Janvier 2024, journal

Début janvier

Seconde semaine de vacances, chez le boyfriend. Il m’a fallu une semaine — une semaine pour me relâcher, et accepter de ne rien faire pour retrouver l’envie, l’énergie (et un peu moins l’urgence) de faire.

  • Faire (ne rien) : des nuits de neuf heures, des rots de bonhomme (celui-là, il était vraiment dégueulasse, s’émerveille le boyfriend, qui apprécie mes progrès en la matière).
  • Faire : bloguer et finir la relecture de mon manuscrit, dont le gros chapitre de 60 pages.

Je me savais fatiguée ; je sous-estimais l’épuisement. Le premier semestre a été hardcore, je le mesure rétrospectivement : la rentrée en septembre avec un lumbago, l’épisode de cruralgie aiguë en octobre qui me vaut un passage aux urgences, l’infiltration ratée qui me cloue de douleur au lieu de me soulager en novembre — quelques jours d’état grippal en bonus en octobre, courtesy du Covid, et la fatigue accumulée qui se traduit et se renforce par quasi trois semaines de crève hivernale en décembre. Les quelques jours d’arrêt pris à chaque mésaventure m’ont permis de tenir le coup, mais pas de récupérer pleinement : je le mesure aux nuits de neuf heures, dont j’émerge avec difficulté.

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Plus je récupère, moins m’exaspèrent les émissions YouTube que regarde le boyfriend — ou plutôt les visionnage d’émissions commentées par des Twitcheurs. Une fois habituée au ton de sa voix, j’apprécierais même Cassandre, ce jeune homme à l’analyse surdouée. J’ai beaucoup plus de mal avec deux de ses potes-admirateurs, qui hate-watchent avec beaucoup de mauvaise foi… Il me faut un moment pour comprendre que ce n’est pas tellement le principe qui me gêne (je ne fais pas autre chose quand je regarde Miss France ou l’Eurovision), que la position depuis laquelle ils parlent. Tout est revu par le prisme de la classe sociale, et forcément, être renvoyé à ses privilèges par le biais de l’ironie, qui plus est soutenue par un brin de mauvaise foi, c’est inconfortable.

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Régulièrement, dans la journée, on se demande où est le chat : souvent, à sa place derrière le rideau ou dans le bac à chaussettes ; parfois, de plus en plus souvent, sous la couette, et alors, à moins d’être démasqué couette levée, il fait le mort, qu’on jette une fringue sur le lit ou qu’on chatouille le boudin de couette à pleine main. Il fait tellement bien le mort qu’on aurait presque peur de l’écraser par inadvertance.

Chaque soir, le chat réclame sa pâtée, le dîner arrive magiquement sur la table (le magicien bosse parfois longtemps en cuisine) et on regarde quelques épisodes de Spy Family, jusqu’à ce que le boyfriend tombe de fatigue et que je relève la tête de sa cuisse (aka la place du chat, la meilleure, celle d’où l’on obtient toutes les papouilles).

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Jeudi 4 janvier

On refait nos mondes à la crêperie avec JoPrincesse ; nous sommes les avant-dernières à partir. Elle m’apprend ceci qui me paraît dingue : le delta de fatigue entre le premier et le second enfant serait plus élevé qu’entre l’absence d’enfant et le premier ; tu débloques un nouveau niveau de fatigue permanent, me dit-elle émerveillée par l’horreur de ce giga-boss.

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Vendredi 5 janvier

Dans le TGV, une phrase improbable émane du carré d’à côté : « Dans la famille des Francs, je voudrais Clovis. » On n’a pas joué au même jeu des sept familles. Qu’on se rassure néanmoins, ce n’est pas parce qu’il y a des Gaulois, Vercingétorix, la Régence ou la Saint-Barthélémy que les enfants n’ont pas fini par se disputer et s’accuser de tricher.

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Premier cinéma de l’année : Iris et les hommes. À voir si (et seulement si) vous aimez Laure Calamy. Je suis seule dans la salle avec un groupe de gamines qui n’arrêtent pas de sortir, rentrer, parler, glousser, commenter. « Mais attends, là il lui fait quoi ? » Un cunni, les filles, un cunni. Merci d’apprécier en silence.

Renversement de situation quand le chauffeur de taxi à l’écran passe une chanson que je ne connais pas plus qu’Iris : les gamines se mettent à chanter-hurler en cœur. Je me suis sentie boomer. (C’était Booba — et de la “socialisation inversée”, j’ai appris ça l’autre jour avec Cassandre.)

Heureusement, la mère d’une des filles est venue les chercher aux trois quarts du film, je ne sais pas comment on aurait toutes ensemble survécu à la scène où l’héroïne rencontre son match NoVanilla, avec cordages et baîllon. Perso, c’est pour l’épisode de comédie musicale au milieu des HLM que je n’étais pas prête.

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Apéro après le cours de posture. Mon cake roquefort-poire-noix semble plaire. Je me laisse fasciner par une nouvelle, qui, en plus d’être ergothérapeute, a tenu une école de pole dance et, depuis qu’elle l’a fermée, a repris des études de psychologie et suis des cours de danse classique et d’escalade deux fois par semaine. Elle a le verbe incisif et brille dans l’auto-dérision, genre de personnage stimulant à côtoyer. Et pourtant. En sortant, je me rends compte qu’elle n’a posé aucune question à personne, qu’elle a absorbé toute l’attention qu’on lui portait, éclipsant même l’amie qui l’introduisait, une discrète danseuse classique que je vois régulièrement et que j’aurais pu apprendre à connaître (le regret était peut-être mutuel, nous avons discuté après le cours suivant…). Quant à S., que je me réjouis à chaque fois de retrouver et avec qui je suis persuadée que je m’entendrais bien, je me suis une fois de plus trouvée dans l’incapacité d’engager avec elle une conversation suivie. Il est parfois bien difficile de se lier.

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Lundi 8 janvier

Cette professeure fait secouer les mains “pour de vrai, jusqu’à ce que ça fasse mal” avant de faire les petits sauts, pour les éprouver sans tension dans les bras. Mon dos m’interdit de sauter, mais depuis mes relevés au fond de la salle, j’aurais tendance à croire que ça fonctionne.

Elle explique que dans l’attitude à la seconde, chez les chorégraphes néo, la jambe en elle-même doit être en dehors, mais pas le pied, de sorte à ce que le cou-de-pied soit visible à son acmé — il doit prendre la lumière. C’est justement le degré de rotation naturel de mon en-dehors à son maximum ; voir la semelle du chausson dans un développé à la seconde est pour mon corps de la science-fiction.

Prêtez attention à ce que fait le pied de derrière, nous enjoint-elle. C’est ce qui fait qu’on regardera un danseur plutôt qu’un autre dans une « simple » marche — ce mot entre guillemets, elle ne l’emploie pas, elle sait, nous rappelle que marcher est l’une des choses les plus compliquées qui soit en danse. Imaginez que vous marchez sur de la mousse en forêt ; c’est comme si vous arrachiez un morceau avec le pied de derrière et le recolliez au pas suivant. 

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La pièce sur laquelle nous allons travailler retrace les dernières heures de filles et femmes fusillées pour résistance pendant la guerre d’Espagne. La maîtresse de ballet évoque leur enfermement, la torture puis leur regroupement dans une même salle en leur demandant d’écrire leur dernière lettre. C’est toujours gai, ce qu’on nous fait travailler, note N. à la pause, nous rappelant le fleuve des damnés et leurs mouvements torturés en septembre. Sans doute expie-t-on des siècles de fées et de princesses sur pointes.

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Chungkinq Express au cinéma. Le changement de protagonistes en cours de route me déroute, faisant du fast-food qui donne son nom au film un simple point relai entre deux histoires.

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Mardi 9 janvier

Rêve. Je retrouvais mon nounours de toujours taché, imbibé par le haut d’une encre orange, la pupille en plastique noir opaque cernée par un plastique translucide marron-orangé, il avait les yeux bleus pourtant ; c’est un autre nounours qui a ses yeux, je les récupère et procède à l’échange, ils partent et se remettent en place avec la facilité de boutons pression ; qui donc dans le bureau a joué cette mauvaise plaisanterie, collecter des ours en peluche et intervertir des parties d’eux, il récidive, je retrouve mon nounours de toujours dans son gris délavé du bleu, mais il n’a pas sa toute petite truffe en plastique depuis laquelle je le faisais tenir en équilibre sur le bout de mon nez, et sa face arrière est doublée d’un autre tissu bariolé ; je ne me rappelle plus si je pleure plus pour le carnage orange ou pour l’hybridation qui fait passer pour du raccommodage un acte barbare qui m’inspire l’horreur qu’on peut avoir pour Frankenstein ; je hocquète avec difficulté le chagrin de l’irréversible, de l’impossible jamais-plus.

Dans le même rêve, je rejoins une tablée avec mes nounours malmenés dans un sac plastique rectangulaire ; la fille plutôt blonde à côté de moi, une fille du passé qui ne m’intéressait guère, me prend les mains, on se prend les mains, sous la table on se caresse les doigts, ma belle-mère ironise en nous voyant, elle comprend mieux ; les rats qui grouillaient tranquillement à côté comme des chiots se mettent à attaquer, un convive puis plusieurs, je défends le sac avec mes nounours mais pas la fille, la fille je la laisse se débattre avec les rats, deux ou trois, qui lui grimpent dessus, tant pis, je dois virer celui qui s’agrippe à mon sac orange avec les nounours, je pars.

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La maîtresse de ballet est une de ces femmes sèches, sèches, sèches et belles, belles, belles. En vieillissant encore, elle deviendra noueuse comme un arbre. Pour l’instant, c’est une liane, dont le corps souple disparaît dans des vêtements noirs, larges même quand ils sont coupés de manière à être moulants. Ses grands yeux reflètent tout avec intensité et sa bouche, fine, fine, fine se tord régulièrement en une amorce de sourire qui désamorce la sévérité de son visage. Deux rouleaux transforment sa queue-de-cheval en une coiffure bien plus élégante, les cheveux non plus attachés mais noués par une unique mèche argentée comme un ruban. Il paraît qu’on blanchit par mèche quand on a traversé un épisode difficile. J’aime que ce signe de vulnérabilité, qui naît dans la nuque et pourrait être dissimulé sous l’épaisseur de la chevelure, soit au contraire ramené dessus, délicatement revendiqué.

Assise pour ménager mon dos en convalescence, je l’observe des heures durant montrer, parler, faire, refaire, montrer encore, inlassablement, sans jamais laisser penser que ça aurait dû être appris les premières fois qu’elle a montré ; c’est normal, ajoute-t-elle même pour rassurer, chacun apprend à sa vitesse, ça va venir. Elle observe, reprend, encourage quand une correction s’incorpore. C’est bien, les filles. L’appréciation ponctue le cours, sans que cela sonne jamais comme les good américains, qui accueillent tout essai, même et surtout médiocre (cette échelle nécessite un very good pour que ce soit pas mal et un excellent pour que ça commence à être vraiment bien). C’est bien, les filles. Commentaire heartfelt, on sent son cœur, sa générosité quand elle le dit ; c’est que c’est vrai, mérité. C’est le jour et la nuit avec le chorégraphe venu en septembre, prêt à nous coller du poisson à tous les repas pour en finir au plus vite, qu’on apprenne vite vite enfin pour qu’on puisse travailler, travailler encore, plus, par-delà l’épuisement, pour peut-être ne pas causer d’injustice à sa précieuse chorégraphie. La maîtresse de ballet a la même exigence, une attention tout aussi poussée au détail, mais elle règne par le partage, non par la peur. Je l’observe des heures durant montrer, parler, faire, refaire, montrer encore, inlassablement. Parfois je ne vois plus ce qu’elle montre, je ne vois que sa beauté, sa mèche de cheveux grise comme le trait argenté d’un calligraphe, son cou-de-pied incroyable, toujours là où il faut, soulignant le travail de la jambe sans préciosité mais avec précision, élégance. Je pourrais la boire à force de la regarder, d’être fascinée à chaque fois par le mouvement qui échappe au corps.

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Vendredi 12 janvier

Si vous avez vu une procession de bunheads portant des chaises rue de l’Épeule à Roubaix, c’était nous. 10 filles, 11 chaises. On aurait dit une performance contemporaine de déambulation urbaine.

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Samedi 13 janvier

Les filles sont déjà sur place depuis plusieurs heures lorsque je les rejoins au théâtre. Autorisée à prendre des photos, j’en profite pour m’entraîner à capter l’acmé du mouvement — qui n’est parfois qu’une vue de l’esprit, une impression de deux moments superposés, parfaitement distincts sur les photographies. En réalité, la jambe est déjà redescendue quand le buste amorce son déséquilibre spectaculaire.

Je me suis dit : ah, elle l’a eu. J., l’une des danseuses, me témoigne la satisfaction d’avoir entendu le déclenchement de l’obturateur aux bons moments. Ce n’est pas très difficile quand on a passé la semaine à assister à la répétition des six mêmes minutes de chorégraphie, et qu’on laisse son appareil en mode automatique (le photographe de l’école me confie s’en contenter lui aussi la plupart du temps). Cela me réjouit quand même, de capter quelques traces de beauté et de les montrer à celles de qui et à qui elle échappe.

Après la répétition, la maitresse de ballet discute un peu avec quelques danseuses restées sur les marches qui serviront de bancs au public. Elle regrette de ne pas avoir eu un temps d’échange privilégié avec chacune d’entre nous, pour savoir par exemple, elle se tourne vers J., pourquoi tu n’auditionnes pas. Désarçonnée par cette marque d’estime décochée avec la soudaineté d’une pique, J. balbutie qu’elle n’a jamais envisagé d’être danseuse, qu’elle pensait ne pas en avoir le niveau. La maîtresse de ballet la contredit : ce type de répertoire lui convient particulièrement bien, elle devrait auditionner ; certes, elle trouvera toujours des filles meilleures qu’elles dans le cours classique, mais quand ils passeront aux ateliers des chorégraphes, là… ils verront ce que nous voyons, mais qui n’est pas audible venant de nous, ses camarades, qui l’est en revanche d’une maîtresse de ballet : J. est une très belle interprète. Nous renchérissons, nous en sommes toutes persuadées, mais elle, tombe des nues. Plus tard en coulisses : ça l’a touchée, elle ne pensait pas, c’est — son cou s’avance et ses yeux s’écarquillent tandis que ses lèvres se resserrent ou se pincent, coites. C’était émouvant d’assister à cette marque d’encouragement sous couvert de comptes à rendre (pourquoi tu n’auditionnes pas ?) — beaucoup de tendresse passée par la pudeur d’une question abrupte. La maitresse de ballet n’a pas tirée J. à part, qui plus est, pour lui signifier une supériorité qui évacuerait le reste de ses camarades ; elle l’a fait devant nous qui pouvions l’encourager, en petit comité. C’était comme un bref moment d’intimité, qui ne nous concernait pas directement mais qui nous excluait pas pour autant, et je me suis sentie à juste distance de l’envie, l’admiration et la nostalgie, confortée dans mon rôle naissant de celle qui encourage, en même temps que meurt le regret de celle qui aurait aimé entendre ces mêmes mots s’adresser à elle — l’adolescente déçue à une distance infranchissable pour le futur professeur assis ici et maintenant à côté d’une jeune femme qui ne sait pas sa valeur.

Plus tard, le public s’installe partout autour de moi et des quelques autres élèves qui n’ont pas pu prendre part aux répétitions. Une professeure qui m’est sympathique me demande si elle peut s’assoir à mes côtés et nous échangeons quelques mots. Elle s’étonne de mes problèmes de dos si jeune, puis comme prise d’un doute me demande mon âge : ah non, plus si jeune. Ça m’a fait drôle, et c’était drôle, un peu, venant d’une femme de bien vingt ans mon aînée, mais c’est vrai, biologiquement vrai, mon corps a commencé à vieillir il y a une quinzaine d’années.

Pendant le filage ou le spectacle je ne sais plus, pendant le spectacle je dirais, de l’eau a coulé sous les ponts sous mes yeux. L’émotion d’être là, de les voir si belles, assise là en face d’elles, à leur place et à la mienne. Je me suis hâtée de faire disparaître les traces de cette émotion kitsch car auto-complaisante (fut-elle pour un soi passé avec lequel on coïncide le temps de s’apercevoir qu’on ne coïncide plus avec lui et d’en être ému).

Les filles : celles du groupe classique (les clacla, dixit les deuxième année) et celles de la promo. Dont Z., dont je découvre le solo lors du filage. Elle danse avec l’intensité qui est la sienne dès lors qu’on n’essaye pas de la déraciner de son vécu de danseuse et chorégraphe (malgache, la cinquantaine), projette une ombre plus grande qu’elle sur le mur du fond, une silhouette assez grande pour que les gants de boxe attachés tout en haut soient à la hauteur de ses poings — en réalité, il faut qu’on lui fasse la courte échelle pour qu’elle les décroche tout juste. À chaque fois que j’intercepte son regard, son sourire en fait naître un sur mon visage en miroir. Pour elle, c’est l’inverse, c’est-à-dire la même chose (elle sourit de me voir lui sourire), si bien qu’on ne saura pas qui d’elle ou de moi est l’œuf ou la poule ; on se sourit, dans le flou du pronom réfléchi. Lors de la représentation, les gants de boxe sont finalement tendus à une enfant qui ne veut ou n’ose pas s’en saisir — c’est qu’il faut soutenir le regard de Z., il s’en passe des choses là-dedans. L’offrande rouge est déposée aux pieds de l’enfant ou récupérée par sa grande sœur, et Z. s’enfuit, méfait accompli.

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Dimanche 14 janvier

Quelle idée de dégivrer son frigo alors qu’il neige dehors ? Les doigts gelés, je repense à l’ex-compagnon de Mum, qui, quand l’une ou l’autre de nous deux avait froid aux mains, demandait si on avait trié les glaçons (lui passait beaucoup de temps à trier des boulons).

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Seconde moitié de janvier

Tutorat de fin de formation, nous y sommes : me voilà de retour dans l’école de danse que j’ai fréquentée à la fin de l’adolescence, pour un stage si riche en émotions et apprentissages qu’il mérite un post dédié.

J’ai un peu l’impression de revivre mes années de fac, à rebondir d’un endroit à un autre, attraper des trains à la volée, une bise à Mum, je rentrerai ou pas pour dîner. J’ai juste remplacé Ivry par Montrouge, la gare des Chantiers s’est modernisée, et c’est l’emploi du temps du studio de danse qui est affiché sur le frigo, avec les cours de Pilates de Mum et ses journées de télétravail rajoutés au crayon. Je fatigue plus vite aussi, et me lie avec le bus 6240.

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Lundi 15 janvier

Sans avoir pris la peine de ne serait-ce regarder un plan, je descends du train et, dix ans plus tard, la ville et les souvenirs s’organisent autour de moi pour me guider naturellement jusqu’au studio de danse de mon adolescence. Dans le jardin qui jouxte la gare, je me demande simplement où est passée la ligne de désir que les habitués empruntaient. Passait-elle à travers l’aire de jeu grillagée ? La contournant, je découvre que le grillage enjambe les dalles d’un chemin pavé ; la confirmation me fait sourire.

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Vendredi 19 janvier

La neige cafte : des pattes de chat sont passées sur le muret.

Les brunchs avec M. sont toujours riches en calories et discussions. Cette fois-ci, j’en ressors avec l’envie de lire un jour le manuel de Clémentine Beauvais sur l’écriture de littérature jeunesse.

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Jeudi 25 janvier

Malgré le plan anti-déprime de janvier de Melendili, l’enthousiasme est en berne. Pour contrer la morosité du froid et des réformes scolaires, on mise sur les bimbimbaps versaillais, les mystères amicaux et celui des kiwis-rouges-au-petit-goût-de-framboise.

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Samedi 27 janvier

Un nuage de brume s’étend juste au-dessus de la pièce d’eau des Suisses comme une installation d’art contemporaine, et le givre blanchit la photo que je laisse filer floue. De Versailles à Saint-Cyr, la lune file entre les branches sans s’y accrocher ; dans le bus on fait la course avec elle. Personne ne gagne, la beauté me déconcentre en chemin. Je tente d’en photographier des traces et lorsque je m’arrête sur celles que les avions ont laissé sur le lavis matinal du ciel, un garçon derrière moi se penche pour voir à son tour ce qu’il y a à voir ; j’espère qu’il a vu.

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Dimanche 28 janvier

Avocat, feta, noix de cajou : dans une soupe maison, les toppings ont du bon.

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Lundi 29 janvier

Portée fermée ou mur reconstruit, béance comblée ?

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Mercredi 31 janvier

Le premier jour du tutorat, une maman d’élève fait signe à la porte-fenêtre. Je me mets spontanément en retrait pour que la professeure de danse puisse s’entretenir avec elle, mais elle me fait signe de la suivre : « C’est une maman d’élève un peu spéciale. » Et pour cause : ce n’est pas une maman d’élève, c’est M., ancienne copine de lycée-prépa-fac que je n’ai pas revue depuis plus de dix ans. C’est elle sans hésitation, et en même temps ce n’est pas elle, c’est une maman d’élève, de deux élèves, même : la petite M., d’accord, je veux bien, à la rigueur quoi, mais la grande L., ce n’est pas possible, comment la grande L. peut-elle être sa fille ? Passés les holala et les mais non, on s’échange nos numéros et on se donne rendez-vous pour déjeuner ensemble le mercredi suivant — seul créneau commun pour une apprentie-prof de danse et une institutrice. Une galette et une crêpe full marron pour se raconter une décennie de vie, par bribes : sa cartographie professionnelle et privée des environs de Versailles, son aînée prudente qui vit danse et musique, sa cadette drama queen qui a hâte d’avoir fini ses études pour vivre sa vie d’artiste (sic), son compagnon reconverti dans l’hypnose, ses récents cours de violoncelle (je veux !)… et toujours la même gouaille brune, opulence de boucles, bijoux et fantaisie.

Le mois a été crêpe…