Journal de lecture : Ça nous apprendra à naître dans le Nord

Raconter quelque chose qu’on n’a pas réussi ou eu des difficultés à faire : c’est un sujet de rédaction pour lequel j’ai maudit la prof en 5e. J’ai cherché sans rien trouver d’intéressant, vraiment je ne voyais pas, je cherchais, mais rien qui vaille le coup, rien qui puisse tenir plus de dix lignes, rien à faire je n’y arrivais pas. Je n’y arrivais pas… mais voilà, mon sujet tout trouvé ! J’ai raconté comment je n’arrivais pas à écrire cette rédaction, et hop, affaire réglée. J’étais satisfaite de ma pirouette. La prof en rendant les copies a remarqué que c’était un truc auxquels ont parfois recours les écrivains (hé, j’ai trouvé un truc d’écrivain !), mais qu’il ne fallait pas en abuser (rho, tout de suite…).

J’ai repensé à cet épisode parce que c’est exactement ce qu’ont fait Amandine Dhée et Carole Fives dans Ça nous apprendra à naître dans le Nord. Pour répondre à une résidence d’écriture sur l’histoire d’un quartier ouvrier de Lille, elles mettent en scène leur dialogue de créatrices qui galèrent avec cette commande — presque une pièce de théâtre, hé ! Il n’y aurait qu’à changer les verres devant elles pour marquer le début d’une nouvelle scène dans un nouveau café (les consommations et le lieu sont scrupuleusement notés avant chaque dialogue, comme les clopes et les verres de vin dans le journal de Bridget Jones).

Bon, comme Amandine Dhée et Carole Fives sont plus douées que la souris-en-5e, ces passages auto-référentiels alternent avec des portraits d’habitants, Yvette Cardon, Odette Lejeune, Noémie Klaba, Daisy Crepin, une page un paragraphe fenêtre dans divers quotidiens, et une ébauche de fiction avec Lucie, Lucie tout court sans nom de famille (de toutes façons, elle n’a jamais existé), ouvrière textile dans une filature qui nous fait remonter en 1910. Là, l’humour se met en sourdine et laisse la place à quelque chose de plus poignant.

Comme les comparses sont malignes, elles arrivent même à justifier sans en avoir l’air l’absence de narration traditionnelle. Difficile de faire roman quand il n’y a rien de saillant.

— Ça y est, je sèche. Je sais plus trop quoi raconter parce que les journées de Lucie se ressemblent très fort. Au niveau dramaturgie, c’est nul.

— Les conditions de travail de la femme ouvrière n’intéressent pas grand monde. C’est presque le contraire : l’entrée des femmes dans les filatures fait peur aux ouvriers parce qu’elle entraîne une baisse des qualifications et des salaires.
— Et Lucie dans tout ça ?
— Elle se tait. Les fabriques s’épanouissent grâce à toutes ces muettes.
— C’est décevant. Une héroïne, ça doit pas se taire.
— Que veux-tu qu’elle fasse ? Elle sait à peine lire et écrire. Elle a passé dix heures par jour dans un atelier depuis l’âge de treize ans. Son réseau social c’est filature-courée, courée-filature. L’estaminet, parfois. Et tu voudrais que d’un coup, elle se sente pousser une âme de révolutionnaire ? Qu’elle produise un discours critique ? La vérité c’est que Lucie est aliénée par le travail. Elle n’a pas les mots.

Évidemment, on n’échappe pas au flottement des textes de commande, à cette non-nécessité qui se sent. Mais comme les autrices le savent et en jouent, je me suis marrée vite fait, j’ai partagé leurs questionnements sur ce qu’implique un texte de commande et appris quelques trucs sur un coin qui aujourd’hui ne vend pas du rêve (où une camarade de l’ESMD avait sa coloc’).

Lors de ses cocktails mondains, Lille n’assume pas toujours Fives, son petit frère au chômage. C’est pourquoi elle préfère parler du passé. De comme il était beau et fringant avant. […] Fives sourit bravement et malgré ses friches, il en devient presque attachant. Alors Lille rayonne — tout en surveillant son frère du coin de l’œil : quand il a trop picolé il a tendance à brailler l’Internationale au milieu des convives, ça ne le fait pas du tout.

Des anecdotes rapportées, je retiens notamment à quel point les rapports sociaux sont inscrits dans l’urbanisme et l’habitat, avec une hiérarchie visible entre les habitations des propriétaires d’usine, les ingénieurs et les ouvriers. L’illustre bien l’histoire d’un vieux monsieur locataire qui voudrait comme ses voisins passer la cuisine côté rue plutôt que jardin, mais son propriétaire refuse parce que ce serait outrepasser son statut d’ouvrier en se mettant au même niveau que lui, contremaître.

…

Détail insignifiant enfin, mais peut-être ce qui m’a décidé à emprunter le livre alors que j’hésitais devant l’étagère de littérature régionale :

[…] Mais la contredame, j’ai bien l’intention de la décrire. Ce sera une forte dame rougeaude, à la voix criarde et vulgaire, sanglée dans un grosseir tablier, ciné dans un cliché. Bien fait pour elle !
— L’œil mauvais.
— Et aussi l’air hommasse, quelque chose entre l’homme et le homard.

Entre l’homme et le homard, mais tellement ! C’est exactement ça, ce mot. Je suis toujours enchantée quand je découvre dans une œuvre une manière de faire ou de penser qui est mienne et que je n’ai jamais rencontrée chez quiconque — souvent parce que trop insignifiante pour avoir pensé à en parler. Du réel exhumé de l’inaperçu !

La première épiphanie du genre dont je me souviens, c’est la pensée magique de Mathilde dans Un long dimanche de fiançailles ou dans un film de Lelouch, je ne sais plus qui est venu avant qui. Si je réussis à… avant que… alors… Si je réussis à courir jusqu’au phare avant que le bateau entre dans la rade, alors il reviendra. Si je réussis à faire deux tours là tout de suite, alors je vais réussir l’examen. Si je réussis à compter jusqu’à dix avant que… Il existait donc d’autres tocqués pour se donner cette illusion de maîtrise. Incroyable ! (En réalité 12% de la population a, a eu ou aura des TOC, alors de la pensée magique non pathologique…)

Bulles de BD : Au-dedans

Couverture de "Au-dedans" de Will McPhail
Will McPhail (Mc Fail !) si ce n’est pas un nom pour être dessinateur au New Yorker…

D’abord il y a eu cette planche que j’ai prise en photo pour l’envoyer à C. :

Illustration pleine page d'un immeuble en briques avec un bar au rez-de-chaussée. "De nos jour, dans le présent. Il me faut un bon bar où être triste."Nom du bar, en néons : Tous tes potes sont parents - bar -" Sur les vitres : angoisse existentielle & cocktails.
Je ne sais pas si on lit bien. Le nom du bar : « Tous tes potes sont parents » Sur les vitres : « angoisse existentielle & cocktails »

Puis il y a eu cette description de café bobo new-yorkais :

« Gentrificchiato » propose une atmosphère subtilement hostile ainsi que douze sortes de lait diffférents, aucune ne provenant d’un pis. L’endroit est géré / hanté par une cohorte de Timothée Chalamet qui vous conseillent le lait de cactus avant de refuser catégoriquement de dénaturer le café avec.
[…] Les tarifs ? Éprouvants.
Le code du wifi ? ampoule_à_filament

Là, j’ai ri. Pas dans mon fort intérieur avec des douves douteuses, non, à haute et inintelligible voix. Les devantures tournées en dérision deviennent une running joke (très efficace) et le rire se déplace. Par ici, par exemple :

Des voisins sont réunis devant une porte close d'où s'échappe une grande flaque d'eau. " - Il est peut-être mort. - Pas du tout, je l'ai vu mardi. - On peut très bien mourir le mercredi."

Ou là :

Une jeune femme s'empare du carnet à dessin de Nick.Elle : Je suis docteure… en oncologie. Lui : Ah ouais, genre t'es… Elle : Une adulte ? Lui : Ouais ! Elle : T'as pas idée, mon petit. Il récupère son carnet à dessin : elle y a dessiné une bite.
Adulting very hard.

J’ai beaucoup aimé la mise en scène du date comme script immuable qui se joue comme une comédie pour on ne sait qui davantage que pour soi ou son partenaire.

Succession de vignettes muettes avec une scène et des rideaux de théâtre. 1. Les protagonistes saluent en arrivant sur un plateau avec une table et deux chaises. 2. Ils boivent et dansent sur les chaises. 3. Ils paient. 4. Elle rejoue Singing in the rain, suspendue à un lampadaire. 5. Il l'embrace, en portant une voiture en carton "Uber". 6. Ils regardent la télé assis sur le canapé. 7. Ils sont nus. Dépitée, elle le voit faire un drame en serrant un préservatif géant. 8. Sexe comme au cirque : sur le lit, lui fait le poirier les jambes en grand écart et elle se tient en grand écart-équilibre sur lui, bras en l'air façon tadaaaa. 9. Noir. 10. Ils se tiennent debout nus face au public. 11. Ils saluent. 12. Le rideau se ferme tandis qu'ils tiennent la pose.

J’étais bien installée dans ce second degré en noir et blanc quand soudain, wow :

Double page qui n'est plus dessinée mais peinte. Sur la page de gauche, une toute petite silhouette dans un immense paysage montagneux : une roche sombre au premier plan et un sommet enneigé éclairé par une incroyable lumière (de soleil levant, je dirais). Sur la page de droite, les zooms sur le personnage, éclairé par cette même lumière, alternent avec des plans de la montagne.

Ces panoramas surgissent à chaque fois que le protagoniste parvient à établir un contact authentique avec quelqu’un. Quand au détour d’un échange anodin, il ravale une formule toute faite, et par l’expression d’un ressenti personnel invite son interlocuteur à faire de même.

Vignette 1 : visage d'un homme moustachu en noir et blanc, avec les pupilles vertes. Vignette 2 : plongée aquatique dans des eaux bleu-vert, avec de longues algues qui encadrent

Vignette 1 : un visage de femme en noir et blanc, pupille violette.Vignette 2 : un paysage de cabanes et passerelles entre des poteaux électriques, avec un ciel violet parsemé de quelques nuages roses
Chaque fois, ces yeux ronds récurrents.

C’est beau, c’est grisant. On y devient facilement accro, à ces moments d’intimité. Cela rend très juste la maladresse du perso lorsqu’il cherche à déclencher ces moments même lorsque la personne en face de lui n’est pas en mesure de s’ouvrir à cette vulnérabilité. On veut se nourrir de l’autre en oubliant que l’autre n’en a pas forcément les ressources.

"La plupart du temps, tonton Nick pense un peu trop à lui."

La prise de conscience est concomitante avec un événement qui n’a plus rien de drôle. Et alors, après avoir ri, après m’être émerveillée, je me suis retrouvée l’émotion aqueuse stockée au bord des yeux.

Double page de peinture bleu et rouge sombre. En pleine page, l'illustration d'un bâtiment (temple ? théâtre ?) illuminé de rouge, avec le fronton noir dans la nuit bleue. Le bâtiment repose sur l'eau et une silhouette à contrejour, l'eau jusqu'à la taille, s'émerveille devant cette apparition.

Même image, mais le fronton et un bout de mur s'est effondré. Même image, mais l'essentiel du bâtiment s'est effondré. Seules quatre colonnes tiennent encore.

Même image, avec seulement quelques ruines basses sur la lagune, menacées d'y être entièrement englouties.

Nick : Ce n'est pas le manque, le problème. Elle, regard silencieux. Nick : C'est tout ce qui n'était pas encore arrivé que je regrette.

…

Pour la drôlerie ce qui se veut in, tendance ; pour la beauté de cette plongée in, en intériorité : lisez In (Au-dedans).

Journal de lecture : Éloge de la fadeur

Roue des émotions avec au centre 8 émotions de couleurs vives (extase, admiration, terreur, étonnement, chagrin, aversion, rage, vigilance) et ensuite des pétales qui déclinent chaque émotion vers quelque chose de plus pâle (l'extase passe par la joie et arrive à la sérénité, la rage devient colère puis contrariété, etc.)
 

Depuis que j’ai croisé une fois la roue des émotions, sans rien chercher à connaître de Robert Plutchik, son créateur, je me demande s’il vaut mieux chercher à vivre au centre de la roue pour éprouver des joies vives (quitte à éprouver plus intensément d’autres émotions négatives) ou s’attarder sur les pétales pâles, moins vivaces mais aussi moins violents. Peut-être qu’en s’ouvrant à plus subtil, en devenant perméable à trois fois fois, on ne vit pas moins intensément, juste autrement, de manière plus sereine ? À moins que les pétales ne fanent plus vite et ne nous lassent par leur fadeur.

Cette tension du fade au savoureux, François Jullien l’a explorée dans un Éloge de la fadeur qui s’éloigne des intensités toutes occidentales pour aborder cette absence de saveur marquée, louée tant du point de vue moral qu’esthétique dans la pensée chinoise. J’ai lu un peu trop vite, probablement, n’étant pas d’humeur à l’érudition philosophique et littéraire pourtant mise en marge par le philosophe (littéralement : les auteurs, siècles et notions-clés sont inscrites dans de larges marges). Je voulais ma réponse à la roue.

En gros, la fadeur est prisée par la pensée chinoise en tant que saveur qui contient virtuellement toutes les autres. Si on a un peu trop fréquenté Aristote et compagnie, on pourrait être tenté d’assimiler cette fadeur à un substrat en attente de prédicats, mais que nenni, nous explique notre guide, la fadeur n’est pas un concept, pas même une abstraction. La fadeur, c’est du concret, c’est du sensible. Elle est savoureuse, même si c’est le degré zéro de la saveur.

J’avoue, j’étais un peu perplexe. Il a fallu une histoire de sage qui goûte diverses eaux de source pour que ça fasse tilt. Je me suis souvenue de voyages dans des pays où l’eau du robinet est déconseillée, et des eaux embouteillées qu’on y trouve : au bout de quinze jours à boire cette horreur qu’est la Nestlé Aquarel ou des eaux déminéralisées que je pensais réservées aux fers à repasser, je suis prête à renier toutes mes convictions écologiques et à débourser une petite fortune pour une bouteille d’Evian. Là, voilà qui est bon, aucun arrière-goût, je peux étancher ma soif… de non-saveur. Une eau est meilleure si elle est neutre au palais : fade.

En somme, il faut que cela coule de source, même si l’on doit grimper deux heures dans la forêt pour la trouver. Dans l’art pictural, la fadeur favorise la circulation du regard ; rien ne l’accroche au point qu’il rechigne à se relancer… mais aussi, rien n’arrête ce mouvement perpétuel au sein du tableau ; ce n’est pas une image que l’on zappe. L’attitude qui l’accompagne ne relève pas du désintérêt, mais du détachement : sans se focaliser sur rien en particulier, on est prêt à tout considérer, à contempler l’harmonie.

Rien n’accapare l’attention, n’obnubile par sa présence, tout ce qui commence à prendre forme se retire et se transforme.

La fadeur est diffuse, elle infuse, fond sous la langue et sa saveur est d’autant plus prégnante qu’on ne l’a pas liquidée au premier coup d’œil, à la première bouchée ; elle met du temps à s’apprécier, mais n’en finit plus ensuite de captiver.

Un peu comme la danse classique, j’aurais envie de dire avec mes gros sabots de balletomane. Évidemment, la virtuosité réjouit par son intensité, mais ce qui pousse à retourner encore et encore voir le même ballet sur une même série, c’est bien l’interprétation, cet art de la variation, du même qui est encore autre, un poignet qui s’infléchit davantage, un regard qui s’attarde un peu moins, une attaque décalée… Moins un geste est techniquement marqué (plus il est fade ?), plus il laisse place à l’interprétation du danseur. Je l’ai constaté lors d’un concours de promotion où les sujets se suivaient dans une variation dramatique : rapidement, ce ne sont plus les arabesques ou les tours qui font la différence ; ce n’est plus aux difficultés techniques que l’on prête attention (comme on le ferait dans une épreuve sportive) mais aux transitions, aux entre-pas, à tout ce qui n’étant rien fait tout. La variation vue quatre, cinq, dix fois continue de déployer des richesses encore inouïes, in-vues, et ces deux minutes de danse qui semblaient n’être pas grand-chose se mettent à contenir un monde. Le novice frôle l’ennui, l’esthète de la fadeur se régale. La variation n’en finit pas de fondre en bouche. Elle n’est ni réductible à une interprétation (une saveur marquée) ni une abstraction (elle n’existe pas si elle n’est pas incarnée). Elle est souvenir et projection au moment même où elle se danse. Aucune des saveurs et toutes à la fois…

Pourtant, la fadeur est moins paradoxale que ténue. Elle est ce qui reste de ce qui advient, entre réalité pleine de potentiel et souvenir (ré)actualisé. À ce titre, j’ai bien aimé le chapitre « Reste de son » et « reste de saveur » — l’idée que le son s’apprécie davantage au moment où il rejoint le silence et la saveur quand l’aliment vient d’être avalé. Pas à son acmé, mais juste après, juste avant son épuisement, retenu à la lisière du sensible.

La fadeur, in fine, c’est un peu la non-saveur qui nous rend disponible à toutes, un état neutre mais pas insipide à partir duquel on peut goûter à tout… comme la position du sage développée dans Un sage est sans idée, qui n’est pas un juste milieu auquel on parvient, mais un point de départ pour naviguer d’un extrême à l’autre selon les circonstances. La monade FrançoisJullienne de légumes vapeur n’en finit pas de se déplier.

Il n’y a plus qu’à redessiner la roue des émotions en inversant le bord et la périphérie : évacuer au bord des pétales les émotions les plus vives (celles qui font éclater le bourgeon en fleur) et mettre au centre (au cœur) les émotions plus subtiles ; on navigue avec plus de fluidité d’une émotion à une autre, d’une couleur à une autre, depuis ce concentré de fadeur / blancheur teintée.

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Pour goûter la saveur, il faut la retenir ; en cela se trouve une communauté d’expérience entre lecture et nourriture :

[…] la logique de jouissance est aussi la même, elle repose sur le principe de rétention.

C’est un truc qui m’a rendue dingue en prépa, qui me le fait encore parfois : de peur de ne pas retenir, de ne plus réussir à tenir dans une même pensée toutes les étapes de son déploiement, je me mets à ressasser et n’avance plus. Je dois m’entraîner à laisser filer — mes entraînements préférés : les glaces et les feux d’artifice.

Si je n’étais pas obsédée par cette idée de retenir, je m’en serais tenue à mes souvenirs de lecture et ce paragraphe n’aurait jamais été là. La chroniquette (quête chronique ?) aurait été plus courte et plus cohérente aussi, au lieu que je la truffe des oublis qui me reviennent en feuilletant le livre.

Journal de lecture : Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ?

La question est géniale, posée par Martin Page et Coline Pierré (l’autrice du génial Éloge des fins heureuses) à une pléiade d’amis dans un questionnaire pensé pour révéler les conditions de création des artistes (logement, argent, famille, frigo…). J’ai commencé par lire les entretiens menés avec les auteurs que je connaissais au moins de nom, craignant de trouver l’exercice lassant et de peu d’intérêt avec ceux dont je n’avais jamais entendu parler. Or, que nenni : j’ai adoré grappiller ces interviews, au lit avant de m’endormir, aux toilettes (oui, je sais), dehors dans un rayon fugace de soleil ; cela m’a rappelé l’époque où je lisais le magazine Muze et ses interviews d’artistes. Les réponses dessinent rapidement les contours des personnalités, quelques-unes irritantes, la plupart donnant envie de se pencher sur leur œuvre — d’où mes récentes lectures de Martin Page et Amandine Dhée.

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Pour cette chroniquette, je prends le chemin de traverse et refais un petit tour du questionnaire non plus dans l’ordre des réponses, mais des questions. Il faut garder à l’esprit que je reproduis rarement la totalité de la réponse, souvent beaucoup plus nuancée — mais j’espère que ça vous donnera envie de lire la totalité.

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Que réponds-tu quand on te demande quel est ton métier ?

La question est rusée, car elle présente et l’activité et sa perception — par l’artiste lui-même (avec tout ce que cela peut comporter de craintes d’être illégitime) et par ses interlocuteurs (c’est un métier, ça ?). Les interviewés en majorité écrivent des livres (pour la jeunesse, pour le théâtre, pour tout le monde), mais ils exercent aussi dans l’illustration, la peinture, la musique, la traduction, la création culinaire, la scénarisation et la réalisation.

Quand je suis mal à l’aise, je dis auteure, en pensant le e très fort. Quand j’ai à peu près confiance en ma légitimité, je dis écrivain. Quand je suis plus assurée, je dis écrivaine. Quand je suis prête à amorcer un débat et que j’ai envie de provoquer les oreilles (ou le conservatisme ou le sexisme) de mon interlocuteur ou de mon interlocutrice, je dis autrice (et généralement, en effet, ça provoque). Mais le plus souvent, j’hésite, je regarde mes pieds et je baragouine : « J’écris des livres pour enfants ». Et tandis que je m’autoflagelle de cette formulation hypocrite, on me demande de répéter parce qu’on n’a rien compris. (Coline Pierré)

Je suis pour une utilisation accueillante du mot « écrivain ». […] Il ne s’agit pas de désacraliser ce mot, mais de rendre ce sacré disponible. J’aime l’idée que le même mot serve pour Franz Kafka et Amy Sherman-Palladino. (Martin Page)

Ah oui, vous allez trouver beaucoup de citations de Coline Pierré et Martin Page, ce qui est assez logique puisque ce sont eux qui ont créé le questionnaire — forcément calqué sur des choses qu’ils voulaient dire et entendre.

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As-tu un problème existentiel avec lequel tu tentes de dialoguer ?

Oui, mais il n’est pas très causant ! (Antoine Tharreau)

[…] j’ai toujours aimé les livres pour leur précision — je peux relire la phrase encore et encore si je n’ai pas compris, alors que dans la vraie vie j’ai rarement la sensation de comprendre ce qui se passe. (Julia Kerninon)

Avant l’écriture, je vivais la violence de ne savoir me dire nulle part. J’ai grandi envahie par ce que je n’aurais pas dû entendre et par le silence. […] L’écriture a permis au langage de reprendre vie, de circuler. (Amandine Dhée)

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Créer, c’est quoi ?

Une de mes questions préférées dans les réponses qu’elle suscite.

Un bricolage somptueux avec ce qui détruit. (Thomas Vinau)

Certains jours, c’est tenter d’escalader un glacier à mains nues, d’autres fois, c’est comme le dévaler en luge et se laisser porter par l’inertie du glissement qu’on a initié. […] C’est jeter une bouteille pleine de morceaux de soi à la mer et espérer que quelqu’un la trouve, que des amitiés, des connexions, des liens se tissent. (Coline Pierré)

C’est essentiellement du plaisir. Cela ne signifie pas que ce n’est pas un travail, avec des contraintes, de la rigueur, des phases de profondes dépressions, mais c’est le plaisir qui prédomine. (Éric Pessan)

C’est aussi sans doute quelque chose proche d’une psychanalyse ouverte sans quelqu’un désigné comme psychanalyste […]. (Quentin Faucompré)

Je dirais que c’est proposer une interprétation du réel — au sens musical du terme et non philosophique. (Fanny Chiarello)

Il y en a qui disent que c’est donner forme à des pensées, les extérioriser. Pour moi c’est faux — il faudrait déjà qu’elles existent à l’intérieur, les pensées, dans une sorte de format platonique pur et idéal, ce qui est un mensonge total. Ce n’est donc pas donner forme à des pensées […], mais bien inventer des idées, au fur et à mesure du geste. C’est pourquoi il ne faut jamais croire ceux qui disent qu’un jour ils écriront un roman, qu’ils ont une super idée, qu’ils y réfléchissent depuis des années. […] C’est comme dire qu’on a […] mille pompes surpuissantes auxquelles on réfléchit depuis des années. (Clémentine Beauvais, dont je n’ai lu encore aucun livre alors que j’apprécie tout ce que je croise d’autre d’elle)

Je me souviens avoir lu un article d’un critique qui s’insurgeait que la littérature puisse être vue comme un réconfort. […] (punaise, il faudrait lui offrir un livre sur l’origine du blues, il apprendrait des trucs sur le réconfort et les artistes, il faut vraiment avec eu le cul bien au chaud pour sortir un truc comme ça) (Martin Page)

Sans le beau geste, réalisé en conscience, nourri par le désir et prolongé par une forme de joie, rien de bon ne peut advenir. (Maëva Tur)

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Commencer une œuvre, c’est quoi ?

J’ai l’image d’une petite voiture avec laquelle on ferait des va-et-vient avec sa main. Ce n’est pas qu’on hésite à la faire partir, mais on se prépare à l’envoyer loin. (Mathieu Simonet)

Commencer une œuvre c’est choisir le sujet. Je passe beaucoup de temps à choisir. […] Ça doit incarner toutes les obsessions que j’ai à un moment et en plus ça doit avoir un sens dans la durée. […] Je dois avoir besoin de raconter ça maintenant et besoin de me dire que ça m’intéressera dans quelques années. (Dominique Rocher)

C’est un peu comme sauter dans le vide avec du tissu, du fil et une aiguille pour, peut-être arriver à construire un parachute. (Martin Page)

La joie. Tout est encore possible, il n’y a aucun choix de fait. C’est le premier jour d’été quand on est gosse. (Justine Niogret)

C’est rassembler les post-its, les tickets de métro, les pages de carnets dans lesquels j’ai noté des mots à la volée. […] Cela m’aide à écrire sans trop me regarder, sans sacraliser, sans me dire que je commence une œuvre, justement. […] Cela doit être à la fois très important et pas important du tout. (Amandine Dhée)

La lune de miel, avant un long, et bien souvent pénible, mariage. En plus à chaque fois on se fait prendre, on pense que cette fois ça va être super. Le grand mensonge du serial monogame. (Clémentine Beauvais)

…

Comment sais-tu qu’une œuvre est achevée ?

Peut-être ma question favorite, parce qu’il y a une presqu’unanimité — et des manières infinies de le formuler.

J’en ai fini quand le bidule retombe sur ses pattes, et qu’il me sort par les yeux. (Thomas Vinau)

Quand je suis allée trop loin, quand ]ça[ s’est tu. (Peggy Viallat)

Je sens que l’œuvre est achevée lorsque je m’y sens bien (comme à l’abri d’une cabane qui viendrait d’être construite), ou bien lorsque j’ai l’impression de la découvrir comme si elle existait déjà avant […]. (Antoine Tharreau)

Il faut trouver l’équilibre entre le sentiment d’avoir été au bout de son œuvre, et le temps qui nous est imparti pour faire aboutir cette réflexion. (Dominique Rocher)

[…] parce qu’elle me sort par les yeux. Quand je ne l’aime plus du tout, c’est signe que je ne sais plus la voir et qu’il est temps de la confier au regard des autres. (Coline Pierré)

Quand elle me fait chier. Elles puent le cadavre quand elles durent trop longtemps. (Justine Niogret)

Je n’ose plus la toucher. Ou bien j’en ai tellement marre que je l’abandonne en l’état. (Marc Molk)

Lorsque je réunis deux paragraphes judicieusement, c’est comme si ça scintillait, je sais qu’ils sont au bon endroit. Quand je finis un livre, presque tout doit scintiller comme ça. (Julia Kerninon)

Quand je n’arrive plus à modifier quoi que ce soit sans avoir la sensation de casser quelque chose. (Neil Jomunsi)

J’en déduis que mon manuscrit sur la danse est terminé.

…

Pourquoi crées-tu ce que tu crées ?

Parfois quand j’entends des croyants ou des adeptes du yoga, je me dis : c’est pour ça que j’écris, pour sentir moi aussi cette forme de paix. (Mathieu Simonet)

Pour apprendre à vivre/mourir. (Ryoko Sekiguchi — That escalated quickly.)

J’écris le plus souvent en « je », comme une urgence à reprendre la parole, à exister en tant que sujet. J’essaie de mettre à jour ce qui me traverse, avec le pari que cela fasse écho à d’autres. Étrange processus : j’explore ce qui m’anime intimement, et cette singularité  rencontre les lecteurs et lectrices. […] Mettre à jour certains non-dits ne me coupe pas des autres, mais m’en rapproche, au contraire. J’écris depuis l’intime, pas depuis ma vie privée. (Amandine Dhée)

Pour me réinventer constamment. C’est une fuite éperdue. (Fanny Chiarello)

Dans l’obscur et l’impossible où on est, des intuitions se forment lentement et se stabilisent, dont on fait écriture. Leur réalisation formelle n’est jamais où on prévoyait qu’elles soient, donc nous laisse désarmés quant au pourquoi. (François Bon)

Pourquoi écrire ce livre alors qu’il y en a dix autres à lire ? […] Une fois que ces questions naissent, elles prolifèrent. Parfois il vaut mieux ne pas trop se les poser. (Clémentine Beauvais)

…

À qui t’adresses-tu quand tu crées ?

À tout le monde et/ou à soi, à celui ou celle qu’on était plus jeune : ce sont les réponses majoritaires. Celles qui m’ont marquée sont autres :

La plupart des temps, j’évite de penser aux lecteurs et surtout pas à mes proches, cela me paralyse. (Éric Pessan)

Je veux tellement qu’on m’aime même si je ne suis pas capable de faire de concessions pour ça (dans le travail, en tous cas) et que quand ça arrive ça m’embarasse un peu. (Martin Page)

Je veux valoriser ceux qui n’ont pas été valorisés par le système, leur dire qu’il sont géniaux et que leurs pensées comptent. (Martin Page)

J’ai toujours un peu l’impression d’écrire ou de peindre pour que mon père soit fier de moi. C’est un ressort puéril. Je crois que c’est le ressort principal. (Marc Molk)

…Quel rapport ton travail entretient-il avec la réalité ?

Le karaté. (Fanny Chiarello)

Je contrôle la réalité de mes livres comme une maniaque parce que la réalité de la vraie vie me laisse trop peu de prises. […] Je décale mon regard sur la réalité pour tenter d’en inventer une autre qui me convient davantage, et de mieux voir celle dans laquelle j’ai les deux pieds englués. (Coline Pierré)

…Que pense l’enfant ou adolescent que tu étais de ton travail ?

Je ne suis pas ingrat, je suis conscient de ma chance de faire un métier créatif, que j’aime énormément, mais je me demande quand même pourquoi j’ai choisi un métier si compliqué. On s’expose à beaucoup de dureté et de précarité. Je ne suis pas sûr que je dirai à l’ado que j’étais « Vas-y fonce, c’est génial » aujourd’hui. Je pense que la naïveté et le fait de ne pas savoir ce qui m’attendait ont été nécessaire pour que je suive ce chemin. (Dominique Rocher)

Je garde toujours à l’esprit qu’il serait fier, mais qu’il aurait aussi un peu honte. […] Il faudrait une longue discussion avec l’adolescent que j’ai été pour lui expliquer que je suis heureux même si je vends 2000 exemplaires d’un livre, même si je n’ai jamais été imposable depuis que je ne fais qu’écrire, même si les rares fois où j’ai voulu publier une tribune dans la presse, mon texte a été refusé. (Éric Pessan)

Il est soulagé. On revoit de loin. (Martin Page)

Il trouve ça cool, il aurai juste pensé que ça lui rapporterait un peu plus d’argent et de succès auprès des filles. En vrai, artiste, à moins d’être de ceux qui atteignent les sommets du star-system, c’est un repoussoir. (Neil Jomunsi)

J’ai d’abord écrit pour digérer la réalité. Je me disais que si elle tenait sur une feuille, alors je pourrais vivre avec. Ce n’était pas encore un travail littéraire, mais déjà une mise à distance. Aujourd’hui, j’ai plus de force. On ne dit pas à quel point vieillir donne de la force. (Amandine Dhée)

Mention spéciale pour ceux qui se sont lancés dans le discours direct :

« Waaaa c’est trop cool, tai devenu l’artiste que je voulé que tu  devienne, chuis trop fière de toi, wesch ! Tu ten et bien sorti, quand je pense ka 17 ans tétai en écheque scolaire. » (Emmanuelle Houdart)

— Putain, c’est tout ? (Julie Bonnie)

« Hmmm. C’est sympa. Donc… c’est raté pour la NBA, c’est ça ?  » (Rodrigo Bernardo)

…Qu’y a-t-il sur ton bureau ?

[…] et, en ce moment, le plan du trajet suivi par les personnages du livre. […] J’adore mon bureau (la pièce) […]. Mais je n’y travaille presque jamais. (Coline Pierré)

J’ai un bureau chez moi, mais j’écris le plus souvent sur la table de la cuisine. (Amandine Dhée)

La seule chose dont j’ai besoin pour travailler, ce sont des bouchons d’oreilles qui apaisent l’hypervigilance maladive de mon ouïe et me procurent un sentiment d’intimité. (Julie Bonnie)

Beaucoup de matériel de dessin — dont la moitié que je n’utilise jamais […]. (Sandrine Bonini)

J’aimerais bien être romantique, avoir un carnet, mais j’ai toujours détesté écrire à la main. (Clémentine Beauvais)

…Est-ce que parfois tu en as marre ?

La réponse de Fanny Chiarello résume celle de beaucoup d’autres :

D’écrire, non ; des à-côtés, souvent. (Fanny Chiarello)

Jamais plus de trois fois par jour. (François Bon)

La lenteur de ce métier me fatigue et m’exaspère souvent […]. Cet étirement du temps éditorial crée de l’inertie, de la lassitude, de l’impatience. En toutes choses, jaime aller vote, trop vite, je construis des meubles Ikea à l’envers parce que j’ai regardé la notice trio rapidement, […] j’envoie des emails incomplets, j’aime ce que provoque l’empressement sur mon organisme et mon cerveau. J’aime réfléchir vite et sauter du coq à l’âne dans les moments d’exaltation, autant que j’aime le silence, la solitude et l’introspection. […] (Coline Pierré)

Quand je ne sais pas comment je vais vivre dans trois mois. […] Que un éditeur m’informe que mon livre ne sera plus commercialisé et que les stocks vont être pilonnés. Quand je sens que je pourrais devenir jaloux ou aigri. Jamais quand j’écris. (Éric Pessan)

…As-tu déjà pensé à raccrocher les gants ?

Il y a des oui évidemment, des non évidemment, et Julie Bonnie qui l’a déjà fait, qui, de 30 à 40 ans, a exercé comme auxiliaire de puériculture :

« Je n’avais plus aucune force pour me battre, gravir le mur qui me faisait face. Je me suis tue. J’ai exigé de moi-même de vivre sans eau, sans nourriture, sans amour. […] J’ai appris une chose : je n’abandonnerai plus jamais. »

…Est-ce qu’il y a des choses dans ton métier qui te mettent en colère ?

La prétention, l’entre-soi. Il y a des auteurs plus confits que des cuisses de canards. (Thomas Vinau, ce sens de la formule !)

Il y a tellement de raisons d’être en colère contre le milieu artistique […]  Mais montrer sa colère, c’est s’exposer au bannissement. (Martin Page)

Le couillemollisme des éditeurs. […] Devoir réclamer ses droits d’auteur, ses contrats, le je-m’en-foutisme des rapports pros. (Justine Niogret)

Oui, certains clichés bourgeois sur le métier d’auteur. Je me souviens d’un article sur un écrivain célèbre, son bureau avec vue sur la mer, le parquet qui craque, ses temps de silence… Cette façon de mettre en scène l’auteur au-dessus de toute contingence matérielle m’agace. (Amandine Dhée)

Les deux pôles idéologiques des gros lecteurs. D’un côté, ceux qui sont tellement snobs qu’ils n’ouvrent jamais un livre qui n’est pas un classique ou en collection blanche. De l’autre, ceux qui, à l’inverse, voudraient nous faire croire que tout se vaut, que la qualité littéraire est une sorte de concept bourgeois. Pour moi, il faut défendre les bons livres, mais les bons livres existent dans tous les genres, dans tous les formats, et dans toutes les époques. (Clémentine Beauvais, queen encore une fois)

…Pour quoi milites-tu ?

Plein de réponses différentes qui, compilées, pourraient donner l’impression d’assister à l’élection de Miss France, et d’autres dont je me suis sentie plus proche :

Je milite peu dans les actions collectives parce que je ne m’y sens pas à ma place, alors j’essaie de le faire directement ou indirectement dans mes livres et dans ma vie intime. (Coline Pierré)

J’ai beaucoup milité pour la réapproprioation du droit d’auteur par les auteurs eux-même : le droit d’auteur est aujourd’hui un instrument qui enrichit les intermédiaires, pas les créateurs. (Neil Jomunsi)

Je donne de mon temps et de mon énergie, en acte et à mon niveau. Et je n’aime pas trop le terme militant, qui sonne comme militaire. Le terme est issu de la théologie et était utilisé pour qualifier les membres de la milice du Christ. Je ne fais pas de prosélytisme. […] Mais il n’empêche que je trouve dommage qu’il n’y ait pas plus d’artistes qui s’impliquent politiquement. […] En fait, contrairement à une idée reçue bien ancrée, les artistes sont majoritairement de droite. (Quentin Faucompré, artiste de gauche comme la plupart des artistes interrogés dans cet ouvrage, a priori)

Je ne milite pas. J’ai peur des groupes. J’ai souvent l’impression que l’appartenance à un mouvement efface la complexité des situations et des questions. Mais je suis contente que d’autres s’y collent parce que c’est nécessaire. […] Par contre, je suis sûre que mes livres sont très militants, à leur façon. (Julie Bonnie, à laquelle je m’identifie bien sur point, les livres en moins ^^’)

…Est-ce qu’on t’a déjà tendu des pièges ?

La question m’a laissée perplexe, avec pas mal d’artistes interrogés, jusqu’à ce que Coline Pierré réponde à sa propre question. C’est merveilleux :

Je passe ma vie à me tendre moi-même des pièges pour déjouer l’attraction terrestre du conformisme et de la langueur. Je sais que mon orbite tend naturellement vers la norme parce que mon organisme croit que cela norme me rendrait heureuse (il a été éduqué à croire ça). Mais mon organisme se trompe, la norme me rendrait malheureuse, ou éventuellement, elle m’entraînerait dans une certaine tranquillité éteinte. Alors pour me piéger, parce que j’ai une trop bonne capacité d’adaptation, je me suis forcée à ne pas faire les bonnes études […], j’ai abandonné les emplois non créatifs pour lesquels je me débrouillais bien. […] J’ai toujours été  attirée par un certain flegmatisme, préférant rêver aux livres parfaits que je pourrais écrire plutôt que due suer à écrire des livres imparfaits. Alor je me lance sur des routes bancales sans possibilité de sortie, j’embarque les autres dans mes projets pour m’obliger à les mener à bien […]. (Coline Pierré)

J’ai accepté de répondre à ce questionnaire, un piège de plus. (Quentin Faucompré)

…Qu’est-ce qui te sauve ? / Qu’est-ce que tu veux sauver ?

Je me rends compte que je n’ai presque rien relevé sur cette question. Trop Miss France pour moi, peut-être.

Quel est le danger ? Ma plus grande peur c’est d’avoir la sensation de n’avoir pas utilisé le temps qui m’était imparti. Ce qui me sauve c’est de faire tout ce que je peux pour accomplir ce que j’ai en tête. De ne pas perdre mon temps. Le temps est la notion centrale de ma vie. (Dominique Rocher)

Les brefs mais fréquents moments d’ennui que je ménage dans ma vie. (Loïc Froissart)

…Qu’est-ce que tu envies aux disciplines artistiques que tu ne pratiques pas ?

Un grand merci à Antoine Tharreau, Mathieu Simonet, Coline Pierrée et Fanny Chiarello d’avoir mentionné la danse, même si aucune danseuse ou chronographe n’était interrogée. 

j’envie l’incarnation de la danse […] la faculté de créer des sensations sans avoir besoin du langage […] Je tente de m’emparer, avec mes possibilités, le temps dont je dispose, de tout ce qui me fait envie. Je ne me limite pas à mes capacités, je ne m’interdis pas les autres arts sous prétexte que je ne suis pas douée ou que mille autres le font mille fois mieux que moi. (Coline Pierré)

Leur immédiateté. (Neil Jomunsi, qui a résumé une réponse qui revenait souvent chez les auteurs)

J’envie aussi les écrivains qui ont un désir d’écriture différent du mien, qui s’éclatent dans la construction d’une fiction. J’adorerais avoir envie d’écrire une saga sur une famille de bûcherons canadiens, par exemple. (Amandine Dhée)

Je suis ravie que les mystères techniques de ces arts-là me soient inconnus. Je les apprécie d’autant plus. On me fait des cadeaux que je ne comprends pas, je n’ai pas besoin de les analyser, je peux me reposer. Alors que quand je lis, j’ai toujours l’œil de l’auteur allumé. (Clémentine Beauvais ou le syndrome du khâgneux)

…Qu’est-ce qui pourrait te faire abandonner ?

Simplement de ne plus pouvoir subvenir à mes besoins avec mon métier. Ce ne serait plus un métier ; cela deviendrait autre chose. Je trouverais un autre métier. (Maëva Tur)

On commence après l’abandon. On croît en liberté intérieure à mesure des abandons construits. (François Bon)

…

Qu’est-ce qui t’empêche d’abandonner ?

Encore Walter Benjamin : « À quoi bon les à quoi bon ? » (je cite de mémoire, ce n’est pas exactement ça). (François Bon)

…

Quand tu es à terre, comment fais-tu pour te relever ?

Certaines réponses auraient pu s’inscrire dans le cadre de Remèdes à la mélancolie.

Je mange. (Antoine Tharreau)

Avec un stylo, je me dessine en tout petit la couverture du prochain livre, et je la regarde en me faisant des promesses. (Julia Kerninon)

…

Où est la joie dans ton métier ?

Il faut croire que ma joie de lectrice n’était pas dans cette question.

…Qui sont tes alliés ?

Je passe les réponses de type cérémonie des Césars.

Je reçois parfois des mots d’amis auteurs et ça compte tellement. (Martin Page)

Les alliés ce sont aussi ceux qui me payent avec plaisir, car ils savent que j’ai un corps et qu’il faut le nourrir. Soyons clairs : ceux qui ne payent pas les écrivains favorisent les auteurs privilégiés (ou assumés par leur boulot salarié) : ceux pour qui cet argent n’est pas une question vitale. Ils favorisent une classe sociale. (Martin Page)

…

Qui sont tes ennemis ?

celles et ceux qui pensent qu’artiste n’est pas un métier, mais un loisir d’héritier oisif ou de salarié passionné. (Coline Pierré)

Ceux qui ne pensent pas leurs privilèges et qui estiment que tout ce qu’ils ont réussi est dû uniquement à leur travail. Ceux qui sont cool, oh mon dieu qu’est-ce que je hais les gens cool. […] Mes ennemis ce sont ces gens qui aiment Bach mais n’ont jamais eu une pensée pour sa vie épuisante de Kantor de Leipzig. […] Qui se soucie des danseuses de tel Opéra dès lors qu’elles ont dépassé 40 ans ? Qui se soucie d’un dessinateur qui a des problèmes articulaires aux mains ? Pas grand monde. […] Mes ennemis ce sont ceux qui sont du côté du sarcasme, ceux qui se moquent, et putain, ils sont si courants, c’est vraiment cette saloperie d’esprit français petit malin typique et demi-habile. Ignobles sarcastiques casseurs d’enthousiasme qui te poussent à te silencer. (Martin Page, slayer)

« Je n’ai aucun ennemi ». C’est une citation de Gandhi. Je dois dire que ce n’est pas dans mon cas par grandeur d’âme, c’est juste que je n’ai pas l’énergie. (Marc Molk, lucide)

…

Je dois reproduire à part les réponses de Cécile Roumiguière, qui fonctionnent en diptyque. 

Qui sont tes alliés ?

Le chat (quand il regarde les nuages passer).

Qui sont tes ennemis ?

Le chat (quant il s’étale sur mon clavier).

…

Est-ce que le fait d’être un homme a une influence sur ton travail ou tes conditions de création ?

La formule qui résume la plupart des réponses revient cette fois-ci à Quentin Faucompré :

Les conditions, oui, le travail, non. (Quentin Faucompré)

J’ai encore une arrogance mâle à annihiler. Ici comme ailleurs : jouer contre son camp. (Martin Page)

Après 17 livres publiés et 10 ans de carrière en tant que photographe, je suis encore régulièrement présentée comme « la blogueuse » voire carrément « la jeune femme » par la presse alors que mes homologues masculins sont d’emblée « chefs » même si ce n’est pas leur métier, et bien sûr « auteurs ». (Marie Laforêt)

…De quel matériel as-tu besoin pour créer ?

Un ordinateur, des carnets, ma bibliothèque, de bonnes baskets pour foulée pronatrice, un appareil photo et un lecteur de mp3. (Fanny Chiarello)

[…] Et idéalement de temps, d’un temps long qui déroule son tapis vierge devant moi, pas d’un temps fragmenté par mille obligations. / Un cerveau posé et du café sont également très utiles. (Coline Pierré)

…D’où viennent tes revenus ?

Now we’re talking. J’ai trouvé vraiment intéressant qu’on parle concrètement d’argent. Forcément, les sources de revenus varient un peu selon le type d’activité. Ceux qui travaillent dans la musique ou le cinéma ont parfois le statut d’intermittent. Pour les auteurs, j’ai relevé : droits d’auteur, lectures, rencontres, prix littéraires, droits d’adaptation au ciné, de représentation au théâtre et de traduction. Pour les illustrateurs : vente des originaux, reproductions, commandes. Certaines réponses sont transversales : ateliers, cours, bourses, CAF, Tipeee… Enfin, certains artistes ont un emploi à côté (notamment dans l’enseignement) ou prennent ponctuellement des petits boulots pour mettre l’argent de côté. 

…Fais-tu des boulots alimentaires ?

Define alimentaire. Selon les artistes, une commande dans leur domaine sera ou non considérée comme alimentaire. Et puis il y a Martin Page qui remet les pendules à l’heure :

Je n’aime pas ce concept de « boulot alimentaire », car ça suppose que l’art ne doit pas nous nourrir. […] Shakespeare devait compter sur le succès de ses pièces pour ne pas se retrouver à la rue. Aujourd’hui on dirait que c’est un artiste commercial. La séparation entre art et argent, entre art sérieux et art commercial, est une pensée purement classiste. […] Je suis devenu écrivain parce que je n’avais pas d’autres options. Je n’ai pas de diplômes, je n’avais pas de relations, pas d’aptitudes aux études. Et il y avait la figure de mon père qui s’enfonçait dans la misère et la maladie. J’étais terrifié. Devenir écrivain était un geste existentiel motivé par la passion, mais aussi la terreur. […] je rêverais de faire du ghostwriting. Je n’ai aucun problème quand il s’agit de faire des boulots de commande, j’ai besoin d’argent, l’argent est une bonne. nouvelle, c’est chaleureux et joyeux, ça ressemble à un arc-en-ciel chevauché par des licornes à la crinière de soie et fumant des pétards. La pureté quand il s’agit de gagner de l’argent pour nourrir sa famille est un privilège (et une illusion) de nantis. […] Une chèque trouvé dans la boîte aux lettres le matin, ça sent le pain chaud. (Martin Page)

Le boulot alimentaire est au-dessus de mes forces, et j’ai assumé pas mal d’années de grave merde financière pour pouvoir le dire. (Justine Niogret)

Cela m’arrive. La misère est dangereuse pour l’esprit, plus dangereuse que n’importe quelle activité, même la plus idiote. Elle ronge quand un travail alimentaire se contente d’assommer. (Marc Molk)

…Comment t’es-tu organisé pour tenter de vivre de ton art ?

Sans grande surprise, ça aide si on vit loin de Paris et de ses loyers astronomiques, si on est peu consumériste, et encore plus si on a hérité d’un logement ou pu en acheter un dans une précédente vie salariée. Plus inattendu est le parti-pris d’Antoine Tharreau, qui fait travailler l’impro dans ses cours de musique pour réduire le temps de préparation (je note, au cas où je me sentirais un jour assez badass pour proposer des cours d’improvisation en danse classique).

J’ai la chance de vivre dans un appartement qui était là avant moi, ça enlève un énorme poids budgétaire. (Cécile Roumiguière)

[…] mener une vie peu coûteuse est indispensable pour ne pas dépenser notre temps en angoisse et en travaux alimentaires. (Coline Pierré)

Nous avons quitté Paris, parce que cette ville est trop chère et violante, parce que tout le monde y est énervé et fatigué, et trop de gens y sont méchants et maléfiques. (Martin Page — méchants et maléfiques, j’adore)

Pendant des années, ma stratégie ça a été : travailler comme serveuse l’été, mettre tout l’argent de côté, et puis le faire durer le plus longtemps possible. […] Mais je comptais chaque dépense, j’étais complètement dans le contrôle, c’était un peu névrosé. […] (Julia Kerninon, a postulé comme maître de conf) Ce que j’aime, c’est dépenser peu d’argent pour le rendement, et pouvoir du coup ne pas me poser la question quand j’ai vraiment envie de quelque chose […].

Je vis avec l’équivalent d’un entre-deux RSA-SMIC. […] je travaille sur plusieurs projets à la fois. Je ne sais jamais quel projet va me permettre de payer mon loyer ou de me nourrir. (Quentin Faucompré)

Au début, j’ai accepté absolument tous les travaux d’écriture mercenaires qui se sont présentés à moi. (Audrey Alwett)

D’une manière générale, nous vivons chichement. […] Mais je n’ai pas l’impression de vivre en me sacrifiant : notre économie est vulnérable, mais nous n’avons jamais connu le dénuement. (Éric Pessan, qui a acheté sa maison quand il était en CDI)

La notion de sacrifice n’existe pas : les choses se sont progressivement éloignées, c’est tout. (François Bon)

Ils sont plusieurs à réfuter la notion de sacrifice tout en dénonçant la précarité : une manière d’échapper à la romantisation de l’artiste maudit ?

…Dans quelles conditions travailles-tu ?

L’émiettement du temps entre les rencontres et l’écriture est sans doute ce qui est le plus compliqué à gérer. (Cécile Roumiguière)

La crèche est la plus grande invention de l’humanité après le vaccin et la roue. Ça rend libre et heureux. (Martin Page)

Je n’arrive pas à écrire dans le bruit, j’ai du mal avec le fait d’écouter de la musique en écrivant. (Neil Jomunsi)

Ce qui m’impressionne c’est comment la pollution administrative a rejoint la moindre parcelle de ce qu’on fait. (François Bon)

…Qu’est-ce qui est choisi ou subi dans tes conditions de travail ?

J’ai choisi mon cadre de vie et mes conditions de travail, j’en subis le prix ! (Antoine Tharreau)

Je n’obéis à aucun planning imposé, à aucune mission qui serait pensée sans moi. Ce que je subis, c’est les creux et les trop-pleins d’activité. […] L’angoisse du trop et l’angoisse du vide… (Amandine Dhée)

Le curseur de mon angoisse. Moteur ou frein. Directement lié à l’état de mon compte en banque. (Julie Bonnie)

…En quoi la présence ou l’absence d’une famille avec toi influence tes conditions de travail et ta création ?

Quentin Faucrompré une fois de plus tue le game :

C’est une question de parents, non ? (Quentin Faucompré)

C’est le temps continuité/rupture qui pose problème (Peggy Viallat)

Paradoxalement, j’écris davantage et avec plus de joie depuis que j’ai une famille, depuis que j’ai des horaires, que mon temps de travail n’est plus dilué à loisir dans ma vie quotidienne. (Coline Pierré)

Ce ne sont pas les enfants qui empêchent de créer, c’est la société qui rend la vie difficile aux parents. (Martin Page)

Quand je vivais seule, j’ai écrit trois livres en moins d’un an. Cette année, j’ai écrit une nouvelle. Voilà. (Justine Niogret)

…Qu’y a-t-il dans ton frigo ?

C’est LA question qui lève tout doute possible, au cas où on en aurait encore : on a bien affaire à une bande de gaucho-bobos avec qui il doit faire bon partager un déjeuner-buffet.

Mon garde-manger est archétypal de la caricature de bobo qu’on m’accuse d’être — accusation que j’embrasse aujourd’hui pleinement avec une certaine autosatisfaction et une autodérision sans doute stratégiques. (Maëva Tur)

L’important est d’aller dans cette direction, aller vers la fin des aliments industriels et non-éthiques, mais ce n’est pas toujours simple. Il y a une différence entre savoir ce qui est juste et ne pas être en mesure d’agir en ce sens, et se foutre complètement de la question. (Martin Page)

…As-tu vraiment besoin de manger ?

Il tend à y avoir une corrélation entre le degré de précarité et la littéralité de la réponse.

S’il y a un truc que lequel il ne faut pas plaisanter sur un tournage, c’est la nourriture, car c’est le nerf du moral de l’équipe. Tout peut se jouer là-dessus. Il peut faire froid, pleuvoir, mais si on sait qu’on va bien manger, alors ça va. (Dominique Rocher)

Mon esprit aimerait parfois dire non (ça rendrait les choses plus simples). Mais mon corps dit indéniablement, catégoriquement, gourmandisement, joyeusement oui, OUI, OUI. (Coline Pierré)

J’ai envie de répondre très littéralement à cette question : oui. […] Cette semaine, je me suis fait engueler par une professeure de français qui monte une de mes pièces de théâtre avec ses élèves et juge grossier de ma part que je n’aille pas à mes frais à 600 km de chez moi pour assister à la représentation. (Éric Pessan)

Non. J’ai atteint un stade supérieur de l’auteure française ; le pur esprit, en accord avec sa propre réputation. (Justine Niogret)

C’est l’histoire du mendiant devant la pâtisserie. Un client lui donne de l’argent, et quand il le revoit après en train de manger des choux à la crème, il le juge, il lui demande pourquoi, s’il est dans le besoin, il dépense son argent de façon si inconsidérée, dans des choix à la crème. Alors le mendiant dit : mais enfin ! Je ne peux pas manger de choux à la crème quand je n’ai pas d’argent, je ne peux pas manger de choux à la crème quand j’ai de l’argent, quand est-ce que je peux manger des choux à la crème ? Nous aussi, les écrivains, nous avons le droit de manger des choux à la crème, même si nous sommes des mendiants.

Cette simple question me donne faim. Les artistes ont-ils le droit d’être affreusement gourmands ? (Fanny Chiarello)

…Quelle est la question que tu as toujours voulu qu’on te pose ? Et la réponse à cette question ?

— Pourquoi a-t-on besoin de toujours poser des questions ?
— Parce que cela nous permet de ne jamais en finir.
(Ryoko Sekiguchi)

Je voudrais que l’on me prenne dans ses bras, pas que l’on m’interroge. (Marc Molk <3)

…

Autoportrait

Et j’étais une rebelle ; je pensais qu’il n’y avait pas plus frondeur que d’être sage. Mes caleçons à fleurs, mon violon et mes bulletins scolaires plaqués or étaient comme un grand doigt d’honneur aux injonctions de mes semblables. Pour être honnête, je ne le faisais pas vraiment exprès, j’étais comme ça. J’étais sage. […] j’ai décidé que mon absence totale d’indiscipline serait finalement l’attitude la plus rock’n’roll qu’on puisse imaginer (quitte à être la seule à le savoir). (Maëva Tur, qui m’offre une relecture possible étonnante de ma propre enfance)

Sandrine Bonini a failli naître dans un taxi, un soir d’hiver, en pleine tempête de neige. De cette aventure bouleversante, elle conservera le besoin constant de témoigner de son existence. Pour ce faire, elle choisira la littérature jeunesse qui permet, comme on sait, d’écrire des choses très vraies mais d’autres complètement déraisonnables sans que personne n’en trouve rien à redire. (Sandrine Bonini)

Rodrigo Bernardo est réalisateur, scénariste, producteur et chocolatier. […] Son régime alimentaire actuel consiste en deux brownie (« dessert au petit déjeuner ») et un chocolat chaud avec de la guimauve l’après-midi. (Rodrigo Bernardo, ma nouvelle référence diététique)

…

Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ? 350 pages auxquelles on répond OUI !

 

La Chauve-Souris de Laurent Pelly

Pas de chroniquette en bonne et due forme pour cette Chauve-Souris vue début juin à l’Opéra de Lille, seulement quelques notes comme des paillettes tapies dans les rainures du parquet après une fête. Que la joie laisse des traces.

Laurent Pelly, rien que son nom me réjouit depuis Platée. Alors assister à la générale de La Chauve-Souris en français dans le texte ? Oh que oui. Et la scénographie de Chantal Thomas, oh la la. Le décor emporte immédiatement mon attention, c’est épidermique, ces murs aux teintes vibrantes comme les façades vieillies des immeubles italiens, ça me chatoie le cœur. Ils sont de guingois, comme dans l’illusion d’optique de la chambre d’Ame où deux personnes de taille similaire semblent naine et géante selon le côté de la pièce où elles se trouvent. Et les murs s’écartent, suspendus dans le vide, à mesure que vole en éclat la mascarade bourgeoise dans cette unique pièce comme tendue de velours théâtral.

Les murs de la pièce qui flottent en s'écartant
Toutes les photos sont de Simon Gosselin

J’aime aussi beaucoup la structure de toile qu’on dirait dessinée par Catherine Meurisse — c’est la même gouaille joyeuse quand tous les invités apparaissent compressés dans ce cube au second acte, puis quand ils le font rouler vers les coulisses comme si c’était une cabane ou une piscine gonflable.

Badinage masqué de part et d'autre d'une structure en toile dessinée façon intérieur bourgeois

L'assemblée de la fête pousse la structure en toile vers la coulisse.

Les gribouillis en toile de fond au seconde acte me plaisent moins… jusqu’à ce que le livret et les lumières les transforment en feux d’artifice. Ça bouillonne d’ingéniosité !

La direction d’acteur des chanteurs est folle. Caroline (Camille Schnoor) se tortille de désir dans sa jupe-tailleur comme si elle avait envie de faire pipi. Le mari Gaillardin (Guillaume Andrieux) semble avoir des balles de ping-pong à la place des yeux à force de les tenir exorbités. Alfred, l’amant (Julien Daran) est trop à mon goût pour que je me prononce sur son jeu, mais celui d’Adèle, la femme de chambre (Marie-Eve Munger) est crousti-punchy, un régal (en robe rose sur la photo ci-dessous).

Et la musique, pardi ? Un moment, je me demande si j’apprécie vraiment ou si je me suis simplement glissée dans des codes d’appréciation culturels que j’avais un peu oubliés. Puis tout le monde sur scène se lance dans une chenille en entonnant une chanson à boire : au diable les questionnements, vive le champagne !