Bôshu (grains dans l’épi)

Les mantes religieuses éclosent et sont de sortie
(charmant)

Jeudi 5 juin

Premier rendez-vous avec le kiné que l’on m’a recommandé, dans un cabinet qui m’oblige à quelques contorsions spatio-temporelles : je suis accueillie par sa remplaçante. L’ironie n’est pas tragique, mais je suis dépitée… jusqu’à ce que ladite remplaçante s’avère faire de la danse classique dans l’école où je donne cours (et s’occuper vraiment de mon genou, sans m’expédier avec des électrodes pour paralléliser avec d’autres patients).


L’absurde d’avoir toujours peur de ne pas tenir et réussir à faire cours alors que c’est lorsque je donne cours que je me sens (mentalement) le mieux ces derniers temps. Le studio comme safe place hors du monde, hors de ma tête. (Les transports auront ma peau, en revanche.)


Au cours de barre au sol, les élèves parlent enfin plus librement, posent des questions, s’interrogent sur les sensations qu’ils perçoivent ou qui semblent leur manquer. C’est hyper intéressant, et l’occasion parfois de découvrir qu’il manquait des explications pour qu’un exercice soit vraiment efficace — comme ce pont avec les talons qui s’éloignent pour faire bosser les ischio-jambiers : en cherchant à résoudre pour une élève un problème de lombaires douloureuses par un alignement en « planche » (plutôt qu’une arche très cambrée), je donne à tous une précision qui faisait défaut. Les onomatopées affluent : ça travaille vachement plus comme ça. Si j’explique mal aussi !

Surprise en regardant Y. chercher l’écart : lui qui disait ne pas avoir de problème de longueur de psoas mais buter sur l’allongement des ischio-jambiers a maintenant sa jambe de devant entièrement étirée et c’est bien l’allongement de la jambe arrière qu’il manque pour arriver à l’écart. C’est le seul homme du cours, mordu : il travaille sa souplesse chez lui. Et depuis qu’il reproduit des exercices d’assouplissements actifs plutôt que passifs, ça se voit.


Ce n’est pas à cause de toi que la recherche est compliquée, c’est parce que j’ai moi le désir que l’on puisse se voir facilement : le boyfriend me débloque peu à peu comme divers niveaux d’un jeu vidéo. Net allégement de l’anxiété.

J’en reviens toujours aux mêmes motifs : culpabilité et contrôle. Quand je n’arrive pas à ce que tout coïncide, je n’en tire pas la conclusion que c’est impossible, mais que c’est de ma faute. Probablement parce que si c’est de ma faute, c’est que je peux agir sur la situation, elle n’est pas totalement hors de contrôle — ce qui me semblerait terrifiant, alors que c’est là même, dans cette absence de contrôle, que réside l’absolution. Ce serait reposant de ne pas toujours tout ramener à moi et de ne me soucier que de ce qui dépend effectivement de moi. Ce qui dépend de moi / ce qui ne dépend pas de moi : le stoïcisme comme remède à l’égocentricité ?

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Vendredi 6 juin

Premier épisode de la série Étoile : c’est stratosphériquement mauvais. On a été habitué pourtant en tant que balletomanes à n’être pas trop exigeant sur la qualité des films et des séries qui prennent la danse classique pour toile de fond. On sait que les danseurs ne sont pas forcément de bons acteurs et que les bons acteurs ont rarement un niveau technique crédible pour jouer des danseurs pro ; on est habitué au mix et/ou à la moyenne des deux. Mais là… la direction d’acteurs (y compris pro, y compris célèbres) est inexistante, c’est pire que tout. Même que Neneh superstar, oui. Au moins faisait-il son job de navet avec dignité ; j’avais passé un bon moment à m’offusquer. Étoile n’en finit pas de tomber à plat, c’en devient gênant. Et c’est d’autant plus con qu’on a rarement eu des danseurs aussi bons dans des fictions à l’écran…


Deux gros pigeons se prennent (amoureusement ?) le bec. Impossible de trancher entre le partage et la scène de ménage, c’est l’illustration de cette expression si bien utilisée à contre-sens par le boyfriend que la bizarrerie a cessé de faire faute : « ils sont en bisbille » comme parties liées  — en désaccord vraiment, ou de mèche ?


Comment ai-je pu laisser le carton du gaufrier-grill se couvrir de poussière ? Je tente enfin de reproduire le sandwich miso-cheddar-courge butternut croisé il y a fort longtemps sur l’Instagram de @lazysunnygirl. C’est un grand oui.


On nous demande de relire le programme du spectacle ; je bascule immédiatement en mode correctrice, à l’affût de la moindre correction ortho-typo et envoie une liste de corrections longue comme le bras (il n’y a aucune rigueur ni cohérence). J’ai quelques remords ensuite, ce n’était peut-être pas une réaction appropriée.

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Samedi 7 juin

[rêve] les extraterrestres absents menacent notre survie, les hommes disparaissent, bientôt il n’y aura plus personne pour cultiver la terre, je n’ai pas encore commencé à faire des réserves de boîtes de conserve / j’ai tout perdu, perdu le boyfriend, autour d’une table reste ma mère, quelqu’un et mon oncle qui ne ressemble pas à mon oncle, vaguement à mon père ou au boyfriend, piètre figure consolatrice d’avoir tout perdu / je m’apprête à donner un cours de danse, la salle hangar ne s’allume plus une sonnerie sonne l’alerte, on attrape les couvertures que l’on peut, des serviettes aussi ça fera l’affaire, dans la cuisine de ma grand-mère j’attrape une bouteille de jus de fruits, me félicite d’y avoir pensé, hydratation et sucre pour tenir, on descend dans l’obscurité dans la cave qui est plus un entresol qu’un sous-sol, est-ce qu’on sera vraiment protégé ou est-ce qu’on mourra étouffé sous les décombres sans pouvoir appeler au secours dans la langue du pays, quelle idée d’être à l’Est quand se déclare une guerre, on n’a pas été prévenus, par la fenêtre on voit une file de loubards arriver au camping désert d’à côté, ça ne sent pas bon toutes ces gueules fermées crânes drus, JoPrincesse tente de me consoler à propos de mon livre mais ce n’est pas ça, je me fiche du livre, c’est la présence du boyfriend qui m’est essentielle, qui manque, il arrive je crois dans la file des réfugiés au camping sans tente


Quand on hésite entre angine, rhume et grippe, c’est que c’est un Covid. Encore assez léger pour que je donne cours masquée : c’est l’avant-dernier samedi de cours avant le spectacle. Ça ira pour les plus jeunes, hyper investies. Quant aux plus âgées… mon degré d’exigence est désormais que ce soit à peu près ensemble, tant pis pour l’en-dehors, les genoux pliés et les bras mollassons.

Suite à une mauvaise compréhension avec un collègue, je me retrouve avec la totalité des élèves durant l’heure de l’après-midi, soit trente élèves qui bavardent dans un même studio alors que la fièvre commence à monter. Ma voix disparue dans la matinée revient dans un cri pour rétablir le calme — effectif durant environ vingt secondes. Madame, par quel pied on commence dans le cercle, Madame, je ne trouve pas les épingles à nourrice, Madame, est-ce que ça va si, Madame, est-ce qu’on ne pourrait pas plutôt, Madame, ça va pas pour le porté elle me passe devant, Madame, pour la coiffure… Madame pare au mieux, mais Madame est hébétée (toujours un peu étonnée aussi que la coiffure préoccupe davantage les ados que le fait d’avoir une chorégraphie décente à présenter).


Une collègue est ravie de ma liste de corrections pour le programme ; ça l’agace toujours de remarquer ces approximations…  et me libère des remords éprouvés après-coups.


La fatigue intense arrive dans l’après-midi, les frissons et courbatures grippales le soir. La série Étoile se regarde bien mieux ainsi assommée. Le Doliprane ne fait plus vraiment effet.

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Dimanche 8 juin

Le rosier des roses roses disparues s’est réveillé plein de jeunes pousses hirsutes.


Repos, blog, lecture au soleil (je finis La Végétarienne d’Han Kang), Doliprane, mouchoirs, Sopalin. Et deux heures joyeuses au téléphone avec Melendili, à s’encourager sur nos fins d’années respectives.

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Lundi 9 juin

Réveillée à trois heures du matin, grelottant d’une fièvre inexistante selon le thermomètre. Cours annulé pour cuver le Covid.

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Mardi 10 juin

La fièvre n’est pas remontée ! Ne reste que rhume, mal de crâne et grande fatigue. Après hésitation, je me fais remplacer pour mes deux cours du soir, afin de pouvoir assurer de manière certaine les six du lendemain. J’aime bien la jeune femme qui répond présente pour me remplacer, lui transmets ma fiche d’exercices, la playlist qui va avec et un modèle de facture pour qu’elle ait toutes les infos ; j’aime ce moment de solidarité qui rompt un peu la relative solitude de la profession (on a du monde en face de soi, mais pas tant d’occasions que ça d’échanger entre collègues).

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Les lucioles s’envolent depuis les herbes mortes

Mercredi 11 juin

Reprise. Six heures de cours avec le masque.

Objectivement mauvaise, mais plaisante : la glace gratuite chopée en pleine opération marketing. J’avais oublié que la framboise pouvait être aussi (eXtrêmement) chimique.

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Jeudi 12 juin

Cette idée de newsletter danse classique me trottait dans la tête depuis trop longtemps, je m’y attelle. Cela rouvre du temps personnel au sein de cette fin d’année qui prend des airs de marathon à n’en finir pas — vraiment, excellente distraction pour me détourner des répétitions à venir et de l’anxiété qui va avec. Je suis obnubilée par tout autre chose, de gai, et retrouve l’enthousiasme d’écrire sur la danse comme aux débuts du blog, avant que les compte-rendus de spectacle, systématiques, ne deviennent répétitifs. Les premières adresses e-mails tombent en DM Insta.

Un tour au parc Barbieux ne suffit pas à me faire sortir de ma tête.

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Vendredi 13 juin

Pas certaine que cette histoire de newsletter soit très bonne pour l’addiction aux shoots de dopamine, mais une autrice que j’aime beaucoup s’y est abonnée !

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Samedi 14 juin

Dernier cours avant la semaine de répétition. L’enfant absente aux deux derniers cours sans justification des parents est revenue et, forcément, ne vit pas bien d’avoir été retirée du spectacle (sa famille n’étant pas du tout fiable, j’ai pris cette précaution pour éviter de me retrouver dans la situation de l’an passé que l’on m’a racontée : sans prévenir, elle n’est tout simplement pas venue au spectacle, mettant dans l’embarras ses camarades qui ont dû revoir leurs placements à la dernière minute). Elle plaide sa cause, dit m’avoir prévenue qu’elle serait absente pour une fête religieuse — ce dont je n’ai pas souvenir, mais que j’ai pu oublier au milieu de toutes les sollicitations (ça peut inclure deux samedis de suite, l’Aïd ?). Tandis que je lui rappelle qu’il faut dans tous les cas un message écrit de ses parents (elle a une trentaine d’absences non justifiées, ce qui serait largement suffisant pour déclencher un renvoi), me vient à l’esprit qu’ils ne savent peut-être pas lire et écrire ou pas lire et écrire français. J’ajoute à la hâte : ou par téléphone. Une parole écrite ou orale qui vienne d’une personne majeure ayant autorité. Reste ce doute : est-ce que je ne pénalise pas une élève à cause des manquements de sa famille ?

Les plus jeunes sont à fond, et l’on passe de probable cata à pas si mal, hé pour les plus âgées. Je serais d’humeur légère s’il n’y avait l’avant-bras scarifié de cette jeune adolescente qui devient mutique quand mon collègue et moi tentons de recueillir sa parole. Je lui propose d’écrire si c’est trop difficile à dire, et elle acquiesce, mais une fois pourvue d’une stylo et d’une feuille de papier, le mutisme contamine le geste. On dirait que ce n’est pas qu’elle ne veut pas, mais qu’elle ne peut pas. C’est trop gros pour elle, pour l’articuler, ça la dépasse. Et nous aussi. Il va falloir trouver de l’aide auprès de personnes formées pour. Je lui ai demandé de parler à un adulte, qui elle veut, pas forcément nous, mais un adulte en qui elle a confiance. J’espère qu’elle a (encore) confiance en un adulte.

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Les prunes mûrissent et jaunissent

Lundi 16 juin

L. et S. ne seront pas là la semaine prochaine, c’est leur dernier cours. S. retourne en Italie au terme d’une année de césure pré-bac (chez eux, c’est avant) ; L. reviendra à la rentrée. C’est probablement l’élève qui a le plus progressé cette année. Elle était beaucoup plus fragile que les autres et a comblé l’essentiel du gap qui les séparaient. Elle me remercie, dit avoir vu la différence avec l’association où elle se trouvait jusqu’à l’an dernier : les corrections permettent de progresser et il était frustrant de ne pas en recevoir quand elle savait que ça n’allait pas.

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Mardi 17 juin

Je reprends le chemin de la fac pour assister à la soutenance de M. En descendant (ou plutôt en remontant) du métro à Fort de Mons, tout est en travaux, route déviée, chaussée explosée, arrêts de bus déplacés, parpaing et pavés podotactiles entreposés sur l’espace qui a été ou sera un rond-point : deux ans seulement et le passé est déjà sans dessus dessous.

Le parc à côté de l’université est déjà désert, probablement depuis un mois. De hautes herbes occupent la petite colline de gazon où nous pique-niquions. Je transforme mon avance en promenade.

Dans la salle où je me glisse à la fin de la soutenance précédente, beaucoup de visages connus, d’étudiants et de professeurs. Une visite de courtoisie ? Le directeur de mémoire de M. s’étonne de ma présence. Il ne se doute pas que je connais M., encore moins que nous sommes amies. Quoiqu’il n’en montre rien, je le sens buguer dans la juxtaposition de la prof de danse classique, bourgeoise, valide, hétéro que je suis, et de la jeune étudiante queer, tatouée et piercée de partout, des cheveux actuellement bleus et un maquillage (de scène presque) très pailleté comme armure, qui explique avec une voix TedX avoir connu la camisole chimique et travailler sur la figure du monstre en danse contemporaine. Le pouvoir (de la danse et) de la neuroatypie. Au cours de son exposé, bien droite sur sa chaise, M. se balance d’avant en arrière pour calmer son stress — un tic que je n’avais encore jamais remarqué et un point pour le soupçon de TSA. Une amie à elle, arrivée un peu en retard s’est assise par terre en tailleur et presse son pouce contre l’index, le majeur, l’annulaire, l’auriculaire, l’index, le majeur… tandis que, derrière moi, ça crochète pour rester concentrée. Il n’y a pas à dire, nous formons une belle assemblée de neuroatypiques, cela me fait sourire.

Le tour que prend l’entretien ne me réconcilie pas vraiment avec le monde universitaire : le formatage encore une fois prime sur la pensée déployée, dont on ne saura pas grand-chose hormis qu’elle ne s’est pas coulée dans le moule attendu de la discipline telle que la conçoivent les professeurs en poste. M. résiste vaillamment, j’admire son sang-froid, sa persévérance intellectuelle.

Après un pique-nique débrief où l’on m’envie d’avoir chopé la meilleure salade VG de la cafét’, direction la kiné, qui m’explose les cuisses à coups de squats et de fente. J’en ai pour trois jours ensuite à sortir mes quadriceps de la tétanie ; autant dire qu’assurer un mercredi de cours dans ces conditions fait plus de mal que de bien au genou.

Ne pas partir d’où je pars d’ordinaire rouvre du temps, de l’espace. Je longe le parc de la Citadelle jusqu’à l’arrêt de bus, me promènerais presque. Tous les deux cents mètres ou presque, quand ça me prend, quand l’exercice mental exige sa vérification physique, je m’arrête pour tester un bout d’exercice pour le soir même. La barre s’invente le long du canal dans l’herbe, où je jette pour quelques instants mon sac et mes affaires. L’arrêt de bus est en plein soleil.

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Mercredi 18 juin

L’appel du 18 juin

Après, avant l’effort, le réconfort : un sorbet banane-kiwi à midi. De part et d’autres, six heures de cours. Et des cadeaux ! Alors que je déballe une gourde isotherme ultra-légère décorée de fleurs à l’aquarelle, ma bienfaitrice observe que ma gourde était vraiment toute petite, trop petite. C’est adorablement bien vu (et généreux !). Je remercie sans expliquer que ma petite gourde de 33cl, contrairement à celles de plus grande contenance, passe sous le robinet de l’autre école de danse. Comme les fashionistas qui changent de sac d’un jour sur l’autre, j’aurai désormais une gourde-du-mercredi, c’est dit.

Au lieu de m’affaler sur la chaise rembourrée de l’entrée comme à mon habitude, je file au théâtre. Une heure et trente minutes pour placer et filer les deux danses de mes classes ainsi que celles de mon collègue de danse contemporaine, en formation. Ce n’est pas énorme, et il faut commencer par apaiser le scandale soulevé par l’annonce de ce que les chorégraphies se feront sur demi-pointes, et non sur pointes comme prévu.

Au filage de lundi, mes collègues plus expérimentés ont estimé que les élèves n’étaient pas prêtes et que le risque de glisser était trop important ; en tant que débutante, je ne peux que me ranger à leur avis, malgré la déception, la leur comme la mienne. Les élèves sont persuadées que la scène glissante n’est qu’une excuse, qu’on ne veut pas les voir sur pointes, « réservées » aux horaires aménagés. On les trouve trop nulles, voilà, j’obtiens exactement l’effet inverse de celui que j’avais escompté, la fierté d’avoir dansé, même imparfaitement, avec les pointes aux pieds. J’avais réglé les chorégraphies en fonction de cet impératif, avec des montées sur pointes qui tenaient davantage du transfert de poids que de l’équilibre pour les unes et des relevés et piétinés sur deux jambes pour les autres. Les pointes supprimées, les plus jeunes se retrouvent avec une danse bien en-dessous de leur niveau, qui n’a plus grand-chose de classique. Sans compter les élèves qui ont racheté une paire de pointes spécialement pour le spectacle… (On aime le mail d’explication-excuses aux parents à 23h.)

Même si je bute parfois sur les prénoms et laisse le micro manger ceux qui m’échappent, le placement se fait mieux qu’en février : j’ai très littéralement pris de la hauteur en me plaçant quelques rangées avant la régie. En revanche, les changements rapides de coulisse ne fonctionnent pas, les élèves n’entrent pas à temps sur scène. On fait plusieurs tentatives, en modifiant l’ordre ou la composition des groupes, mais le problème ne fait que se déplacer. Dans le désordre, je ne remarque pas de suite qu’il y a un trou : qui est là, normalement ? C’est M., me répondent les enfants. Sur le moment, j’oublie ses avant-bras scarifiés, je l’imagine partie aux toilettes. De fait, elle est bien partie aux toilettes, mais pas pour y faire ce qu’on y fait. Elle pleure, me rapporte-t-on quelques minutes avant la fin. Il n’y a plus le temps, je dois libérer le plateau et les techniciens, la répétition se termine en eau de boudin. J’abandonne irrésolu mon gros couac chorégraphique pour retrouver l’élève partie en pleurant. Mutique, plusieurs mètres devant la surveillante, elle disparaît déjà dans la voiture de ses parents.

Cafouillage sur scène, élève partie en pleurant… j’ai très envie de faire de même, attends juste d’être chez moi. Cette impression de faire de la merde…

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Jeudi 19 juin

L’appréhension de la journée me fait anticiper le réveil : 6h30, alors que je suis rentrée à près de 22h la veille et que m’attend une longue journée (dernier cours à 21h30). Je suis habituée à cet enchaînement tard-tôt du mardi au mercredi, mais rempiler du mercredi au jeudi est une autre affaire.

Je n’ai jamais réglé les lumières pour un spectacle et on m’a laissée seule pour le rendez-vous. Heureusement l’ingé est adorable et pallie mon inexpérience (« Alors ça, ça va être moche, ça ne va pas rendre comme tu veux, en revanche, je peux te proposer ça… »). Je l’observe manipuler la table de montage et les lumières se matérialiser à travers la brume répandue sur scène à cet effet. L’espace se sculpte et les atmosphères se définissent lentement : non seulement c’est le matin pour nous deux, lui avec son café, moi sans, mais le travail s’apparente à du montage vidéo. C’est précis mais un peu laborieux, il faut sans cesse rejouer la séquence, ajuster, enregistrer et nommer l’effet, s’assurer que la machine a enregistré la séquence, rejouer, ajuster les temps de transition… A ma surprise, les effets lumineux ne sont pas liés à la piste audio ; je pensais naïvement qu’ils étaient rattachés à un minutage et qu’en lançant la musique tout s’enchainait. C’est techniquement possible, apprends-je, mais pas ce qu’on privilégie, car encore plus chronophage. Il faudra lancer les effets manuellement, à l’oreille.

Il est 11h, le filage auquel je ne pourrai pas assister commence à 18h30. Plutôt que d’ajouter une heure de métro à ma journée pour rentrer chez moi, je reste assister au spectacle jeune public. Mon modeste rôle consiste à mettre en marche au début du spectacle la caméra… qui montre rapidement des signes de faiblesse. Mon collègue peste contre son TDA (maintenant qu’il le dit…). Les élèves de troisième cycle, dont certains intégreront des écoles supérieures à la rentrée, sont incroyables.

J’accueille mes élèves puis pars sous près de 30°. Retrouver des apprenants adultes me fait du bien après avoir pataugé avec les enfants. C’est le dernier cours pour M. et A. qui me remercient : mes cours leur ont permis de désacraliser une discipline qu’elles pensaient inabordable ; et m’encouragent : « Surtout, ne change rien. »

Fatigue niveau vertiges.

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Vendredi 20 juin

Matinée de repos avant le premier spectacle. J’arrive très en avance pour les miens, un peu en retard pour assister au spectacle des petits de l’après-midi. Je le prends en cours de route, à temps pour assister au travail de mon collègue du samedi avec les tout-petits d’éveil-initiation. Il a réussi à chorégraphier une pièce qui ait une véritable identité artistique et ne confine pas les enfants à quelques gestes très statiques : je suis admirative. Je mesure aussi à quel point les lumières participent à donner cet effet de pièce aboutie ; chaudes et sombres, elles sculptent l’espace, deviennent décor.

Attente puis agitation. Je recouds l’entrejambe d’une salopette, le revers au pied d’une autre, quatre points rouges et d’autres plus désordonnés pour raccourcir les bretelles d’un justaucorps. Vous cousez bien, madame — un justaucorps noir cousu de fil rose… je rafistole. Une fois l’échauffement passé, que j’observe dans une semi-culpabilité d’inefficacité, la plupart des professeurs disparaissent en coulisses ou à la régie. Je reste avec les élèves dans les grands espaces qui servent de loge, aide à accrocher les rubans, à faire disparaître des bretelles en les rassemblant avec des anneaux de porte-clés, collectés chez qui avait (je me retrouve avec un anneau beaucoup plus plat et serré sur lequel je ne parviens plus à faire glisser mes clés à la fin du week-end).

Les professeurs hommes ne restent pas dans ces espaces où les filles se changent, ça fait sens, mais n’explique pas totalement la répartition genrée de certaines tâches que j’ai pu observer ces derniers jours : il n’y a que les femmes qui manient l’aiguille. Il semble aller de soi qu’indépendamment de toute expertise couture, nous savons faire quelques points – n’avons-nous pas cousu nos rubans de pointes ?

Le spectacle a commencé. J’oublie, n’avais pas compris que c’était à moi de donner les top à la régie, je croyais qu’ils avaient les repères et de fait, ils les ont, puisqu’ils rattrapent le coup. Les séquences vues et revues ces derniers jours s’enchaînent. Quelques gadins quatre fers en l’air chez les horaires aménagés (les enfants les plus rodés) confirment que la scène est glissante et font passer l’amertume de mes élèves privées de pointe ; peut-être, après tout, que c’était un peu dangereux. Moi aussi je manque de me vautrer en montant saluer à la toute fin, même sans glisser ; la scène est surélevée et je calcule mal sa découpe, des avancées ayant été ménagées sur la moitié des rues seulement. Gauche jusqu’au bout.

Le plaisir de la scène l’a emporté, il y a des paillettes sur les visages et dans les regards — des élèves mais aussi des parents qui, les yeux rivés sur leur huitième merveille du monde, n’ont rien vu autour de la désynchronisation générale. Quand une mère d’élève s’exclame que la chorégraphie était originale, je réponds mécaniquement :
— C’est déjà ça.
— Mais pourquoi vous dites ça ?
Mais oui, pourquoi ? Je bredouille, la fatigue, mon cerveau a fondu. On me raccompagne en voiture, j’en profite.

La Belle épineuse

Représentation du samedi 23 novembre
Toutes les photos sont de Stéphane Bellocq
et sont tirées d’autres représentations

La compagnie Illicite Bayonne passait au Colisée avec La Belle au bois dormant de son chorégraphe attitré, Fábio Lopez. Ce dernier nous avait fait travailler en atelier un court extrait de la variation du prince, et j’étais curieuse de voir ce que l’ensemble donnerait.

Danseuse en grand écart, bras derrière elle, avec de la tension dans les doigts

On peut déjà saluer l’entreprise de reprendre un grand ballet du répertoire en langage néo-classique avec en tout et pour tout onze danseurs, corps de ballet et solistes inclus. Curieusement, d’ailleurs, ce sont les scènes d’ensemble les plus réussies. Avec seulement quatre couples de danseurs, parfois moins, la scène est pleinement occupée, ça virevolte, ondule, torsade et pique de partout. La quenouille sur laquelle se pique Aurore dans la tradition devient ici un motif stylistique, repris dans des mouvements de mains — de doigts, même ! — très précis, qui donnent vraiment du piquant à l’ensemble. C’est particulièrement visible chez Carabosse, il est vrai interprétée par le chorégraphe (voir le mouvement dansé par le corps qui l’a forgé est toujours révélateur). La gestuelle, très expressive (expressionniste ?), me plaît beaucoup, comme me plaît celle de Thierry Malandain, dont Fábio Lopez a été le danseur. La filiation est là, il y a de ça, en plus nevrosé-torturé.

Vue s'ensemble de la scène avec le décor composé s'arcades et les danseurs en tenue blanche unisexe, avec des mouvements de bras caractéristiques du chorégraphe
La tension dans les doigts semble caractéristique de ce chorégraphe et évoque bien ici les ronces du conte, comme l’ont souligné Les Balletonautes.

Autant le chorégraphe s’est approprié les ensembles, autant je comprends moins son (absence de) parti-pris pour Aurore, à la partition très classique, dans ce que le terme peut avoir de plus rigide.  « Celle qui dansait Aurore interprétait moins que les autres, » déplore le boyfriend. Et pour cause, elle n’avait pas grand chose à se mettre sous le chausson. Je suis assez d’accord avec une ancienne camarade, « on dirait une variation scolaire de fin d’année ». Les pas d’école s’enchaînent sans relief, comme si le passage sur pointes avait fait perdre sa gestuelle personnelle au chorégraphe (hormis la fée et Aurore, tous les rôles sont dansés en demi-pointes). J’ai pourtant du mal à croire qu’il ne s’agisse pas d’un choix, fut-il maladroit. Ce contraste malheureux serait-il là pour vider la princesse de sa substance, et transférer le centre de gravité du ballet vers le prince ? Aurore fait sa princesse en paillettes, pointes et tutu, l’archétype est planté, on peut l’évacuer et se concentrer sur le prince… dont on ne sait pas trop s’il s’agit de Florimond ou d’un « prince des ténèbres » à la généalogie plus trouble.

La feuille de salle, rédigée avec les pieds, explique en effet avoir introduit un nouveau personnage, fils de Carabosse : « Le ballet de Tchaïkovsly crée un merveilleux monde musical pour Carabosse dans le Prologue mais les thèmes apparaissent à peine à nouveau dans le ballet et donc le grand personnage Carabosse est mis de côté. Sans aller trop loin, je crois que nous avons essayé de résoudre ce problème narratif avec l’introduction d’un nouveau personnage, son fils, un Prince des ténèbres. » On aurait donc un prince pris entre un amour pur(ement abstrait) pour Aurore et l’influence de sa maléfique maman, laquelle endosse les habits de la marâtre en « ensorcelant » son fils pour que ce soit lui qui présente à Aurore l’épine sur laquelle elle se pique (épine pénis ?).

Gros plan sur la main de la princesse au bout de l'épine qui prolonge le doigt du prince. Le cadrage fait penser à la fresque de Michel Ange où le doigt de dieu s'approche de celui d'Adam (c'est bien eux ?)

Dans ce scénario, Aurore n’a pas plus de consistance que la Dulcinée de Don Quichotte ; elle n’est là que pour aider le prince à régler son complexe d’Œdipe et tuer le père — enfin la mère, interprétée par un homme (chez Perrault, c’est une ogresse qui veut dévorer sa belle-fille et ses enfants). Le prince tue Carabosse, le bien triomphe sur le mal, (l’homosexualité est refoulée ?) ils se marièrent et vécurent moyennement heureux.

Carabosse interprétée par un homme dans une robe à grosses fleurs avec un col encombrant

Je ne suis pas bien sûre de tout ça, j’avoue, j’ai fait mon max pour essayer de retrouver du sens, mais sur le moment, l’intrigue n’est pas aisée à suivre, même en connaissant l’histoire et la version Petipa du ballet. Je n’ose pas imaginer quand on n’a pas cette dernière en tête et qu’on se demande ce que fait Aurore à danser en somnambule un bandeau noir sur les yeux. Quand on connait, en revanche, ce déplacement narratif de l’adage à la rose est assez savoureux… même s’il est aussi un peu sadique, parce que les équilibres sont suffisamment difficiles pour qu’on n’y ajoute pas la gêne d’un bandeau (la danseuse pourtant solide galère un peu, la pauvre). Et symboliquement gênant, maintenant que j’y repense… normalement ce passage intervient au premier acte quand Aurore, tout à fait éveillée, rencontre ses prétendants ; de le transposer après qu’elle s’est piquée et faire se succéder les partenaires alors qu’endormie, elle n’a pas son mot à dire prend symboliquement des allures de viol collectif. Le Beau au bois dormant aurait-il eu besoin de renfort ? Bref, arrêtons là les frais interprétatifs, ça devient glauque alors qu’on n’y pense pas tant que les danseurs font vivre le conte.

Aurore avec un bandeau sur les yeux, en équilibre attitude et ses partenaires

Une dernière chose m’a interpellée, moins par rapport au ballet en lui-même, qu’à mes attentes inconscientes de spectatrice : le choix des solistes, plus petits et costauds que le reste de la compagnie, soit le contrepied des physiques de prince et de princesse. Le simple fait que cela fasse bizarre montre que c’est nécessaire ; on doit pouvoir voir un Prince pas bien grand et une Aurore robuste sans se dire qu’elle est « moins gracieuse » (déjà, gracieuse, je déteste ce terme qui habille d’élégance tous nos préjugés). Mais il y a encore du boulot, vu les réflexions entendues à la sortie… et mes propres pensées-réflexes, que j’ai du rejeter, alors même que j’avais déjà en mémoire un modèle similaire, mon ancienne prof de danse, qui participait avec nous aux spectacles, possédant à peu près les mêmes proportions et une manière similaire de danser (avec des accélérations et suspensions très nettes, qui rendent la danse très vivante).

Pour une critique plus éclairée, allez lire Les Balletonautes

rearray(Forsythe, Inger)

Soirée William Forsythe & Johan Inger ou Mayerling ? D’un côté une triple bill facile à suivre, avec une pièce que j’avais trouvée sympathique, de l’autre une découverte exigeant d’étudier un minimum le livret avant de venir. J’ai fantasmé un hypothétique week-end à Londres pour découvrir Mayerling dansé par le Royal Ballet… et choisir le plaisir facile. Je n’avais pas mis les pieds à l’Opéra depuis une éternité.

Blake Works I est fidèle au souvenir que j’en avais : les chansons m’indiffèrent trop pour que la pièce m’exalte, mais c’est indéniablement plaisant. J’ai quand même un peu regretté les interprètes de la création : ils s’éclataient sur scène, c’était jouissif à voir, quand cette seconde génération a l’enthousiasme un poil trop… déférent ? On dirait qu’ils dansent du Balanchine, me suis-je dit à un moment, et j’ai cristallisé là-dessus, c’était ça, comme du Balanchine, sans comprendre de suite ce que je mettais là-dessous. Comme un truc moderne d’il y a un certain temps ? Comme la pièce d’un maître dont on n’a pas tout à fait la culture ? Comme une vieille conne, j’ai pensé que ça swinguait plus avant, à la création ; Caroline Osmont, Marion Gauthier de Charnacé ou François Alu dansaient avec des accents d’autres danses plus urbaines. La battle de ballet à laquelle on assistait (dans I Hope my Life ? Waves know shores ?) est devenue un passage parodique qui fait rire la salle ; la gentille provoc’ n’est plus crédible.

La pièce reste un formidable terreau pour observer tous ces danseurs que je n’avais encore jamais vu en vrai. Comme souvent, les vidéos sont trompeuses : je peine à identifier Shale Wagman, qui me semblait pourtant si superlatif, et ne suis pas loin de me laisser surprendre par Inès McIntosh, moins marmoréenne que je l’imaginais. Bleuenn Battistoni quant à elle a quelque chose que j’aimerais découvrir ailleurs, son impassible cage thoracique enserrée dans la taille empire d’une robe de Juliette ou dans le corset d’un tutu plateau. Au final, la véritable révélation de ce ballet, pour moi, a été Naïs Duboscq — si je ne me suis pas trompée dans mes recoupements, entre feuille de distribution et photos sur Instagram. Sa façon de danser, qui pour le coup swinguait, m’a marquée sans que je retienne ses traits (j’ai seulement gardé des proportions, une tête un peu plus grosse, un chignon banane très haut, qui m’évoquent je ne sais trop pourquoi l’Amérique des diners).

Et Hugo Vigliottti virevoltant <3

Un doute soudain : est-ce que la couleur des costumes pourrait être un clin d’œil à Serenade ?

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Après l’entracte, la vie mène à une Impasse chorégraphiée par Johan Inger — une belle omission dans ma culture chorégraphique. Cette dernière n’est pas encore totalement à la masse puisque la gestuelle et la scénographie me font rapidement penser à Sol León et Paul Lightfoot, chorégraphes phares du Nederlands Dans Theater où Johan Inger a passé plus de dix ans. J’ai grand plaisir à voir danser Ida Viikikonski, Andrea Sarri (qui me fait penser à l’amoureux de JoPrincesse, c’est fou !) et Laurène Lévy, même si je suis rapidement happée par une danseuse que je ne connaissais pas, Lucie Devignes, je crois. Là encore, le coup de cœur vient sans préméditation.

Puis c’est le coup au cœur à la toute dernière occurrence de la maison en néon ; cet élément du décor est remplacé à plusieurs reprises par une version un peu moins grande, comme si on passait de la grande famille de l’enfance à une petite famille qu’on commence à trois. La dernière réplique est si petite que, plantée en avant-scène alors que le rideau continue sa lente descente inexorable, la maison est devenue… une stèle. L’évidence me prend par surprise, ça me prend quelque part à l’intérieur de moi, je suis suspendue à ce que je vois comme à des lèvres qui dispenseraient une sagesse si simple que je l’ai toujours omise, là juste devant moi, j’attends de voir, j’ai déjà compris, je vais comprendre, je bois l’absence de paroles, ce que peut l’art. J’en oublie ce qui précède de peut-être plus convenu, le grand cirque et chambardement du monde sous la forme de personnages dépareillés (femme enceinte, reine, clown, circassienne en habits de lumière…) qui s’agitent et joutent. J’en retiens la tendresse de certains pas de trois et les ensembles entraînant, joyeuse smala qu’on n’arrive jamais à faire passer à table — même sur la photo, où j’ai l’impression d’entendre Laurène Lévy crier. À table ! Avant que nos corps soient froids.

Photo de @scenelibre publiée sur le compte Instagram de @laurenelevy

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Avant ces primi et secondi piatti de choix, il y avait Rearray, un trio d’une vingtaine de minutes que les balletomanes m’avaient fait anticiper comme un aperitivo sans grand intérêt — l’équivalent d’une ouverture qui fait sas de transition avec l’extérieur avant une soirée symphonique composée d’un concerto et d’une symphonie.  C’est pourtant la pièce qui m’a fait la plus forte impression. Comme si, littéralement, elle imprimait en moi des images, des mouvements. Au moyen de flashs d’obscurité. La première fois que le noir se fait de manière totalement imprévue, en plein milieu d’un mouvement, je ressens comme un fort regret de ne pas avoir bien capté ce qui se passait. C’était quoi, cette dernière image ? de quels mouvements était-elle la somme ? la troncature ? Réitéré, le procédé se met à fonctionner comme révélateur, m’obligeant à mieux observer — dans la crainte de la prochaine interruption, dans l’espoir aussi d’un fondu au noir qui non seulement ne serait pas le dernier, mais rouvrirait le regard, comme un obturateur qui se ferme brièvement pour le nettoyage automatique de la lentille.

La lumière n’est pas coupée d’un coup, mais ce n’est pas non plus un fondu au noir. On a un dixième de seconde avant que, on sait que c’est le dernier mouvement que l’on voit, et déjà on ne voit plus, on ne sait plus ce qu’on a vu ou cru voir. Ou on l’a si bien vu qu’on en a été ébloui, l’image a oblitéré le mouvement duquel elle émanait. Flash d’obscurité, prescience de la perte. De ce qui précède, qui échappe à la mémoire. De ce qui est, peut-être, en train d’être dansé dans le noir. De ce qui aurait pu être, sans interruption. Quand la lumière se rallume, les danseurs ont continué, imperturbables, ou sont passés à complètement autre chose. Je goûte la facétie de certaines ellipses (la lumière se rallume sur un danseur assis comme si de rien n’était, comme s’il n’était pas en train de se démener à la précédente seconde de lumière  — ou en coulisses), mais c’est vraiment le rapport à la mémoire et au désir de retenir qui me saisit.

Quand on croit retenir un mouvement, on n’en a souvent que des instantanés photographiques, instants-clés entre lesquels on extrapole un mouvement rêvé. On n’y peut rien, c’est ainsi que fonctionne notre mémoire, plus photo- que cinémato-graphique. Et pourtant, quand on croit retenir une image, il y a de fortes chances pour qu’il s’agisse d’une reconstitution, compilation de plusieurs photographies qui n’a jamais existé. D’une façon ou d’une autre, le mouvement échappe, impossible de le retenir, on ne peut que s’en laisser traverser, se laisser impressionner. Le rappel est difficile pour moi qui voudrais toujours tout retenir — à la fois mémoriser et garder. Étudiante, je passais un temps infini au-dessus de mes notes de philosophie ou d’histoire, à patiner dans l’enchaînement des faits ou des arguments parce que j’avais la sensation d’oublier ce qui précédait au moment d’enchaîner ; j’aurais voulu penser en même temps la cause et la conséquence, et face à cette impossibilité structurelle, j’étais obligée de revenir au début et de reprendre encore et encore, jusqu’à la litanie et sa vaine conjuration face à la peur de sauter dans le vide d’un maillon logique ou temporel à un autre.

Qu’ai-je retenu ? Beaucoup et bien peu. Les coudes élastiques de Loup Marcault-Derouard, qu’on verrait bien danser du McGregor aussi. L’aplomb tranquille de Roxane Stojanov, qui n’a pas l’air défrisée de reprendre un rôle créé pour Sylvie Guillem — elle a raison, femme danseuse soliste, elle est à sa place. Cet instant de pas de deux qui en cristallise tant d’autres, quand Roxane Stojanov prend appui sur Takeru Coste pour un grand développé à la seconde et qu’il ou elle rétracte ses appuis, l’équilibre poursuivi jusqu’à ce que la lumière à son tour se retire, comme une main ou une épaule. Tout est là, je me dit sur le moment. Mais quoi ? La disparition, la suspension, peut-être, qui la précède. Je prends conscience que c’est la même chose avec la vitesse, dont je regrette parfois l’omniprésence en vieillissant : elle me vole et dévoile tout à la fois mon butin de spectatrice. Comme l’obscurité, la vitesse dérobe, et comme elle, elle souligne. L’équilibre au sein du déséquilibre. La suspension d’une spirale, dans un tour en torsion soudain ralenti. Le lâcher-prise dans la maîtrise, signature de cette virtuosité décontractée. Et Roxane Stojanov, l’air de rien en T-shirt à col rond et collants noirs, superbe.

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ballet triple_bill[3];
rearray() 
{ 
     triple_bill[0] = "Blake Works";
     triple_bill[1] = "Impasse";
     triple_bill[2] = "Rearray";
}

/* Oui, je n'appelle pas la fonction, elle ne renvoie rien ; je ne vais pas réviser des trucs oubliés depuis 10 ans pour la blague. */

Mon premier stage de prof de danse

Mardi 27 août 

Après un mois à le redouter, c’est la première journée du stage de rentrée, à donner de la tête de tous côtés. Le cours que j’ai prévu est trop complexe : trop alambiqué peut-être, trop rapide pour sûr. Il correspondait au groupe que je pensais avoir, mais le stage je ne savais pas est ouvert à tous et tous n’ont pas la vivacité signature de cette école.

Pour les grands, les ados, j’ai prévu de travailler la Mistake Waltz du Concert de Robbins. Je guette leurs réactions en leur montrant la vidéo : vont-ils être amusés ? trouver ça ridicule et craindre de l’être ? Ils sont assez poker face. Un vague sourire de-ci de-là… de politesse ? L’une laisse échapper un éclat de rire, qu’elle couvre de sa main, et à partir de là, c’est bon, c’est gagné, je sais qu’on va s’amuser.

Pour les petits, c’est Le Train bleu. Ils sont plus enthousiasmés par l’idée d’ateliers chorégraphiques que par la variation du golfeur.

Comme ils me demandent ce qu’on fait avec les grands, je leur montre la vidéo : ils sont émerveillés à l’idée qu’on puisse faire des erreurs volontairement (ils disent : des fautes), qu’elles fassent partie intégrante de la chorégraphie. Et perturbés : mais si les danseuses se trompent vraiment ? 

De retour chez moi, je tâtonne sur mon ordi pour ralentir les musiques : c’est trop rapide pour les élèves, grands comme petits. 95, 90, 87% de la vitesse initiale ? Jusqu’où cela reste audible avant de se déliter ? Il manquait un module « bidouiller ses musiques sur Audacity » dans la formation au DE.

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Mercredi 28 août

C’est étrange d’être professeur là où l’on était quelques mois plus tôt étudiant. Je ne peux plus me changer dans le vestiaire des élèves, mais j’écourte au maximum mon passage par celui des professeurs ; j’ai l’impression d’épier les coulisses d’un monde qui n’est pas le mien.

Aux grands, je propose des exercices plus traditionnels, plus simples, cela fonctionne mieux. On s’amuse dans la mise en place de la chorégraphie, je glousse parfois. J’essaye de distinguer les jumelles, me raccroche aux boucles d’oreille portées par l’une et pas l’autre. C’est amusant, elles ont a priori la même base génétique, mais leur organisation corporelle est différente (si je me souviens bien, l’une tend vers la rétroversion et l’autre vers l’antéversion du bassin).

Rien à faire, je me sens plus de connivence avec les élèves qui ont l’air et l’œil vif, pour qui ça carbure, et j’ai davantage de mal avec ceux dont je n’arrive pas à décrypter les expressions faciales. Ce n’est pas une question de timidité : certains sont timides, mais on sent une vie intérieure qui remue derrière la discrétion. Ce sont les indéchiffrables qui me mettent mal à l’aise, les élèves à l’expression minérale. Ennui ? Indifférence ? Déconnexion corps-esprit ?

Avec les petits, c’est globalement l’anarchie : 1h30 avec 9 gamins de 10 ans sur une chorégraphie comique dans un studio à 27,5°, what did I expect? Une élève dont les marques de lunettes révèlent l’intensité du bronzage me dit qu’ils jouent au golf dans sa famille, qu’elle peut ramener ses anciens clubs de golf de quand elle était plus petite si je veux. Je veux bien — si ça ne dérange pas sa famille, parce que c’est lourd à porter quand même. « Oh non, s’exclame [prénom composé impliquant la Vierge et un symbole royal], on habite [commune chic de l’agglomération lilloise], on vient en voiture ! »
Sociologie de la danse classique, 101.

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Jeudi 29 août

Aujourd’hui, inversion de la tendance : c’est plus terne avec les grands, plus fluide avec les petits. La fatigue n’y est probablement pas étrangère. Nous sommes à J+3 de la reprise, soit au pic des courbatures, et les grandes ont contemporain en plus des presque trois heures que nous passons ensemble. J’arrive en même temps que les grandes et les suis — pour certaines les dépasse ! — dans l’interminable escalier qui mène aux studios. Les râles mi-surjoués mi-essouflés fusent. L’une, aux muscles particulièrement endoloris, monte marche par marche, ramenant ses deux jambes au même niveau avant d’attaquer le suivant, et marque une pause aux plateformes entre les étages, encouragée par ses camarades. Si les 15 ans réagissent ainsi à la reprise, je ne suis pas en si mauvaise forme physique…

Avec les grands, on affine les erreurs de la Mistake Waltz en se livrant à un travail précis de nettoyage (quelle main au-dessus de l’autre à ce moment ? tête public ou trois quarts ? bras seconde à trois et pas à quatre…). Miss Spaghetti, en plus d’avoir des bras et des jambes qui partent dans tous les sens, est arrivée le deuxième jour du stage. Même si elle a appris la structure vue le premier jour (cœur sur elle et la copine qui lui a envoyé la vidéo), elle n’a pas tous les détails, c’est normal. Je la reprends sur moult passages et l’embête beaucoup, mais ça n’a pas l’air de l’embêter le moins du monde. Elle ajuste, s’amuse. Son aplomb et son plaisir me sidèrent ; c’est rare, surtout à l’adolescence, une absence de gêne qui n’est pas pour autant sans-gêne. Limite je l’envierais un peu, de si peu se laisser atteindre par l’à peu près. Cette séance me confirme que ce n’est pas tant le niveau des élèves qui m’importe (même si un certain niveau exerce forcément un attrait en démultipliant le champ des possibles) que leur implication et leur caractère.

Régler une courte chorégraphie mêlant danse et sport, comme dans la variation du golfeur : la consigne fonctionne à merveille avec les petits, qui réfléchissent déjà ballons, raquettes et jupes de tennis. Je regrette de ne pas leur avoir donné plus de temps pour leurs créations. Les deux enfants les moins à l’aise dans la variation sont les premières à terminer quelque chose de structuré. Elles ont un peu moins d’habileté mais aussi moins d’ego que la plupart de leurs camarades, et discrètes, enjouées, se mettent rapidement d’accord sur leur séquence créative ; c’est un plaisir de les voir en prendre.

Le dernier jour sera portes ouvertes, et j’ai un peu cette peur (irrationnelle ?) qu’un parent trouve l’enseignement très insuffisant et se dise : j’ai payé un stage pour ÇA ? D’un autre côté, je suis déjà heureuse qu’aucun enfant n’en ait tué un autre à coup de club de golf. Encore un grand pas en avant, s’il-te-plaît.

À Mum au téléphone, je raconte tout ça. Tant de choses en si peu d’heures !

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Vendredi 30 août

L’adage des grands fonctionne mieux en plaçant une métaphore désirable au bout de chaque diagonale : s’éloigner à regret (des vacances), aller vers (le week-end) engendre de suite davantage de présence. Cela amuse en prime les quelques parents qui profitent de la journée portes ouvertes pour assister au cours.

À peu près tout le monde passe l’exercice de petite batterie alors que pas du tout quatre jours avant. Aux jumelles, il manque à chacune une partie différente du balloté (l’enveloppé pour l’une, le développé pour l’autre) ; mon amie balletomane mère de jumeaux se demande s’il ne s’agirait pas de jumelles miroirs.

Au quatrième jour, les exercices ne me posent plus de problèmes majeurs de comptes, l’adage est séquencé, j’anticipe le plié sur le 8 et dans les changements de pied rapides, le scande de la voix et des mains comme un chef d’orchestre. Je me sens davantage d’aisance maintenant que je commence à connaître les prénoms et l’organisation corporelle de chacune. Je n’ai plus besoin d’attendre la fin de l’exercice pour lancer les corrections et encouragements ; je peux lancer à R. à la volée d’allonger ses bras dans les changements de pieds sachant qu’elle va rabougrir sa première — héritage d’un réflexe archaïque ? Elle éloigne ses les bras du sol en même temps que ses pieds en décollent. Je prends de l’assurance, les élèves du plaisir, me semble-t-il. L’ambiance devient franchement bonne dans les tours, sauts et piqués. Au cours d’une diagonale, je réalise que L. doit faire du jazz ; elle me confirme que oui et bon sang mais c’est bien sûr, comment ne l’ai-je pas vu plus tôt avec ces préparations de tours jambes pliés et les bras hypertendus des grands jetés ? Cela explique et la technique et la maladresse : le classique n’est juste pas son style premier d’entraînement.

L’unique garçon du groupe est absent, j’en ressens un soulagement un peu honteux — parce que je n’arrive pas à déchiffrer ses expressions et parce que la suite de la chorégraphie parodie des ports de bras franchement féminins. On reprend notre Mistake Waltz et on avance jusqu’à la séquence des ports de bras désynchronisés. Chacune tente de retenir la suite cryptique de bras en haut et en bas que je leur attribue, mais au bout de quelques tentatives HH BB HBHBH qui se soldent par de la confusion et des rires, on décide de jeter l’éponge et de se lancer au hasard, en haut ou en bas. Chacune invente sa partition et, la mémoire libérée, les mimiques arrivent, les parents rient. Pour le dernier jour, on se lâche. À force de parler, de plaisanter, les digues sautent — cela me rappelle les cours d’art plastique quand j’étais au collège : élève sage, on me mettait à côté des bavards et, toute ma concentration entre mes mains, je me mettais à parler sans réelle conscience de ce que je disais, entrainée par mes voisins de table et ma vigilance relâchée.

Page d'un carnet où se trouvent des notations cryptiques pour se souvenir de la chorégraphie et notamment de l'ordre des ports de bras des 6 danseuses, litanie de HHBBHHBHBH dans tous les sens
Mes notes pour transmettre la chorégraphie. Ce qui a donné lieu à des phrases du type : « Toi, tu es A. » / « Qui est F ? »

Curieusement ou pas, ce sont les parents des élèves les moins à l’aise qui sont présents (est-ce que les autres font si souvent ce genre de stage qu’on ne se donne plus la peine de venir les voir à chaque occasion ?). Aussi je me réjouis de ce que je me reprochais encore la veille, d’avoir par inadvertance mis les bons éléments derrière et les plus fragiles devant. Ceux-ci se sont trouvés mis en valeur et en confiance, sans rien retirer à ceux-là dont le niveau est évident : il faudra que je pense à reproduire sciemment ce que j’avais interprété comme une erreur. Erreur parce qu’il est moins facile de copier dans le miroir qu’avec une personne de visu devant soi… mais surtout, pour être honnête, parce que je craignais le jugement d’une ancienne prof turned collègue. J’ai touché du doigt (et failli le mettre dans l’engrenage) ce que j’ai détesté en tant qu’élève : sentir qu’un prof avait honte de mon niveau parce qu’il craignait qu’on lui en tienne rigueur, qu’on dise de lui qu’il est mauvais prof, comme si un bon enseignement se jugeait sur un résultat à un instant T et non sur un processus au long cours.

Après le cours, je tends à M. le rouleau de massage dont je lui avais parlé, que j’ai apporté pour qu’elle l’essaye. Il passe de main en main, de dos en dos, mollets, cuisses et les gémissements de douleur-détente fusent. La bande-son sans image ferait lever des sourcils.

Les retours, des élèves ou de leurs parents, font plaisir : I. a appris des choses ; la maman de C., très discrète en cours, me dit qu’elle en sortait avec un sourire jusque là ; et le plus fou, la maman de M., hyper enthousiaste, qui me dit quelque chose comme (je me le suis tellement répété d’incrédulité que les mots en ont probablement été tout déformés) : des professeurs super, on en a vu, hein, mais alors là, ce que vous faites… Elle est épatée que j’aille des uns aux autres, les replace, donne des indications tout au long du cours sans l’interrompre, et toujours avec bienveillance en plus. — Incroyable, elle répète. Ce que je trouve incroyable, c’est d’avoir donné cette impression d’aisance que me donnait toujours N. Et peut-être plus encore, de l’avoir ressentie, le temps d’un cours, tout le monde réactif, de bonne humeur, chacun gaiement apostrophé sans que je lutte pour chercher leur prénom.

Je pique-nique dehors avec cette maman et sa fille, en mal de conseils d’école et de carrière. Entre deux bouchées de taboulé au gaspacho, j’essaye d’informer sans influer, de prévenir sans décourager. Aimer le classique mais pas les pointes ni le contemporain ne laisse pas un grand éventail de possibles. Elle me questionne compagnies, je lui réponds freelance, elle rétorque précaire, je déplore oui, encore que l’intermittence.

L’après-midi, ce sont les petits et le cours roule quand les parents sont là. On fait une barre vite fait et la variation est expédiée au profit des ateliers en groupe. Je regrette de ne pas avoir laissé davantage de temps aux enfants en amont pour leur composition ; je me serais sentie plus légitime de travailler la variation devant les parents, au lieu d’exposer un chaos que je contiens difficilement et auquel je n’ai pas grand-chose à apporter. Je tempère les velléités acrobatiques : une pyramide humaine, vraiment ? d’accord, votre camarade est léger, oui mais qu’il ne monte pas sur vos genoux, par pitié — sur les cuisses à la rigueur, si vous le tenez, mais pas pile sur l’articulation. Je fais DJ aussi, propose des musiques aux enfants qui n’ont pas d’idée particulière pour leur composition (merci René Aubry) et cherche dans Spotify les requêtes d’autres groupes plus affirmés. abcdef u m’épelle un trio : quand les paroles parviennent à mon cerveau et que je me rends compte que le studio résonne de fuck you devant tous les parents, je me tourne vers les élèves pour leur demander si c’est vraiment la musique à laquelle ils pensaient. Tout à leur tâche, ils ne m’entendent pas ; une des mères croise mon regard et m’adresse une moue d’approbation : c’est ça, c’est bon, ça ira. Je me suis donc sagement appliquée à réduire le diamètre de mes yeux écarquillés et ai vécu pleinement ce moment légèrement surréaliste, de voir des enfants de 7 ans danser une gentille choré sur des insultes réitérées sans qu’aucun adulte ne réagisse. Pourquoi pas.

La panique m’effleure quand je vois le temps qui ne passe pas, l’heure à remplir et le spectacle forcément répétitifs des enfants qui répètent un spectacle qui n’aura pas et a déjà lieu. Ils demandent s’ils peuvent refaire, pour ajuster tel ou tel passage. Bien sûr : plus on refait, plus on a de chance que ce soit comme on a envie de que soit (éviter de dire bien et d’impliquer mal dans un exercice de créativité). S’il y a bien quelque chose qu’on ne peut pas leur retirer, c’est leur enthousiasme à inventer ; il faut voir la rapidité avec laquelle ils mettent ça en place. Quatre enfants disputent un match de tennis humoristique, trois ont jeté leur dévolu sur la gym pour ajouter des roues à leur choré, tandis que deux choupettes dribblent et se passent un ballon de basket en mousse en sissonne. Ils ont répété, re-répété, dansé pour de vrai, gratté une date supplémentaire de représentation et pourraient continuer encore. Si je demande à revoir la variation du golfeur une dernière fois, ça casse l’ambiance ? J’aimerais bien la revoir avec la même énergie que vous mettez dans vos compositions  Les parents qui n’en peuvent plus de les voir danser la même chose et ont déjà filmé cinq fois, plussoient : et si nous on a envie de voir ? Merci à ce papa.

(À la suite, j’ai noté « Bon retour pour Z. » et ne sais déjà plus qui est Z.)

Après mon dernier cours, j’assiste au cours de danse contemporaine où je retrouve les grands et quelques élèves de troisième cycle de l’an passé. Pour certaines, wow, je les découvre. Les jumelles n’ont plus rien à voir maintenant, l’une plus classique, l’autre résolument contemporaine ; je me demande comment j’ai pu les confondre et même si ce sont vraiment de vraies jumelles. L’évolution de perception en seulement quatre jours est sidérante. @Alinago27 a déjà vécu ça avec ses élèves : « Si on applique cette idée aux arts, on peut imaginer combien leur instruction est fondamentale. »

Le workshop est inspiré d’Inanna ; la professeure a dansé avec Carolyn Carlson. Le titre m’interpelle et après un coup d’œil à mon téléphone, une rapide recherche sur mon blog, j’ai confirmation : j’ai bien vu ce spectacle, j’ai dû la voir danser, elle qui avait l’air adorable dans les vestiaires des professeurs, à chercher à engager la conversation. Cela me semble fou.

En ressortant de ce dernier cours, les couloirs ont des airs de fin d’année. C’est le même flottement, sans plus personne avec qui rien partager, après tant d’intensité. Petit pincement. Mais aussi grande joie, soulagement, légitimité et assurance naissante. Je devine que ce nouveau métier va m’épuiser, mais aussi me nourrir. L’un à la mesure de l’autre. Ça promet une vie intense.

En l’absence de ronds de jambe

Le cours se dissout dans les souvenirs de notre formatrice et se transforme en récit de son enfance et sa carrière à Cuba. Elle nous raconte les lieux incroyables dans lesquels ils jouaient, les maisons de riches familles ayant fui la dictature communiste, des milliardaires nous dit-elle sans qu’on sache dans quelle monnaie elle compte, qui avaient tout laissé comme ça, les meubles, les bibliothèques pleines… L’une de ces maisons était une réplique d’Autant en emporte le vent. Ils jouaient là-dedans, et sur les terrains de golf, improvisaient au bord de la rivière avec les étudiants musiciens — elle mime un violoncelle —, dansaient sur les toits de l’école nationale d’art.

Il est question de bâtiments-boyaux, qui vus du dessus représentent l’anatomie des intestins. Je ne saisis pas bien s’il s’agit d’architecture réelle ou rêvée parce qu’elle nous raconte la construction d’un bâtiment qui n’aurait pas abouti, trop proche de la rivière, sur des terres inondables, mais il est question d’un studio où l’on prend la barre sur une coursive en hauteur avant de descendre pour le milieu, et ça me semble plus futuriste que les prisons panoptiques retournées à l’état de ruines.

Elle habitait trop loin pour retourner chez elle le week-end, alors elle restait là, à La Havane, avec d’autres élèves venus de toutes les régions de l’île, danseurs, musiciens, peintres… c’était une école d’art, pas une école de danse ou de musique. Tout était gratuit, on leur préparait le petit-déjeuner, tout était payé, jusqu’aux pinces qu’elle avait dans les cheveux — elle cherche une pince plate autour de son chignon banane comme si c’était une preuve, regardez. Mais à la moindre bêtise, c’était dehors — ses mains se rencontrent et l’une part loin, prend la porte, avant que les deux se lèvent : c’était comme ça. Il y en avait dix, trente qui attendaient de prendre sa place. C’était comme à l’Opéra, mais en moins guindé, moins contraint, pas de révérence à chaque adulte croisé, tous artistes mêlés.

Elle a vécu des choses incroyables, elle a eu de la chance et elle l’a payé cher, aussi. Ou pas cher, elle se reprend, elle préfère voir les choses positives, mais elle a payé son refus de devenir jeune communiste. On le lui a proposé comme un honneur, elle était la meilleure de son groupe, et face à des gens alignés comme un tribunal de l’Inquisition (comme dans Le Nom de la rose, mais non, je ne l’ai pas vu) elle a dit non, non merci. La suite, j’ai du mal à comprendre : elle n’a pas voulu trahir, tous les autres, ceux qui sont rentrés aux jeunesses communistes ont trahi par la suite, elle ne voulait pas risquer par une bêtise de les trahir, qu’on puisse à travers elle reprocher quelque chose au régime. Je ne saisis pas si c’est un positionnement étrange ou une ligne de défense pour continuer à lire des livres qui provoquent des attention chuchotés quand elle en parle, et à rencontrer tous les artistes qui passent à sa portée. Elle refuse de se laisser formater par quiconque. Puis il y a ce mirador du haut duquel un jeune homme s’est jeté ; sa lettre d’adieu révélait qu’il était homosexuel. Elle a la main au cœur, à la gorge, les yeux au mirador en racontant ça.

On lui a fait payer son refus des jeunesses communistes. Envoyée dans une compagnie de second rang alors qu’Alicia Alonso l’avait pressentie depuis deux ans pour intégrer la compagnie, elle retourne se plaindre, au ministère ou je ne sais où, elle est plus maligne, elle intrigue, promet que si elle n’intègre pas la compagnie nationale, elle arrête la danse. Son interlocuteur s’offusque, que la meilleure de son groupe arrête la danse, cela ne se peut, il appelle, intrigue (tout est intrigue alors), se débrouille pour lui faire intégrer la compagnie nationale. À chaque tournée à l’étranger par la suite, elle est suivie, surveillée — d’autant qu’elle fréquente des étrangers et que son mari travaille à l’Université : quand on pense, on est toujours suspect de penser autrement. Cette surveillance lui donne encore des frissons dans le dos ; c’était comme le KGB. Comme les Soviétiques, ils craignaient des défections, mais elle ne l’a jamais fait, on sent qu’elle y met un point d’honneur, à cette loyauté ambivalente, elle n’a jamais trahi. Même lorsque, repérée par le maître de ballet de Béjart, contrat dûment signé, on lui interdit de le rejoindre. D’autres la consolent, elle se console en se le rappelant : à Bruxelles, elle n’aurait dansé que du Béjart, là elle dansait tout, le Lac, Giselle, Béjart, tout, elle a tout dansé.

Comment cette femme s’est-elle retrouvée à Roubaix ?