Journal d’octobre 1/2

Dimanche 1er octobre

Cacio, miel et marmelade de cédrat, comme en Calabre.

C’est une après-midi à ne pas sortir ailleurs que sur la terrasse, à prendre le soleil encore plus qu’à bouquiner (Le Coût de la vie pour moi, un gros Katherine Pancol pour Mum, ravie de son achat à 2€). Il fait 25 degrés, je marque un adage pied nu sur les dalles. Les abeilles et les papillons orange butinent les fleurs du lierre ou de la vigne vierge, on ne sait pas trop et on ne cherche pas la réponse. De retour à l’intérieur, sur le canapé, on discute, on apprend le trajet du nerf crural et on élabore un plan d’attaque médical.

Photo du risotto vert avec une boule de ricotta dessus

Risotto de sarrasin et départ de Mum. Je m’attelle à l’administratif pour éloigner le vague et n’en être pas submergée, fais ce qui est à faire pour ne plus avoir à y penser, pour ne pas penser à autre chose en rond non plus.

Passion bloguer la fin août alors que septembre est fini.

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Lundi 2 octobre

Le chemin me paraît long jusqu’aux studios de danse. Je monte les escaliers en crabe.

La formatrice s’est manifestement délectée de l’écriture de ma synthèse, indépendamment même de son contenu.
« Tu aimes écrire, non ? »
« On voit qu’on est en France ! » (Elle vient de Belgique.)
Et de me demander ce que j’ai fait avant cette formation. Je raconte à rebours mon travail, puis mes masters, mais ce sont mes premières études littéraires qu’elle voulait entendre. « Ah ! voilà. » s’exclame-t-elle satisfaite quand j’arrive aux classes prépa.

Assister à certains cours sans pouvoir danser ne sert pas à grand-chose, si ce n’est à m’éviter de négocier mes absences. J’admets l’absurdité de la chose en descendant les grands escaliers en métal, à rejouer la bonne élève que j’étais à 20 ans. À 12 ans plutôt, me corrige N. Touché coulé. Je n’ai juste pas l’énergie mentale pour ça, contre ça.

Dessiner les cases devant les items de sa to do list, c’est déjà anticiper le plaisir de les cocher. Plutôt efficace.

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Mardi 3 octobre

En première année, on avait assisté un peu tétanisées aux éclats d’une formatrice qui semblait extra avec les tout-petits, un peu moins avec les troisième année qu’elle encadrait. Des soucis de santé font qu’elle n’est pas revenue pour notre deuxième année : tant pis, tant mieux, une expérience en moins, le soulagement en plus. Cette année, elle est revenue, retraitée, mais surtout métamorphosée, à faire vœu devant nous de changement, d’audace, à parler d’elle comme d’une élève à la troisième personne, à nous encourager à avoir un cœur tranquille, même si la temporalité minutée des cours et les échéances d’évaluation ne s’y prêtent pas. Je comprends mieux, au prisme de ses mots et de son hypersensibilité déclarée, ses éclats passés. Aujourd’hui, elle n’est plus si ci ou ça, juste entière.

Avec elle, je comprends mieux ce qui est attendu de nous avec des enfants si petits que la danse se confond avec des exercices de motricité — juste plus ludiques et artistiques, on espère. On cesse de chercher tous azimuts mille activités à proposer ; on part plutôt de ce que chacune propose et on raffine : on élague ce qui pourrait être en trop, ou peu sûr, on épure, on concentre, on précise — les comptes, les intentions, les transitions, comment ça commence et ça finit, comment ça pourrait s’ouvrir, dans l’espace avec des trajets libres comme des gribouillis, dans la consigne et par quels mots, quelles démonstrations, comment ça peut vriller ou rebondir. Je vois les propositions initiales non pas être remplacées par d’autres exercices plus ou moins similaires, mais améliorées petit à petit, d’une manière que l’on peut suivre.

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En autonomie dans un studio, on marque pour chorégraphier, mais je me laisse emporter par le mouvement. Tout à la joie de danser, j’esquisse quelques pas de claquettes lombairement osés. Ça fait un tel bien ! Les filles me rappellent à la raison : A. ! Tu es bles-sée. C’est d’autant plus tendre et indigné qu’elles ne s’appliqueraient pas à elles-mêmes le même soin, nous le savons toutes. Une histoire d’hôpital, de charité et de cordonniers qui se vérifie avec M., épuisée, que j’encourage à se reposer. Moi qui ai l’embrassade maladroite, j’ouvre spontanément les bras pour récupérer son désarroi. Elle pleure un peu contre moi, et c’est tout ce que je peux faire, avec mon hoodie en cachemire prêté comme oreiller et un morceau de gingembre pour tenter de la requinquer après la sieste. Le verdict tombera les jours suivants : dépression, burn-out.

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Mon ostéo-psy m’a adressée au médecin qui lui fait de la mésothérapie en tant que danseuse hypercourageuse qui fait des lumbagos hyperalgiques +++. Elle voudrait voir l’intérieur avec une IRM. Je tends la carte au vieux monsieur ; nous sommes d’accord même s’il ne le formule pas ainsi, c’est du pur Jocelyne, dans l’hyperbole. Il est dur d’oreille et brouillon dans ses gestes, écrase la radio avec son coude. Dans les temps morts où il tape mes coordonnées, son cabinet m’apparaît de bric médical et de broc brocante. Il ne dit rien concernant une éventuelle IRM, me vante ses piqûres de mésothérapie. Je ne le sens pas, mais me persuade que je n’ai pas fait le (long) déplacement pour rien, accepte et le regrette presque aussitôt. La seringue a beau être très fine et courte, c’est comme si on m’attaquait. Je crise de larme au même endroit où avait appuyé le généraliste ostéo. Au temps pour la danseuse hypercourageuse ; bête blessée ou enfant apeurée, je veux juste fuir au plus vite, empoche la feuille de soins et sa dépense inutile.

Le soir venu, depuis sa fenêtre de visio, le boyfriend prend le temps de m’apaiser. Le dos, c’est particulier ; on ne peut pas suivre les gestes du médecin et ça implique de faire confiance. Je repense aux prises de sang, à mon besoin de surveiller le corps qui est rentré dans le mien, le sang qui en sort. Le fiasco du jour n’a peut-être pas grand-chose à voir avec la peur des aiguilles ; je n’aime pas ça, mais ça ne m’a jamais fait paniquer. Non, ce médecin ne m’inspirait pas confiance et ne me suis pas fait assez confiance pour le reconnaître.

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Mercredi 4 octobre

Dans le hall du conservatoire, le vigile me demande si j’attends mon enfant : ça y est, je fais mon âge.

Les enfants que nous sommes venues observer sont hyper concentrés. Leur enseignante est douce, et ça change tout, quand bien même on ne serait pas d’accord avec tout — comme mettre les pointes pendant 40 minutes à la barre avec très peu d’exercices dédiés pour habituer à la sensation nouvelles des chaussons, sans leur avoir au préalable appris à les casser (c’est-à-dire les assouplir à la main ou par toute autre méthode impliquant une torture du chausson plutôt que de soi).

Dans le métro, une jeune fille porte ce T-shirt formidable : You read my T-shirt, that’s enough social interaction for one day. Cette proclamation d’introversion est si réussie, si relatable, que je dois presque me retenir d’engager la conversation.

Lorsque je mentionne au kiné l’arthrose qui arrondit mes vertèbres en becs de perroquet, il me répond en faire un élevage. Il a arrêté de faire des radios, à chaque fois on lui trouve quelque chose de nouveau. Les électrodes qu’il me pose dans le dos sous une immense bouillotte doivent stimuler la production d’endorphines et détendre les muscles. Vingt minutes plus tard, j’ai l’impression de m’être enfilé une tablette de chocolat et deux orgasmes. D’ailleurs, je m’enfile deux orgasmes le soir venu, quand l’effet s’estompe et le manque commence à se faire sentir.

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Jeudi 5 octobre

N. donne le cours à nos camardes de première et deuxième année, et prend tout avec tant d’enthousiasme et d’auto-dérision (« on doit vous évaluer, mais ne vous inquiétez pas, on vous écrira des lettres d’amour ») que l’ambiance est folle. C’est ça que je veux.

(Légère envie d’étriper l’intervenante qui, après avoir parlé et chanté près de nous pendant tout le cours, reconnaît qu’elle se sent malade depuis un moment déjà, sans savoir ce qu’elle a.)

Et encore un cours à regarder sans danser.

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Vendredi 6 octobre

Jeans comme un pantalon cigarette, écharpe et surtout lunettes aux épaisses montures noires : le professeur de danse classique que nous avons en ce début d’octobre a des airs de Woody Allen — en infiniment plus sympathique, même si je suis biaisée quand j’entends des cours en anglais (fussent-ils avec l’accent américain). L’accent anglophone qui englobe et déforme les termes français suffit à me faire sentir bien ; je retrouve le plaisir de mes débuts avec une adorable professeur anglaise, qui prononçait les fondus « faaeeoondu » de sorte que pendant des années je n’ai jamais été bien sûre que les fondus ne soient pas des fendus. Woody Allen, lui, appelle pas de basque les pas de valse, parce que pourquoi pas, et il a une manière bien à lui de compter les pas, en deux plutôt qu’en huit : and one, and two, and one, and two, and one, and one, and one, and one ; si bien qu’il faut compter les and one sur ses doigts pour savoir qu’il y a quatre dégagés ou six ronds de jambe.

Réunion pour rencontrer le nouveau directeur de l’école : si seulement on pouvait passer en avance rapide le blabla corporate. Les traits d’humour  constituent le seul intérêt de cette rencontre, le seul indice d’une personnalité, qui de toute façon se défile sous la conformité.

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Samedi 7 octobre

Prochain rendez-vous chez le rhumatologue qu’on m’a conseillé : 4 janvier. Fin de la blague. Chez les autres praticiens de la région, c’est plutôt février, mars, voire juin. Je dégote un rendez-vous à Paris pendant les vacances de la Toussaint — un créneau isolé qui sent le désistement.

Je tente de préparer le premier cours que je dois donner jeudi. J’y passe un temps infini pour un nombre d’exercices ridicule. Rien ne tombe juste en musique pour les exercices que j’ai réfléchi en amont ; rien de satisfaisant ne vient à partir de musiques existantes. Je m’obstine, mais dois me rendre à l’évidence : il n’y aura pas de dégagés sur Sweet dreams are made of this, ni d’adage sur La Sicilienne de Fauré. La (non)-avancée me dépite, mais sentir à nouveau mon corps me réjouit ; je sue même entre les seins, voilà qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps.

Nous sommes le 7 octobre et je peux bouquiner dehors en T-shirt, finir Le Coût de la vie de Deborah Levy, prendre au camion à glaces une glace à l’italienne soi-disant au chocolat mais surtout à l’eau, faire trente minutes de promenade pour aller chercher un pain au seigle et au miel de châtaignier, moins riche en miel que par le passé. Brièvement allongée sur la pelouse du parc Barbieux sur le retour, je remarque la trace nuageuse d’une moto dans le ciel.

La recette des gnocchis rôtis à la OwiOwi est ici.

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Dimanche 8 octobre

Il y a du thé réchauffé de la veille et de la marmelade de gingembre sur de la tradition grillée. Puis une synthèse pas synthétique — analytique, plutôt, mais quoiqu’il en soit terminée.

J’attaque la création du tout premier cours que je vais devoir donner jeudi.  Je refais des dizaines de fois les mêmes pas en essayant des découpages différents, des musiques différentes, des tempi différents. Me tient lieu de barre tantôt la rambarde du balcon (en esquivant la crotte de pigeon ramier), tantôt le manteau de la cheminée. Je cinquième sur dalle et parquet, bientôt trempée.

Il fait beau. Je ne regarderai pas Le Lac des cygnes de Preljocaj à la TV comme je l’avais prévu par temps nuageux annoncé. Je ne fais pas non plus réchauffer ma part de tarte épinards-roquefort. C’est très bon froid, jouissif à manger rapidement pour rappeler C. À un moment ça coupe : nous avons dépassé les deux heures de conversation téléphonique. Elle sur un banc à l’ombre vers Nation, moi à faire les cents pas dansés sur ma terrasse ensoleillée à Roubaix.

Sur WhatsApp, un bébé est né, un autre annoncé. Je laisse des petits cœurs traîner à défaut de savoir féliciter.

Je me saoule de vitamine D, d’amitié. Je lis Remèdes à la mélancolie, pas du tout mélancolique, au soleil. Même quand arrive la golden hour, c’est un suave mari magno un peu jouissif.

Quand les derniers rayons ont tourné le coin de la terrasse, quand j’en ai recueilli les derniers éblouissements en me collant au mur, je rentre m’épiler les pattes à la cire. Mon dos me le permet désormais. Je craignais déranger le nerf coincé ce faisant, mais la paresthésie s’avère utile, anesthésiant toujours ma cuisse gauche. Je ne sais pas si je serai à l’aise pour donner mon premier cours jeudi, mais au moins je serai à l’aise en short et collants.

J’en ai profité pour écouter un podcast envoyé par mon amie M. : il y a des gens qui écoutent des podcasts quand ils cuisinent ; moi, c’est quand je m’épile les jambes. J’en écoute moins souvent, du coup. Je trouve toujours ça trop long ; même en n’y prêtant qu’une oreille, impossible d’écou(r)ter en diagonale.

J’ai l’embarras du choix sur quel plat réchauffer pour le dîner.

Je suis heureuse. Mieux que ça : je suis gaie.

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Lundi 9 octobre

Assise pour regarder le cours que je ne peux pas prendre, je suis rejointe par une étudiante qui s’est blessée à l’orteil vendredi soir — elle était prête à danser, mais sa camarade kiné craint l’entorse et lui intime le repos (c’est pratique d’avoir une kiné dans sa promo). Un peu plus tard dans le cours, une autre étudiante ne se sent pas bien et nous rejoint sur le ban de touche contre le miroir. Il n’en restera plus qu’une, murmure à notre attention une fille encore à la barre. On rit, c’est exactement ça. Octobre.

La réaction du professeur Woody Allenesque est adorable. Au lieu de déplorer notre inaptitude, il apprécie notre présence : nous sommes courageuses d’être là. En réalité un peu plus obligées que courageuses, mais on ne le lui dit pas. Frigorifiées d’être là, aussi, assises sans bouger. Je dansote sur ma chaise, regrettant la courte jupe en soie choisie dans un accès de j’en ai assez de m’habiller comme un sac. Résultat, je ressemble encore plus à rien, avec un pantacourt glissé sous la jupe. Les dégaines qu’on se paye chez les danseuses…

Chez le kiné : des électrodes à nouveau, sur des vertèbres un peu plus hautes, et une manip’ pour tenter de débloquer le nerf crural. Ça détend sur le moment, mais ne change rien.

Rédaction d’une synthèse bien peu synthétique : j’ai d’autant moins de scrupules que l’enseignante goûtait manifestement mon écrit — c’est mal, je m’écoute un peu écrire, il faudra faire des coupes à la relecture.

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Mardi 10 octobre

Le cours de pédagogie éveil-initiation qui m’a accompagnée au coucher et assaillie au réveil lundi matin se passe surprenamment bien. La proposition m’échappe et ne pars pas là où je comptais l’emmener, poursuivie par la formatrice dans une autre direction. Je ne sers plus à rien tandis qu’elle déroule en thème principal ce qui n’était que transition anecdotique pour moi, mais quelque part ça m’arrange bien.

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Nous découvrons que la conférence en sciences de l’éducation à laquelle nous devons assister se passe en visio. La connexion est moyenne, le monsieur est lent, dans son élocution ou ses idées je ne sais, déjà exaspérée par les trois heures qui s’annoncent très longues. En voyant notre tablée exclusivement féminine, il commence par quelques remarques sur le genre dans les métiers de l’enseignement, et c’est tellement convenu que je fonce dans le tas en allant directement au bout du raisonnement : oui, les postes haut placés de l’enseignement supérieur sont brigués par les hommes pour le prestige et le pouvoir quand les petites classes sont laissées aux femmes, au care qui serait de leur ressort, la féminisation de ces professions allant de paire avec des salaires peu élevés. On le sait, merci bien (ça, je ne le dis pas). J’ignore si ça lui coupe l’herbe sous le pied ou si mon ton me trahit, mais on passe à la suite, au cours en lui-même, plein d’un blabla universitaire pour lequel je n’ai plus aucune patience.

Au lieu de plonger dans un état végétatif-méditatif par lequel m’absenter en présentant les dehors d’une élève polie, j’extériorise dans la contradiction et la provoc’ intellectuelle. Je me sens agressive. Fatiguée de prétendre. La théorie, je ne suis pas contre, j’en ai beaucoup fait, j’étais en spé philo en prépa, après tout, mais je ne vois pas à quoi ça nous avance en l’occurence. La théorie et la pratique ne sont pas en opposition  binaire, théorise-t-il encore : la théorie, c’est la pratique mise en mots. J’entends. Sauf que là, nous ne sommes pas en train de mettre en mots une pratique pédagogique propre à la danse (ce que nous faisons en studio avec nos formateurs), nous sommes dans une salle de réunion où nous mettons en mot le fait de mettre en mot, et il y a un moment où la métacognition, comme il dit, attend un degré de méta qui me passe au-dessus du chignon.

Dans le métro pour aller prendre mon premier cours de posture depuis la cruralgie, la pièce tombe. L’agressivité. Les prémices de mes règles hier soir. J’ai cru à l’absence de SPM parce que j’ai été d’humeur particulièrement joyeuse ces derniers jours — je m’en réjouissais. C’était sans compter que ce mois-ci la déprime la cède à la colère. C’est moins désagréable, à tout prendre. Mais rien à faire, depuis quelque chose comme un an que je ne prends plus la pilule, je suis encore surprise par ce que produisent les variations hormonales.

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Mercredi 11 octobre

Conférence sur les statuts juridiques dans le monde de la danse. Me voilà initiée au fonctionnement général de l’intermittence, qui n’est pas un statut comme je le pensais, mais un régime d’assurance-chômage auquel les artistes et techniciens peuvent prétendre s’ils effectuent un nombre d’heures suffisant (en CDD). On arrive un peu tard sur les statuts qui concernent plus particulièrement l’enseignement. Stupeur de découvrir qu’on n’est pas censé être à la fois en auto-entrepreneur et en CDD, sachant que les écoles de danse imposent leurs modalités et qu’il faut souvent jongler entre plusieurs pour avoir un nombre d’heures qui permette de payer son loyer. Une camarade est déjà dans cette situation. Heureusement, c’est la structure qui encourt le plus de risque, pas l’employée.

L’intervenante nous demande en début de séance de choisir une carte pour se présenter et dire l’avenir que l’on souhaite dans la danse. Plein de belles illustrations sont étalées sur la table, mais je suis attirée plus spécifiquement par celle-ci :

Un oiseau est posé au premier plan d'une fenêtre gothique aux découpes ouvragées. Derrière, on voit les buildings d'une ville moderne voire futuriste… mais la tête en bas, les gratte-ciels qui grattent vers le bas.

Elle me rappelle les albums poétiques et muets de Shaun Tan. J’aime qu’on ne se rende pas tout de suite compte de ce subtil renversement entre gratte-ciel et terre (j’en oublie même l’évidence de la métaphore reliée à la danse classique, la fenêtre ouvragée dans une esthétique ancienne qui ouvre sur un monde moderne reconfiguré).

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Observation d’enfants de 10 ans en troisième année de danse classique. Comment vais-je retenir tous les prénoms ? Ils débutent les tours, et pour un premier essai, c’est plutôt impressionnant. Je suis sciée aussi par un grand plié au milieu : une seule élève met les mains à terre, et semble s’en excuser, alors que je me serais plutôt attendue à la proportion inverse (une seule élève qui ne met pas les mains au sol). Au milieu des gestes qui restent majoritairement brouillons émergent quelques musculatures dessinées — et des ventres d’enfant, je vous rassure. C’est un chouette groupe : tous ne sont pas doués, loin de là, mais ils sont volontaires et aiguisés.

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Je passe la fin de l’après-midi sur la préparation de mon cours du lendemain. Il manque des exercices, et des comptes identifiables pour ceux que j’ai déjà réglés. La chorégraphie de l’adage me prend du temps, mais je suis contente, je finis par avoir un adage chorégraphié — une danse plus qu’un exercice.

Je ne sais pas combien d’heures j’aurai mis pour créer cette unique heure de cours (six ou sept, à la louche), mais le tâtonnement ne me déplaît pas. C’est du travail, sans pour autant être laborieux. Les mollets réclament quand même un massage au baume du Tigre devant la série du soir (En thérapie, toujours).

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Jeudi 12 octobre

Premier cours de danse classique donné ! Je n’ai pas trop su quoi faire de moi, où me placer dans l’espace, comment prendre la place du professeur (s’il revenait et me voyait faire ? ah mince, c’est moi). J’ai distribué les corrections au petit bonheur la chance, en essayant de voir, d’aider. Il y a quelque chose d’étonnant à découvrir des exercices élaborés à grand renfort de courbatures aux mollets prendre corps dans d’autres corps que le mien, presque au débotté, sans passer par la répétition lente des chorégraphies.

Parfois je ne vois rien, parfois trop et parfois un mouvement surgit : wow, de magnifiques battements flex en cinquième hyper croisés (pour travailler les adducteurs) ou des grands jetés avec un ballon de folie. Je découvre que j’adore ça, m’émerveiller de ce qui se fait et renvoyer la conscience de l’émerveillement qu’ils peuvent susciter (probablement ce que j’ai appris de plus important dans les cours de F. Lazzarelli au centre de danse du Marais).

Quelques danseurs jouent le jeu et font l’effort de prendre le cours, mais ne peuvent masquer qu’il leur en coûte, vraiment le classique, ils n’aiment pas du tout — et c’est ok, certains cours de contemporains me font le même effet. Je me raccroche à ceux qui ont l’air d’y prendre un peu de plaisir, et notamment à cette fille qui a toujours l’air d’avoir la patate. Quand on s’est demandé avec N. comment se répartir les deux promos, j’ai fait en sorte d’avoir le groupe où elle se trouverait, elle, pour trouver du courage en croisant son visage enthousiaste. Joie complète quand, à la pause déjeuner, elle me fait comprendre qu’elle a apprécié le cours, on sent que c’est mature, qu’il y a matière à danser.

C’est encore brouillon, évidemment. J’ai du mal à verbaliser ce que je cherche, laisse souvent tomber mes phrases avant la fin, et retourne au corps pour échapper à la parole — ou comment ne pas échapper à la ceinture lombaire. En refroidissant, je me suis mise à bouger avec de plus en plus de précaution. Heureusement, j’avais kiné en fin de journée. Dix minutes de plus et je m’endormais sur sa table, sous le massage des électrodes et de la bouillotte géante.

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Vendredi 13 octobre

À la sortie des cours, je file chez le nouveau médecin que j’ai choisi un peu au hasard, jeune et disponible — des rendez-vous tous les quarts d’heure sur Doctolib. Il a l’œil vif au-dessus du masque, les muscles tranquilles sous la blouse, me laisse parler trop vite pour exposer l’affaire, et répond calmement. Demande le nom de mon ancien généraliste. Confirme qu’il faut des examens complémentaires. Me rassure sur le fait que ça se traite souvent par infiltrations, que les opérations ne sont pas systématiques et même rares. Quand je lui rapporte les paroles de l’interne, il objecte que je suis musclée ; il ne voit pas comment je pourrais me muscler davantage le dos. Il suffisait donc que je sois examinée pour que mes muscles réapparaissent.

Je repars de là avec une prescription pour une IRM et un nouveau médecin traitant — sur rendez-vous, ponctuel, qui s’occupe des télétransmissions à la mutuelle, le pied. Comme j’ai filé chez le médecin à la sortie des cours, je file à la gare à la sortie du médecin. Trois heures plus tard, je suis à Montrouge, un peu hagarde.

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Samedi 14 octobre

Rattrapage d’anniversaire du boyfriend, qui rêvait de langoustines. Elles arrivent présentées en danseuse d’après l’intéressé : en meneuses de revue cambrées les pinces plantées dans la queue. Sur la photo que j’ai prise, c’est lui que je regarde invariablement regarder la langoustine-témoin.

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Dimanche 15 octobre

Il commence à faire un peu frais pour rester dehors avec nos mises optimistes, L. et moi nous installons au soleil derrière la vitre du Prêt à manger avec nos gobelets de thé. Le réchauffement climatique est inquiétant, mais ne sera pas moindre si on se met à l’ombre ; autant profiter du soleil quand il n’est pas écrasant. L. a toujours ce pragmatisme réconfortant, même quand le ciel vient de lui tomber sur la tête. Les sujets sont durs, mais la conversation est douce. Douce comme ce soleil d’octobre. Le dernier scone au cheddar, victorieusement trouvé au M&S de la gare Montparnasse, sue un peu dans son sachet. Ces deux petites heures passent trop vite ; nous sommes habituées, L. et moi, aux conversations au long cours, sans butée.

J’enchaîne sur un goûter familial prévu pour rattraper tous les anniversaires passés dans les vacances des uns et des autres. Il y a tout le monde, du thé, du champagne je crois, du soleil, du cheesecake sur lit de Thé brun, des cadeaux qui s’échangent, des paroles en tous sens, le boyfriend qui nous rejoint. Lui sur le fauteuil crapaud, moi juste à côté en dessous, parfait pour gratter un discret massage dans le dos. En repartant, il remarque amusé que personne ne s’écoute vraiment dans ma famille ; les discussions se croisent, se coupent, renchérissent. Ah ? Je suis tellement habituée… De son côté, les dîners étaient des joutes oratoires bien cadrées, de ce que j’en ai compris ; c’est sûr que ça doit contraster. Et c’est vrai que quand le champagne commence à faire effet par chez nous… Ils n’ont pas besoin de boire pour ne pas s’écouter, remarque-t-il en souriant. Ça doit être notre héritage italien, la parole enjouée en pagaille…

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Lundi 16 octobre

Je peux à nouveau prendre la (première partie de la) barre (en dansant n’importe comment), youhou !

Répétition au théâtre de la fac pour un projet sur les musiques de La La Land. Je suis larguée, dans les chorégraphies comme dans le déroulé du spectacle. Heureusement, c’est l’occasion de retrouver M. Comme dimanche avec L., on s’assoit à l’intérieur mais au soleil avec une boisson chaude. Le chocolat chaud du distributeur a remplacé le thé, et les banquettes sont bleues plutôt que rouges, assorties aux cheveux de M., mais c’est doux, encore, l’amitié face aux baies vitrées.

Percée de lumière orangée sur les briques d'une maison de ville roubaisienne
Dernière percée de soleil sur le chemin du retour

Journal de mai 3/4

Lundi 15 mai

Nous sommes censées nous donner mutuellement cours pendant 1h30, à deux dans un studio vide. Nous passons une bonne heure à parler de choix et chemins de vie. N. rayonne quand elle parle de la place du scoutisme dans sa vie. J’aime pour cela l’entendre parler de flots, jaune, rouge, vert, de parole de feu, de père spi(rituel), tout une mythologie qui m’est étrangère. Je n’y comprends pas grand-chose, seulement qu’il s’agit d’étapes, d’introspection, d’accompagnement, de cheminement, et que ça la transporte et l’interroge. Au-delà des événements, du décorum, on sent qu’elle a trouvé une communauté qui l’aide à avancer. Elle rayonne quand elle en parle, et s’ouvre, se livre, de métaphore en anecdote, un diamant dans chaque caillou, et chaque caillou unique dans le gravier.

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Mardi 16 mai

La formatrice nous fait expérimenter un atelier de découverte de la danse classique. Pas de barre, pas de terme techniques de pas, mais une simple marche pieds parallèles dans l’espace, à laquelle s’ajoutent peu à peu des indications qui structurent le corps dans l’espace :

  • une posture érigée,
  • des bras tenus de sorte à ne jamais clore l’aisselle,
  • les surfaces internes des cuisses à tourner devant soi — l’en-dehors comme l’intime qui s’offre,
  • un déplacement qui se fait en croix, latéralement et d’avant en arrière — la première position au centre de cette croix,
  • des ports de bras qui s’articulent autour de leur propre croix, dont le centre est également en première position (double axe couronne-bras bas & première-seconde),
  • le tout à placer face à un public qu’on ne perd jamais longtemps du regard — cette contrainte superposée aux déplacements en croix fait naître les épaulements.

L’approche est intelligente. Elle éclaire Z., en tous cas, qui a pris ses premiers cours de danse classique l’année dernière, la cinquantaine déjà entamée. Faire ressortir des principes structurels avant d’entamer un apprentissage forcément un peu morcelé me semble une bonne piste pour faire débuter des adultes — les grands absents de cette formation, où la pédagogie est pensée uniquement pour les enfants.

La nuit courte n’aidant pas, j’ai du mal à maintenir mon attention lors de la conférence sur les missions des conservatoires. Le changement de politique explique certains décalages que j’avais perçus entre “mon époque” et aujourd’hui : à leur création, les conservatoires ont été pensés comme des succursales des écoles supérieures, des pépinières délocalisées pour repérer ceux qu’on formerait comme danseurs professionnels ; aujourd’hui, ils doivent remplir un service publique d’ouverture à l’art, indépendamment de ce que pourront devenir les élèves, pré-pro, amateurs éclairés ou spectateurs avertis. Je découvre avec surprise que les textes officiels préconisent des cours pour adultes débutants et des cours de composition chorégraphique pour les adultes aguerris ; je n’en ai jamais entendu parler en conservatoire.

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Mercredi 17 mai

Observation d’un cours de première année de danse classique. Au bout d’un moment, il faut se rendre à l’évidence : la prof est méchante. Elle est jeune, formée à l’idée que nous sommes au service des élèves et pas les élèves au service de la danse ou du nôtre, mais ses loulous s’en prennent plein la tronche. Pas d’invective directe ou de remarque sur le physique, c’est plus insidieux : jamais rien de positif qui soit souligné, des rappels constants de ce que cela fait des mois qu’ils travaillent tel ou tel exercice, des massacres, des ohlala, des prénoms qui fusent, suivis de temps de pause théâtraux où les élèves ont tout le temps de se raidir et de se demander ce qu’ils ont bien pu faire de si terrible ; tout semble fait pour leur faire sentir à quel point ils sont nuls.

Mon seul espoir est que cette attitude soit une réaction de stress, générée par notre présence, trois apprenties profs. Que par peur d’être jugée, l’enseignante adopte une posture autoritaire, dépréciant le travail de ses élèves pourtant hyper attentives et volontaires. Je fais semblant d’y croire, souris d’excuse et d’encouragement aux élèves dès qu’il y a eye-contact.

Cela finit de balayer mes scrupules à devenir professeur de danse. Ce n’est plus une question de niveau et de compétences, mais d’attitude : je veux prendre la place des gens comme ça pour les empêcher de nuire. Je voudrais montrer que l’on peut être exigeant sans être méchant ; prendre du plaisir dans la rigueur, dans une bonne ambiance ; se réjouir de ses progrès, si minces soient-ils. Et si je ne parviens pas à faire mieux qu’elle avec les élèves (ce qui est probable : on voit toujours moins de choses quand on doit mener le cours que lorsqu’on l’observe tranquillement), du moins ne les aurai-je pas dégoûtés de la danse classique.

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Dans le métro parisien, j’observe, je me laisse surprendre par ce que j’ignorais quand je l’empruntais quotidiennement, et que je ne remarque pas tant dans le métro lillois : l’extrême diversité des gens qui s’y croisent. J’ai l’impression de voir dans une rame l’échantillon des avatars les plus divers possibles qu’il serait possible de créer avec x formes de sourcils, nez, coupes, couleurs de cheveux et accessoirisation.

Toutes les combinaisons semblent permises, au-delà même de panoplies archétypales qui feraient tomber directement dans une case (la Parisienne du XVIe, le jeune cadre dynamique, l’ado gothique… ; en métropole lilloise : les bourgeois catho de Croix, les ados en jogging de Roubaix, les mères de famille voilées ou non, les jeunes femmes archi pimpées, cheveux gras ou laqués…).

En face-diagonale de moi, une jeune femme très belle, aux traits fins, métis je crois, joue les contrastes avec des baskets de sport blanches et un ensemble pantalon-chemisier noir, fluide, soyeux — élégant et synthétique, pourtant ; elle pianote sur son téléphone, une bague dorée à chaque pouce — sans vulgarité ostentatoire pourtant, tous bijoux assortis. J’aime qu’on ne puisse pas la classer, qu’elle ait du goût, le sien.

Dans la travée, debout, se tient une jeune femme autrement incaractérisable. Rien ne coïncide avec rien : son manteau en tissu, coupe et matière qu’on verrait bien portées par une jeune altermondialiste, a un motif bleu-noir trop discret pour cela ; il jure un peu sous son sac à main plus habillé, qui relève de la maroquinerie pour dame en caban et talons. On ne lui donne aucun âge : elle a la voix flûtée d’une enfant, mais des obligations à gérer au téléphone ; un front haut et large, que viennent distordre d’épais verres de lunettes, rendant le bas de son visage plus fluet (de faux airs de Cortex). Elle pourrait être une toute jeune femme qui fait plus que son âge, ou une femme dont l’âge aurait oublié de s’inscrire sur son visage et dans sa penderie. Je la voudrais musicienne, sans savoir pourquoi. Le sac noir, peut-être, un peu usé mais de coupe moderne : plus volumineux, il aurait pu devenir un étui à instrument.

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Jeudi 18 mai

Cette fois-ci, je parviens à me brancher sur l’énergie de la ville, sans qu’elle me décharge entièrement de la mienne et me fasse sentir en terrain de jeu rabâché. Je retrouve le Paris que j’aime, le Paris où je m’oriente facilement, où l’on se retrouve de même. Où il y a toujours quelque chose à observer, dont s’amuser. Une statue antique qui fait de l’exhibitionnisme sur le balcon d’un appartement privé. Des tag amoureux sur une fontaine. Un passant avec un tote bag Bonne gueule et qui la tire. Une pancarte sur les grilles du jardin du Luxembourg rappelant aux influenceurs, influenceuses, Français, Françaises des Instagram, que toutes les photos à visée commerciale sous soumises à approbation préalable du Sénat.

Une glace de la Fabrique givrée avec JoPrincesse, après-avant promener notre discussion dans tout le Luco, les chemins détournés, réumpruntés pour prolonger le plaisir de se retrouver. Elle s’arrête un instant pour prendre en photo des arbres majestueux ; je ne les avais pour ainsi dire par vus, parce que je ne fais que dire, justement. Le reste, les arbres, le monde dans les allées, devant les kiosques de boisson, sur les quelques bandes de pelouses autorisées (une densité telle que les gens ont l’air d’attendre le début d’un concert en plein air), tout ça, je le vois sans le voir, un brouhaha estival comme dans une brume de chaleur. Je parle trop, trop vite, l’enthousiasme, l’amitié me soulèvent, le soleil revenu, j’oublie souvent de me taire, de me caler sur le calme de mon amie — qui ne m’en tient pas rigueur. Sur un banc, côté ombre ou côté soleil, je ne sais plus où on en était entre les couleurs à prendre sur les joues et le coup à éviter sur le nez, elle me dit que ce calme date de son quatrième mois de grossesse, elle l’a senti, elle aussi, ça l’a inquiétait, qui elle devenait ? Les hormones sont passées, le calme est resté, ça fait du bien, en fait. Elle a mis à distance qui elle devait, a constaté son attache à qui elle voulait, et ne s’oublie plus dans sa nouvelle vie, sa nouvelle vie qui n’a pas changé et qui n’est plus la même de n’être plus la sienne seule. Il y a une autre vie arrimée à la sienne. Elle est, ils sont deux, trois, une : famille ; elle est aussi seule à me rejoindre, à conserver notre amitié rapprochée. Elle est belle, ses yeux clairs, brillants, de tout son calme dispensé.

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Vendredi 19 mai

Un banh mi mi-ombre mi-soleil, sur une table où l’on devine un échiquier, dans un renfoncement qu’on ne nommerait pas même square. Il fait beau en ville. Ça chauffe à l’arrière des lèvres.

Le boyfriend se dit qu’il pourrait venir se manger un banh mi plus souvent, il ne le fait pas s’il est seul. Ça a probablement moins à voir avec la solitude qu’avec la difficulté à marcher, qui vide la flânerie de sa substance. On ne flâne pas d’un point A à un point B. Pour moi, manger un sandwich seule en ville, aller seule au cinéma, faire seule n’importe quoi qui n’a pas à être fait, se vit comme un plaisir transgressif, une fugue qui n’inquiète personne, où je me conduis selon mon bon plaisir du moment, jolie lumière à droite, glace à bâbord, sans avoir à m’adapter à aucune autre personne ni convention horaire. C’est moi enfant, qui me dérobe à l’adulte que je suis devenue, tout en jouissant de ses prérogatives. Incartades insues.

Le boyfriend me fait découvrir le “vrai” Tang Frères, que je m’obstine à appeler Frères Tang, et que je confondais avec le Paris Store qui lui est quasiment accolé. Ça grouille de monde, c’est bruyant, désagréable, on ne trouve pas tout ce que l’on cherche… Les items manquants seront dégotés chez “mon” Frères Tang, celui plus petit tout près de la place d’Italie, auquel je venais me ravitailler quand j’habitais le quartier — fierté de propriété mal placée.

Je relève les nouvelles échoppes de Bubble Tea qui ont ouvert. La file d’attente qui se trouvait perpétuellement devant Chatime s’est déportée juste à côté : on fait maintenant la queue pour des pancakes soufflés.

Dans la rue, soudain, le boyfriend se retourne et vivement : « Oui, je te vois » — à une femme à la dérive que je n’avais pas vue, pas entendue, qui le remercie, ça fait du bien, merci, d’être vue, de voir son existence reconnue et non ignorée comme un dérangement. Elle nous avait interpellés d’un « Hey, double chignon ! » Tant que le boyfriend aura son man bun haut et moi mon chignon bas enroulé à la hâte pour prendre ma douche, je ne veux pas d’autre nom de couple, de gang : call us double chignon.

 

Le pèlerinage du XIIIe ne serait pas complet sans une glace à La Tropicale. Le boyfriend opte pour un sorbet esquimau, et je ris je ris en voyant sa tête s’allonger quand il engloutit le dernier bloc de glaçon citronné qui ne tient plus au bâtonnet.

Le soir, twist dans la série que nous regardons ensemble, dont je ne comprenais pas qu’elle s’appelle Mr. Robot, un personnage plutôt secondaire. Puis la joie brute, distincte du plaisir, de sa peau contre la mienne, de ses paroles tout contre moi.

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Samedi 20 mai

Présentation Melendili <—> boyfriend sur fond d’éclair à la cacahuète, quiche et brownie au praliné. On a parlé d’intolérance pour des cheveux teints en rose, de Blanquer et de catcheurs habillés en dorés, de classe sociale réelle et perçue, d’encourager ses proches à aller chez le psy en repoussant d’y aller soi-même, du rapport à l’échec et de la perception d’avoir plus ou moins échoué, de campagne amsterdamoise et de Cornouailles, de mariage superflu, des chats qui grattent la terre dans le potager, du piège et de l’agrément du confort, de reconversion réelle ou fantasmée (mais souvent supportée financièrement par les proches, fin de la blague). Plus difficile encore pour Melendili : aimer son métier, mais pas les conditions dans lesquelles l’exercer.

On parle longuement, j’ai le temps d’aller reprendre une pâtisserie et de me laisser hypnotiser par les boucles d’oreilles dorées de Melendili, ondulées comme un bord de moule à tarte. Pull rayé, tonalités douces assorties, elle est classe, posée.

La parole circule et va là où elle ne serait pas allée si nous n’avions été que toutes les deux : non seulement parce que, par ignorance, désintérêt ou dépit, je fuis la politique hors période électorale, mais aussi parce que la triangulation fait surgir des remarques à la troisième personne, en passant, tiens… On parle des envies et des réticences à partir de région parisienne, des brocantes en Normandie (elle) et des marchés de petits producteurs en Touraine (lui). Melendili n’aurait pas parié que je me serais autant plu dans le Nord. Sur le mode : on ne sait jamais, tu pourrais te plaire encore ailleurs. J’objecte que la voiture tous les jours, c’est encore autre chose. Melendili par ses préférences personnelles argumente tantôt en faveur de l’un tantôt en faveur de l’autre, team du boyfriend puis la mienne. C’est un signe que la rencontre prend, quand on se ligue gentiment contre vous. Ce serait aussi un signe qu’il y ait un Paris Store à Tours, en plus du chèvre frais et de la difficulté à faire des choix, certaines plus que d’autres, ne suivez pas son regard derrière ses lunettes de soleil.

Plus tard dans la nuit, la peau presque translucide, un peu rougie autour des yeux élargis, la question de savoir ce que j’en pense, au fait, moi, du mariage. Que c’est superflu aussi, quand il n’y a pas d’enfant. Mais pas qu’il ait posé la question, tard dans la nuit.

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Dimanche 21 mai

Le boyfriend se rendort sur le canapé en me tenant le mollet, tandis que je continue à bloguer. J’aime le sentir abandonné contre moi. (Je n’avais juste pas prévu qu’il serre si fort que je doive finir par dégager mon mollet sous peine de ne plus le sentir.)

Curry de quattre heures, et sommeil qui me rattrape dans le train. L’air de vacances se dissipe quand j’arrive à Lille et ressors dans Roubaix tout gris. Les fleurs roses que j’avais laissées ouvertes m’ont laissé leur souvenir en pétales sur la terrasse ; de nouvelles, rouges, ont éclos en mon absence.

Journal de mai 1/4

Lundi 1er mai

Pas de muguet. Le boyfriend est reparti la veille. Une journée pour être seule avant la reprise.

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Mardi 2 mai

Stage de danse classique, après du contemporain, de l’impro et du néo mi-classique mi-contempo, alléluia ! Plaisir de travailler dans sa discipline propre.

On nous avait dit que certaines variations seraient sur pointes et d’autres sur demi-pointes, ne vous inquiétez pas. Je n’étais pas inquiète, j’étais enthousiaste à l’idée d’enfin remettre les pointes. Cela fait travailler autrement les chaînes musculaires, et mon corps a tendance à mieux s’aligner, me rendant paradoxalement et toutes proportions gardées moins mauvaise sur pointes que sur demi-pointes.

Après la matinée passée à mémoriser quatre variations dont la difficulté réside dans la vitesse d’exécution plutôt que dans les pas en eux-mêmes, l’intervenante distribue les groupes. Elle nous demande au préalable si l’on a des préférences, sachant qu’elle ne pourra pas contenter tout le monde. Ça ne loupe pas, les variations sur pointes ont plus la côte que les autres. Ignorant qu’elle pense niveaux quand nous pensons répartition harmonieuse, je propose de passer une troisième variation sur pointes et d’en garder seulement une sur demi-pointes, de sorte que toutes celles qui veulent mettre les p… Non, toi, tu es sur demi-pointes. 

Non, toi, tu es trop nulle. Elle m’aurait giflé que ça n’aurait pas été beaucoup plus violent.

Le déception que je ressens n’est pas celle d’un fol espoir envolé ou d’un caprice non consenti (je ne voulais pas obtenir une variation en particulier), c’est celle, mordante, de se décevoir soi-même. Bonus pour la honte d’avoir été pris en flagrant délit de me penser moins mauvaise que je ne le suis et que je le sais être.

Je ne devrais pas le prendre personnellement, pourtant : sur dix étudiantes, seules trois sont autorisées à préparer sur pointes. Ce sont les trois seules à avoir en réalité le choix de leur variation. Ce sont aussi les trois plus solides, techniquement ; cela fait sens pour monter sur scène en fin de semaine, et présenter une carte de visite qui fasse honneur à l’école. Le résultat collectif plus que le travail des individus. Il me faudra trouver d’autres occasions de faire taire mon sentiment d’illégitimité, pour l’instant bien renforcé.

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Mercredi 3 mai 

Extrait de répétition :

– Is the swirl in arabesque or second?
– In between. In secabesque.
– In what?
– Secabesque. Half second, half arabesque.
– Oh! That’s a good one.
– Wait, you don’t know « secabesque »?
– Wait, you didn’t make that up?

J’ai cru à une invention, vu qu’on avait eu le matin un « high coupé » abrégé en « high cou », avec une blague sur le « haïku ».

Le vocabulaire de la danse classique se donne en français où que l’on soit, mais c’est un peu comme l’anglais voyageant à travers le monde, des variantes locales n’ont pas manqué de se former. À force de lire la presse spécialisée américaine en ligne, j’en connais pas mal, mais « secabesque », mot-valise composé de seconde (position) et d’arabesque pour désigner une arabesque décroisée, c’est nouveau pour moi. Je ne sais pas si je suis plus étonnée par l’existence du terme ou par le fait que cette position incorrecte puisse être un choix esthétique.

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On passe les variations groupe par groupe, c’est un peu long. Pour m’occuper et me faire des souvenirs, je prends quelques photos avec mon téléphone. Forcément, dans l’ombre du théâtre, c’est flou, mais chasser l’acmé d’une arabesque est toujours amusant. Quand les filles sur pointes s’apprêtent à passer, je passe en mode vidéo sans trop y penser : ça va être chouette, et je suis sûre que ma camarade sera contente d’avoir un retour visuel sachant que l’on danse toute la semaine dans des espaces sans miroir.

Que n’ai-je pas fait ? En me voyant le téléphone à la main, d’autres ont saisi le leur, et c’est un mini-drame. L’intervenante panique, nous rabroue, on ne filme pas. Je m’excuse, explique que je ne pensais pas à mal, que c’était juste pour avoir un souvenir et une vidéo de travail car l’école nous transmet rarement les enregistrements qui sont  faits, mais pas de souci, je range le téléphone. Je me sens saoulée et bientôt morveuse : j’ai agi en écervelée, une millenial shootée aux stories ; j’aurais du demander l’autorisation avant. Comme deux automobilistes qui se font des politesses après avoir failli se griller la priorité, l’intervenante fait à son tour marche arrière : ou alors rien sur les réseaux sociaux, hein, ça l’embête, ce n’est qu’une répétition, elle demande si elle peut nous fait confiance, on promet, surtout rien en ligne, rien sur les réseaux sociaux.

Ne voulant pas avoir déclenché cet incident pour rien, je filme le premier passage, puis plus rien, je regarde sagement, en essayant de me faire oublier. Maintenant ça me paraît évident, j’ai clairement manqué de respect, en plus d’à propos : connaissant l’intransigeance du Balanchine Trust, j’aurais du penser à la question des droits, particulièrement sensible pour le répertoire Nord-américain, fut-il d’un autre chorégraphe.

Deuxième, puis troisième passage. L’intervenante, plutôt satisfaite, nous demande si c’est dans la boîte. Personne n’a filmé. Elle est un peu dépitée, constate, regrette : I scared you. La peur passée, elle explique et confirme mon intuition à retardement : elle a obtenu l’autorisation de nous transmettre les variations et de les modifier dans ce cadre pédagogique précis, mais les droits ne comprennent pas la diffusion, étant donné que l’œuvre n’est pas donnée dans sa forme originelle. C’est toujours un peu compliqué pour elle de laisser quelqu’un capter : une fois que c’est enregistré quelque part, elle n’a plus aucun contrôle dessus.

Tout cela est cohérent, tout cela est humain, mais l’incident me laisse dans la confusion, avec l’impression de ne plus savoir quel crédit apporter à mon analyse d’une situation, comment interpréter, comment agir, sinon avec maladresse.

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Heureusement, il y a la carte blanche de notre promo à répéter, 7 minutes où je retrouve le plaisir de danser toutes ensembles notre pièce. Le temps de présence individuel sur scène n’est pas énorme, mais on entre, on sort, on se croise, on kiffe, on se soutient, on se montre d’une coulisse à l’autre nos mains aux six doigts, sept doigts bien écartés, pour vérifier qu’on compte pareil la musique, de la techno aux variations trop infimes pour servir de repères sûrs. Pour ne pas louper nos entrées, nos chassés-croisés, on compte en danseuses, DEUX-2-3-4-5-6-7-8, TROIS-2-3-4-5-6-7-8… L. et N. sont nos meilleures compteuses, on compte sur elles ; je dois assurer le relai quand N. court pour changer de coulisse, je la récupère doigts écartés, SIX-2-3… Nous sommes des escrocs synchronisant nos montres. Hochement de tête à SEPT-2-3… ; à HUIT (qui redevient UN), la pointe doit attaquer la diagonale.

Essais de tenues pour notre choré dancefloor. J’écope de la robe à sequins dorés d’une camarade, qui l’avait achetée, moulante et ras des fesses, pour un Nouvel An. Ça fait l’unanimité, avec les pointes j’ai l’air d’un modèle il paraît, et ça me fait marrer que dix ans plus tard me reviennent encore les costumes un poil plus extravagants.

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Jeudi 4 mai

Matin : on donne cours à des 4 ans ; nous avons été prévenues la veille pour le lendemain. Séance brouillonne, un peu affolée, écourtée.

Les escargots en papiers enroulés étaient pas mal, mais les pingouins en rouleaux de PQ…

Après-midi : plaisir de sentir mon corps se construire dans la barre quotidienne. Refine your center. Les exercices sont épurés, relativement lents, pleins de dégagés qui me permettent de travailler mes récentes découvertes en terme de placement. Si seulement ce travail restait quotidien…

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Vendredi 5 mai 

20h de cours / répétition en 4 jours et, une fois n’est coutume, je ne me suis pas blessée ! Une camarade a pris ma place de malchanceuse, et une autre encore la place de celle-ci dans le spectacle. Soulagement, dépit, gêne : valse à trois temps.

À passer ses journées dans l’ombre du théâtre, on n’a plus idée du temps, ni météorologique ni horaire. Les sièges sont vides et le restent souvent : quand on attend son tour, on s’assoit spontanément par terre sur les marches plutôt qu’à la place des spectateurs. C’est une atmosphère particulière que je n’avais pas éprouvée depuis longtemps, distincte de ce que l’on peut éprouver en tant que spectateur. Le ventre du théâtre. On s’y sent étrangement rapidement chez soi quand on arrive pour répéter. En quelques heures, tout le monde avait pris possession des lieux.

Je me maquille avec des ombres à paupières et un rouge à lèvres d’il y a dix ans, de la BB cream en guise de fond de teint. J’emprunte du mascara, un filet, de la laque ; je n’ai plus rien de tout cela (oublié même que j’en aurais besoin). La mémoire du corps retrouve les gestes pour appliquer la terre de soleil, l’eye-liner, c’est étrange. Ça me donnerait presque envie de maquiller à nouveau de temps en temps (il faudra racheter du démaquillant le cas échéant).

Répétition sur scène. À chaque passage, je me concentre sur ce que j’ai loupé la fois précédente, corrige mon erreur et me trompe à un endroit différent. Quatre sauts de chat, quatre, pas trois. Un compte dans le vide avant de prendre la pose finale, 5 immobile, 6 arabesque, pour être 7-8 à genou. Pas 5, pas 7, l’arabesque : 6. Je désespère un peu de moi. Au filage, tout est enfin en place. Mauvais plan : c’est donc au spectacle que je perds mon équilibre un compte trop tôt. Quand j’y repense ensuite, je ne vois plus que ça, ce faux pas qui aspire le reste, le sourire, les sauts de chat par quatre, l’immobilité à 5, les bras déliés, la danse, quoi. Comme le fouetté à l’italienne mal relevé avait absorbé le reste de la présentation l’an passé. Des erreurs trou noir, qui aspirent le reste à eux. Le nez cassé au milieu de la figure.

T’es nerveuse, toi, découvre une camarade de première année qui ne me côtoie qu’en cours de classique et vite fait au déjeuner. La fatigue cumulée de la semaine et du filage terminé 30 minutes plus tôt ne fait pas bon ménage avec le trac, ni les erreurs aux répétitions, la robe à sequins qui décoiffe le chignon quand je la retire après le filage, la sensation simultanée qu’il n’y a pas d’enjeu et que je ne suis pas à la hauteur, les pointes qui ont décédé de sueur dans l’après-midi, le ruban, l’élastique qui se découd, l’aiguille que je me plante dans le doigt et perds quelque part au milieu des produits de maquillage…J’aurais voulu que le filage soit le spectacle.

(Comme une parenthèse)

Du spectacle lui-même, je ne garde que des perceptions furtives, fragmentaires : la présence du public, tiens il est là, lui ; les projecteurs latéraux trop bas qui m’éblouissent, ou moi trop grande ; les lombaires qui hurlent après le changement rapide assise par terre pour enfiler les pointes ; des échappés où je manque de me vautrer tellement les semelles sont molles ; le décompte en coulisse, le frisson de la diagonale à deux, les silhouettes qui passent, la robe à sequins que je tente tant bien que mal de redescendre sur mes cuisses… Sourire (habitude, présence, excuse), se rappeler qu’on aime danser en prolongeant un port de bras, faire, puis regarder quand tout est fini et que les autres dansent encore.

La représentation terminée, je me dirige quasiment seule vers les loges, pendant que les autres rejoignent leur famille et leurs amis. Personne ne m’attend : je ne voulais pas que Mum fasse trois heures de route aller, trois heures retour pour 50 secondes + 5 minutes en scène, ni le boyfriend, qui avait déjà fait le trajet le week-end précédent. Je regrette à présent. J’aimerais les retrouver, avoir partagé. La tristesse m’enveloppe tandis que je me rhabille et range mes affaires ; c’est idiot, c’est la fatigue. Je suis triste. Relâchement et coup de spleen. Je m’en dégage peu à peu : en discutant à la sortie, où je suis une des premières et une des dernières (discuter avec qui veut me fait du bien), puis dans le métro où je commence à pouvoir apprécier le calme que m’offre le week-end solo à venir, après avoir fait la moitié du trajet avec le personnel de l’école et les intervenants.

Petit pincement de tristesse et de tu vois mêlés quand les images qui arrivent sur le groupe WhatsApp m’apprennent que les autres n’étaient pas parties rejoindre leurs proches, mais prenaient sur la scène des photos de groupe, sur lesquelles je ne figurerai pas.

Peu importe, désormais : calme, repos.

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Samedi 6 mai

Passage à la médiathèque pour récupérer une réservation, provision de nouilles instantanées au supermarché asiatique, séance ciné débutée dix minutes plus tôt quand j’entre pour consulter les horaires, le film qui commence deux minutes après que je prends place dans la salle…
tout s’enchaîne de manière fluide et improvisée, c’est un samedi contentant.

La visio du soir dérive sur les pratiques de la conversation, et notamment la tendance à rebondir sur ce qu’on nous raconte en racontant une expérience similaire : à quel moment est-ce une manière de créer du lien et quand cela devient-il l’expression d’un besoin envahissant de parler de soi ? Degré de pertinence, sens du timing… Me vient l’image d’un plateau de Scrabble : parfois, on s’accroche à une seule lettre (un prétexte) pour poser son mot (son anecdote personnelle) ; parfois, plus rarement, le mot en traverse plusieurs, comme une ébauche de mots croisés (d’expériences partagées, mises en commun).

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Dimanche 7 mai 

Matinée passée à finir d’écrire mon journal d’avril. J’ai la sensation d’être à ma place dans l’écriture, ou que les choses prennent la leur — écrire met de l’ordre (dans ce qu’on pense, ce qu’on ressent, qu’on partage).

Carrot cake avec M. au salon de thé L’Impertinente. J’aime beaucoup l’humour de leurs mugs, rangés dans des placards comme dans une cuisine individuelle : I can dough it et Fifty Shades of Earl Grey.

Esquisses chorégraphiques

Samedi 13 mai au Colisée de Roubaix

« Il y a les spectacles de fin d’année et LE spectacle de fin d’année de l’École du Ballet du Nord. Venez assister à une représentation inoubliable dans l’une des plus belles salles de la région. »

C’est ainsi que le Colisée vend ce spectacle gratuit. Inoubliable, rien que ça. On dirait un parent d’élève qui s’emballe. Je lui accorde que ce n’est pas le spectacle de fin d’année moyen. Il y a un sacré boulot derrière. Les ensembles sont très travaillés, à la fois dans l’espace (épatée par les alignements des plus jeunes Oo) et la synchronisation, ce qui fait que l’ensemble a de l’allure, indépendamment du niveau individuel des élèves. Je note, je note, dans mon carnet imaginaire de future prof.

Les grandes sur pointes, par exemple, interprètent une pièce très Jerome Robbins dans l’esprit, sur du Chopin, avec des robes et des ports de bras fluides, dans un kaléidoscope de formations : des trios, des duos, de nombreuses entrées et sorties, des diagonales en groupe en descendant, en solo en remontant la scène en déboulés… Les pas restent globalement simples (pratique pour être ensemble), mais ça respire, c’est plaisant à voir, très dansant. Avec un peu de recul (merci la place au balcon), on arrive à oublier les genoux et les pieds pas tendus, voire patauds, de certaines (à moins que ce ne soient des pointes trop neuves ?) — ça choque forcément un peu l’œil quand le reste est là. In fine, j’ai été aussi surprise par la disparité du niveau technique que par la présence et le sens artistique du groupe ; à une époque où l’on s’est un peu trop habitué à compter le nombre de tours et à relever le degré des arabesques, cela fait du bien de voir l’attention concentrée sur ce qui fait la beauté de la danse. J’espère réussir à pareillement mettre mes élèves en valeur le jour où j’en aurai.

Il faut attendre la première pièce contemporaine des plus âgés (chorégraphiée par Sabrina Del Gallo) pour oublier le contexte de spectacle de fin d’année, et voir une qualité de mouvement qui réveille votre empathie kinesthésique de spectateur.  J’ai souri intérieurement de retrouver une ambiance clubbing de groupe sur de la musique électro, soit le parti pris de notre promo pour la dernière carte blanche. Ça donnait envie de les rejoindre sur scène, en tous cas. Et certaines danseuses sont carrément wow.

Le spectacle se finissait par la pièce qui a motivé ma venue comme spectatrice et pas seulement en tant que future prof de danse : Cage of God de Fábio Lopez, ancien danseur de Thierry Malandain et chorégraphe de la compagnie Illicite Bayonne. C’est là qu’on voit la différence entre un professeur, même très bon, et un chorégraphe : on n’a plus des élèves face à soi, mais des danseurs. Les chignons banane et les mini-shorts blancs sur tunique chaire achèvent la métamorphose en danseurs néo (j’ai l’impression de redécouvrir les trois danseuses que je connais via la formation). Fumigènes, lumières aveuglantes, musique anxiogène à fond les ballons, on y est. Le groupe a totalement investi la gestuelle du chorégraphe, muscles puissants, doigts finement articulés, dos archi cambrés. Tous, solistes d’un instant ou corps de ballet, se lancent à corps et énergie perdus dans cette pièce de quasi 20 minutes, bluffants. C’était 🔥.

(C’est le genre de pièce qui me donne envie de me ré-essayer au contemporain. Mais il y a un gros travail de remise en forme physique à faire avant ne serait-ce que d’y penser.)

Mars spectaculaire

C’est la loi des séries : après la désertion culturelle, 3 spectacle en 3 semaines ! (Oui, je sais, c’était la dose hebdomadaire dans la vingtaine parisienne. Non, je sais, la série ne s’est pas prolongée en avril.)

…

Samedi 4 mars,
à l’Opéra de Lille

G.R.O.O.V.E. de Bintou Dembélé

Un parcours de déambulation dans tout l’Opéra ? J’avais en mémoire l’expérience de Boris Charmatz au palais Garnier ; cela me semblait chouette de récidiver à l’Opéra de Lille avec une autre chorégraphe. La formule s’avère nettement différente : pas de promenade à la carte, le public est scindé en trois groupes et sommé de suivre les bonnets bleus, roses ou jaunes des ouvreurs, en fonction du bracelet de naissance en papier qu’on nous accroché au poignet (team jaune fluo). Trois groupes pour trois espaces distincts (la rotonde au sous-sol, la scène et une salle de répétition tout en haut) et des embouteillages à l’interclasse, qui renforcent l’aspect fragmentaire de cette soirée.

Extraits de Bintou Dembélé en kaléidoscope :

Sur les marches devant l’Opéra, les danseurs ne dansent pas encore ; ils prennent la pose et en changent quelques fois. Les badauds sentent qu’il se passe quelque chose ; les spectateurs attendent qu’il se passe quelque chose. Les artistes tirent la gueule devant une moto, bad girls bad boys défiant un objectif qui n’existe pas, le public peut-être. Personne ne danse. Je suis partagée face à ce voguing sans mouvement, qui contribue à n’en pas douter à créer cette présence de dingue chez des artistes qui se présentent dépouillés de toute virtuosité, mais nous prive des promesses qu’il nous sont faites. Vous allez voir ce que vous allez voir, semble nous dire ce préambule ; et que voyons-nous ? Quand verrons-nous danser ?

À la rotonde au sous-sol, le chant évoque au micro l’héritage des plantations esclavagistes. Il occupe l’espace, la chanteuse immense dans une immense robe à panier. Assis autour des colonnes, on attend, en essayant de ne pas attendre. C’est une danse minimale, puis plus si minimale mais encore anecdotique, qui finit par accompagner le chant, des ondulations de cheveux, de bras. C’est beau quand on renonce au spectacle de danse qu’on était venu voir, si on y parvient (sinon : illustration).

La scène a été transformée en parking à coup de néons, un corps au sol inerte. Le public erre sans trouver de place jusqu’à ce que le corps soit traîné puis accroché à une corde (les néons empilés sous lui en un mikado-bûcher), et hissé dans les airs comme une victime de lynchage tandis qu’une foule de vêtements désincarnés descendent des cintres, fantômes des pendus de l’histoire. À ce point de la soirée, je suis tentée de la rebaptiser S.E.U.M.

Dégringolade d’intensité en montant dans la salle de répétition sous les toits de l’Opéra, pour assister à une projection vidéo. Il y est notamment question de danse indienne et urbaine ; ça aurait eu sa place dans le cours de la fac sur l’appropriation culturelle.

Bleu, rose, jaune, nous sommes tous regroupés dans le foyer pour un court entracte puis un défilé avec aplomb et tissus métalliques dorés — voguing assumé. On se gêne un peu entre spectateurs. Je me demande l’effet que ça fait au groupe qui vient de la scène (du crime).

Enfin, nous (re)trouvons notre place de spectateur dans la salle, les danseurs sur scène pour une reprise des Indes galantes, aka la chorégraphie qui a fait connaître Bintou Dembélé au grand public (mélomane, parisien, bourgeois, venu assister à un opéra baroque et transporté par un passage de danse krump). C’est assurément le clou du spectacle, si on peut appeler cette soirée spectacle et si, après la performance du pendu, on peut se défaire du clou comme de l’élément christique qui affiche la souffrance. Je suis incapable de bouder plus longtemps mon plaisir face à cette session de rattrapage, tout comme je suis ensuite incapable de résister à l’invitation faite au public de monter sur scène, mais reste un peu perplexe face à cette liesse soudaine (factice ?) après des sujets si graves (besoin de se défouler ?).

Monter sur scène : il ne faut pas le dire deux fois à des danseuses amatrices. Toutes ou presque, nous jetons nos manteaux sur un fauteuil et allons rejoindre sur le plateau les danseurs de Bintou Dembélé et les krumpers locaux venus gonfler les effectifs (dont une camarade de fac, tellement belle en scène même si manifestement un peu intimidée). L’Opéra est transformé en boîte de nuit. De manière contradictoire, je m’efforce d’oublier et de goûter le moment : goûter la salle vue depuis la scène, le plaisir de danser sur une scène où je ne serais jamais montée en tant que danseuse ; oublier qu’hormis une brève interaction avec une danseuse krump amatrice (cœur sur elle) je danse seule, malgré la foule d’inconnus et le petit noyau de camarades, oublier que je dois faire l’effort de m’oublier, ayant davantage obéi à la joie transgressive de monter sur le plateau qu’à une véritable pulsion de danse (pas si enfouie, pourtant).

Quelque jours plus tard, des camarades de fac me feront part de leur étonnement, ne m’ayant jamais vu danser comme ça.

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Jeudi 9 mars,
au Colisée de Roubaix

West Side Story

C’est la production que l’on verra la saison prochaine à Paris, en avant-première à Roubaix. On n’est pas floué sur la scénographie, les décors sont à la hauteur, le cast aussi. C’est bien chanté, bien joué*, bien dansé, avec professionnalisme et énergie. Parfait pour une soirée au débotté avec une place dégotée en dernière minute à 15€.  Je ne sais pas ce que j’en aurais pensé si j’y avais mis la somme que coûte véritablement le spectacle… Et pourtant je suis rentrée (à pieds, ce luxe) en criant intérieurement MAMBO tous les dix mètres. Peut-être que ça manquait juste de quelqu’un avec qui le partager, ou d’entrain collectif ? Quand l’orchestre a repris un extrait de Mambo pour signaler au public la fin de l’entracte, personne n’a surenchéri avec les cuivres.

Par un street artist de Roubaix

* Par un orchestre live, le Colisée possède donc une fosse !

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Jeudi 16 mars,
à l’Opéra de Lille

Mystery Sonatas / for Rosa, d’Anne Teresa De Keersmaeker

Pour nous remercier d’avoir animé des ateliers à destination des scolaires (pourtant intégrés à notre formation), l’Opéra de Lille nous a offert des places de spectacle !

La demi-bande de Möbius métallique attachée aux cintres réfléchit des effets de lumière magnifiques. De la beauté, oui, mais pas au point de ne pas avoir mal aux fesses, sur les sièges pourtant confortables de l’opéra. 2h15 sans entracte, c’est long quand les moments d’empathie kinesthésiques se font rares. J’apprends par la suite qu’ils ont surgi lors les passages qui étaient le moins de Keersmaeker, solos intégrés par la chorégraphe mais proposés par les danseurs. Mon esprit de contradiction a ainsi trouvé le plus de joie sur les cinq sonates dites “douloureuses”, par opposition aux cinq “joyeuses” qui précèdent et aux cinq “glorieuses” qui suivent.

Parmi les pétales de roses séchés que je retrouve en feuilletant mon dictionnaire mémoriel, il y aurait :

  • un moment de douce pénombre, où les danseurs sont comme endormis les uns contre les autres dans un rayon de lune, au milieu des scotchs de couleurs phosphorescents au sol ;
  • des habits de lumière noire ;
  • la danseuse avec une coupe au carré, qui me fait penser à F., avec nous en première année de formation au DE, dont je suis également fan.

À la sortie, mes camarades sont globalement enthousiastes, et je me demande dépitée où est passée ma joie de spectatrice, la vraie, celle née de la fascination, qui donne la sensation d’avoir vécu plus intensément une soirée durant ? Où est passée ma came ?