage sur demi-pointes qu’à pied plat et fais le rapprochement avec l’étonnement d’une formatrice l’an passé, constatant que je m’organisais mieux sur pointes que sur demi-pointes. Ce n’était donc pas qu’une impression, j’ai mis le doigt (enfin la prof a mis ses ongles) sur l’endroit tout mou qui devrait être tout dur pour « monter » sur ma jambe de terre.


Errance commerciale de Noël. Je fais chou blanc dans mes courses, erre dans les rayons, les allées, les boutiques, leurs agressions lumineuses et sonores, ce qu’il y a en trop, beaucoup trop, et ce qui manque, exclusivité internet, plus de data, je secoue mon téléphone comme un Polaroïd à révéler, c’est flou, ce que je dois préférer ou non. Mes hésitations me dégoûtent, ça bruine de partout, je repars la hotte vide et les trapèzes bougons, mon sac si léger ce matin me cisaille l’épaule.


Une BD à la médiathèque en attendant l’heure du cours : L’été du vertige.

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Mardi 17 décembre

Je rêve malsain de sexe au vu et au su d’enfants, à qui j’explique ensuite que l’important n’est pas la mécanique qu’ils miment moqueurs, comme des ouistitis incas en cours d’aérobics, mais ce qu’on ressent, la sensation de la peau, l’odeur de l’autre…  Le recoin sombre de sexe adulte et consenti et désiré ne l’était manifestement pas assez pour échapper à l’amphithéâtre lumineux d’enfants ; on n’aurait pas dû. Je ne devrais peut-être pas lire Triste tigre.


Réveil doux et moelleux aux alentours de 10h et des draps en satin de coton.


Les adultes mettent plus de temps à retenir la chorégraphie que les ados de la veille (j’étais bluffée) — on n’a pas la même charge mentale, se défendent-elles, hein. Celle qui a rapporté un jupon blanc pour vivre le truc à fond se tord la cheville ; rien de trop grave a priori, mais c’était le cours de trop. Elle le finit sur une chaise, pied croisé posé sur la clayette que j’ai sortie du frigo vide pour qu’elle ait quand même quelque chose de froid à appliquer dessus (je ne sais jamais s’il vaut mieux du chaud ou du froid).

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Mercredi 18 décembre

[rêve] La rue est saturée de glaciers, leurs cartes de couleurs et de parfums chimiques, mais impossible d’en trouver qui tiennent quand on s’approche des bacs, je soulève faux espoir un sachet surgelé d’un plat qui n’a rien à voir. On dirait un lieu généré par IA, crédible et même désirable de loin, où rien ne fait sens ni ne se déchiffre quand on regarde dans le détail. Nous avons perdu ma grand-mère ou ma grand-mère nous a perdues, on se cherche dans les rues.


Le réveil est difficile, l’humeur aussi. L’enfant du matin qui m’exaspère rapidement est absente ; un seul être vous manque et tout est apaisé. Mon capital zen n’est pas entamé après les cours de la matinée. Surtout, en sortant du cours, il y a cette tragédie qui passe en coup de vent dans le couloir et par contraste rend tout joyeux d’être en vie. Je vois A. et une autre maman d’élève entrer en catastrophe dans le hall de l’école, soutenant une femme qui semble au bord de s’évanouir à nouveau. Je m’approche en demandant ce qu’on peut faire, pense sucre et verre d’eau, quand A. détourne au maximum son visage de la femme qu’elle soutient toujours pour me souffler : « Elle vient d’apprendre qu’elle a perdu son mari. »

Il n’y a plus rien à faire, qu’à demander aux élèves d’attendre leurs parents dans le vestiaire, pour lui laisser le plus d’espace possible. Elles sont déjà deux à l’entourer, à attendre avec elle qu’arrive un proche… et que se finisse le cours de danse où un enfant passe ses derniers moments heureux, ignorant pour un temps encore qu’il est orphelin de père. Deux réalités se superposent dans la plus grande irréalité : la voix de la prof qui orchestre déplacements, pieds pointés et papillons et celle de la femme effondrée, hagarde, qui se demande comment elle va faire, comment elle va faire avec les enfants. Je crois comprendre que le petit est encore plus petit que le grand en cours d’éveil-initiation.

Ma dernière élève enfin s’en va, c’est un soulagement idiot : elle était la dernière à n’être pas repartie avec un parent et sa couleur de peau correspondait à celle de la femme effondrée. Il n’y a plus rien à faire. Dans la pièce d’à côté, je réchauffe mes pâtes, m’apprête à traverser en catimini jusqu’à la porte, A. me salue discrètement au passage. Dehors, des gens sortent de l’église, des collégiens attendent le bus, je prends l’autre, plein de gens vivants eux aussi et je suis heureuse de tout, de la sauce tomate industrielle aux olives dans mes pâtes, du boyfriend que je vais retrouver ce soir en visio et dimanche en vrai, des gamins survoltés parfois exaspérants que je vais me coltiner pendant quatre heures, presque du porte-feuille qui a disparu quand j’arrive à la boulangerie et que je cours retrouver au comptoir de la boutique où je l’ai oublié. Je repars quand même en sens inverse acheter le crumble aux deux chocolats dont j’ai très envie, même si j’arrive au cours après les premières élèves.

Soulagée que le foudre soit tombée à côté, que mes aimés soient bien en vie, je suis allégée des tracas quotidiens.


On m’offre : des sablés et un bracelet de grosses perles plastique tissées par une élève qui me dit fièrement qu’elle avait de la fièvre ce matin — euh, merci ?

Je m’offre : une heure de cours tranquille en proposant aux parents de regarder. C’est redoutablement efficace les parents, quand ils forment un public. Une maman trouve qu’ils ont bien progressé, elle a repéré pas mal de pas techniques. Les mirlitons mirlitonnent.


Le bruit de ma propre mastication me fait prendre conscience soudain du silence, du calme à présent… et de l’agitation dans laquelle j’ai baigné toute la journée. Il m’est si précieux que je renonce à regarder la suite d’Arcane pour lire, lire en l’absence de tout stimuli auditif. In extremis : rouvrir l’ordinateur pour commander mon dernier cadeau de Noël.

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Jeudi 19 décembre

Rester au lit, somnoler encore, le cerveau toujours prêt à se remettre à mouliner, chuinté par le souffle qui retombe ample en cohérence cardiaque, sentir presque le passage des endorphines le long de la moelle épinière.

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Vendredi 20 décembre

Envers du couvercle de la marmelade de gingembre "Eat well, love life"
« Eat well, love life »

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Samedi 21 décembre

Quarante-cinq minutes pour apprendre huit comptes de huit avec les grandes, il en faudra au moins autant pour nettoyer la choré. Avec les plus jeunes, en revanche, j’ai tout juste assez, on aurait pu avancer davantage si je m’étais mieux préparée. Tout le monde est fatigué, en contemporain une élève vomit d’avoir répété la tempête juste après le déjeuner, l’atelier est abrégé. Tout le monde se souhaite de bonnes vacances, de bonnes fêtes, et en ressortant, en marchant vannée dans les rues pavées, ça y est je le sens, l’esprit des fêtes y est : le repos de n’avoir pour un temps plus rien à assurer.

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Dimanche 22 décembre

Les voisins du boyfriend sont probablement au courant de mon retour.

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Lundi 23 décembre

Les poignées alambiquées de la ligne 6 me fond toujours penser à la bobinette de tire la bobinette et la bobinette cherra. Je ne sais pas pourquoi cette fois je le mentionne au boyfriend, qui me dit que pas du tout, la bobinette est une sonnette que l’on tire, c’était comme ça sur les illustrations en tous cas, il revoit nettement la corde même s’il a lui aussi du mal à voir comment le tout fonctionne. Incrédule, je Google, on navigue du texte aux images et ce n’est pas clair, il y a bien une corde mais pas de cloche, plutôt un loquet qui saute, ce serait ça la bobinette, un truc qui tombe au bout d’une corde. On ne tire pas la bobinette, ma citation du Petit Chaperon rouge était inexacte : Tire la chevillette, la bobinette cherra. 


Personne ne regrette le couscous décommandé au profit du restaurant vietnamien (un couscous la veille du réveillon…), ma belle-mère découvre avec ravissement le bo bun, ma grand-mère garde un bout de salade au-dessus de la lèvre en dévorant ses nems et son petit bouillon, prélevé sur un pho trop copieux par la serveuse accommodante. Ses gestes sont plus tremblés que jamais. Mon dessert enverrait le boyfriend à l’hôpital, mais je me régale et du goût et de la nouveauté : une boule de glace à la noix de coco dans un smoothie glacé à l’avocat. Des cadeaux sont échangés, certains comestibles d’autres pas, des nouvelles aussi. J’ai plaisir à être là, même si la soirée s’achève par un sentiment d’inachevé — peut-être de n’avoir pas serré dans mes bras mon père exilé en bout de table pour tousser à son aise (nous sommes en nombre impair, il est malade).

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Mardi 24 décembre

En bon bousier de Noël, je roule mes truffes vegan. Mes mains paraissent passées au henné.

Pour la recette : une tablette de chocolat noir, une briquette de crème de coco (pas de lait) et du cacao où rouler la pâte refroidie au frigo après avoir fondu au bain-marie.


Je rallie Versailles puis nous rallions la nouvelle maison de ma tante en Normandie, après avoir passé tout un tas de panneaux en -ville.

Ma mère s’affaire dans une cuisine qui n’est pas la sienne, ma cousine se cuisine son repas, ma tante disparait se changer (elle a beaucoup d’allure quand elle revient, avec son chemisier blanc blousant et son pantalon à bande velours — verte). Tous les placards et les tiroirs sont ouverts, les ustensiles jaugés, on fera avec.

Des bougies sapin le long d'une cheminée

Les bougies sapin allumées sur la cheminée coulent à toute vitesse, épilant au passage des touffes de la guirlande qui serpentait entre. Ça sent le sapin cette année, un grand sapin pas en bois, enfin si en bois, mais un bois d’arbre qui a encore de la sève, pas le bois de lattes empilées pour représenter un arbre de Noël design.

L’impression de se manquer, chacun derrière un téléphone brièvement scrollé ou bien le partage factuel d’un quotidien où de menues indignations remplacent le ressenti, les faits partagés sans les émotions associées, je ne sais pas ce qu’ils ressentent, atomes sans petites branches tendues pour s’amarrer les uns aux autres, former des flocons familles -thylènes de Noël. On mange bien. Le feu de cheminée me réchauffe par intermittence. Je calme ma faim avec des blinis, la regrette à mi-risotto.

Minuit est dépassé depuis un moment quand on tire au sort les paquets du secret santa. Tout tombe un peu à côté et nous de fatigue, mais on reste encore un peu, et encore, il est une heure trente, deux, on est au lit à trois heures du matin. Au moment de me coucher, je découvre une enveloppe rouge, un cadeau de Mum. C’est trop, trop adorable et trop tout court, un peu à côté, le spectre du gâchis plane sur ce qui est plus qu’une attention. Un jour peut-être j’arriverai à recevoir cette dernière sans me soucier que tout tombe juste.


Dad m’a appelée, je n’ai pas entendu, je l’ai rappelé, il n’a pas entendu. La messagerie dans la nuit m’apprend que ce n’est pas lui qui m’a appelée, c’est sa poche, j’entends des bribes d’un autre réveillon : Ah ouais ? Ah ouais !… l’aéroport… le Canada, là… je reconnais les voix sans comprendre ce qui se dit, c’est étrange, d’épier sans intention de le faire ce réveillon où je ne suis pas. Les intonations me parviennent comme des didascalies, mon père parle, ma cousine parle, ma grand-mère et mon père encore, je ne distingue pas ce qu’ils disent puis si, pendant deux phrases et la conversation coupe. On ne m’appelait pas, j’ai entendu malgré moi ce qui se disait là où je ne suis pas, ne suis pas triste, la tristesse me traverse peut-être, plus sûrement la fatigue.

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Mercredi 25 décembre

[rêve] Je chie des tronçons de baguette, c’est pour ça que je me sentais lourde.


Les uns douchés les autres non, tout le monde émerge difficilement autour de la table de la cuisine où l’on rapatrie les chaises, chacun au-dessus d’un liquide chaud, le panettone lentement égalisé vers la moitié. Je préfère ce lendemain au réveillon, le moment plus brouillon, plus chaleureux.

Plaid et les pieds sur la table basse, en chaussons à pompons

Le temps glisse comme les corps dans le canapé, affalés et on mange les restes avant d’aller se promener, du sable sous les pieds, des gants aux mains, la plage ne cesse pas d’exister en hiver, quelle étrangeté. Après dix minutes de marche sur les planches de Deauville, ma grand-mère n’en peut plus de marcher, on fait demi-tour sans aller jusqu’au bout de la promenade, jusqu’au bout de notre besoin d’embrun iodé et d’horizon, jusqu’à l’écume où l’eau mange le sable. On se contente du brouillard qui mange la mer, de la lisière lumineuse à l’horizon, lointaine trouée de soleil qui n’atteint pas la plage. On s’en tient aux immenses photographies en noir et blanc plantées dans le sable et la bruine, aux gamins qui s’en foutent que le sable soit mouillé, qui escaladent des monticules évoquant davantage les chantiers que les dunes, on s’en tient au serveur qui fait les vitres d’une terrasse vide en chemise, après le café du soleil sans soleil et café de la mer avec vue sur.

Photo de la promenade de Deauville et de ses barrière avec "Gene Kelly" au premier plan et "Cyd Charisse" derrière

Photo des photographies en noir en blanc exposées sur la page. Une photo d'horizon se substitue à l'horizon. Au lieu de rentrer, on se gare en ville et ma tante et ma mère avancent quatre mètres devant ma grand-mère qui n’en peut pas plus de marcher. On pousse jusqu’à Dupont avec un thé, qui n’a plus de ces gros carré fourrés au praliné dont on se met à parler aux autres avec ferveur Mum et moi. Il reste en revanche du chocolat chaud, un chocolat chaud 70% au goût de café,  c’est marqué sur la carte entre parenthèses mais je m’en étonne, me demande si le serveur n’a pas confondu avec le chococcino, mais c’est la même tasse que la dame d’à côté qui regarde à l’horizon au-dessus de sa tasse, même si la mer n’est pas dans cette direction et que l’horizon ici est une extension du seizième arrondissement de Paris avec davantage de colombages. 1000€ la combinaison rouge en stretch de chez Longchamp, nous informe ma grand-mère, qui a bizarrement moins de mal à marcher quand il s’agit de faire les vitrines et se serait bien attardée davantage devant les sacs Chanel. Ma tante  presse le pas, voudrait déjà être à la voiture ou chez elle ou repartie — ailleurs, en vérité, ailleurs qui se déplace ailleurs où qu’on aille.

Illuminations à Deauville


Le retour est plein de feux de route derrière la buée, sourcils froncés ou fantaisistes au cul des voitures. Au milieu d’une zone industrielle un magnifique arbre de lumière surgit puis s’éloigne, parfaite pyramide dorée que son apparition rend pour une fois plus magique que commerciale.

Le Mum’s omnibus dépose d’abord ma grand-mère épuisée. Il n’y a probablement pas que la fatigue et l’indigestion ; l’annonce des travaux qui doivent avoir lieu pour stabiliser la maison et empêcher que les fissures ne la détériorent davantage lui ont fichu un coup au moral, diagnostique ma mère (oui, l’assurance a envoyé le mail un 25 décembre : j’ignore s’il était pré-programmé comme cadeau de Noël — il y en a pour plus de 200 000 € de travaux pris en charge — ou si le salarié de permanence s’ennuyait). Il n’y a probablement pas que l’annonce de travaux qui vont bouleverser son quotidien d’octogénaire ; agacée d’entendre ma grand-mère se récriminer (elle ne veut pas, elle ne retrouvera jamais le même carrelage, ils ne le referont pas sous les meubles de la cuisine…) alors qu’elle s’est tapé toute la bataille administrative pour la prise en charge du dossier, Mum a perdu patience, s’est énervée qu’il n’y avait pas le choix, de toutes façons sa cuisine presque neuve, elle ne compte pas la refaire dans les vingt ans qui viennent, non ? alors quel est le problème, ni elle ni sa sœur n’en veulent de cette baraque, de toutes façons, elles la revendront quand elle ne sera plus là, on ne va pas laisser la maison s’effondrer ni s’asseoir sur 300 000 € à la revente… Ma grand-mère n’a plus protesté qu’en sourdine, clignant seulement davantage des yeux contrariée. Imaginer tout bazardé après soi après n’avoir pas molli sur le foie gras, il y a de quoi se sentir barbouillée.

On la dépose seule dans son immense maison, Mum lui monte son sac, je lève les yeux au plafond cathédrale, sonde deux grandes lézardes.


Le boyfriend, résolu à m’attendre pour dîner malgré l’heure tardive, se soucie quand nous sommes sur le périph’ de savoir si ma mère a mangé, si elle voudrait rester avec nous. Ses mains tressautent sur le volant, oh oui ! puis elle reprend la contenance que la faim et la fatigue lui ont fait perdre, et ajoute, plus très crédible mais adorable, enfin si ça ne dérange pas.

Quand je sonne, le boyfriend a les mains pleines de ce qu’il mitonne au débotté, du tofu sauté aux poivrons dans un mélange réconfortant d’oignons compotés, de sauce aigre-douce (une pointe), soja, trouvera-t-on tous les ingrédients, il nous manque le miel, ah c’est ça, et l’ail qu’on ne sent pas.

Je me sens bien, entouré d’eux deux, c’est doux et chaleureux. C’est dans ce salon en semi-bordel sans arbre de Noël que je trouve ce qui faisait défaut la veille, ce que j’ai envié tout le mois de décembre à chaque fenêtre voilée où transparaissaient les lumières des sapins, chaque lundi soir à l’arrêt de bus, à me projeter dans la cuisine de cet appartement pourtant bien moins confortable que le mien, dans un immeuble qui fait l’angle entre deux rues hyper passantes, une cuisine avec deux assiettes sur un mur bleu, porte coulissante gris foncé, trois photos encadrées et un frigo sur lequel à travers les persiennes j’imagine aimantés des photos, une liste de courses ou un emploi du temps scolaire, j’ai envié ça, moi qui n’imagine qu’avec crainte vivre ensemble, j’ai eu envie d’un lieu où l’on se retrouve à plusieurs pour manger, l’envie d’un foyer.

Le soir de Noël, quand toute célébration est passée, je le trouve, ce foyer, assise à côté de Mum sur le canapé du boyfriend qui nous accueille avec toute la générosité de sa cuisine et m’offre des livres de recettes qu’on passe en revue, comme jadis les magazines féminins, condamnant tel ou tel aliment, salivant devant des associations de saveurs auxquelles on n’aurait pas tout à fait pensé. Deux des trois livres sont auto-édités, Mum me demande comment je le sais, l’absence de mise en page ne lui a pas sauté aux yeux, je m’étonne et de ça et de la manière dont le boyfriend choisit ses cadeaux, sans se laisser porter par les têtes de gondoles ou la rêverie des rayonnages, étudiant le contenu avec force recherche sur les forums (ici végétariens). Je me sens enveloppée, nourrie. (aimée)

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Jeudi 26 décembre

Le boyfriend déballe son cadeau livré à perpète au lieu de tout à côté, j’y suis allée avec ma ceinture lombaire, ai tenté de le porter sur ma tête pour préférer la hanche, merci aux poteaux-bitoniaux pour soulager les bras. Pas une boulangerie ouverte de toute la rue déplore-t-on sur mon passage, l’air fryer est livré sans croissant. On fait la liste de tout ce qu’on pourrait jeter dedans, le boyfriend frémit quand, à propos des aubergines, je remplace beignet par tempura.


Emmitouflée, je lis sur le perron au soleil. Il fait si beau, ce n’était pas arrivé depuis si longtemps, du moins dans mon ressenti… je ne me résous pas à rentrer quand je commence à avoir frais au corps et mal aux fesses, me lance plutôt dans une expédition médiathèque-de-Paris. Le rayon poésie est d’une tristesse, très scolaire, mais il y a des Jeanne Benameur qu’il n’y a pas à Roubaix, et je feuillette une anthologie curieuse de broderies, c’est son titre, anthologie curieuse, et c’est moi aussi qui mets mon nez dedans, ça m’aère. Au retour, ce sont les branches nues et noires qui brodent le ciel infusé de lumière pâle et intense, bientôt étayé par les illuminations de Noël, des guirlandes dans les branches comme un ciel étoilé, entre les rues en l’air pas encore allumées, au rez-de-chaussée sur une balustrade en fer forgé seule de l’immeuble, la joie en solo.


Lorsque l’autocomplétion de Google reste muette, je pense que c’est ça, l’expression du boyfriend est bien une invention familiale, mais Wikipédia m’apprend que c’est de l’argot partagé depuis 1976 et que l’on peut donc vraiment avoir les yeux en trou de bite.


Je ne me laisserai plus faire : c’est bien écrit, bien joué, bien exaspérant. Le timing m’insupporte, les secondes de trop le sont même à dessein ; elles font exister le comique, oui, mais le noient dès la naissance, l’avortent dans l’absurde d’un komisch qui ne fait plus rire. Au bout de dix minutes, je me suis dit que le temps allait être long. Il l’a été.

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Vendredi 27 décembre

Le livre dans le sac y reste, il fait trop froid pour s’arrêter, je le trimballe jusqu’au parc Montsouris, aller et sur le retour accompagné de tout un tas de victuailles japonaises sous sachet plastique. Mon genou droit me fait claudiquer sur la fin.

Des objets ronds dans les arbres du parc : un ballon rose et un de foot perchés sur un enchevêtrement de branches nues, des boules de Noël tout autour un conifère.

Un arbre se dessine en contre-jour d'un ciel où les traces de avion s'entrecroisent comme une figure d'exercice de géométrie
Le ciel ressemble à un exercice de trigonométrie.

Oppenheimer : le casting est un crossover de Peaky Blinders, Mr. Robot et The Boys (Hughie ! s’exclame le boyfriend qui l’a remis avant moi).

« You don’t get to commit sin, and then ask all of us to feel sorry for you when there are consequences. » J’ai appuyé sur pause : le péché dont elle parle, c’est l’infidélité ou d’y avoir mis un terme, ôtant par là son soutien à une personne suicidaire ? Plus tard dans le film, je comprends que ce n’est ni l’un ni l’autre, plutôt un garde-fou sur le traitement de la culpabilité quand celle-ci émane de l’homme ayant présidé à la création de la bombe atomique — un garde-fou du réalisateur qui vaut autant pour lui-même que pour ses spectateurs-exégètes.

[spoiler] Et j’ai rêvé la main gantée de noir qui apparaît brièvement sur sa nuque dans la baignoire ? Le boyfriend l’a vue aussi, mais l’interprète comme une trace de sa culpabilité à lui, pas comme l’assassinat préventif d’une communiste.

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Samedi 28 décembre

Il ne fait pas gris, il fait blanc. Sans soleil, la journée n’est plus rythmée, le temps ne passe plus si visiblement — première étape pour tâcher de se dédouaner de celui dont on ne fait rien.

Tu m’étonnes que je n’avais pas été payée : je n’avais pas envoyé la facture.

Après Oppenheimer hier, Gattanca : deux bons films, mais aussi deux boy’s clubs. Autant ça peut se justifier pour Oppenheimer vu l’époque représentée, autant le futur de Gattanca est à ce niveau déjà daté.

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Dimanche 29 décembre

[rêve] Le cours de danse s’enlise ; trente minutes et nous sommes encore aux pliés.

Au réveil, j’apprends la nomination de Roxane Stojanov la veille au soir dans Paquita. Elle avait un aplomb d’étoile dans Rearray.



La Cité de Dieu : un bon film, bien déprimant.

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Lundi 30 décembre

Dada Masilo est morte le 29 décembre à 39 ans. C’est une hécatombe de décès précoces dans le monde de la danse ces derniers temps, Dada Masilo suivant Michaela DePrince (29 ans) et Vladimir Shklyarov (39 ans).


Un repas bien français au restaurant vietnamien avec Mum et ma marraine : nous parlons essentiellement de nourriture. Je suis arrivée les mains vides, ma marraine avec des cadeaux, et cela m’a semblé normal sur le moment : quand grandirai-je ? Évidemment qu’elle n’allait pas se contenter du déjeuner proposé comme cadeau, j’aurais dû le savoir et agir en conséquence.

Un bout de gingembre sort de la trompe d'une théière éléphant
En versant le thé au gingembre, j’ai fait tirer la langue à l’éléphant.

Rendez-vous inutile chez la gynéco : passé 30 ans, il n’y a plus de frottis tous les 3 ans, mais un autre examen plus complet tous les 5 ans. Je me sens bête, me confonds en excuses.


Regardant le premier épisode de Chernobyl, je ne cesse de penser au roman de Svetlana Alexievitch sans me souvenir ni de son autrice ni de son titre (La Supplication).
Il faut la saisie dans le moteur de recherche pour se rendre compte de la différence orthographique de la ville-cataclysme, qui n’a de T qu’en français.


Je n’ai encore préparé aucun cours, mon dos rechigne, mon genou droit est en PLS. Ce n’est pas encore la panique, mais presque la détestation de soi. Je n’ai envie de rien, tout désir en berne ou plutôt : envie d’une myriade de choses que je suis incapable d’aller chercher, pas l’énergie pour, tout se ressent comme effort, comme paralysé par le froid. J’essaye de me rassurer, ce sont les hormones, je le sais, je ne dois pas tenir ce que je pense ces jours-ci pour une vérité, et pourtant. Je l’éprouve ainsi. SPM.

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Mardi 31 décembre

Insomnie matinale. Le jour n’est pas levé que, derrière mes paupières, des monstres lumineux mangent l’ombre. La respiration en cohérence cardiaque chasse le spectre de la migraine ophtalmique. Les pensées parasites parasitent, j’essaye de prendre la distance, passe derrière la rambarde d’une patinoire imaginaire et les regarde tournoyer devant moi, l’une sort vexée de la piste, et soudain il n’y a plus personne, maintenir l’image de la patinoire me demande toute l’attention mentale que le manque de sommeil m’autorise. D’image mentale, la patinoire redevient souvenir, celle de Boulogne-Billancourt où l’on allait avec l’école, où j’ai appris à patiner et où s’entraînait parfois en même temps une championne (Surfa Bonaly ?), et l’esprit divague, est-ce que je pourrais prendre des cours de patinage artistique, y a-t-il seulement une patinoire pas loin de chez moi (je ne crois pas).

L’humeur s’améliore au cours de la journée : la lecture vaut méditation et remettre mon corps en état de danse m’apporte son lot d’endorphines. Ce n’est donc pas un réveillon SPM, mais un réveillon à la cool, plateau de makis en pilou-pilou et chaussettes à paillettes pour marquer l’occasion. On s’ambiance en regardant la série Chernobyl, le contraste me fait rire et le voisinage calme m’épargne tout FOMO. Bonne année à vous.

Adroite conduite à gauche

La conduite à gauche, je l’avais expérimentée en Écosse sur l’île de Skye, avec une voiture de location automatique. Une énorme flèche bleue Left était collée sur le volant et le loueur ne laissait son véhicule aux continentaux qu’après cinq-dix minutes de conduite accompagnée — sinon, il retrouvait systématiquement les jantes rayées. Cette conduite inversée m’avait demandé beaucoup de concentration au début, puis moins, jusqu’au moment où ça m’avait semblé acquis et j’avais pu vérifier les dires d’un habitué du bed and breakfast : c’est là qu’on se remet spontanément à droite quand la route de campagne se réélargit pour permettre le passage à deux de front.

Cet été, en Angleterre, ça a été au tour de Mum de découvrir la conduite à gauche — ou à droite, j’ai régulièrement le doute : parle-t-on du côté du volant ou du côté de la route ? Revoir sa latéralisation demande une certaine gymnastique mentale : je consigne ici nos plus belles contorsions.

Les angles morts
Mum était au volant de sa propre voiture. Autant garder sa véhicule avec le volant à gauche évite le problème d’empattement (on sait la place que l’on prend), autant cela complique les changements de file en rajoutant des angles morts. Le co-pilote doit être exempt de tout torticolis pour remplir la fonction de rétroviseur.

Les ronds-points
Prendre un rond-point en Angleterre implique que ce qui serait pour nous une seconde ou troisième sortie est la première.  J’ai toujours le réflexe de regarder à droite quand les voitures arrivent, mais ça ne sert à rien… Mum l’a heureusement formulé à voix haute, de sorte que j’ai pu lui rétorquer que, vu qu’elle s’engageait par la gauche, les voitures arrivaient bien par la droite sur le rond-point et que donc, si, si, c’était une bonne chose…

Les intersections
Les intersections m’ont fait prendre la pleine mesure de mon rôle de co-pilote. La phrase que j’ai probablement le plus prononcé a été :
Tu tourneras à droite en restant à gauche.
Jamais je ne me suis sentie davantage de proximité avec un GPS qu’à cette occasion. Maintenant « tenez la droite pour continuer tout droit » ou « pour tourner à gauche » me semble limpide.
Mum s’en est globalement très bien tirée — avec l’aide parfois d’un : ton autre droite.

Les guichets de contrôle et de parking
Le co-pilote doit avoir le bras long, car les guichets se retrouvent systématiquement du côté passager — sauf à Calais et Dover si on anticipe la bonne file (il faudrait mettre en place une signalétique en ce sens, pour éviter les gens qui doivent détacher leur ceinture et faire le tour du véhicule pour tendre leur passeport).

Les routes à plusieurs voies
Sur l’autoroute, rien ne change ou presque pour Mum, adepte de vitesse et prompte à dépasser. Bolide en France, raisonnable en Angleterre, c’est facile, c’est tout un : la file de gauche.
C’est de retour en France que la confusion opère. S’engageant sur l’autoroute, Mum fatiguée ne sait plus : la file lente par défaut, c’est à droite ou à gauche ?

…

Mum — Est-ce que tu crois que les autres conducteurs savent [qu’on n’est pas du bon côté] ?
Moi, assise côté passager, fais ainsi font font font avec les mains — S’ils me voient conduire sans les mains, ils doivent se douter.
Mum, s’esclaffant — Ah oui, c’est vrai.

On a beau savoir, on se fait quand même avoir. Et de m’indigner qu’un mec manœuvre sa camionnette en regardant son téléphone — c’est le passager, darling, pas d’énervement.