En l’absence de ronds de jambe

Le cours se dissout dans les souvenirs de notre formatrice et se transforme en récit de son enfance et sa carrière à Cuba. Elle nous raconte les lieux incroyables dans lesquels ils jouaient, les maisons de riches familles ayant fui la dictature communiste, des milliardaires nous dit-elle sans qu’on sache dans quelle monnaie elle compte, qui avaient tout laissé comme ça, les meubles, les bibliothèques pleines… L’une de ces maisons était une réplique d’Autant en emporte le vent. Ils jouaient là-dedans, et sur les terrains de golf, improvisaient au bord de la rivière avec les étudiants musiciens — elle mime un violoncelle —, dansaient sur les toits de l’école nationale d’art.

Il est question de bâtiments-boyaux, qui vus du dessus représentent l’anatomie des intestins. Je ne saisis pas bien s’il s’agit d’architecture réelle ou rêvée parce qu’elle nous raconte la construction d’un bâtiment qui n’aurait pas abouti, trop proche de la rivière, sur des terres inondables, mais il est question d’un studio où l’on prend la barre sur une coursive en hauteur avant de descendre pour le milieu, et ça me semble plus futuriste que les prisons panoptiques retournées à l’état de ruines.

Elle habitait trop loin pour retourner chez elle le week-end, alors elle restait là, à La Havane, avec d’autres élèves venus de toutes les régions de l’île, danseurs, musiciens, peintres… c’était une école d’art, pas une école de danse ou de musique. Tout était gratuit, on leur préparait le petit-déjeuner, tout était payé, jusqu’aux pinces qu’elle avait dans les cheveux — elle cherche une pince plate autour de son chignon banane comme si c’était une preuve, regardez. Mais à la moindre bêtise, c’était dehors — ses mains se rencontrent et l’une part loin, prend la porte, avant que les deux se lèvent : c’était comme ça. Il y en avait dix, trente qui attendaient de prendre sa place. C’était comme à l’Opéra, mais en moins guindé, moins contraint, pas de révérence à chaque adulte croisé, tous artistes mêlés.

Elle a vécu des choses incroyables, elle a eu de la chance et elle l’a payé cher, aussi. Ou pas cher, elle se reprend, elle préfère voir les choses positives, mais elle a payé son refus de devenir jeune communiste. On le lui a proposé comme un honneur, elle était la meilleure de son groupe, et face à des gens alignés comme un tribunal de l’Inquisition (comme dans Le Nom de la rose, mais non, je ne l’ai pas vu) elle a dit non, non merci. La suite, j’ai du mal à comprendre : elle n’a pas voulu trahir, tous les autres, ceux qui sont rentrés aux jeunesses communistes ont trahi par la suite, elle ne voulait pas risquer par une bêtise de les trahir, qu’on puisse à travers elle reprocher quelque chose au régime. Je ne saisis pas si c’est un positionnement étrange ou une ligne de défense pour continuer à lire des livres qui provoquent des attention chuchotés quand elle en parle, et à rencontrer tous les artistes qui passent à sa portée. Elle refuse de se laisser formater par quiconque. Puis il y a ce mirador du haut duquel un jeune homme s’est jeté ; sa lettre d’adieu révélait qu’il était homosexuel. Elle a la main au cœur, à la gorge, les yeux au mirador en racontant ça.

On lui a fait payer son refus des jeunesses communistes. Envoyée dans une compagnie de second rang alors qu’Alicia Alonso l’avait pressentie depuis deux ans pour intégrer la compagnie, elle retourne se plaindre, au ministère ou je ne sais où, elle est plus maligne, elle intrigue, promet que si elle n’intègre pas la compagnie nationale, elle arrête la danse. Son interlocuteur s’offusque, que la meilleure de son groupe arrête la danse, cela ne se peut, il appelle, intrigue (tout est intrigue alors), se débrouille pour lui faire intégrer la compagnie nationale. À chaque tournée à l’étranger par la suite, elle est suivie, surveillée — d’autant qu’elle fréquente des étrangers et que son mari travaille à l’Université : quand on pense, on est toujours suspect de penser autrement. Cette surveillance lui donne encore des frissons dans le dos ; c’était comme le KGB. Comme les Soviétiques, ils craignaient des défections, mais elle ne l’a jamais fait, on sent qu’elle y met un point d’honneur, à cette loyauté ambivalente, elle n’a jamais trahi. Même lorsque, repérée par le maître de ballet de Béjart, contrat dûment signé, on lui interdit de le rejoindre. D’autres la consolent, elle se console en se le rappelant : à Bruxelles, elle n’aurait dansé que du Béjart, là elle dansait tout, le Lac, Giselle, Béjart, tout, elle a tout dansé.

Comment cette femme s’est-elle retrouvée à Roubaix ?

Carnet de barre : professeur-stagiaire en tutorat

Revenir

Juste avant le tutorat, je suis prise d’un doute : ai-je bien fait ? De demander à faire mon stage dans l’école de danse que j’ai fréquentée à l’époque où j’espérais encore devenir danseuse ? De revenir en arrière, retrouver le studio au fond de l’allée et mon ancienne chambre transformée en bureau chez ma mère ? Cette école, j’ai cessé de la fréquenter pour des raisons pratiques (j’aurais eu plus de temps de trajet que de danse) mais aussi parce que je ne m’y sentais plus si bien, mélangée aux pré-pro encore à fond dans leur rêve. Me noyer dans la masse parisienne des adultes amateurs a été salutaire, à l’époque. Et aujourd’hui ? Sont-ce les lieux du crime, comme me le fait remarquer Mademoiselle quand je m’esbaudis d’avoir retrouvé parmi les mamans d’élèves une ancienne camarade de lycée perdue de vue, ou les lieux d’une certaine forme de réparation ?

Mademoiselle ? Mademoiselle, c’est Mademoiselle avec un grand M pour les enfants de cette ancienne-camarade-turned-mère-d’élève. À mon époque, on l’appelait seulement par son prénom, en la vouvoyant, et je dois me concentrer pour ne pas paraître familière quand je parle aux enfants : pique dans la diagonale, dans la direction de… , vers Mademoiselle. 

…

Professeur-stagiaire

La semaine d’observation tombe la semaine la plus froide de ce début d’année. J’entoure mon immobilité de cachemire, et prends le cours avec les adultes pour me réchauffer. Mademoiselle s’inquiète de tout ce temps passée assise : ce n’est pas trop long, d’observer ? Cela me fait sourire : avec ma blessure, je suis rodée. Je fais seulement attention à mon expression faciale pour ne pas avoir l’air d’une examinatrice sévère à prendre des notes derrière ma table — une table de jardin en bois qu’elle m’a réservée pour que je puisse écrire confortablement (dans sa formation aussi, ils passaient leur temps à écrire par terre).

La deuxième semaine, je regrette de ne pas avoir davantage anticipé : je mets un temps infini à créer mes cours. La même musique boucle cinq six dix fois avant que l’exercice commence à prendre forme ; les muscles commencent à se contracter, les premières notes m’exaspèrent presque. Je bénis Elena Baliakhova, seule pianiste qui a la bonne idée de mettre le nombre de comptes de huit de ses morceaux dans leur titre sur Spotify, et fantasme un fichier Excel avec ces mêmes informations pour les albums de Nate Fifield que j’utilise le plus souvent. J’atteins des niveaux de stress complètement décorrélés des enjeux, apprends par la force des choses à recycler mes cours d’un niveau à l’autre, d’une fois sur l’autre.

Notes préparatoires pour un cours de Niveau 1
Ce à quoi ressemblent mes notes pour un cours…

Sur l’aisance en fonction des niveaux, discussion maïeutique (non contractuelle) :
— Tu te sens plus à l’aise avec les petits ou avec les grands ? me demande Mademoiselle.
— Avec les grands.
— C’est ce que j’ai remarqué. Pourquoi, à ton avis ?
Le relationnel ? Plaisanter ensemble ? L’évidence se retire à mesure que je tente de la formuler.
— Mais les petits, c’est pareil, on peut plaisanter. Pas avec de l’ironie, mais on peut rire ensemble.
C’est vrai. Je cherche.
— Les tout-petits, ça peut encore aller : du moment qu’on y met de l’enthousiasme, on peut leur faire faire à peu près n’importe quoi, ils suivent. Le plus compliqué, ce sont les 7-12 ans.
— Et à quel niveau associes-tu le plus d’enjeu ?
— Le premier cycle.
— Voilà.
Si on caricature : les tout-petits, peu importe ce qu’ils apprennent du moment qu’ils passent un bon moment ; les grands, tant pis s’ils ne progressent plus trop, ils ont déjà engrangé assez de vocabulaire pour avoir de quoi danser. Mais les premières années de technique… Ce n’est peut-être pas que je n’aime pas ce niveau, après tout, mais que je ne me sens pas encore à l’aise pour enseigner les fondamentaux qui doivent structurer le corps.

Donner cours passe beaucoup par la parole : pour donner des explications et des corrections, mais aussi pour nommer les pas et donner les comptes, et les redonner pendant l’exercice, pour soutenir les élèves en mal de mémorisation ou dans le flou concernant la musicalité. Il suffit de deux ou trois cours pour que mes cordes vocales protestent. Avant même de s’attaquer à mon débit de parole, qui peut convenir aux enfants piles électriques mais risque de stresser les plus grands, Mademoiselle me conseille de jouer sur la tessiture : l’aigu dans lequel je m’installe spontanément est d’autant moins audible qu’il se confond avec les fréquences des musiques pour enfant ; je dois descendre vers le grave. Elle remarque en outre que le problème ne se pose pas, ou dans une moindre mesure, quand je donne cours aux adultes, avec qui je me sens plus à l’aise ; c’est donc moins un problème de tessiture que de posture. Prise de conscience : quand je me sens moins sûre de moi, j’adopte sans doute ma voix polie, celle qui sert à demander une baguette s’il vous plaît, à dire merci et au revoir, une voix flûtée qui s’efface dans l’aigu pour éviter de prendre trop de place.

Mon sens de l’adresse souffre aussi de ma difficulté à retenir rapidement les prénoms, surtout quand il y a des homophonies (des Cléa et Léa par exemple) et des airs de famille (au moins trois binômes de sœurs recensés). J’ai bien tenté de m’accrocher à des détails d’apparence (la petite fille avec des lunettes rondes, la métis, celle avec un gros chouchou autour du chignon…), mais la méthode a montré ses limites quand j’ai transposé tous les prénoms d’un niveau à un autre (il y avait bien une petite fille avec des lunettes, mais beaucoup plus grande que l’autre, et une petite fille métis, mais la sœur de la précédente, et les chouchous, très mauvaise idée, trop partagée…). In fine, l’eye-contact a souvent remplacé le prénom comme prélude à ouvre moins le pied ou tu peux me remontrer le mouvement, s’il-te-plaît ?

Je donne seize heures de cours pour ma deuxième semaine de stage et première  de pratique. Je suis rétamée, mais j’ai survécu à mon premier mercredi de professeur de danse. Plus on avance dans la journée, moins je dois me rappeler de prendre du recul ; mes genoux se plient d’eux-mêmes lorsqu’ils rencontrent le coffre-canapé rayé derrière eux, et je me retrouve assise sans même y avoir pensé — c’est le soulagement ressenti qui m’avertit que j’ai changé de position. J’avais sous-estimé l’endurance musculaire qu’il faut avoir pour les petits niveaux, à rester un à deux comptes dans chaque position, le mouvement décomposé en d’infinis demi-pliés. C’est utile pour que les enfants incorporent la posture et développent leur musculature, mais c’est tuant à l’âge adulte. D’autant que certains groupes n’ont pas encore les réflexes de mémorisations qui permettent de retenir un exercice à la volée, et il faut le refaire en même temps qu’eux pendant au moins un ou deux cours. Ce faisant, je récupère rapidement une partie de la musculature que j’avais perdue avec le repos imposé par la hernie discale… laquelle me fiche une paix royale du moment que je n’oublie pas de porter ma ceinture lombaire, alléluia (la seule fois où j’ai oublié, je me suis pris une décharge de douleur de rappel dix minutes plus tard ; je n’ai plus oublié).

Étonnamment, je ne meurs pas de faim les soirs où les cours finissent à 20h45 ; la faim est inhibée, c’est inédit. Le dîner achevé, il est rapidement 22h et je n’ai plus aucune envie de dormir, malgré la fatigue. C’est ce rythme qu’il me faut prendre — rythme biologique… et social, car les possibilités de soirées sont de facto limitées ; je me rends vite compte que le rattrapage amical ne sera pas si pléthorique qu’espéré.

…

Défense et illustration de la danse classique

Évoluer dans un milieu 100 % danse classique me fait du bien après plus de 2 ans en minorité à devoir défendre nos spécificités auprès des contemporains. Ici, l’éveil-initiation se fait dans l’esthétique classique, avec jupette (ou collants gris pour les mini-messieurs) et ports de bras. Et je parle bien d’esthétique, pas de technique : l’apprentissage reste celui de coordinations basiques, réalisé dans un cadre ludique. On saute à pieds joints dans des cerceaux et on sautille de gommette en gommette. Ma tutrice tombe d’accord avec moi : « l’absence d’esthétique » qui nous est demandée en formation pour l’éveil-initiation, c’est une esthétique contemporaine qui ne dit pas son nom. Mes camarades en contemporains reconnaissent d’ailleurs que leurs préparations de cours ne sont pas fondamentalement différentes pour l’initiation et pour les premières années de technique qui suivent…

Je suis épatée par la qualité d’attention de ces tout-petits, leur capacité à écouter, observer, attendre leur tour, se placer dans l’espace… Rien à voir avec mes expériences précédentes à Roubaix, où les enfants n’ont pas moins de capacités, mais sont beaucoup plus dissipés. Est-ce le milieu social qui joue, la bourgeoisie qui inculque plus tôt un épais vernis de comme-il-faut ? Ou la forme des cours ? Après avoir suivi le canevas de cours observé dans l’école, j’ai tenté quelques phases ouvertes d’exploration à la sauce DE… et la classe est plus ou moins partie en vrille, comme à Roubaix. L’expérience m’a permis de vérifier que je n’avais pas en face de moi des enfants modèles, mais des enfants amenés à une certaine discipline par la structure du cours — ce qui, en miroir, me donne de l’espoir pour le public plus dissipé que j’ai croisé dans ma formation. « Après 20 ans d’enseignement, ça y est, je me sens prête, » estime Mademoiselle : prête à retenter ce genre d’expérimentations où l’on perd le contrôle de la classe. Et de mimer les réactions des enfants rencontrées lors de sa formation. On part en fou rire lorsqu’elle arrive à l’élève qui court partout bras écartés et mains flapies au vent, qui donne des baffes involontaires en courant au milieu de ses camarades.

Avec elle, j’apprends, j’apprends. Qu’on n’a pas le même tonus musculaire selon les périodes du cycle hormonal. Que les poussées de croissance peuvent créer des raideurs musculaires parce que les os grandissent en premier. Que le buste est ce qui finit de grandir en dernier, après les membres (d’où les proportions parfois arachnéennes de certaines danseuses au prix de Lausanne)(d’où aussi parfois des déconvenues lorsqu’on cesse d’avoir le morphotype idéal). Qu’un jeune enfant souvent régresse à l’arrivée d’un petit frère ou d’une petite sœur. Que les ronds de jambe s’intègrent mieux par quarts en commençant de la seconde. Que la sissonne peut s’enseigner comme un soubresaut qui se déplace avec une jambe en battement. Et ça, ils en disent quoi, dans ta formation ? Rien, souvent. On a trop rarement décomposé les pas pour apprendre à les enseigner de manière progressive.

Mademoiselle et moi nous étonnons des manques de la formation en France, noyautée par les contemporains, désertée par l’Opéra. L’école française reste jalousement chasse-gardée sous couvert de tradition orale, alors que partout ailleurs dans le monde, les pas d’école ont été formalisés et les cours structurés sous forme de curriculum (celui de la RAD en Angleterre, de l’ABT aux État-Unis, la méthode Vaganova en Russie, largement exportée dans le monde…). Au nom de la liberté pédagogique, on ne transmet aucun canevas de cours, alors que l’idée ne serait évidemment pas d’uniformiser l’enseignement, mais d’avoir des exercices types, une terminologie de référence — des repères, en somme !  Je ne peux m’empêcher de constater le delta avec la formation dispensée à l’école nationale de ballet du Canada, documentée par @balletmisfits sur Instagram…

Vous l’aurez compris, Mademoiselle est assez défense et illustration de la danse classique. Ce qui ne vaut pas assentiment à la dureté qui y a régné et y règne encore à certains endroits. Dans nos conversations, on déplore le monde parfois étriqué de la danse (française ?), les mesquineries gratuites, inconscientes presque — simple défiance ? Et ce qui va au-delà : elle me raconte certains abus dont elle a été victime ou témoin, qui s’ajoutent aux scandales de ces dernières années. Est-ce qu’on n’est pas forcément déphasé, je ne peux m’empêcher de penser, quand on s’est pris des thermos de thé en pleine tronche en répétition ? Mademoiselle, elle, a déjà vu une chaise voler dans sa direction. À partir de là : comment ne pas reproduire, ne pas être dure malgré soi ? Comment amadouer le dragon intérieur ? Sans réponse évidente, déjà, poser ces questions comme on pose un garde-fou.

Mademoiselle me raconte aussi le beau, la vraie générosité des grands, comme lors de ce concours américain auquel elle avait participé : le coach d’un de ses concurrents l’avait prise sous son aile quand il s’était rendu compte qu’elle était venue seule. You can’t survivre this alone, quelque chose du genre. Et sa générosité à elle, de m’accueillir en tutorat et de m’encadrer, bien au-delà des quelques heures radines pour lesquelles elle est défrayée.

…

Miroir réflexif

Quand je me demandais encore si j’avais pris la bonne décision, de revenir dans mon ancienne école (peut-être aurais-je du viser un conservatoire qui travaille avec un pianiste, pour m’entraîner pour l’examen ?), Mum me rassurait à chaque fois que j’avais fait le bon choix et concluait invariablement par cette remarque sur Mademoiselle : « C’est une fille intelligente. » Je n’y ai pas prêté attention sur le moment, ça me semblait évident. Banal. Or son intelligence n’a rien de banal. Pas plus que n’est anodin cet emploi de « fille » au lieu de « femme ». J’y vois là la trace des usages surannés du ballet (une femme peut être mariée, avoir des enfants… une fille par contraste n’a que la danse dans sa vie, et l’on conserve ainsi les dénominations de filles et garçons quand les élèves sont devenus des adultes professionnels), mais aussi une nuance de « drôle d’oiseau ». Car Mademoiselle est un drôle d’oiseau, tout à fait le genre d’oiseau avec qui j’ai envie de pépier sévère.

Je me souvenais de son enthousiasme et de son caractère affirmé, de son obstination à trouver ce qui marcherait pour chaque élève individuellement, mais cette exubérance avait masqué dans mon souvenir ses capacités d’analyse. Tout est matière à observer, induire, supposer, comprendre, même un exercice d’improvisation pas terrible que je tente avec les éveils : 4 secondes de marche sur les rotules (le temps que je propose un appui sur une zone moins problématique pour y mettre un terme), c’est assez pour constater que cette enfant avec des problèmes de croissance se lance spontanément dans des mouvements mauvais pour son corps si on la laisse faire, et penser à prévenir les parents que la cour de récréation mériterait d’être encadrée. That escalated quickly. Au bout d’une semaine à discuter vivement, ça a fait tilt : HPI, hypersensible, peu importe le mot, ça dépote. Et ça me semble tellement reposant, une intelligence qui fuse. La stimulation est telle qu’il n’y a pas besoin de soutenir son attention, il suffit de se laisser porter, se laisser surprendre ; je me suis trouvée comme un petit poisson dans l’eau, accroché à la nageoire d’un poisson supersonique.

Observer un cours sans le donner, sans avoir à penser simultanément aux enchaînements qu’on a inventé, aux pas à nommer, aux explications à donner, à la musique à lancer, aux corrections qu’on retient vouloir donner à la fin de l’exercice, observer un cours sans le donner donc, permet d’embrasser ce qui se passe d’un regard large et apaisé ; on voit beaucoup plus de choses. Propulsée par ma venue dans ce rôle qu’elle n’avait pas tenu depuis longtemps, Mademoiselle s’est retrouvée dans un coin de la pièce, le cerveau en ébullition sous le coup de cette disponibilité d’esprit accrue, à prendre en note les exercices, à noter mentalement les remarques à me faire, et à faire aux élèves ; à tout voir, tous les placements un peu de travers et pourquoi ; à élaborer de nouvelles hypothèses sur la manière dont s’organisent ses élèves dans leur corps, et à imaginer à partir de là des exercices qui pourraient les aider. Apparemment le feu d’artifice (ce sont ses mots) a été plaisant : Mademoiselle se verrait bien dans le rôle de directrice. Je l’y vois déjà.

Ma venue lui fait beaucoup de bien, me dit-elle. Elle se sert de mes angles morts comme d’un miroir réflexif pour interroger une pratique finalement très solitaire — le professeur de danse est toujours entouré d’élèves, mais il est seul à construire et donner ses cours, surtout s’il n’est pas dans une structure type conservatoire, avec plusieurs professeurs pouvant former une équipe pédagogique. Mademoiselle n’est pas du genre à se reposer sur ses lauriers — doux euphémisme pour quelqu’un à la remise en question perpétuelle —, mais elle n’était pas loin de commencer à s’encroûter. Par contraste avec mes cours à la difficulté mal calibrée, elle diagnostique dans les siens un excès de prudence — qui ne vient pas de nulle part puisque, comme à peu près tout, il a été réfléchi : Mademoiselle veut donner à ses élèves le placement qui lui a fait défaut (toutes proportions gardées, NDLR, puisque c’est au prix de Lausanne qu’elle a compris être à des années-lumière des meilleures). Comme à chaque fois qu’on bouge un curseur, on l’emmène probablement un peu trop loin dans la direction opposée et il faut plusieurs manipulations pour obtenir un équilibre satisfaisant. Mademoiselle souligne des effets de mode dans l’enseignement : on développe un temps des lubies qui finissent par être remplacées par d’autres, et on redécouvre un jour les premières en se disant qu’il y aurait peut-être quelque chose à récupérer, même si on ne le referait pas du tout pareil aujourd’hui. Mademoiselle a ainsi fait un sort à la barre qu’on faisait avec elle à l’époque, très vigoureuse dès le début, avec plusieurs exercices dos à la barre ; j’apprends que c’était la barre de Pavlova — peut-être un peu trop rude pour les articulations.

À deux ou trois reprises, Mademoiselle abandonne son poste d’observatrice en retrait pour prendre le cours ado-adultes que je donne. Ça me fait tout drôle de donner le cours à mon ancien professeur ; je l’esquive soigneusement dans mes corrections, trop impressionnée, aveuglée par son énergie et son plaisir évident. À cause de soucis de santé, elle n’avait pas pris de cours depuis longtemps, et je connais bien cette sensation du corps qui exulte de sa liberté de mouvement retrouvée. Elle me confie ensuite avoir trouvé du plaisir à danser sans craindre ce que pourraient penser les élèves, sans quand même, je vais avoir l’air ridicule et autres protestations intérieures… Le plaisir de danser, sans voix off. En bonus, mon travail sur les épaulements lui a apparemment libéré quelque chose dans le dos ; il n’y avait pas que la hanche de bloquée.

(À cette occasion, je me note ceci sur la modestie turned auto-dénigrement caractéristique des danseuses : il faut vraiment lutter contre quand on devient professeur ; on ne peut pas, avec un niveau a priori plus élevé que celui des élèves à qui l’on enseigne, sous-entendre que ce que l’on fait soi-même est moche, nul ou ridicule.)

Le deuxième cours qu’elle prend est moins agréable, mais intéressant quand même, me dit-il, car avec elle, tout devient intéressant, tout peut être relié à autre chose et se mettre à faire sens. Cette fois-ci, elle a eu du mal à mémoriser les exercices, et le lien s’est fait soudain avec son petit-déjeuner inexistant : cela lui a fait prendre conscience qu’elle avait raté nombre d’auditions… parce qu’elle ne s’était tout bêtement pas nourrie correctement.

Le troisième cours est sur pointes, et tout en éprouvant le cours de l’intérieur comme élève, elle redevient formatrice, m’indique les indications utiles que je ne pense pas à donner, mais que son feedback sensoriel lui rend évidentes.

…

Portraits d’élèves

Il y a les caractères, les âges, les morphologies, les expressions et, au croisement de tout cela, les individualités, avec des signatures gestuelles idiosyncrasiques qu’on apprend à connaître.

Il y a celles pour qui on éprouve d’emblée de la sympathie. Celles un peu ou beaucoup moins, et qu’on ne doit pas pour autant négliger. Celles aussi à qui je ne sais pas quoi dire, pour qui ne me viennent ni corrections ni encouragements. Parfois, c’est aussi bête qu’un angle mort : la première à la barre sort de mon champ de vision si le studio est plein (penser à plus me déplacer). Parfois, ce sont des corps plus difficiles à lire, pour lesquels je ne vois pas de correction évidente qui puisse apporter une amélioration (observer encore, observer mieux).

Il y a M., la première à la barre. Elle ne porte pas le même justaucorps que les autres : quelques semaines après la rentrée, il a bien fallu se rendre à l’évidence et la monter de niveau. Sa vivacité me la rend immédiatement sympathique (elle a oublié d’être bête, comme on le dit par litote), mais elle me terrifie un peu. Son regard à la barre est si fixe, cils grand ouverts, que j’ai l’impression qu’elle me déteste, sans rien de personnel néanmoins : n’importe qui pourrait être concerné s’il se trouve face à elle lorsqu’elle est concentrée sur un exercice qu’elle pourrait ne pas réussir. Elle ne cille pas. Au cours suivant, elle rit à une plaisanterie de Mademoiselle, et je découvre un lutin facétieux, nez à retroussettes  — une autre enfant, vraiment, enfantine par son rire qui tinte et contraste avec sa voix, surprenaient grave pour une enfant de son âge.

Il y a A., qui a toujours une question qui n’est pas une question, mais un besoin d’attention et de validation ; je tombe souvent dans le piège. Il y a M., qui porte le même prénom que la nièce du boyfriend. Et H., une à deux têtes de moins que les deux autres, mais quelle bouille.

Il y a D., qui a tout et un casier à son nom dans le vestiaire, présente à tous les cours, les siens et ceux des plus jeunes. Avec elle, n’importe quel exercice tombe juste : travail propre, placement impeccable, souriante et bosseuse, je n’ai jamais rien à en dire, en oublie parfois de l’encourager ; autant dire que rapidement, je ne la vois plus, comme si sa présence, son travail étaient acquis, comme si elle avait bien plus que ses onze ans.

Il y a L., sorte de Bambi peu assurée mais déterminée. Les maladresses qui la fragilisent en classique disparaissent dans le cours de caractère, et je vois le sien qui affleure. C’est le cours qu’elle préfère, me confirme sa mère.

Il y a S., cette femme magnifique dont l’âge ne se dit plus, cou-de-pied qui déborde des pointes chaussées dès la barre, bras de qui a toujours dansé (les ports de bras ne mentent pas). Elle danse en-deça de son talent, dans un espace-bulle replié autour d’elle, et quand je l’invite à projeter davantage son regard, à nous faire profiter de sa danse, c’est comme si elle voulait et ne voulait pas y croire, indifférente et flattée, le bal a déjà eu lieu et elle danse encore. (L’avant-dernier cours, je me fais rabrouer parce que je la vouvoie et qu’il faut la tutoyer comme les autres.)

Il y a A., dont l’âge se dit à nouveau, fièrement, comme enfant les âges et demi : 72 ans, et pas en reste dans les danses de caractères.

Il y a C., plus grande et forte que moi, qui danse plus petit, comme si elle ne voulait pas encombrer davantage. Mademoiselle, qui la connaît mieux, a cru remarquer un changement chez elle, de simplement avoir quelqu’un de sa taille dans le studio — sans se hisser sur demi-pointes, encore moins sur un tabouret, les yeux dans les yeux au bout de la diago, sourire. À plusieurs reprises, Mademoiselle me fera remarquer ces amorces de déclic qu’elle décèle chez des élèves, quand sans le savoir j’envoie une correction dans le mile — quelque chose qu’elle leur a déjà dit mille fois, mais qui, d’être croisé avec la formulation de quelqu’un d’autre, reprend son chemin.

Il y a K., la gouaille rentrée, incroyable sur scène en jeune garçon et discrète en cours, qui pétille de sa voix grave quand on l’entend. Cœur avec les mains, cher(e) Fritz.

Il y a C., ses yeux, son front qui s’étonnent, sa moue qui proteste oui bon chaque fois qu’elle estime rater — sa voix intérieure est un toon muet, mais ô combien expressif. Et la manière dont elle se met à voler quand je lui demande de piquer plus loin dans les quarts de tour planés.

Il y a F., qui me raccompagne en voiture la dernière semaine et m’offre mon tout premier cadeau de professeur, du rooïbos en vrac et un livre fin à la couverture pleine d’enluminures, dans un sachet bleu sur lequel est inscrit : belle continuation « ici ou là ». Je ne sais pas si je suis plus surprise ou touchée, touchée ou surprise.

Il y a aussi celles qui ne sont pas là, les anciennes de mon époque, qui ont fait des études exigeantes, de médecine, de droit, artistiques, école du Louvre ou autre. Il y a une restauratrice de tableaux, mariée, deux enfants ; une chorégraphe contemporaine qui, marquée par la maladie d’Alzheimer de sa grand-mère, travaille sur la mémoire ; une perdue de vue mais qui a dansé aux États-Unis après être passée par le stage de la Julliard et le CNSM ; une qui fait du hip-hop maintenant mais non mais si, il me faut un moment pour superposer l’image de la jeune fille osseuse et mesurée avec la projection d’une autre femme ; une qui a repris des études pour devenir médecin… Ce studio en est si plein, de vie ; j’aimerais que toutes, chacune, me racontent la leur.

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Nouer et dénouer
L’intime, la légitimité et la confiance en soi

Avant les cours, après, à la pause déjeuner du mercredi, on discute énormément avec Mademoiselle. On s’en raconte des choses. Des pas reluisantes, des très drôles, des attendrissantes, des révoltantes, des qui emplissent le vestiaire de silence. (…) Il y a de la confiture sur les tuniques, un fantôme qui déclenche le robinet automatique du lavabo, un massage cardiaque sur un jeune cœur, des professeurs qui n’exercent plus, une autre qui ne l’est jamais devenue, des parents en pagaille.

Ma venue lui fait du bien, c’est Mademoiselle qui le dit. D’un point de vue réflexif, mais aussi cathartique, c’est encore elle qui le dit, après une nuit d’insomnie à repasser en cauchemardant tous ses examens de danse. Mon choix de revenir faire mon tutorat ici la rassure, le regard que je pose sur l’école aussi ; elle voudrait en être certaine, que l’école n’est pas un environnement toxique — elle ne l’est pas.

La vérité est que ce tutorat nous sert de thérapie à toutes les deux. J’évoque à un moment mes questionnements sur la légitimité à enseigner quand on n’a pas soi-même été danseuse, et quelques jours plus tard, sans crier gare, ceci : alle ne sait pas si je serai une bonne prof, elle ne m’a pas encore vue à l’œuvre, mais elle sait que je saurai transmettre mon enthousiasme (amour ? passion ?) pour la danse. Elle le dit samedi matin devant les mamans sur les tapis de Pilates au début de la barre au sol. Et devant les élèves à l’heure suivante, que j’avais une présence folle — une bête de scène, elle utilise cette expression qui me semble réservée aux danseurs de la génération Noureev. Il s’agit en partie de faire accepter ma présence à ses élèves-clientes, mais cela me touche.

Je revois mes tentatives infructueuses pour devenir danseuse par son prisme de professeur : avait-on le droit, avec mes capacités scolaires, de me priver d’études supérieures pour un résultat dans la danse très incertain ? Je n’étais pas assez bonne, je le sais ; j’ai revu les cassettes VHS de l’époque, ma danse en kit. Mademoiselle m’arrête, ce n’est pas vraiment ça, elle cherche… il aurait fallu trouver une école supérieure prête à faire ce pari, de tout rassembler, mais une telle école n’existe pas en France. Il aurait fallu tenter aux États-Unis probablement, mais tout n’était pas si accessible à l’époque qu’aujourd’hui où les écoles s’exhibent sur Instagram ; on ne les connaissait pas. C’est en substance ce que la psy m’avait dit — ce qui m’avait déjà apaisé —, mais il y a certaines choses qui doivent être dites par certaines personnes pour être entendues.

Ce qui achève mes craintes d’illégitimité, c’est J. : ma venue lui aurait donné envie de, peut-être, passer le DE. Cela change tout si, de n’avoir pas été danseuse professionnelle avant, je deviens un modèle plus accessible pour penser mettre la danse au centre de sa vie.

Reste la question de la confiance en soi, indissociable des compétences à acquérir et de leur validation par un regard expert. Que ce soit comme professeure ou formatrice, Mademoiselle sait encourager et se montrer suffisamment confiante pour transmettre cette confiance. Après les tout premiers cours, probablement inquiète pour la progression de ses élèves, elle liste tous les points à revoir ; j’opine et prends bonne note, il y a du pain sur la planche. Le lendemain, me voyant encore plus hésitante que la veille, elle décrète s’y être mal prise dans ses retours et change de méthode. À partir de là, elle me laisse faire la première semaine de cours sans m’interrompre, en m’apportant des retours mesurés et une aide ponctuelle discrète (oui, il faut dédoubler cette musique). Le boost de confiance est énorme : je peux m’en sortir seule. C’est bancal, mais les cours se passent. Seize heures de cours, très exactement.

Notes préparatoires pour un cours de Niveau 1
Story Instagram festive, avec un adorable canard qui danse comme un cygne

Au début de la semaine suivante, Mademoiselle me confie une clé du studio et me prévient qu’elle va intervenir davantage pour m’inviter à rectifier des choses in situ. C’est lors de cette deuxième semaine que j’enregistre un vacillement : voilà que flanche la confiance que je commençais à prendre. C’est très instructif : ces interruptions sont le seul mode de mise en situation que j’ai connu jusque là en formation pour les cours techniques ; ce n’est pas étonnant, rétrospectivement, que j’avance toujours sur des œufs.

Le mercredi de la deuxième semaine à donner cours, au troisième cours de la journée, mon cerveau cesse de fonctionner normalement et je peine tant que Mademoiselle prend en charge la fin du cours. Je peine à aligner deux idées ou plutôt : je peux les aligner, mais pas les juxtaposer ; je ne peux pas soutenir les enfants avec le nom des pas et penser aux corrections à leur donner, ni inventer à la volée un exercice pour pallier ma préparation trop courte. L’arborescence des pensées s’est fait élaguer d’un coup ; je n’ai plus qu’un tronc idiot tout juste bon à être débité en pensées monocordes. Sur le moment, j’attribue ça à un probable manque d’hydratation, mais même réhydratée, le ralentissement mental dure quelques jours — je ne trouve pas le moins du monde lente la conversation que j’ai le surlendemain avec une amie sous antidépresseurs, alors que c’est une chimie qui requiert normalement de la patience… Heureusement, plasticité et rapidité cérébrales finissent pas revenir, aidées par un allégement de l’emploi du temps : je peux me concentrer sur les dernières heures, et finir mon tutorat avec autant d’aplomb que je pouvais espérer y gagner.

Les derniers jours, on finit les cours en se souhaitant de bonnes vacances.  D., en première année, part dans le vestiaire et ressurgit dans l’embrasure  la main levée : elle n’a aucune question mais demande la parole pour raconter que sa famille a prévu de camper pendant les vacances. Chacune enchaîne puis toutes disparaissent fissa. Le tout dernier cours, avec les grandes, est tout autre : les traditionnels applaudissements polis de fin de cours ressemblent à des applaudissements de théâtre, je ne sais plus où me mettre et fais un cœur avec les mains en réponse à une phrase avec géniale dedans.

La semaine suivante, en vacances, Mademoiselle m’offre deux séances de travail théorique qui s’emplissent d’anecdotes partagées. Le dernier jour, elle est toute guillerette d’avoir reçu le faire-part de mariage d’une ancienne (quoique jeune) élève. Plus encore que les jours passés, ses yeux brillent, le visage tranché de son sourire acéré, épanoui de franchise et de générosité. Ces temps à deux m’ont donné une impression de connexion, une sorte d’intimité au sein d’une relation qui reste asymétrique car hiérarchique, mais vécue, sincère. Si ces trois années de formation ne devaient aboutir qu’à ces trois semaines passées avec elle et ses élèves, ça en aurait déjà valu le coup.

Janvier 2024, journal

Début janvier

Seconde semaine de vacances, chez le boyfriend. Il m’a fallu une semaine — une semaine pour me relâcher, et accepter de ne rien faire pour retrouver l’envie, l’énergie (et un peu moins l’urgence) de faire.

  • Faire (ne rien) : des nuits de neuf heures, des rots de bonhomme (celui-là, il était vraiment dégueulasse, s’émerveille le boyfriend, qui apprécie mes progrès en la matière).
  • Faire : bloguer et finir la relecture de mon manuscrit, dont le gros chapitre de 60 pages.

Je me savais fatiguée ; je sous-estimais l’épuisement. Le premier semestre a été hardcore, je le mesure rétrospectivement : la rentrée en septembre avec un lumbago, l’épisode de cruralgie aiguë en octobre qui me vaut un passage aux urgences, l’infiltration ratée qui me cloue de douleur au lieu de me soulager en novembre — quelques jours d’état grippal en bonus en octobre, courtesy du Covid, et la fatigue accumulée qui se traduit et se renforce par quasi trois semaines de crève hivernale en décembre. Les quelques jours d’arrêt pris à chaque mésaventure m’ont permis de tenir le coup, mais pas de récupérer pleinement : je le mesure aux nuits de neuf heures, dont j’émerge avec difficulté.

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Plus je récupère, moins m’exaspèrent les émissions YouTube que regarde le boyfriend — ou plutôt les visionnage d’émissions commentées par des Twitcheurs. Une fois habituée au ton de sa voix, j’apprécierais même Cassandre, ce jeune homme à l’analyse surdouée. J’ai beaucoup plus de mal avec deux de ses potes-admirateurs, qui hate-watchent avec beaucoup de mauvaise foi… Il me faut un moment pour comprendre que ce n’est pas tellement le principe qui me gêne (je ne fais pas autre chose quand je regarde Miss France ou l’Eurovision), que la position depuis laquelle ils parlent. Tout est revu par le prisme de la classe sociale, et forcément, être renvoyé à ses privilèges par le biais de l’ironie, qui plus est soutenue par un brin de mauvaise foi, c’est inconfortable.

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Régulièrement, dans la journée, on se demande où est le chat : souvent, à sa place derrière le rideau ou dans le bac à chaussettes ; parfois, de plus en plus souvent, sous la couette, et alors, à moins d’être démasqué couette levée, il fait le mort, qu’on jette une fringue sur le lit ou qu’on chatouille le boudin de couette à pleine main. Il fait tellement bien le mort qu’on aurait presque peur de l’écraser par inadvertance.

Chaque soir, le chat réclame sa pâtée, le dîner arrive magiquement sur la table (le magicien bosse parfois longtemps en cuisine) et on regarde quelques épisodes de Spy Family, jusqu’à ce que le boyfriend tombe de fatigue et que je relève la tête de sa cuisse (aka la place du chat, la meilleure, celle d’où l’on obtient toutes les papouilles).

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Jeudi 4 janvier

On refait nos mondes à la crêperie avec JoPrincesse ; nous sommes les avant-dernières à partir. Elle m’apprend ceci qui me paraît dingue : le delta de fatigue entre le premier et le second enfant serait plus élevé qu’entre l’absence d’enfant et le premier ; tu débloques un nouveau niveau de fatigue permanent, me dit-elle émerveillée par l’horreur de ce giga-boss.

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Vendredi 5 janvier

Dans le TGV, une phrase improbable émane du carré d’à côté : « Dans la famille des Francs, je voudrais Clovis. » On n’a pas joué au même jeu des sept familles. Qu’on se rassure néanmoins, ce n’est pas parce qu’il y a des Gaulois, Vercingétorix, la Régence ou la Saint-Barthélémy que les enfants n’ont pas fini par se disputer et s’accuser de tricher.

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Premier cinéma de l’année : Iris et les hommes. À voir si (et seulement si) vous aimez Laure Calamy. Je suis seule dans la salle avec un groupe de gamines qui n’arrêtent pas de sortir, rentrer, parler, glousser, commenter. « Mais attends, là il lui fait quoi ? » Un cunni, les filles, un cunni. Merci d’apprécier en silence.

Renversement de situation quand le chauffeur de taxi à l’écran passe une chanson que je ne connais pas plus qu’Iris : les gamines se mettent à chanter-hurler en cœur. Je me suis sentie boomer. (C’était Booba — et de la “socialisation inversée”, j’ai appris ça l’autre jour avec Cassandre.)

Heureusement, la mère d’une des filles est venue les chercher aux trois quarts du film, je ne sais pas comment on aurait toutes ensemble survécu à la scène où l’héroïne rencontre son match NoVanilla, avec cordages et baîllon. Perso, c’est pour l’épisode de comédie musicale au milieu des HLM que je n’étais pas prête.

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Apéro après le cours de posture. Mon cake roquefort-poire-noix semble plaire. Je me laisse fasciner par une nouvelle, qui, en plus d’être ergothérapeute, a tenu une école de pole dance et, depuis qu’elle l’a fermée, a repris des études de psychologie et suis des cours de danse classique et d’escalade deux fois par semaine. Elle a le verbe incisif et brille dans l’auto-dérision, genre de personnage stimulant à côtoyer. Et pourtant. En sortant, je me rends compte qu’elle n’a posé aucune question à personne, qu’elle a absorbé toute l’attention qu’on lui portait, éclipsant même l’amie qui l’introduisait, une discrète danseuse classique que je vois régulièrement et que j’aurais pu apprendre à connaître (le regret était peut-être mutuel, nous avons discuté après le cours suivant…). Quant à S., que je me réjouis à chaque fois de retrouver et avec qui je suis persuadée que je m’entendrais bien, je me suis une fois de plus trouvée dans l’incapacité d’engager avec elle une conversation suivie. Il est parfois bien difficile de se lier.

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Lundi 8 janvier

Cette professeure fait secouer les mains “pour de vrai, jusqu’à ce que ça fasse mal” avant de faire les petits sauts, pour les éprouver sans tension dans les bras. Mon dos m’interdit de sauter, mais depuis mes relevés au fond de la salle, j’aurais tendance à croire que ça fonctionne.

Elle explique que dans l’attitude à la seconde, chez les chorégraphes néo, la jambe en elle-même doit être en dehors, mais pas le pied, de sorte à ce que le cou-de-pied soit visible à son acmé — il doit prendre la lumière. C’est justement le degré de rotation naturel de mon en-dehors à son maximum ; voir la semelle du chausson dans un développé à la seconde est pour mon corps de la science-fiction.

Prêtez attention à ce que fait le pied de derrière, nous enjoint-elle. C’est ce qui fait qu’on regardera un danseur plutôt qu’un autre dans une « simple » marche — ce mot entre guillemets, elle ne l’emploie pas, elle sait, nous rappelle que marcher est l’une des choses les plus compliquées qui soit en danse. Imaginez que vous marchez sur de la mousse en forêt ; c’est comme si vous arrachiez un morceau avec le pied de derrière et le recolliez au pas suivant. 

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La pièce sur laquelle nous allons travailler retrace les dernières heures de filles et femmes fusillées pour résistance pendant la guerre d’Espagne. La maîtresse de ballet évoque leur enfermement, la torture puis leur regroupement dans une même salle en leur demandant d’écrire leur dernière lettre. C’est toujours gai, ce qu’on nous fait travailler, note N. à la pause, nous rappelant le fleuve des damnés et leurs mouvements torturés en septembre. Sans doute expie-t-on des siècles de fées et de princesses sur pointes.

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Chungkinq Express au cinéma. Le changement de protagonistes en cours de route me déroute, faisant du fast-food qui donne son nom au film un simple point relai entre deux histoires.

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Mardi 9 janvier

Rêve. Je retrouvais mon nounours de toujours taché, imbibé par le haut d’une encre orange, la pupille en plastique noir opaque cernée par un plastique translucide marron-orangé, il avait les yeux bleus pourtant ; c’est un autre nounours qui a ses yeux, je les récupère et procède à l’échange, ils partent et se remettent en place avec la facilité de boutons pression ; qui donc dans le bureau a joué cette mauvaise plaisanterie, collecter des ours en peluche et intervertir des parties d’eux, il récidive, je retrouve mon nounours de toujours dans son gris délavé du bleu, mais il n’a pas sa toute petite truffe en plastique depuis laquelle je le faisais tenir en équilibre sur le bout de mon nez, et sa face arrière est doublée d’un autre tissu bariolé ; je ne me rappelle plus si je pleure plus pour le carnage orange ou pour l’hybridation qui fait passer pour du raccommodage un acte barbare qui m’inspire l’horreur qu’on peut avoir pour Frankenstein ; je hocquète avec difficulté le chagrin de l’irréversible, de l’impossible jamais-plus.

Dans le même rêve, je rejoins une tablée avec mes nounours malmenés dans un sac plastique rectangulaire ; la fille plutôt blonde à côté de moi, une fille du passé qui ne m’intéressait guère, me prend les mains, on se prend les mains, sous la table on se caresse les doigts, ma belle-mère ironise en nous voyant, elle comprend mieux ; les rats qui grouillaient tranquillement à côté comme des chiots se mettent à attaquer, un convive puis plusieurs, je défends le sac avec mes nounours mais pas la fille, la fille je la laisse se débattre avec les rats, deux ou trois, qui lui grimpent dessus, tant pis, je dois virer celui qui s’agrippe à mon sac orange avec les nounours, je pars.

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La maîtresse de ballet est une de ces femmes sèches, sèches, sèches et belles, belles, belles. En vieillissant encore, elle deviendra noueuse comme un arbre. Pour l’instant, c’est une liane, dont le corps souple disparaît dans des vêtements noirs, larges même quand ils sont coupés de manière à être moulants. Ses grands yeux reflètent tout avec intensité et sa bouche, fine, fine, fine se tord régulièrement en une amorce de sourire qui désamorce la sévérité de son visage. Deux rouleaux transforment sa queue-de-cheval en une coiffure bien plus élégante, les cheveux non plus attachés mais noués par une unique mèche argentée comme un ruban. Il paraît qu’on blanchit par mèche quand on a traversé un épisode difficile. J’aime que ce signe de vulnérabilité, qui naît dans la nuque et pourrait être dissimulé sous l’épaisseur de la chevelure, soit au contraire ramené dessus, délicatement revendiqué.

Assise pour ménager mon dos en convalescence, je l’observe des heures durant montrer, parler, faire, refaire, montrer encore, inlassablement, sans jamais laisser penser que ça aurait dû être appris les premières fois qu’elle a montré ; c’est normal, ajoute-t-elle même pour rassurer, chacun apprend à sa vitesse, ça va venir. Elle observe, reprend, encourage quand une correction s’incorpore. C’est bien, les filles. L’appréciation ponctue le cours, sans que cela sonne jamais comme les good américains, qui accueillent tout essai, même et surtout médiocre (cette échelle nécessite un very good pour que ce soit pas mal et un excellent pour que ça commence à être vraiment bien). C’est bien, les filles. Commentaire heartfelt, on sent son cœur, sa générosité quand elle le dit ; c’est que c’est vrai, mérité. C’est le jour et la nuit avec le chorégraphe venu en septembre, prêt à nous coller du poisson à tous les repas pour en finir au plus vite, qu’on apprenne vite vite enfin pour qu’on puisse travailler, travailler encore, plus, par-delà l’épuisement, pour peut-être ne pas causer d’injustice à sa précieuse chorégraphie. La maîtresse de ballet a la même exigence, une attention tout aussi poussée au détail, mais elle règne par le partage, non par la peur. Je l’observe des heures durant montrer, parler, faire, refaire, montrer encore, inlassablement. Parfois je ne vois plus ce qu’elle montre, je ne vois que sa beauté, sa mèche de cheveux grise comme le trait argenté d’un calligraphe, son cou-de-pied incroyable, toujours là où il faut, soulignant le travail de la jambe sans préciosité mais avec précision, élégance. Je pourrais la boire à force de la regarder, d’être fascinée à chaque fois par le mouvement qui échappe au corps.

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Vendredi 12 janvier

Si vous avez vu une procession de bunheads portant des chaises rue de l’Épeule à Roubaix, c’était nous. 10 filles, 11 chaises. On aurait dit une performance contemporaine de déambulation urbaine.

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Samedi 13 janvier

Les filles sont déjà sur place depuis plusieurs heures lorsque je les rejoins au théâtre. Autorisée à prendre des photos, j’en profite pour m’entraîner à capter l’acmé du mouvement — qui n’est parfois qu’une vue de l’esprit, une impression de deux moments superposés, parfaitement distincts sur les photographies. En réalité, la jambe est déjà redescendue quand le buste amorce son déséquilibre spectaculaire.

Je me suis dit : ah, elle l’a eu. J., l’une des danseuses, me témoigne la satisfaction d’avoir entendu le déclenchement de l’obturateur aux bons moments. Ce n’est pas très difficile quand on a passé la semaine à assister à la répétition des six mêmes minutes de chorégraphie, et qu’on laisse son appareil en mode automatique (le photographe de l’école me confie s’en contenter lui aussi la plupart du temps). Cela me réjouit quand même, de capter quelques traces de beauté et de les montrer à celles de qui et à qui elle échappe.

Après la répétition, la maitresse de ballet discute un peu avec quelques danseuses restées sur les marches qui serviront de bancs au public. Elle regrette de ne pas avoir eu un temps d’échange privilégié avec chacune d’entre nous, pour savoir par exemple, elle se tourne vers J., pourquoi tu n’auditionnes pas. Désarçonnée par cette marque d’estime décochée avec la soudaineté d’une pique, J. balbutie qu’elle n’a jamais envisagé d’être danseuse, qu’elle pensait ne pas en avoir le niveau. La maîtresse de ballet la contredit : ce type de répertoire lui convient particulièrement bien, elle devrait auditionner ; certes, elle trouvera toujours des filles meilleures qu’elles dans le cours classique, mais quand ils passeront aux ateliers des chorégraphes, là… ils verront ce que nous voyons, mais qui n’est pas audible venant de nous, ses camarades, qui l’est en revanche d’une maîtresse de ballet : J. est une très belle interprète. Nous renchérissons, nous en sommes toutes persuadées, mais elle, tombe des nues. Plus tard en coulisses : ça l’a touchée, elle ne pensait pas, c’est — son cou s’avance et ses yeux s’écarquillent tandis que ses lèvres se resserrent ou se pincent, coites. C’était émouvant d’assister à cette marque d’encouragement sous couvert de comptes à rendre (pourquoi tu n’auditionnes pas ?) — beaucoup de tendresse passée par la pudeur d’une question abrupte. La maitresse de ballet n’a pas tirée J. à part, qui plus est, pour lui signifier une supériorité qui évacuerait le reste de ses camarades ; elle l’a fait devant nous qui pouvions l’encourager, en petit comité. C’était comme un bref moment d’intimité, qui ne nous concernait pas directement mais qui nous excluait pas pour autant, et je me suis sentie à juste distance de l’envie, l’admiration et la nostalgie, confortée dans mon rôle naissant de celle qui encourage, en même temps que meurt le regret de celle qui aurait aimé entendre ces mêmes mots s’adresser à elle — l’adolescente déçue à une distance infranchissable pour le futur professeur assis ici et maintenant à côté d’une jeune femme qui ne sait pas sa valeur.

Plus tard, le public s’installe partout autour de moi et des quelques autres élèves qui n’ont pas pu prendre part aux répétitions. Une professeure qui m’est sympathique me demande si elle peut s’assoir à mes côtés et nous échangeons quelques mots. Elle s’étonne de mes problèmes de dos si jeune, puis comme prise d’un doute me demande mon âge : ah non, plus si jeune. Ça m’a fait drôle, et c’était drôle, un peu, venant d’une femme de bien vingt ans mon aînée, mais c’est vrai, biologiquement vrai, mon corps a commencé à vieillir il y a une quinzaine d’années.

Pendant le filage ou le spectacle je ne sais plus, pendant le spectacle je dirais, de l’eau a coulé sous les ponts sous mes yeux. L’émotion d’être là, de les voir si belles, assise là en face d’elles, à leur place et à la mienne. Je me suis hâtée de faire disparaître les traces de cette émotion kitsch car auto-complaisante (fut-elle pour un soi passé avec lequel on coïncide le temps de s’apercevoir qu’on ne coïncide plus avec lui et d’en être ému).

Les filles : celles du groupe classique (les clacla, dixit les deuxième année) et celles de la promo. Dont Z., dont je découvre le solo lors du filage. Elle danse avec l’intensité qui est la sienne dès lors qu’on n’essaye pas de la déraciner de son vécu de danseuse et chorégraphe (malgache, la cinquantaine), projette une ombre plus grande qu’elle sur le mur du fond, une silhouette assez grande pour que les gants de boxe attachés tout en haut soient à la hauteur de ses poings — en réalité, il faut qu’on lui fasse la courte échelle pour qu’elle les décroche tout juste. À chaque fois que j’intercepte son regard, son sourire en fait naître un sur mon visage en miroir. Pour elle, c’est l’inverse, c’est-à-dire la même chose (elle sourit de me voir lui sourire), si bien qu’on ne saura pas qui d’elle ou de moi est l’œuf ou la poule ; on se sourit, dans le flou du pronom réfléchi. Lors de la représentation, les gants de boxe sont finalement tendus à une enfant qui ne veut ou n’ose pas s’en saisir — c’est qu’il faut soutenir le regard de Z., il s’en passe des choses là-dedans. L’offrande rouge est déposée aux pieds de l’enfant ou récupérée par sa grande sœur, et Z. s’enfuit, méfait accompli.

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Dimanche 14 janvier

Quelle idée de dégivrer son frigo alors qu’il neige dehors ? Les doigts gelés, je repense à l’ex-compagnon de Mum, qui, quand l’une ou l’autre de nous deux avait froid aux mains, demandait si on avait trié les glaçons (lui passait beaucoup de temps à trier des boulons).

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Seconde moitié de janvier

Tutorat de fin de formation, nous y sommes : me voilà de retour dans l’école de danse que j’ai fréquentée à la fin de l’adolescence, pour un stage si riche en émotions et apprentissages qu’il mérite un post dédié.

J’ai un peu l’impression de revivre mes années de fac, à rebondir d’un endroit à un autre, attraper des trains à la volée, une bise à Mum, je rentrerai ou pas pour dîner. J’ai juste remplacé Ivry par Montrouge, la gare des Chantiers s’est modernisée, et c’est l’emploi du temps du studio de danse qui est affiché sur le frigo, avec les cours de Pilates de Mum et ses journées de télétravail rajoutés au crayon. Je fatigue plus vite aussi, et me lie avec le bus 6240.

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Lundi 15 janvier

Sans avoir pris la peine de ne serait-ce regarder un plan, je descends du train et, dix ans plus tard, la ville et les souvenirs s’organisent autour de moi pour me guider naturellement jusqu’au studio de danse de mon adolescence. Dans le jardin qui jouxte la gare, je me demande simplement où est passée la ligne de désir que les habitués empruntaient. Passait-elle à travers l’aire de jeu grillagée ? La contournant, je découvre que le grillage enjambe les dalles d’un chemin pavé ; la confirmation me fait sourire.

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Vendredi 19 janvier

La neige cafte : des pattes de chat sont passées sur le muret.

Les brunchs avec M. sont toujours riches en calories et discussions. Cette fois-ci, j’en ressors avec l’envie de lire un jour le manuel de Clémentine Beauvais sur l’écriture de littérature jeunesse.

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Jeudi 25 janvier

Malgré le plan anti-déprime de janvier de Melendili, l’enthousiasme est en berne. Pour contrer la morosité du froid et des réformes scolaires, on mise sur les bimbimbaps versaillais, les mystères amicaux et celui des kiwis-rouges-au-petit-goût-de-framboise.

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Samedi 27 janvier

Un nuage de brume s’étend juste au-dessus de la pièce d’eau des Suisses comme une installation d’art contemporaine, et le givre blanchit la photo que je laisse filer floue. De Versailles à Saint-Cyr, la lune file entre les branches sans s’y accrocher ; dans le bus on fait la course avec elle. Personne ne gagne, la beauté me déconcentre en chemin. Je tente d’en photographier des traces et lorsque je m’arrête sur celles que les avions ont laissé sur le lavis matinal du ciel, un garçon derrière moi se penche pour voir à son tour ce qu’il y a à voir ; j’espère qu’il a vu.

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Dimanche 28 janvier

Avocat, feta, noix de cajou : dans une soupe maison, les toppings ont du bon.

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Lundi 29 janvier

Portée fermée ou mur reconstruit, béance comblée ?

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Mercredi 31 janvier

Le premier jour du tutorat, une maman d’élève fait signe à la porte-fenêtre. Je me mets spontanément en retrait pour que la professeure de danse puisse s’entretenir avec elle, mais elle me fait signe de la suivre : « C’est une maman d’élève un peu spéciale. » Et pour cause : ce n’est pas une maman d’élève, c’est M., ancienne copine de lycée-prépa-fac que je n’ai pas revue depuis plus de dix ans. C’est elle sans hésitation, et en même temps ce n’est pas elle, c’est une maman d’élève, de deux élèves, même : la petite M., d’accord, je veux bien, à la rigueur quoi, mais la grande L., ce n’est pas possible, comment la grande L. peut-elle être sa fille ? Passés les holala et les mais non, on s’échange nos numéros et on se donne rendez-vous pour déjeuner ensemble le mercredi suivant — seul créneau commun pour une apprentie-prof de danse et une institutrice. Une galette et une crêpe full marron pour se raconter une décennie de vie, par bribes : sa cartographie professionnelle et privée des environs de Versailles, son aînée prudente qui vit danse et musique, sa cadette drama queen qui a hâte d’avoir fini ses études pour vivre sa vie d’artiste (sic), son compagnon reconverti dans l’hypnose, ses récents cours de violoncelle (je veux !)… et toujours la même gouaille brune, opulence de boucles, bijoux et fantaisie.

Le mois a été crêpe…

Journal de novembre 2/2

Mercredi 15 novembre

Retour d’une quête récurrente de mes rêves : aller aux toilettes. Trouver un endroit où se soulager est une entreprise laborieuse pour mon inconscient. Cette fois-ci, je suis dans un théâtre ? des couloirs, en tous cas. Des images me reviennent de rideau en fer forgé à la place de la porte et de cuvette inatteignable à moins d’escalader les meubles autour, forçant à tenter un pipi à la turc, mais je ne sais pas si c’était ce rêve-ci (les rêves ressemblent souvent à des essais ratés d’IA, faciles de confondre).

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Je n’ose pas demander à l’interne, qui a l’air à peu près aussi rassurée que moi, si elle a souvent réalisé des infiltrations. Je ne prends pas le risque d’entendre que c’est sa première ; il n’y a que dans mes scénarii mentaux que j’ai l’aplomb de répondre “comme ça, nous sommes deux”. À la place, je demande à quoi sert son plastron, une question de politesse presque, pour nous distraire toutes les deux, et elle répond distraitement que c’est un tablier en plomb, pour protéger des rayons, anodins à petites doses, elle me rassure d’une inquiétude que je n’ai pas, mais quand on travaille là tous les jours… Ses lunettes épaisses en écaille, ses boucles d’oreille cœur et moi attendons que le médecin qui la supervise termine son appel téléphonique professionnel. Sa charlotte nous rejoint, et sa voix est très douce. Cela n’empêche pas un bref moment de panique en apercevant la taille de l’aiguille ; je tourne la tête, me concentre sur mon souffle. L’aiguille, je la verrai inclinée sur les écrans de contrôle, où alternent visions “du mou” (sic — mon corps est un caramel) et osseuse. Sa mise en place  est laborieuse, il manque quelques degrés, je fais des allers-retours dans le scanner. Le médecin guide l’interne : tu dois sentir le ligament, là ; tu ne sens pas ? Moi si. “Ça fait mal ou vous sentez qu’on travaille ?” s’étonne le médecin. En faisant effet quelques minutes plus tard, la resucée d’anesthésiant me confirme qu’il n’y avait pas de confusion, ça faisait mal.

À la fin de l’intervention, le médecin m’explique que ce n’est pas grave,  ça arrive, le sac dural a été percé, ce n’est pas grave, ne vous inquiétez pas, c’est une membrane qu’on perce pour les ponctions lombaires, ça fait un peu mal, vous avez dû le sentir ; il y a une petite brèche, à peine, mais puisqu’ils l’ont vu, ils ne peuvent pas faire semblant de ne pas l’avoir vue, ils vont me garder allongée une demie-heure en observation, pas d’inquiétude, dans d’autres endroits on me renverrait directement chez moi. Sur le moment, je ne suis pas inquiète, seulement embêtée pour les patients suivants dont je continue à occuper malgré moi la place et pour les infirmières qui ne trouvent pas de brancard, puis, quand elles en ont finalement trouvé un, doivent déménager la moitié de la pièce pour le faire passer — je dois rester à l’horizontale, apparemment. Pas de quoi entamer la jovialité même pas surjouée de ces infirmières ; à la limite, c’est une distraction comme de pousser les tables pour une activité inattendue à l’école.

On me gare dans la salle adjacente, à côté de tout un tas de machines dormantes, des Playstation médicales avec boutons Fishprice. Je m’étonne de ce que le rideau tiré autour de moi est en plastique, avant de me rendre compte que c’est rudement plus facile à entretenir que du tissu — un coup d’éponge et hop. Au bout de trente minutes, le médecin vient me retrouver, tandis que l’interne reste quelques mètres en retrait, manifestement gênée de sa bourde. N’ayant aucun symptôme et aucune idée de ce qui m’attend, je fais démonstration de bonne santé bonne humeur et rentre à pieds chez moi. La douleur se déclenche une heure plus tard.

Le compte-rendu envoyé par l’hôpital m’apprendra que le médecin qui supervisait l’interne était aussi un interne. Vous risquez d’avoir une migraine, m’a-t-il dit avant de me laisser repartir. J’ai déjà eu des migraines ophtalmiques et laissez-moi vous dire que ça n’a rien à voir. À part la forme de la douleur, peut-être, la sensation faisant écho aux pointes triangulaires de l’aura : ma colonne vertébrale s’est hérissée comme si la reine des neiges avait cristallisé le liquide céphalo-rachidien, des pics de glace iridescents transperçant le fameux sac dural.

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Jeudi 16 novembre

Des petits chromosomes noirs qui font de l’exercice : ce sont mes camarades en visio, attelées à analyser des exercices de pliés. Puis les maux de têtes reprennent — les céphalées, comme un beau nom de méduses. Rester allongée est la seule manière de créer un courant qui les éloigne.

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Au téléphone, le médecin me confirme que les pics qui me transpercent les cervicales n’ont rien d’alarmant même si l’infiltration a eu lieu au niveau lombaire. Je l’imagine me rassurer à deux pas de l’interne attendant qu’il la rejoigne pour rejouer la scène avec un autre patient, sans erreur cette fois-ci.

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Tout va bien, je passe plusieurs heures, avant, après dîner, à regarder les épisodes de ce bon gros mélo, aux placements de produits insistants et au rythme discutable. Mais Virginie Effira joue dedans et, comme le résume le boyfriend, Virginie Effira, elle sauve ou sublime tout ce dans quoi elle joue. Elle sauve donc Tout va bien. Peut-être même qu’elle le sublime, me dis-je à l’avant-dernier épisode, quand le mélo touche au paroxysme et qu’elle n’est plus la seule à m’arracher une petite larme. Mais non, elle le sauve, en mode in extremis des soins palliatifs : je me sens flouée par le dernier épisode, qui se ménage une porte de sortie vers une seconde saison, alors qu’il aurait fallu l’achever là.

Extrait de Tout va bien

(Amusement à retrouver Suzy Bemba, l’actrice de la série Opéra, dans un second rôle qui reste artistique : elle n’est plus danseuse, mais chanteuse lyrique.)

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Je dîne à la romaine, allongée sur le ventre pour engloutir les raviolis au gorgonzola rescapés de la dernière semaine italienne de Picard.

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Vendredi 17 novembre

Les rêves se font plus calmes. Je ne me souviens que d’une dernière scène, où renonçant à une visite à 12,50€ devant une billetterie en boiseries, je me retrouve à composer quelque travail évalué, un chiffre 9 posé en chevalet pour noter ou distinguer mon travail de celui d’un binôme-concurrente à côté de moi.

Au réveil, j’essaye de remonter de cette salle aux antichambres du rêve, mais c’est comme si le travelling de la pièce, qui devrait passer à la pièce suivante après la cloison en coupe, ne donnait que sur un fondu au noir qui n’enchaîne avec aucun plan.

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Le boyfriend m’avait parlé du problème de pression des girafes : leur cou est si long que leur tête exploserait lorsqu’elles la redressent si elles n’étaient équipées d’un clapet pour réguler la pression du sang. Je suis devenue une girafe, et doute de l’efficacité de mon clapet.

Me déplaçant courbée en deux pour éviter que les maux de tête donnent leur pleine mesure, je fais soudain resurgir les bêtes de ce cauchemar étrange, marchant pliées au niveau du bassin, un pied en guise de tête-bec. J’ai un instant d’effroi à faire advenir ce cauchemar-là, à incarner un passage entre les dimensions.

On va s’en tenir à la girafe.

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La recette des pâtes à l’eau post-ponction lombaire

La buste à l’horizontale, incliner la tête pour repérer où exactement se trouve le paquet de pâtes sur l’étagère. Se redresser de manière éclair pour attraper ledit paquet.
Attendre mains sur les genoux de retrouver une pression intracrânienne supportable.
Mettre de l’eau à chauffer.
Aller se rallonger pour récupérer de l’effort.
Se relever pour mettre les pâtes dans l’eau désormais bouillante.
Aller se rallonger.
Se relever pour égoutter les pâtes.
Revenir avec les pâtes au lit et prendre quelques minutes pour retrouver une pression intracrânienne supportable.
Déguster les pâtes tiédies en gardant la tête le plus à l’horizontale possible.

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La littérature sur le web laisse à penser que les symptômes post-ponctions lombaires sont le plus intenses quand :

  • on est une femme,
  • on a entre 25 et 40 ans,
  • on est de faible corpulence.

C’est un bingo.

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Je lis au lit, blogue au lit, mange au lit, morfle au lit. Si la position allongée diminue toujours les céphalées, elle ne suffit plus à les contenir. La douleur est moins intense que la fois où j’ai appelé les urgences dans la phase aiguë de la cruralgie, mais elle dure davantage. Dans un moment de détresse, alors que le Tramadol pris une heure plus tôt n’a toujours pas fait effet, j’appelle le boyfriend. Il ne sait pas, il n’est pas médecin, et je sais, qu’il n’est pas médecin, mais je sais aussi qu’entendre sa voix me fait du bien. Il est là, toujours. L’entendre m’apaise, et la première bouffée de Tramadol surgit alors que nous discutons : apparemment, la drogue fait d’autant plus effet qu’on lâche prise et ne lui résiste pas. Je bénis cette trêve.

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Samedi 18 novembre

Les douleurs n’en finissent pas, et les effets secondaires du Tramadol s’y ajoutent : passion vomir au saut du lit. Je ne peux pas me redresser, mais je ne peux pas non plus rester ainsi : je me résous à une expédition à la pharmacie. La pharmacie est au bout de la rue, mais c’est une expédition. La rue ne m’a jamais parue aussi longue. Ne pouvant me redresser sans rendre la pression intracrânienne insoutenable, j’avance mains sur les genoux, dos à l’horizontale — la marche des éléphants proposée quelques jours auparavant par une camarade cours d’éveil-initiation. Je fais de fréquentes poses pour soulager la hernie ainsi malmenée. J’espère que personne ne me voit dans cette posture ridicule ; j’espère que quelqu’un me voit et m’aide.

Enfin arrivée à la pharmacie, j’inquiète entre une boîte d’antivomitif et deux de Doliprane, soulagée de confier quelques instants ma douleur à un autre que moi. J’aurais dû appeler, on m’aurait livré les médicaments : je tombe des nues, mais comme je suis couchée sur le banc en bois au milieu de la pièce, la chute est invisible. La pharmacienne, adorable, me ramène en voiture, allongée sur la banquette arrière. Je pourrais l’embrasser.

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Trois (3) :
la saison de Sex Education que je binge-watche dans mon lit, la tablette sur le ventre,
mais aussi le nombre d’heures passées à discuter avec L., le téléphone posé à côté.

Sex Education Season 4 Emma Mackey as Maeve Wiley in Sex Education Season 4.
Je n’avais pas remarqué le stocker sur l’ordi ^^

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Dimanche 19 novembre

En rêve, je voyage avec le boyfriend et ma famille maternelle. Il y a des
valises à faire avant de reprendre l’avion, le chat à mettre dans sa bulle.

La douleur reflue, je tiens debout ! Vive la Lamaline. Vive l’euphorie.

Le miroir me renvoie un look capillaire à la Beatrix Lestrange. Je n’ai en revanche jamais eu une si belle peau — quatre jours sans dermatillomanie.

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Lundi 20 novembre

Je marche debout dans la rue pour aller en cours, c’est irréel de bonheur après ces derniers jours.

Le cours de technique masculine est doublé d’une sensibilisation au harcèlement dont sont encore souvent victimes les garçons pratiquant la danse classique. Dans le studio, ils sont privilégiés, mais à l’extérieur, notamment à l’école, si on les distingue c’est pour mieux les stigmatiser sur fond d’homophobie. Paradoxalement, les plus à risque (de dépression voire de suicide) ne sont pas les adolescents homosexuels, mais ceux qui, hétérosexuels, sont également victimes d’homophobie — discriminés non pour ce qu’ils sont, mais pour ce que les autres pensent qu’ils sont et qu’ils ne peuvent même pas revendiquer comme identité.

La harcèlement peut aller loin. L’enseignant nous raconte qu’enfant, il ne voulait plus prendre le bus de ramassage scolaire, parce que la quasi-totalité du groupe lui avait craché dessus. Littéralement : il écarte les bras pour mimer dégouliner de crachats. Je ne sais pas si je suis plus choquée de l’anecdote ou de l’expression concernée mais toujours joviale avec laquelle il la raconte, comme si, malgré sa gravité, c’était un traitement commun et qu’il en avait vécu d’autres.

Conclusion du professeur : quand on a un garçon en cours de danse classique, il est vraiment là pour danser ; chez eux, pas de pratique de sociabilisation comme chez les filles qui se retrouvent volontiers au cours de danse entre copines.

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Mardi 21 novembre

Sans me souvenir de plus, j’ai noté : journée de la démotivation. La redescente de l’euphorie et le contrecoup de la fatigue, j’imagine.

Un titre m’attrape à la médiathèque : L’Allègement des vernis. Le prologue lu debout m’évoque les romans de Sophie Chaveau, et j’embarque le livre sur ce quiproquo de bon aloi.

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Mercredi 22 novembre

Je demande une coda au pianiste, dans sa première année en tant qu’accompagnateur. Il me regarde avec perplexité. Je chantonne la première qui me vient, du Lac ou de Don Quichotte. Ses doigts se repositionnent sur le clavier, mais son regard reste perplexe. On lève le quiproquo après le cours : pour les musiciens, une coda est une courte phrase conclusive ; pour les danseurs, c’est le dernier morceau du pas de deux, au rythme enlevé…

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Après leur cours de danse classique, les enfants ont un cours de culture chorégraphique. Cette séance-ci comme la précédente, ils travaillent sur la pantomime et, au bout d’un moment en autonomie, chaque groupe présente son histoire mimée. La narration emprunte à la pantomime scénique comme au jeu de rôles enfantin dont ils ont probablement déjà commencé à s’éloigner, on dirait que c’est toi le voleur et moi je m’occupe de la potion. C’est plus ou moins lisible selon les cas, mais tous jouent le jeu avec un plaisir évident, et je les découvre autrement, à la fois plus jeunes, plus dégourdis ou plus timides qu’ils ne le sont l’heure précédente.

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Jeudi 23 novembre

Je donne le cours en interne, aux contemporains. La concentration leur fait souvent garder les yeux au sol, si bien que mon objectif numéro 1 devient de les en faire décoller, si possible en accompagnant les gestes du regard, tant qu’à faire, histoire de remotiver le mouvement et d’éviter le bras planté à la seconde comme un portemanteau. Dans des piqués planés avec un bras en l’air, je leur demande d’y aller en drama queen et ça les fait marrer, comme si le classique n’était pas profondément un truc de drama queen qui pouvait s’apprécier comme tel. J’ai ri aussi, heureuse que l’incongruité de l’expression rouvre un espace d’appréciation.

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L’enseignante d’analyse du mouvement pourrait donner cours non-stop sans s’arrêter pour manger, mais nous pas. Aux alentours de 13h45, résignée à l’infini, je passe en mode économie d’énergie, le regard perdu au-dessus du groupe (je suis la seule assise sur une chaise, à cause du cours de la veille). Il faut encore un quart d’heure avant qu’on puisse se sustenter, soit 6h30 après le petit-déjeuner de 7h30.

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Le pianiste qui accompagne nos cours avec les enfants accompagne aussi la prof qui nous fait cours : l’occasion de constater que ce n’est pas uniquement de mon fait si ça flotte musicalement.

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Vendredi 24 novembre

Dans sa voiture É. a eu l’idée d’une comptine pour l’échauffement des enfants en éveil. Et quand je dis a eu l’idée, ce n’est pas qu’une comptine connue lui est venue à l’esprit ou qu’elle s’est noté mentalement de piocher dans ce type de répertoire ; elle a inventé une comptine, air et paroles, qu’elle chante devant L. et moi. La baguette du xylophone dans les mains, L. s’amuse à chercher les notes sur les lamelles colorées ; elle y est presque, mais pas tout à fait. É. passe au piano, trouve les notes qui restaient bancales et les souffle à L. qui, après deux ou trois essais, est en mesure de l’accompagner au xylophone. C’est de la science-fiction pour moi qui ne suis pas pour un sou musicienne.

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Elle m’a cernée, mais je commence aussi à la connaître, mon ostéo-psy : je savais que ma nouvelle coupe de cheveux lui plairait, moins adolescente, plus affirmée ; ça ne loupe pas. En une heure, elle me remet le genou en place, remarque sur la radio une dysplasie à la hanche gauche que personne n’avait notée, et me fait activer des muscles que je n’avais pas mappés pour le développé à la seconde (qu’il est logique que je ressente de manière asymétrique à droite et à gauche avec la dysplasie).

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Samedi 25 novembre

Faire, cocher, ranger pour fermer des onglets mentaux et ne plus être rappelée de quelque chose à faire où que je pose mon regard (la feuille de soin à envoyer, les boîtes à nettoyer, la brosse à dents à changer, les papiers à trier, le linge à ranger, etc.). Faire place plus nette m’aide à reprendre peu à peu le contrôle. Et repousse les préparations de cours au lendemain en toute bonne conscience.

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Dimanche 26 novembre

Une fois de plus cette semaine, mon corps me réveille avant de s’être entièrement reposé. Sitôt la conscience à flot, les impératifs m’assaillent comme une volée de mouettes. Je replonge dans la lecture de L’Allègement des vernis pour leur échapper, et ça fonctionne, le sommeil revient. Quand j’émerge enfin, mon corps est lourd d’un relâchement complet, fossile enfoncé dans le matelas, doucement caressé par la couette. Mon téléphone me confirme que je reviens de loin : il est 11h47. Ça fait du bien.

Je procrastine et peine sur la préparation des cours pour la semaine à venir, cuisine un chili sine carne, publie le journal d’octobre, et la journée déjà touche à sa fin.

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Lundi 27 novembre

Aujourd’hui, on donne un bout du cours aux garçons, et c’est le maître ignorant dans toute sa splendeur : il faut enseigner quelque chose qu’on n’a jamais vraiment appris à faire. Je panique alors que tous sont adorables et archi-motivés de se retrouver ensemble, tous âges confondus, du jeune gamin à l’étudiant. Rien à faire, je suis infoutue de transmettre des exos qu’on a modifiés pour moi, même si le bénéfice de la modification est évident. Dans ma tête comme dans les corps qui m’entourent, les corrections peinent à être incorporées ; les pieds et les visages gardent la banane — sauf un, un élève en grande difficulté émotionnelle ce soir-là. Je ne peux pas m’empêcher de penser aux mises en garde sur le harcèlement dont sont souvent victimes à l’extérieur les garçons qui font de la danse classique.

Also, Teddy ne s’appelle pas du tout Teddy ; il porte un prénom de tragédie grecque. Aucun Amigo ou Migo-Miguel à l’appel non plus. Tous deux avaient leur prénom écorché par le professeur, qui ne parvient pas à prononcer les R à la française avec son accent australien.

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Mardi 28 novembre

Ce que nos formateurs nomment “classe d’application” correspond à un cours d’éveil donné à un public scolaire, soit des 5 ans qui ne connaissent pas les règles implicites d’un cours de danse, parmi lesquels se trouvent quelques profils TSA ou TDAH. La formatrice est assise à coté de moi, tandis qu’A. se charge de la première séance. Ses commentaires joyeux, à haute voix, dédramatisent “Là, l’étudiante a un moment de désespoir, c’est normal.”

Cette formatrice sait exactement ce qui pose problème quand il y en a un, et expose la solution avec le problème. Cette fois-ci, je note de ne pas distribuer les objets en avance (forcément, si tu as un cerceau à côté de toi, tu as envie de jouer avec, surtout à un âge où le matériel est utilisé comme objet transitionnel) et de ne pas doubler une difficulté technique d’un trajet spatial défini. Ma tentative de zigzag est un grand moment, avec les adultes accompagnateurs qui soufflent fort : la gommette jaune, la jaune ! la rouge maintenant, et la bleu, la bleu ! tandis qu’agenouillée à leur hauteur près de la première gommette, je donne à chacun le top départ. À cet âge, tout est difficulté, mais tout est aussi source de progrès. Je comprends qu’on puisse devenir accro à ça, ce progrès beaucoup plus visible, beaucoup plus rapide que dans un cours technique.

La formatrice explique ce qui pose problème, mais encourage aussi, et félicite. Et on en avait besoin. Si j’avais un enfant, je l’inscrirais en classique avec toi, me dit-elle à la fin. (C’est que vous ne m’avez pas vue en cours classique, répond en moi une petite voix que je censure, pour recevoir la marque de confiance qui m’est donnée.)

Les maîtresses aussi nous font des retours. La première conseille de parler de “file indienne” plutôt que de “colonne”, trop abstraite pour les enfants ; la seconde, de “petit train” plutôt que de “file indienne”, qu’ils ne connaissent pas. On optera donc pour les synonymes en apposition.

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Reprise du cours de posture pour me remuscler le dos. Petit coup de pfff après cette journée où ça commençait à venir (la pédagogie) et où je constate que ça s’est fait la malle (les muscles, l’envie de l’effort).

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Mercredi 29 novembre

Cours de progression technique. Les formatrices sont deux, deux chipies qu’on menacerait de séparer si elles étaient des élèves. De manière inattendue, pourtant, les bavardages court-circuitent leurs habituels monologues digressifs et s’avèrent fort efficaces. Les exercices sont inventés au débottés, enfin carrés, musicaux. Cela m’apaise et cette confiance se ressent ensuite dans la manière dont je vis le cours donné aux enfants.

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On nous conseille de vocaliser le mouvement avec des comptes, mais aussi avec des onomatopées, en roulant des R par exemple, pour donner à entendre la durée du mouvement entre les comptes.  N. qui a pourtant fait de l’espagnol peine encore plus que moi, germaniste LV2 : elle a vécu en Angleterre et pris l’habitude des R aspirés.

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Certes, je tire sur ma voix. Certes, j’ai du mal à conserver l’attention des enfants jusqu’au bout. Mais pour la première fois, je n’ai pas la sensation d’être en permanence en stress en leur donnant cours. Je suis en mesure de percevoir leur envie — de danser, de comprendre (les doigts en l’air surgissent dans tout le studio comme des champignons après la pluie) et parfois aussi de papoter quand ils commencent à fatiguer.  À la fin du cours, N. m’accorde que c’est un peu mieux que la dernière fois, alors que pour moi, c’est le jour et la nuit. Je dois encore tout ralentir ; je vais trop vite, les enfants ne peuvent pas (se) construire.

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Jeudi 30 novembre

Ses dents le lancent, son ordinateur est en panne : le boyfriend est d’une humeur massacrante, mais tient à m’accompagner pour ma seconde infiltration. J’aurais bien hâté le pas seule, me dis-je en accusant le froid sur le trajet. Je suis pourtant bien contente en sortant de glâner un câlin, un peu nauséeuse de honte et du boudin dur qui s’est enfoncé de tout mon poids dans mon ventre pour délordoser et piquer plus facilement. J’ignore si c’est l’appréhension ou l’anesthésiant qui n’a pas fait effet de suite, mais je me suis redressée vivement sous la douleur de la piqûre. Il faut vous détendre, m’intime le médecin. Mes muscles refusent de se relâcher dans une posture en soi douloureuse, alors je me contracte davantage pour tenir l’immobilité, tâchant de retenir mon souffle prompt à la panique. Vu ma réaction, le médecin prévient avant de passer à l’injection proprement dite et s’étonne presque : ça ne fait pas mal ? Pas plus que l’instant d’avant, moins que la piqûre. Quand c’est fini — assez vite, le radiologue a le geste sûr —, le papier protecteur est mouillé et déchiré à hauteur du visage.

4 chaises dans la salle d'attente, surmonté par un tableau noir luisant, avec des traits lumineux bleu-violet
Commentaire d’œuvre par le boyfriend : un écran plat rayé avec des clés de bagnole par un ex. On sent qu’il a fait les Beaux-Arts, non ?

J’ai été tout sauf courageuse, mais m’offre tout de même une pâtisserie sur le retour : un chou au grué de cacao, beaucoup plus fin et savoureux que la religieuse grossière et décadente que je fantasmais, qui ne requérait pas de savourer et m’aurait fait davantage plaisir sur l’instant.

Journal de novembre 1/2

Jeudi 2 novembre

On vérifie que je n’ai pas les cheveux coincés dans l’écharpe, non, je tourne sur moi-même, on s’étonne : mais t’as tout coupé ! Ça me va bien, il paraît. C’est ce qu’on dit, en tous cas, comme un opposé joyeux de condoléances toutes faites. T’as trouvé ta personnalité, me dit une fille. J’espère que j’en avais déjà une avant, mais je remercie.

Qu’est-ce qui t’a poussée à sauter le pas ? Pourquoi maintenant ? Cela décantait depuis un moment déjà. J’invoque la hernie discale comme catalyseur : se laver les cheveux tête en bas était devenu douloureux. Je ne raconte pas mon rêve d’une tresse coupée qui se dépigmentait inexorablement, une vague argentée du blaireau à l’élastique. Je ne dis pas   le délestage, la longueur concomitante à la décennie passée avec mon ex. Qui soudain s’est mise à m’encombrer, morte. C’est venu tout seul, comme une brindille séchée. Dans les mois qui ont précédé la rupture que je ne parvenais pas à acter, la dérision me faisait dire à JoPrincesse qu’il fallait que je rompe et que je me coupe les cheveux, et que je ne savais pas laquelle de ces décisions difficiles je prendrais en premier. La logique aurait voulu que je commence par les cheveux : c’est moins engageant, les cheveux, ça repousse, contrairement à un couple. J’ai finalement rompu avant de me couper les cheveux. C’était plus important. Et logique, rétrospectivement : se couper de l’autre avant de couper ce qui, en soi, reste du temps passé avec lui.

Il ne reste pas plus rien : il reste les bons souvenirs, qui se sentent autorisés à circuler plus librement, comme des pointes vivifiées d’être débarrassées de leurs fourches.

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Premier jour du stage éveil-initiation. Beaucoup de stress, je patauge un peu avec la musique, mais ça se passe plutôt bien. J’ai apparemment proposé un exercice dalcrozien (un maître en éveil-initiation, qu’on n’étudie cependant pas). Si toi aussi tu n’en savais rien, tape dans tes mains.

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Vendredi 3 novembre

Ma proposition d’exercice en face à face et en alternance cafouille tant et si bien que j’en ris. Mon stress descend d’un cran : le pire qu’il puisse arriver, c’est qu’il ne se passe rien. Mon erreur d’appréciation est même appréciée des formateurs, qui la transforment en démonstration d’adaptabilité — un tour de passe-passe que je n’ai pas vu venir et qui donnerait presque envie, comme l’a suggéré une camarade, de rater volontairement pour montrer qu’on maîtrise le rattrapage.

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Samedi 4 novembre

Sous la douche, je me dis : des poids. Il faudrait des poids pour aider les enfants à sentir le swing des bras et plier davantage les genoux dans les rebonds du premier exercice. Il n’y a pas de poids dans la réserve d’accessoires de l’école, mais après avoir demandé à la directrice si jamais, elle en dégote deux qui appartiennent à une professeure. Si les enfants ne sont pas nombreuses, je les ferai passer. Elles ne sont pas nombreuses, et testent le mouvement avec chacune leur tour. C’est vraiment lourd, s’exclame l’une d’elles avec surprise. La formatrice m’interrompt une première fois, quelque chose ne va pas, je ne comprends pas exactement quoi et poursuis comme je peux. Elle m’interrompt une seconde fois un peu plus tard pour s’excuser : il est excellent, ton exercice, c’est moi qui n’étais pas réveillée. Ouf.

Avancer le bras opposé à la jambe dans un grand pas a posé problème à la séance précédente, et j’utilise cette fois-ci des foulards pour donner un repère coloré aux enfants : on avance le pied opposé au foulard, c’est plus facile à dire et concevoir que d’avancer le pied du côté du mur blanc et la main du côté du miroir (les enfants ne sont vraiment latéralisés que vers 7 ans ; ce n’est pas de la mauvaise volonté, c’est neurologique). Au bout de quelques essais, ça fonctionne, mais les enfants n’en peuvent plus de concentration, j’ajoute en urgence une course pour faire voler les foulards et se défouler. Il était temps, fait de la tête l’autre formatrice. Oups.

Aujourd’hui, je montre les exos en chantonnant — le Cakewalk de Debussy, la  marche des hippopotames de Fantasia… C’est faux, mais ça fonctionne, je ne perds pas le tempo. Comme je le craignais, les premières mesures de la Sicilienne de Fauré que j’avais encore en tête en arrivant aux studios m’échappent sur l’instant ; je persiste encore quelques secondes avant de capituler : tant pis, ce sera Harry Potter. Et j’ai chanté la sicilienne d’Harry Potter avec mon foulard orange à la main, tandis que je sentais les filles se marrer près des miroirs.

C’est dingue comme 20 minutes peuvent prendre de la place dans une journée. Du reste, il ne me reste pas grand-chose. Ah si : la petite fille avec les chaussettes zèbre assorties au sweat zèbre a toujours les mêmes chaussettes. On dira que c’étaient les chaussettes pour la danse.

Dans les retours individuels, la formatrice souligne comme point positif une bonne relation pédagogique aux enfants, évolutive, très empathique ; on sent beaucoup de sensibilité, c’est précieux. Et dans le négatif : ma séance manque d’élan, de poésie. Autant dire de danse. Gloups. J’ai vraiment du mal à faire simple sans que ce soit simpliste — quand L. m’étonne toujours avec sa gestuelle très claire et très poétique.

*  *  *

Est-ce ce soir-là qu’on regarde la première partie de The Revenant avec le boyfriend ? C’est vraiment un film de sadique. Rapidement, on comprend que le héros ne mourra pas (je veux dire, il ne meurt pas après avoir été lacéré par un ours, ni en tombant d’une falaise dans des sapins, le mec est littéralement increvable) et tout le suspens consiste à se demander quelles autres formes de torture lui réserve le réalisateur. Tout du long, la nature est belle et l’homme est laid. En commun, ils n’ont que l’hostilité, blanche indifférence pour l’une, cruauté vengeresse pour l’autre. C’est assez vain et magnifique.

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Dimanche 5 novembre

Je passe une partie de la matinée à déplacer des trucs. C’est ce qui me vient à l’esprit lors d’un énième parcours entre la cuisine, le salon et la chambre. Pas : je range, trie, jette, époussette ; mais : je déplace des trucs. Quelque part entre la table, le sol, la poubelle, le lave-vaisselle, la table basse, le sac à linge sale, le tiroir de la salle de bain, l’armoire à pharmacie dans les toilettes, le plan de travail dans la cuisine, le placard de la vaisselle, le frigo, le rebord de la fenêtre et le manteau de la cheminée, je déplace des trucs.

Le reste de la journée est englouti par le compte-rendu du stage d’initiation et des exercices à préparer pour le lendemain. Feu le week-end.

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Lundi 6 novembre

La hernie discale n’aime pas trop les sauts. Je marque donc les exercices de tours en l’air que j’ai bricolés pour le cours de technique masculine : je montre avec les pieds les positions de départ et d’arrivée sans décoller, et pivote sur demi-pointes pour matérialiser le temps en l’air. Ça ne va pas, ton tour en l’air est en-dedans. La remarque me laisse perplexe. Je suis bien partie vers la droite depuis une cinquième pied droit devant. Comment le tour peut-il être en-dedans sachant que les deux jambes restent collées en l’air ?  Je finis par comprendre que le choix de la jambe sur laquelle je pivote trahit une mauvaise conception du tour en l’air : il ne faut pas penser à enrouler avec le bras qui ferme, mais à ouvrir avec l’épaule opposée. Pour une fois, être blessée m’aura été utile.

*  *  *

Full fat au restaurant : après des beignets de saumon (soit des beignets d’un poisson déjà gras, étrange crossover entre le fish and chips et les tempura de crevettes), je prends un beignet de banane qui me fait plaisir bien au-delà de son goût — un morceau d’enfance gustativement oublié : les repas au restaurant chinois avec ma mère ou mon père, où je prenais invariablement du canard ou du poulet sauce aigre-douce à l’ananas. Le boyfriend a moins de chance ; sa bière ne lui apporte qu’une migraine. Il va s’étendre en attendant que ça passe, et au bout d’un quart d’heure, il faut se rendre à l’évidence : sa nuit a déjà commencé.

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Mardi 7 novembre

Cours en autonomie avec un pianiste accompagnateur adorable : c’est l’occasion de passer en revue tous mes exercices pour le cours du lendemain, pour ajuster carrures, tempi et comptes — sachant qu’ajuster est un euphémisme. Je suis soulagée d’avoir pu faire ce travail en amont ; ça aurait été quelque peu catastrophique in situ.

Les attendus de la commande musicale n’ont vraiment rien à voir en danse classique et contemporaine. En classique, il faut que ce soit carré ; si on demande à l’examen trois phrases de huit comptes plutôt que quatre, on a intérêt à avoir une sacrée bonne raison pour l’argumenter lors de l’entretien avec le jury. En contemporain, c’est l’inverse : on attend des étudiants qu’ils ne se reposent pas toujours sur des comptes de huit, et aient l’audace de compter en cinq, sept ou dix, voire mélangent les comptes à l’intérieur d’un même exercice (bon courage). Je suis bien contente d’être en classique sur ce coup-là ; devoir rester en deux, quatre ou six comptes de huit n’est pas cher payé.

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Mercredi 8 novembre

N. aide une enfant à faire son chignon — avec les pinces du chignon de mariée de sa mère. C’est quelque chose. Il y en a cinquante. (Combien de temps faudra-t-il pour dilapider cet héritage familial dans les doublures de vêtements, les coussins du canapé et les rainures du parquet ?)

C’est mon premier cours de danse classique donné à des enfants, et je donne un cours que je n’aimerais pas prendre : ça flotte dans les transitions (ma capacité à compter le ternaire est telle que je peux terminer la même phrase chorégraphique en quatre ou huit temps sans sourciller) et surtout ça ne danse pas. Les élèves sont maintenus dans un espace rigide, et je me sens corsetée par le thème que l’on m’a donné : le pivot, c’est parfait pour les tours, mais à l’échelle du cours, cela fait beaucoup de changements de direction qui plongent dans une concentration très cérébrale, bien peu goûteuse en termes sensibles. Dans des niveaux plus avancés, je rajouterais des pas de valse et de bourrée à tout va pour prendre davantage l’espace, mais pour des enfants qui en sont à leur troisième année de danse classique, ces pas de liaison constituent des difficultés supplémentaires davantage que des respirations. (La formatrice me soufflera : des courses. Il faut les faire courir dans l’espace au début de l’exercice pour pour changer de côté.)

Le cours ne se passe pas mal pour autant ; les enfants sont de bonne composition et essayent tout ce que je leur propose. Mais c’est presque pire : je vois dans leurs yeux qu’eux pas plus que moi n’y prennent vraiment plaisir, et c’est pour moi un cours raté, même s’ils ont appris des choses. Est-ce donc cela qu’entendait la formatrice du stage d’initiation en qualifiant ma relation pédagogique de « très empathique » à l’égard des élèves ?

À la fin du cours, j’échange quelques mots avec le pianiste qui a essuyé tous mes flottements musicaux. « Arrête de t’excuser, » m’enjoint-il au troisième ou quatrième désolée de ma part. « On est tous là pour apprendre ».

La formatrice m’explique que je ne dois pas chercher à copier N. Elle, a reçu un enseignement académique (elle ne dit pas professionnel ou de haut niveau, juste : académique), elle sait, elle peut faire ça, carré, ça lui convient. Pas à moi. Je ne dois pas chercher à la copier — à faire du mauvais Opéra de Paris, avait dit Wayne Byars à la cantonade un jour férié que des petits rats avaient fleuri au milieu des amateurs, instantanément rigidifiés sous l’effet du mimétisme et de l’admiration. Je dois rester davantage dans les dynamiques, que je perds à décomposer le mouvement (et les visages). Aussi pertinent cela me semble, j’ai du mal à voir comment je vais pouvoir m’y prendre. J’ai énormément appris avec ma binôme classique, mais pour le coup, je regretterais presque de ne pas être dans la promotion suivante où les étudiantes, plus nombreuses, ont des profils plus variés (et des niveaux moins impressionnants).

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Rendez-vous avec le rhumatologue. Je suis un peu surprise qu’il ne regarde pas les images de l’IRM, seulement le compte-rendu — mais après tout, c’était le travail de la radiologue. Une opération lui semble tout à fait injustifiée, et une infiltration tout indiquée. Comme souvent avec les médecins, je dois lui extorquer les informations à coups de questions en rafale (est-ce que l’infiltration fait mal ? où est-ce que ça se fait ? est-ce que je peux re-danser après ? combien de temps après ? y a-t-il des mouvements contre-indiqués ou au contraire à privilégier ? si jamais l’infiltration ne donne pas les effets escomptés, quelle est la marche à suivre ? est-ce que je reviens le voir ?). Le soir, quand ma mère me demande ce qu’il a dit pour les disques abîmés et l’arthrose, je me rends compte que j’ai complètement oublié d’aborder le sujet et qu’il ne l’a pas soulevé en regardant les radios. Pour le topo complet et la dimension préventive, on repassera.

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Je suis à la barre à la cheminée avant après dîner pour préparer puis noter au Bic bleu illisible les exercices du lendemain matin. Ce qu’il reste de soirée, je la passe avec le boyfriend devant la première heure de Brazil.

— How are the twins?
— Triplets.
— My, how time flies!

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Jeudi 9 novembre

Je donne un cours (de danse classique aux contemporains). 1h15.
Je suis des cours (d’analyse du mouvement). 4h30.
Je prends un cours (de danse classique). 1h45.
À la fin, je suis : à court d’énergie. Gloire aux électrodes du kiné.

Le cours de la fin de journée est donné par H., une ancienne étudiante diplômée au printemps dernier. Les pliés sont traversés par les bras du Lac des cygnes, l’adage est plein de torsions où donner du dos : j’adore — et danse probablement un peu plus que je ne devrais.

À la barre, pour indiquer le tempo et la dynamique au pianiste, H. chantonne un air de Disney. Amusée, je n’arrive plus me concentrer pleinement sur la mémorisation l’exercice ; je cherche à retrouver les paroles : prince Ali, oui c’est bien lui, Ali Ababa… à genoux, prosternez-vous ? profèrent les fous ? pour ?… pas de panique, on se calme, criez prince Ali… Autour de moi, personne n’a reconnu la musique ou personne ne s’en amuse. La première option est probable si on considère l’âge des élèves et la date de sortie d’Aladdin (Wikipédia suggère que j’avais 4 ans). Mais je n’étais pas née non plus lorsque Bizet a composé l’Arlésienne, que chantonne H. pour un autre exercice. La plus sûre conclusion serait de s’en tenir à des goûts musicaux partagés.

Dans la catégorie « cela fait 25 ans que je fais un pas de base de traviole », je pioche aujourd’hui le dégagé derrière. Je brossais avec tout le pied, jusqu’à ce que le talon s’élève et laisse le gros orteil seul au sol, au lieu de pivoter en premier les orteils avec une flexion dans la cheville. À part ça, je me dirige vers l’enseignement de la danse classique.

Avec le double de danseurs, le studio est saturé : de sueur étouffante, de membres qui obstruent l’espace, de bavardages qui ne laissent pas de place au silence quand la musique s’arrête. Le brouhaha visuel me rappelle les cours open du Marais. Je retrouve aussi un horaire auquel mon corps est habitué : contrairement à N., qui a suivi un cursus professionnel où l’on est à la barre dès le matin, j’ai toujours dansé le soir après les cours ou le travail. Depuis le début de la formation, mon corps est à la peine lors de nos entraînements matinaux — tandis qu’il est plus délié lorsque je commence à fatiguer en fin de journée. La volonté et l’attention vacillent, mais l’effort a alors cette vertu paradoxale de me dé-fatiguer.

Je me capte de loin dans le miroir, short large qui s’évase comme une minijupe trapèze, cheveux courts ébouriffés par un bandeau à picots comme les danseurs qui ont les cheveux trop longs (dixit N.) : je ne ressemble plus à grand-chose, j’aime bien. La décontraction des classiques-turned-contempo est encore loin, mais j’ai tombé le chignon. Souvenir de cette femme à Paris qui prenait le cours en grandes chaussettes et faisait prendre l’air à ses cheveux courts dans des déplacements plus grands qu’elle. Il n’y avait pas de maladresse dans sa danse approximative — plutôt d’autres maîtrises ou ambitions. Seule solution pour ne pas être moins bien que : être ailleurs. Je suis quelque part, à la barre, entre notre ancienne camarade qui donne cours et ces lycéennes fringantes qui me renvoient l’image d’une ancienne moi, à l’époque du conservatoire, en collants blancs, chignon laqué et appétit pour la grande technique. C’est loin, c’est tendre. Je me suis déplacée depuis.

Avec Melendili, plus tard, on parle de ça, d’être entre et à la fois. Ni nouvel arrivant dans le monde du travail ni parent, à cheval de ces deux mondes. À une pendaison de crémaillère qui se dédouble pour cause de place, elle est invitée deux fois : à la soirée des célibataires les plus jeunes et au goûter dominical des darons (qui pour certains regrettent la soirée — prévenus en avance, ils auraient pu s’arranger). On ne sait pas où la mettre — un bel objet sans place définie, dont on se demande s’il sera davantage en valeur sur le manteau de la cheminée ou le devant de la bibliothèque. Je ne sais pour ma part pas toujours sur quel pied danser : j’oublie assez souvent les dix ou quinze ans de décalage qui me séparent de mes camarades pour qu’ils ressurgissent à l’improviste sous forme de fossé creusé de nulle part, tandis que je reste à distance constante des trois quatre personnes de mon âge qui, non seulement n’ont pas démissionné de leur emploi pour suivre cette formation, mais ont pour deux d’entre elles des enfants en bas âge.

Melendili est moi serions des ni ni et des à la fois. Ni étudiante ni adulte-qui-coche-les-cases. Ni les soirées en semaine ni les goûters où un nouveau-né prend le sien au sein. Mais un peu de tout ça à la fois, à notre corps défendant parfois. Melendili échappe peut-être encore davantage aux cases que moi, qui suis casée (même si, en couple, j’habite seule — est-ce que je souligne cette défausse pour me sentir plus proche d’elle ?) : pas tant parce qu’elle est célibataire, que parce qu’elle ne cherche pas à faire couple. Une autre amie, un cran au-dessus, a pris la décision de ne jamais se mettre en couple. On parle d’enfants aussi, de ceux qu’on ne veut pas, qu’on ne sait pas si on veut, qu’on se fait à l’idée de ne pas avoir, ou qu’on fait avoir à d’autres (cette histoire de parentalité homosexuelle me semble bizarrement plus attendrissante que toutes les annonces de naissance qui arrivent de moins en moins comme des surprises). On parle, on parle, en haut-parleur, deux heures durant, le téléphone posé sur la bibliothèque basse à côté du canapé, un plaid sur les genoux, c’est doux.

Le boyfriend est reparti. Je m’endors plus difficilement sans avoir sur moi la trace de sa chaleur et de son odeur, l’apaisement de sa présence.

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Vendredi 10 novembre

Il est question de spirale à un moment du cours de danse — « comme un pot de confiture » précise le professeur en mimant l’ouverture du couvercle. C’est le même professeur qui demandait d’avancer la tête comme si on essayait de croquer un cookie devant soi. My kind of teacher. 

Il persiste cependant à appeler Célestine une danseuse qui ne s’appelle pas du tout Célestine. Elle le corrige avec le sourire, il se corrige de même, puis en pleine diagonale : « Bien, Célestine ! » Les trois danseuses sont gagnées par un fou rire peu compatible avec l’exercice de saut demandé ; les visages se fendent au-dessus des corps qui tentent de conserver le gainage requis, que leur dispute le hoquet du rire.

Les première année se sont réfugiés dans un vestiaire pour déjeuner : pour un peu, l’absence de chauffage et d’isolation de la salle dédiée rendraient superflu le frigo. La force d’inertie prend le relai de la force d’attraction des micro-ondes, et je m’attarde dans le froid avec quelques autres. On se montre des photos de nos chats comme d’autres se montrent des photos de leurs enfants (j’ai annexé le chat du boyfriend). My kind of gagaterie.

Le CHU de Roubaix m’a rappelée pour me donner un rendez-vous dans cinq jours. J’ai l’impression d’avoir gagné un billet coupe-file à la loterie.

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Samedi 11 novembre

Il fait un temps à aller se promener en forêt, même si, en forêt, je regrette de ne pas être si bien équipée que cette famille en bottes bleues et roses. Je suis partie baskets au fusil, oubliant tout des précipitations record des derniers temps. Tu n’as pas entendu parler des inondations ? s’étonne le boyfriend en visio quand je lui raconte le soir venu ma promenade boueuse. Si, si, il faisait si beau que je n’y ai plus pensé.

D’un bond de tram, je troque le bourbier forestier contre les chemins secs du parc Barbieux. Couleurs et lumière d’automne y sont splendides.

(Je profite du soleil pour un shooting souvenir de mon scalp capillaire,  avant de glisser la mèche de cheveux dans une enveloppe pour Solid’hair.)

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Dimanche 12 novembre

Improvisation de poivrons sautés, sauce épicée et cacahuètes.

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Lundi 13 novembre

En danse classique, les garçons ont des techniques giratoires et saltatoires qui leur sont propres, en pendant des pointes pour les filles. Apprendre à l’enseigner est une très bonne idée. Seulement, enseigner ce qu’on n’a pas soi-même appris n’est pas commode. Ça l’est encore moins quand on n’a pas le corps en état pour l’expérimenter. Et quand je m’emmêle les pinceaux avec la musique, c’est le pompon : blocage en travers de la gorge. Je chevrote.

N. donne un cours particulier à une camarade contemporaine qui souhaite se préparer aux auditions. Il faut voir l’air incrédule de celle-ci quand, épiphanie, elle découvre des sensations qu’elle n’a jamais perçu dans des mouvements aussi simples (et complexes) qu’un port de bras en première ou seconde position (eh oui, la structure vient de rotations inverses !).

La journée est longue et me laisse abrutie. Le cours des garçons que l’on observe jusqu’à 20h30 est pourtant très chouette. Le plus jeune a de belles capacités encore inexploitées ; pour l’heure, il se contente d’être adorable et se pince les lèvres  de concentration. Par un encouragement ou une correction, on apprend son nom, Teddy, et c’en est trop pour le petit cœur attendri de N. : « Et en plus, il s’appelle nounours ! » (En réalité, pas du tout, c’est pour cela que je m’autorise à l’écrire.)

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Mardi 14 novembre

C’est le retour de l’eau qui monte dans les rêves, les émotions qui débordent, des valises à faire avec trop de vêtements à rouler dedans.

Cours en visio d’un prof boomer, ça coince. Quand je raconte l’épisode au boyfriend dans notre visio du soir, il a comme toujours une lecture sensible et sensée de la situation : ce professeur en sciences de l’éducation n’est pas pédagogue, voilà tout, voilà l’ironie.