Revenir dans une ville que l’on a déjà visitée et documenter ces voyages successifs pour éprouver les écarts d’une version de soi à une autre :
I think the desire to remember is a form of hoarding life, the unwillingness to let go of what we’ve experienced. But similar to comparing differences between versions of texts, I like to contrast the textures and feelings between the versions of my selves […].
[…] les IA provoquent ce doute, sur toute image. Cette possibilité de doute, cette possibilité absolue, sur tout, finit par abîmer toute vérité possible.
De la bonne santé de l’individu en fonction de l’épanouissement de ses projets.
L’importance du travail en petites touches. On ne réalise jamais combien parfois, des micro-tâches régulières peuvent avancer un projet sur le long cours. Tout est une question d’endurance.
Les jours après les longues marches, il n’existe plus que le gouffre de l’absence de la marche pendant cinq jours. La poésie au fond des chaussures, le corps amolli par l’effort répété, la constante sollicitation des paysages sont un manque terrible. Parcourir le monde, qu’il soit au bout d’un océan ou au coin de la rue, est un élixir.
Quand je reprenais le salariat après des vacances passées à arpenter de nouveaux lieux, je me sentais enfermée, comme séquestrée à mon poste de travail.
J’observe, de plus en plus je regarde la jardin l’homme qui partage ma vie mes enfants le chat de la maison les oiseaux les arbres les bourrasques les insectes les nuages le soleil les herbes, sensation que dessous il y a un secret à découvrir. Je lis et je lève les yeux vers, je danse depuis celle que je suis jusqu’au secret qui est, en perçois des contours encore flous. Une vérité qui attend.
Quelque chose de l’ordre du bonheur d’être – là.
La mémoire c’est particulier, on croit, comme pour tout, que les autres font comme nous, nombrils de notre monde que nous sommes, que c’est assez universel mais il en est autant de formes que de personnes.
Small-scale blogs and forums were about meeting like-minded dweebs, and forming new friendships unconstrained by age or geography. Today’s social media platforms often divide us into creators and consumers; people whose job it is to go after others’ eyeballs, and people whose attention is the product.
[…] Already, I’ve caught myself reading stuff online and wondering if it’d been written by a real human, or merely spat out by a GenAI tool fed a series of prompts. I find it soul-destroying, quite literally […]. Getting a robot to write words for you means building an extra layer between you and whoever you see as your audience.
It builds a distance between people, which all feels sad and ironic as the old internet was so good at removing so many of the layers which meant that like-minded people couldn’t have met in real life.
[…] je m’inquiète mais juste un peu, pas trop, j’ai confiance en elle. La manière dont elle s’est sortie de la violence qu’elle retournait contre elle, me fait dire que ça ira. Peut-être.
[…] elle m’a dit je te fais plein de bisous et ça voulait dire laisse-moi.
Nullipare commence par un terme médical, vétérinaire presque et se déroule en trois parties qui interrogent « l’ahurissant mystère de ne pas avoir d’enfant comme on interroge l’ahurissant mystère d’en avoir ».
Jane Sautière interprète le terme en poète : nullipare… de nulle part. La filiation renvoie aux origines, explorées dans un premier volet sous l’angle géographique… même si l’on sent déjà poindre l’héritage affectif, avec ce pays dont elle perd la langue en perdant sa nourrice et « son pays » qu’elle découvre tardivement comme un lieu étranger.
Nulle part. Le lieu, une autre déclinaison des origines.
Parfois, la nuit, une sensation de disparition me réveille, c’est un lieu qui m’appelle. Je me sens perdue, désorientée ou plutôt troublée par une absence, quelque chose manque. Dans l’ombre, je cherche à retrouver la position d’un lit, la place d’une armoire, la sensation de l’espace autour de la dormeuse que j’étais, petite ou grande […]. Lors de ces réveils, ce qui manque c’est moi, le lieu ne fait jamais défaut.
Désorientée. Je me souviens de réveils comme ça, enfant. Le week-end dernier, c’est le boyfriend, en plein dans des questions de déménagement, qui l’a éprouvé chez moi (contrairement à lui, je fais la chasse aux lumières).
Faire du même avec soi, je ne saurais pas, je n’ai pas voulu savoir, j’ai eu peur de savoir. J’ai préféré l’étranger, le lointain, le dissemblable.
Et je dis : « comme c’est beau ici », oui, ça l’est, mais je n’éprouve plus cette beauté, je la vois […], distinctement, hors de mon corps et mon cœur, tout entier pris par ce qu’il faut que je lui laisse, c’est-à-dire tout ce que je suis devenue malgré et grâce à elle.
Le deuxième volet est celui qui m’a le plus plu : c’est une ode romanesque à la psychogénéalogie que cette enquête par dévoilements de la mémoire inconsciente, héritée. L’autrice a enfanté sa mère, fait d’elle une mère dans la durée quand son frère et sa sœur sont morts en bas âge, emportés par la même maladie que leur père. Elle porte les fantômes de cette fratrie sur ses épaules, angelots pervers qui insinuent leurs reproches de mort à la vivante ; elle les porte dans une gestation sans fin qu’elle refuse d’incarner et pour ce faire, refuse de manger. Elle est une fille, une femme le ventre vide. Anorexie, absence de descendance : doucement, violemment organiser sa propre disparition, ainsi que celle de ceux qui la hantent.
Elle ne veut pas chercher le pourquoi de l’absence d’enfant, mais éclaire la place, crée ce faisant un vide, un manque, qu’elle s’emploie à combler fugacement en explorant diverses occurrences du sentiment maternel en dehors de la maternité — vis-à-vis des prisonniers auprès desquels elle travaille, mais aussi d’une petite fille en passant, d’un joueur de belote basque… (Cette transmission que l’on trouve dans d’autres cadres que celui de la maternité m’a fait repenser à ce que, bizarrement, je me suis reconvertie comme prof de danse à l’âge où mes amies font des enfants. Si consciemment, je l’ai fait malgré le public d’enfants, inconsciemment il n’est pas impossible que ça ait joué, une manière de me confronter à ce que je fuyais — sans en prendre pour perpét’.)
Je suis fille d’une femme qui a perdu deux enfants avant de peiner à me donner la vie.
[…]
Dans cet emboîtement macabre de poupées gigognes, à peine nées que mortes, être la dernière, la plus petite, suivie d’aucune après, pour que cela se termine enfin.
« Je fais l’enfant. » Ce n’est pas que je régresse, c’est le petit, la petite, qui déborde de moi et qui m’agit. […] C’est l’enfant non fait, non advenu.
Je ne peux pas avoir des enfants, j’en suis encore une.
(Faute de frappe qui ne cesse de revenir dans la recopie des extraits : enfnats, comme un NA, niet, non aux enfants.)
Il y a ce qu’on me dit au bout de très longtemps d’amitié et de silence. Je n’aime pas mes enfants. Je regrette de les avoir eus.
Ce sont des secrets de pierre tombale.
Comme toutes les filles je me suis mise devant un miroir, avec un coussin sous ma robe, de profil, pour voir.
Nope, not all filles.
N’avoir pas d’enfant renvoie aussi à une virginité, quelque chose qui protège du vivant mortel. Il ne mourra pas mon enfant, il n’est pas né, je reste vierge. L’absolu du déni et son absurdité.
Là, oui. Je me rappelle de Melendili mi-choquée mi-ébaudie quand j’avais résumé l’affaire par : donner naissance à un être qui va mourir.
Plus tard, je revendiquais mon refus de la maternité sous le couvert que j’aurais été une mauvaise mère […]
Puis j’ai dit que je n’aurais jamais pu supporter une grossesse, quelque chose qui pousse en moi, quelle horreur ! (mais je n’avouais rien de l’anorexie, probablement plus active dans l' »horreur » d’être pleine). […]
J’ai dit ensuite qu’étant moi-même très folle, il ne fallait pas que j’enfante. […]
En réalité, j’étais seule comme les pierres avec quelque chose qui ne s’énonçait pas. […] une peur permanente d’être percée à jour […] dans mon insignifiance de fille remplaçante […]
« Parfois, tu penses comme une anorexique », m’a déjà dit le boyfriend qui en compte une parmi ses ex. Et sans jamais en avoir souffert (tout au plus ai-je expérimenté une légère forme d’orthorexie), j’ai l’impression de comprendre sans comprendre ce qui se trame dans cette violence retournée contre soi, la volonté de contrôle qui n’a pas grand-chose à voir avec les apparences.
Oui, je peux imaginer une petite fille, Anna, bien sûr Anna, mienne, qui voudrait une mappemonde pour son anniversaire. J’aurais un vif plaisir à offrir cela, une mappemonde, à une petite fille qui a l’intelligence de la désirer.
Depuis que je l’ai récupérée et installée comme lampe de chevet, j’ai renoué avec l’aura d’émerveillement que la mappemonde provoquait en moi enfant, qui m’avait poussée à la demander en cadeau d’anniversaire, avant de la laisser prendre la poussière sur un coin du bureau. Éteinte, elle est décolorée ; certaines frontières ont dû bouger ; mais elle fait une merveilleuse veilleuse. Avant d’éteindre, le soir, j’attrape une dernière lueur du monde, un lieu, un nom ; hier, la mer de Tasmanie (j’aurais placé le diable tout ailleurs).
Ces détenus devenaient des enfants qu’il ne fallait pas que je prenne dans mes bras, qu’il ne fallait pas quitter des yeux au risque de les perdre, des enfants dont il ne fallait pas se prendre pour la mère, parce qu’il n’y aurait eu rien de plus terrible pour eux que cela, avoir à nouveau une mère. Ceux-là, du maternel, comme tous, nous tous, ils en ont besoin. Mais la mère, ils en ont peur.
[…] il était arrivé qu’une adoption me tombe dessus.
Et ils le voyaient bien eux aussi, les adoptés. C’est ce qui déchaînait leur violence et leur colère […], ils venaient d’être adoptés. Lorsque cela s’achevait, la colère et la brutalité apaisées, l’adoption était dissoute (pour eux, pas pour moi).
Non, je n’ai rien su « un jour ». J’ai, au fil du temps, créé mon histoire, donné une continuité aux faits et aux épreuves surmontées, constitué un récit […]
Je suis petite lorsque j’apprends la réalité. […] je pense les atrocités fatidiques de mon âge (bien fait que tu soies morte) […]. Je fais ordinairement, comme dans une autre famille. C’est-à-dire je déteste ma sœur et je veux l’amour exclusif de ma mère. Mais, là, il faut, comme ma sœur a disparu, que je prouve à ma mère que je suis mieux que ma sœur, plus morte qu’elle encore, qu’elle verse davantage de larmes pour moi.
Je recopie large ; il me semble qu’on bénéficierait tous collectivement à comprendre ce genre de chose, pour ne pas répondre « mange » à quelqu’un qui souffre :
Il y a eu ce désir de me faire morte pour être aimée, et puis celui d’être vivante pour que ma mère survive. […] Il fallait que je mange pour faire plaisir à ma mère. […] Il fallait que je ne mange pas, il fallait qu’il y ait du vide, il fallait que ce vide soit un désir, il fallait que la faim s’installe, il fallait que j’aie faim pour me sentir vivre, il fallait que je sois vide pour que je vive.
Elle ne voulait pas s’attacher à moi par tous les gestes de l’amour d’une mère à sa fille, car moi aussi j’étais mortelle, elle me soignait médicalement, c’est-à-dire là où elle avait déjà échoué.
Elle ne voulait pas que j’aie une sexualité, c’était la chose la plus interdite, c’est comme cela qu’on attrape les enfants mortels […]. Le plaisir est mortel.
Il fallait que je me fasse prendre par le désir des hommes pour que ce qui, en moi, était mort inéluctablement soit repoussé. Il fallait que je jouisse du désir des hommes pour moi […] eux qui désiraient pour eux et pour moi, pour me faire moi objet de désir, pour m’éviter à moi de désirer.
Les racines blanches lui dévoraient la tête et moi je devenais une jeune femme désirable. Comme si une chose entraînait l’autre.
Cette bascule insensible du grand âge qui fait des enfants les parents de leurs parents, si troublante pour chacun, l’était un peu moins pour moi, habituée à l’anarchie généalogique.
(Bascule que j’ai découverte avec Annie Ernaux dans Je ne suis pas sortie de ma nuit.)
Elle basculait lentement vers l’origine.
J’ai été la mère de ma mère aux tout derniers temps, et donc la mère d’une enfant au bord de la mort, selon la malédiction initiale.
Le troisième volet prend acte et médite sur la vie d’une femme sans enfant, la vie d’une femme, la vie qui s’écoule, s’est écoulée, se rapproche de la fin sans cesser d’être vie — vie et vieillesse, corps qui persiste : s’annonçait en 2008 son livre de 2024, Tout ce qui nous était à venir.
Je me suis acheminée avec beaucoup de douceur vers cela, l’état d’une femme sans enfants, j’ai glissé, je ne peux pas prétendre découvrir mon téta, je peux le réaliser, dans la secousse de l’effort mental. cela s’est fait, oui, avec la patience qu’être requiert, comme tout ce qui s’accomplit avec notre corps.
Je me suis demandée si j’allais m’y retrouver, dans ce récit, cette absence d’enfant ; très peu. Et tant mieux, je suis ravie de ne pas traîner d’histoire traumatique. Il y a autant de manières et de raisons de ne pas avoir d’enfants que d’en avoir. L’autrice n’a pas eu d’enfant ; j’ai le désir de ne pas en avoir : nous sommes à des places très différentes, dans le temps reproductif comme dans la psyché. Ne pas avoir d’enfant n’est pas pour moi un manque, une absence de, c’est autre chose, une autre vie qui me convient davantage, pleine en elle-même. Mais ceci, oui ceci peut-être a éveillé un écho :
Rester fille pour que ma mère ait toujours une fille. Comme si, moi-même devenue mère, j’aurais cessé d’être sa fille. J’aurais cessé d’être exclusivement sa fille. Il fallait quelque chose d’exclusif dans cette histoire.
À propos des règles :
Le sang a coulé tellement brun que j’ai cru que c’était de la merde. Ramenée à mon état incontinent de nourrisson alors que je me croyais déjà éclore dans la féminité.
Similaire pour moi, la croyance de l’éclosion féminine en moins. Juste le dégoût, la colère d’être débordée par mon propre corps. Pour quelque chose dont je ne veux pas de surcroît, si inutile pour moi.
Après avoir écrit sur une cousine adoptée, fille biologique d’une femme tonte à la Libération :
Il ne s’agit pas d’un pamphlet féministe. Je parle d’une condition, la mienne, femme, et d’une histoire, la mienne, celle de ma famille, de ces femmes qui ont cessé de vouloir donner au monde des enfants, exténuées d’Histoire.
Après avoir écrit à propos d’une image érotique :
Demeure le vide de l’image, quelque chose qu’il faut remplir tout le temps, comme les coloriages d’enfant […]. Le vide de l’image, celui probablement des origines, là où justement on ne peut pas être, exclu par la nécessité même de l’intimité et de l’absence de soi, précisément parce que nous y sommes indésirables et exclus.
On verra tout, sauf le désir. Il manque toujours quelque chose dans la sexualité, c’est ce dont on jouit. On jouit par défaut, déficit, défaillance, absence. On revient, on recommence, on cherche à reconstituer, ça échappe, on jouit.
C’est avec cela qu’on fait les enfants aussi.
Est-ce qu’on rejoue la scène du crime dans l’acte sexuel ? Est-ce qu’on veut refaire en mieux, tenter de créer un être qui nous dépasse, échouer mieux ? Est-ce qu’on peut avoir envie de se détourner de ça, parfois, pour ne pas se confronter — ni à un échec (à faire mieux) ni à une éventuelle réussite qui entérinerait notre imperfection voire notre médiocrité (faire mieux, pire) ? Est-ce qu’on peut ne plus vouloir jouir de ou dans la perte, le défaut, que ce qui pousse à caresser indéfiniment pourrait aussi nous retenir d’acter quoi que ce soit ? Surtout, rien de définitif. Surtout, rien qui puisse mourir, changer, échapper. Il faut du fini. Il ne faut pas que ça finisse.
Je me vois de loin. J’ai une certaine tendresse pour cette jeune femme, perpétuellement amoureuse, détraquée d’amour. Une tendresse, oui.
Je plaisais donc pour des histoires de millimètres, presque rien. […]
Je m’aime pour moi-même et ce n’est pas rien. C’est pourtant un amour impossible, comme tous ceux d’alors. Non pas du fait d’un excès d’exigence, mais d’un défaut de temporalité.
L’amour d’une autre que soit qui grandit aurait été peut-être plus manœuvrable, plus concordant.
[Son corps] Un empilement des présents, toujours actifs et irreprésentables, puisque je ne vois, de mes âges, que le dernier. Il y a donc, dans mon corps, quelque chose de juste (tous les présents, vivants et vrais) et de faux (une image ne rendant compte que de la dernière étape).
Voilà exprimée beaucoup plus clairement que je n’aurais su le faire cette injustice / inexactitude que je ressens toujours quand on accole à une notice biographique ou un hommage une unique photo, toujours la même, toujours tronquée, comme si Rimbaud ne pouvait avoir que 17 ans et Einstein 72 ans. C’est pire au féminin : une photo jeune me donne l’impression qu’on cantonne l’artiste à la période où elle a été désirable aux yeux de la société ; une photo âgée, qu’on lui refuse la force de l’âge. Marguerite Duras, par exemple : il me faut et la narratrice et l’autrice de L’Amant. La juxtaposition des âges comme approximation d’un être.
Stretching postural : la prof pense ses exercices pour soulager mon genou. Tout son enseignement consiste à bouger toujours davantage « en chaîne musculaire », i.e. utiliser tous les muscles en synergie pour une efficacité optimale… et la préservation des articulations. La séance du jour me fait passer un cran dans ma progression : non seulement je sens la rotation des jambes remonter davantage, offrant une stabilité (plutôt qu’un mouvement contradictoire) dans l’alignement jambes-bassin, mais j’ajoute un étage à la chaîne, au niveau de la cheville (il me manquait un plan de mobilité). Je retiens en outre que, pour gainer la jambe dans les relevés et ne pas tout abandonner à l’arrière au mollet, il faut engager le tibial, soit chercher la légère crispation qui vient quand on ne détend pas le pied flex dans une marche trop rapide.
Infiltration, dixit le médecin du sport qui ne remonte pas beaucoup les gens de sa spécialité dans mon estime. Il me fait davantage l’effet d’un aiguilleur, qui rédige ses ordonnances mécaniquement et répartit le travail entre divers spécialistes — je ne comprends pas sa plus-value par rapport à un généraliste.
Comme trop souvent avec les médecins, il faut lui soutirer les informations : qui consulter (il n’a aucun praticien à me recommander, ni pour l’infiltration, ni pour la kiné, ni pour le bilan de podologie), quel est le plan B si l’infiltration ne fait pas effet (est-ce que je reviens le voir lui ? mon généraliste ? ah non, il faudrait prendre l’avis d’un « chir »), que traite-t-on du symptôme ou de la cause, quels gestes sont ou non contre-indiqués ? Je dois « adapter ma pratique » pour éviter les mouvements qui déclenchent la douleur ; no shit, Sherlock, je n’y avais pas pensé ! Ce que je voudrais savoir et que je ne parviens pas à bien formuler sur le moment, c’est s’il y a des mouvements qui, bien que déclenchant la douleur, ne risquent pas d’abîmer davantage le ménisque — auquel cas, je peux arbitrer moi-même douleur (légère) et (entrave à la) liberté de mouvement. Parce que, d’après ce que je comprends, on traite le symptôme davantage que la cause : selon les zones, le ménisque est plus ou moins (plutôt moins) vascularisé et ne peut pas se régénérer de lui-même, d’où que l’où traite plutôt la douleur — mais du coup, ma fissure est-elle ou non dans une zone vascularisée ? Est-ce que je dois « adapter ma pratique » jusqu’à l’infiltration ou de manière définitive ? Bref, je ressors de la consultation un peu agacée. Un jour, j’aimerais être « prise en charge » plutôt qu’interroger une IA incarnée en médecin.
Lecture à la médiathèque, une bande-dessinée entière d’un trait : plaisir de rouvrir du temps à moi au sein d’un temps de pause imposé.
Ne m’oublie pas : une heure de lecture non pas soustraite au monde, mais vécue. Tout une autre vie vécue même, en une heure de temps. Dilatation du temps qui nous est accordé, douce exhilaration du soi.
Mardi 6 mai
Réunion au conservatoire : c’est toujours aussi long, ça me concerne toujours aussi peu, mais à ma propre surprise, je ne m’ennuie pas. J’en comprends de plus en plus, de ce qui est dit et de ce qui est tu : fonctionnement interne, relations entre les uns et les autres, règles et comment les interpréter-contourner, surtout en temps de restrictions budgétaires…
Une glace au gianduja au débotté me rappelle que je peux à tout instant rouvrir du temps et de l’espace, non guidé, non timé. Ma semaine ne se déroule pas entre des rails d’acier.
Cours avancé : tout le monde applaudit spontanément trois beaux tours en fin de diagonale. Même blessée, je me sens à ma place, l’humeur plus stable d’enchaîner les cours, les jours.
Mercredi 7 mai
À cause ou grâce aux ponts, les cours sont clairsemés. Les 6 ans ne sont que deux sur sept, deux petites filles ultra-concentrées qui pourraient progresser à toute vitesse si elles n’étaient perdues dans le babillage constant de leurs camarades (cela n’empêche pas qu’elles parlent, hein, mais en sachant s’arrêter, et souvent pour mieux comprendre ce qui est demandé)(l’une des petites filles est dans une demande d’une telle précision que j’ai du mal à la comprendre et à lui apporter une réponse adaptée).
L’emploi du temps de l’an prochain se prépare dès à présent, les parents demandent déjà les horaires des cours et si leur enfant changera ou non de niveau. J’aimerais réorganiser les classes pour avoir des groupes de niveaux plus homogènes, mais ne cesse de douter, louvoyant entre lacunes évidentes et redoublements à éviter pour raisons égotiques et commerciales (un élève vexé est un client susceptible de ne pas revenir).
Soulagement de désormais finir mes mercredis fatiguée, certes, mais plus explosée comme avant. C’est ce que je me dis, mais je vais me coucher avant la nuit, m’endors avec elle (quand je suis plutôt un oiseau de minuit).
Jeudi 8 mai
[rêve] en Italie avec A., il y a un garçon qui me plait, nous sommes avant-bras contre avant-bras quand ça se met à tanguer, la scène mais aussi l’immeuble bouge ce n’est pas normal, il s’effondre hors de notre vue, c’est un tremblement de terre, je descends de mon perchoir sors sur une place qui semble assez dégagée, sur laquelle avec d’autres passants je tourne sur moi-même pour surveiller les immeubles alentours, ceux qui ont l’air de tenir, ceux qui menacent de s’effondrer, des dégâts partout dont je prends quelques photos au smartphone, plus tard ou plus tôt le garçon qui me plaît m’informe que nous devrions nous mettre ensemble à peu près en même temps, je demande qui : lui et A., moi et le boyfriend, il est bien sûr de lui ou delusional pour minimiser ainsi, A. est mariée, a l’air d’aimer son mari ; avant ou après le tremblement de terre, je me retrouve à un cours de quelque pratique sportive un peu new age, mi-arnaque commerciale mi-secte, et après le tremblement de terre, j’erre dans le labyrinthe d’un centre commercial plutôt luxueux, là encore, ne pas se faire avoir
Qu’on ne me dise plus que le smartphone n’apparaît jamais dans les rêves. Il a suffi que je m’étonne de cette remarque me semblant véridique pour qu’il y apparaisse. Il y a quelques petits matins, je tentais de photographier avec mon téléphone les reflets argentés des gouttelettes métalliques sur les joues de G. (ce n’était pas le plus étrange du rêve, mais le reste m’a échappé).
Jeudi férié mais non chômé : avant de faire cours le soir (en effectif réduit mais pas plus que certaines semaines hasardeuses), je passe dans l’après-midi chez une collègue récupérer des costumes à faire essayer samedi. Derrière d’immenses portes défraichies, je découvre une caverne d’Ali Baba de tissus et de costumes — c’était le métier de sa mère, m’explique-t-elle. On discute pendant que je consulte les étiquettes pour me constituer un échantillon de toutes les tailles disponibles, puis sans plus rien faire d’autre, et cela me fait énormément de bien de pouvoir évoquer certaines difficultés et d’apprendre qu’elle aussi, en fin de carrière, galère toujours un peu avec ses choré, commence souvent par la fin, maintenant les élèves sont habitués, la fin et le début, c’est le plus important, ce n’est pas elle qui le dit, c’est Doris Humphrey. J’emporte avec moi les costumes, une réminiscence d’encens et un peu de confiance retrouvée.
Des choses sont dites sans être adressées ; j’aurais dû les mettre en mots avec la psy plutôt que de les articuler comme je le fais face au boyfriend, dans l’instant de leur découverte, dans une maladresse qui confine à la violence.
Vendredi 9 mai
Nouvelle recette : croquettes aux petits pois, feta, zataar. Moui. Meilleur froid quand on a la flemme de se faire à manger et qu’on pioche les suivants dans le frigo.
Les vers refont surface
Samedi 10 mai
« On a l’air de plombiers » remarque une enfant lors de l’essayage des salopettes rouges pour le spectacle. Dans Grease, ce sont des mécanos, close enough.
Le propriétaire de mon ancien studio parisien (celui pour lequel Foncia a mis 3 ans à rendre la caution en refusant de payer les indemnités de retard prévues par la loi) a reçu le recommandé qui le met en demeure de payer ces indemnités (le tribunal a débouté notre action contre Foncia, estimant que le propriétaire reste responsable même s’il a délégué la gestion au bailleur, et Mum a voulu tenter le coup, en espérant que le propriétaire se retourne contre Foncia). Évidemment le pauvre homme en est malade ; quand je sors du conservatoire, j’ai trois appels en absence et un mail dans lequel il se dit écœuré, explique que Foncia ne lui a jamais versé la caution, ni une bonne partie des derniers loyers, et que s’il avait su, il n’aurait pas gelé le loyer… D’un coup, je ne sais plus pourquoi on a fait ça, pourquoi j’ai laissé Mum faire en mon nom, pourquoi on n’a pas mis le pauvre homme au courant avant de lui envoyer la mise en demeure (en imaginant une collusion proprio-bailleur ?), je m’en veux, je m’en veux, le sentiment de culpabilité monte en flèche, en vrille, je ne veux pas être la sale connasse, qu’est-ce que j’ai fait, je veux que ça s’arrête, ne plus entendre parler de cette histoire, je renvoie la patate chaude à Mum qui se charge de rappeler le pauvre homme pour lui expliquer, le rassurer qu’on ne lui demandera rien à lui, même si l’étape était nécessaire pour… Lorsque l’affaire est sous contrôle, que Mum s’occupe de tout, que le propriétaire est un peu apaisé, la culpabilité se détache pour ainsi dire de son objet (son prétexte ?) et atteint son apogée dans une crise de larmes de hoquet d’incompréhension. Il y autre chose. De la fatigue, évidemment, mais ça n’explique pas tout, ça n’explique pas l’ampleur de la réaction, sa disproportion. Il y a autre chose, mais quoi ?
3 tasses de tisane au CBD ne sont pas de trop pour ralentir la vrille facilitée par les 6 heures de sommeil.
Une violoncelliste achève le morceau qu’elle est en train de travailler, s’écarte du pupitre comme un peintre prendrait du recul face à sa toile et commente : « Eh, ça s’améliore, en vrai ! » C’est la fin du documentaire Être noir à l’Opéra.
Outre le plaisir de voir danser Guillaume Diop, j’ai été mi-embarrassée mi-soulagée par le problème que soulève Elisabeth Platel : plusieurs de ses élèves noires ou métis atteignent une limitation technique en raison du manque de mobilité de leur pied ; ces élèves risquent le renvoi et elle a peur que cela soit interprété comme de la discrimination. Écarter les danseurs noirs de la danse classique au prétexte qu’ils auraient forcément les pieds plats est clairement une discrimination raciste, et le monde du ballet a probablement besoin d’évoluer et de revoir ses attentes esthétiques concernant le cou-de-pied (on peut avoir d’excellents danseurs qui n’ont pas de courbe rêvée — cf. Skylar Brandt qui ne se cache pas de porter des prothèses pour en donner l’illusion), mais il y a un degré de mobilité minimale du pied nécessaire pour pratiquer les pointes sans danger (première étape) et à haut niveau (seconde étape) qui n’est pas toujours atteint par certaines aspirantes danseuses… et cela semble empiriquement plus fréquent chez les danseuses noires, même si le problème se rencontre aussi ponctuellement chez les autres. Je le constate au conservatoire où j’ai deux élèves noires parmi les plus douées du cours (coordination, placement, technique, motivation… ) ; l’une monte ric-rac à l’aplomb de la pointe et l’autre n’arrive pas à chaque fois sur le plateau. Cette dernière a pourtant un aplomb qui épate plus d’un prof, un sens artistique et une détermination qui autoriseraient à rêver pro… mais plutôt en contemporain, sauf à trouver ou créer des compagnies où la technique classique se passe de pointes (franchement, on gagnerait de superbes interprètes)(sans compter que le manque de mobilité du pied se transformant en atout pour le rebond, on pourrait en prendre plein les mirettes dans les sauts).
Dimanche 11 mai
Au parc Barbieux
Pomme de pin feuillue
Dancefloor végétal
Jeunes pousses au stabilo
Je finis deux courts romans : Encabanée, qui me donne des envies de sexe et de solitude (beaucoup moins de froid et d’absences de commodité) et un récit de Louise Glück, Marigold et Rose, qui me laisse en proie à des questions florales : pourquoi ne pas avoir traduit Marigold par Marguerite ? J’ai tout oublié de Daisy à ce moment-là. Quelle fleur au juste pourrait être Marigold ? voilà ce qui m’occupe l’esprit alors que mes jambes sont occupées à faire le tour du parc Barbieux. Un bouton d’or, notre Marie d’or ? Ah non, bouton d’or se dit buttercup, une coupe de beurre, ces Anglais sont parfaits, avec un scone s’il-vous-plaît, mais ce n’est pas ça. Et cette fleur jaune au milieu des pâquerettes et des boutons d’or, mal dégrossie mais lumineuse ? Mieux que Simon, Google Lens says dent-de-Lion. Han, dandelion : dent-de-lion avec un accent anglais ! J’active ma langue sans fermer la bouche, en la crispant seulement, une dan-de-lian, c’est magnifique. À court d’idées pour Marigold, je me résous à chercher la traduction : une fleur de souci. C’est à peine si je sais à quoi ça ressemble. Pourquoi ne pas avoir traduit Marigold par Marguerite ? Tout simplement parce que ce n’est pas une marguerite et que, même si le souci fait sens pour Marigold, l’intellectuelle des deux jumelles, tu parles d’un cadeau !
Toujours au parc Barbieux, un groupe est en pleine séance de tai chi ou autre gymnastique douce du genre. J’ai envie de me glisser dans le cercle comme hier j’ai eu envie de m’incruster dans le groupe de jeunes qui dansaient sur le parvis devant l’Opéra de Lille. J’y ai reconnu Kira, qui ne s’appelle pas Kira (c’est seulement la meilleure approximation à laquelle je suis parvenue, influencée par la lecture du journal de Dame Ambre) mais que j’ai côtoyée à la fac. Son prénom me revient à retardement en passant devant le groupe de tai chi ; il faut retirer une lettre et en ajoute deux. Indépendamment du nom, de la pratique, me reste l’envie du lien, l’envie d’appartenir, même si je n’ai aucune envie de devoir sociabiliser en groupe.
Au spectacle de l’école du ballet du Nord, je reconnais à peine les élèves qui ont essuyé mes plâtres de professeur stagiaire l’an passé. Il faut la tête rousse d’un petit garçon plus si petit pour que je remette la classe entière, puisse identifier avec certitude quelques filles. Plus que les élèves peut-être, je regarde le travail des professeurs. Guidée par le stress de n’avoir pas fini mes chorégraphies, j’analyse la succession des formations, compte parfois le nombre d’élèves dans l’une ou l’autre, note mentalement des successions de pas auxquelles je n’avais pas pensé pour tel ou tel niveau. (Petite pensée pour mes ados qui râlent quand je les mets sur trois lignes en quiconque alors qu’ici, à plusieurs reprises, elles sont strictement les unes derrière les autres en colonnes.)
À l’entracte, A. que j’ai retrouvée cette année au conservatoire et qui est venue voir danser ses copines de l’an dernier, me surprend par un hug dans la file des toilettes. Je referme maladroitement mon bras sur son dos bosselé de tresses, touchée par cette marque d’affection que je n’aurais pas imaginée de la part de cette enfant à la volonté d’acier — mais une enfant encore, peu importe sa maturité.
Je croise aussi la maman de l’élève que j’ai eue deux fois en cours particulier. Elle me demande si j’ai reconnu sa fille sur scène — cela me semble difficile de ne pas vu sa posture, sternum conquérant, mais la mère en est surprise, cela ne lui semblait pas aller de soi.
Le spectacle est long, très long, près de trois heures. Je me demande pourquoi il n’a pas été scindé en deux, en présentant à part du gala proprement dit les pièces dansées par les élèves de troisième cycle — cela aurait fait une chouette triple bill. Dans la dernière pièce, les jeunes filles déclinent tour à tour leur nom avant de lancer une phrase catchy : parfait pour réviser in extremis les prénoms.
Malgré toutes ces têtes connues, malgré le bout de chemin fait au retour avec une professeure de l’an passé, j’éprouve en sortant une légère solitude, d’avoir mêlé ma joie à cette effervescence dont je ne fais pas partie.
Lundi 12 mai
La vitamine B12. J’avais oublié de la prendre depuis un moment. Les montées en vrille de l’anxiété sont étrangement corrélées à ces oublis.
Mardi 13 mai
Réveillée par la lumière ou l’habitude, je me rendors pour deux heures qui changent tout. L’énergie, l’envie, la bonne humeur reviennent.
Je donne la barre au sol sans la faire pour préserver mon genou. Bizarrement (non), j’enchaîne plus vite entre les exercices. J’ai aussi plus grande latitude pour corriger les postures. Je m’attaque notamment à celle de Y. Les épaules, c’étaient les épaules. Il ne dissociait pas les mouvements de l’humérus de ceux de l’omoplate et de la clavicule ; la rotation interne entraînait les épaules en avant et tout le haut du dos en paraissait arrondi (il me confirme avoir souvent des tensions dans les trapèzes).
Il y a des similitudes chez T. et, de fait, demander de reculer les épaules fonctionne beaucoup mieux que d’avancer la poitrine — la différence est flagrante après l’avoir répété toute l’année avec un succès très passager. J’ai l’impression que c’est fréquent chez les femmes qui ont de fortes poitrines ; c’est comme si elles étaient suffisamment exposées comme ça, comme s’il fallait qu’elles se protègent un minimum, même si cette protection entrave une posture plus juste.
Mercredi 14 mai
Nous sommes sous les arbres d’un square. Des jeunes mangent leur graillon sur le banc d’à côté et, en bons Français, parlent bouffe en mangeant. L’un s’extasie en souvenir : le pop-corn que faisait KFC quand il était plus jeune, en sixième genre, vraiment le meilleur qu’il ait mangé. Un autre explique qu’il aime les gâteaux qu’il va payer six, sept balles, qui ne sont pas grands, mais qui ont vraiment de la saveur, tu vois. Je vois qu’il parle de pâtisserie (fine) et que ses amis sont perplexes ; cela ne fait manifestement pas partie de leurs codes sociaux-culturels.
Globalement bonne préservation du genou pendant les six heures de cours. Je m’améliore dans le faire moins.
Une mère d’élève cherche à savoir si sa fille va changer de niveau, sans qu’il y ait cette fois aucune question d’ego parental, ni de compatibilité horaire avec le poney (paye ton milieu social). Elle m’explique complètement blasée que le père, dont elle est séparée, refuse que ses filles fassent des activités à des heures différentes (sous-entendu, il ne va quand même pas passer l’après-midi à faire des allers et retours). Il faut que cela soit à la même heure (ses mains dessinent deux murs verticaux), peu importe qu’une enfant se retrouve à faire escrime plutôt que gym. La maman attentionnée précise que sa fille est au final très contente de faire de l’escrime, mais voilà, elle voudrait connaître les horaires dès que possible, histoire de préparer le père en amont. Je lui dis que je vois, avec de grands yeux pour la conforter dans le fait que c’est abusé, sans lui raconter que cela me rappelle les tractations à mon entrée au conservatoire, quand mon père faisait la tronche que son week-end de garde alternée commence le samedi après-midi. Comme la petite fille se débrouille très bien en cours et que j’envisage de lui faire sauter un niveau pour qu’elle ne se retrouve pas dans le même groupe à la rentrée, nous convenons avec la mère que sa fille viendra faire un cours d’essai dans quinze jours, quand cela sera à nouveau son mercredi de garde. Bordel, les pères, y’a encore des progrès à faire.
Les pousses de bambou sortent de terre
Jeudi 15 mai
Tiens, un fil dans ma salade. Je ne porte pourtant rien de blanc…
C’est un cheveu. Je me suis habituée à voir des filaments argentés dans mes cheveux, mais pas encore à les perdre. Leur conduite m’est encore étonnante : leurs lubies de revirements imprédictibles me rappellent les embardées du fil de nylon que j’utilisais enfant pour faire des bestioles en perles.
Concept pour artiste plasticien : se remettre à faire des perles avec des cheveux blancs, recréer un poisson, un alligator…, rassembler le tout et intituler l’œuvre La vieillesse va à l’enfance.
Le versement libératoire de l’impôt sur le revenu des auto-entrepreneurs ne fonctionne pas comme le prélèvement à la source des salariés : si on a payé des impôts alors qu’on est non-imposable, ils ne nous sont pas remboursés. Magie ! Mum, au téléphone, est prête à faire de cette découverte son nouveau cheval de bataille ; la retraite la rend plus pitbull justicier que jamais. De mon côté, je suis fataliste et vite lassée.
Au bout d’un certain nombre de boucles d’indignation, je parviens à détourner la conversation et, je ne sais comment, on se met à parler neuroatypie. Une amie lui raconte les frasques épuisantes de son petit garçon diagnostiqué HPI : elle n’est pas dépaysée, retrouve ce qu’elle a traversé en tant que mère, mais sans aucune de ces associations de parents dont son amie s’est rapprochée. Mum trouve que c’est bien qu’on en parle, elle aurait aimé elle aussi, à l’époque, avoir des clés pour comprendre, ne pas galérer seule face à des situations qui ne ressemblaient pas à celles de son entourage. La crise d’adolescence à cinq ans, c’était tendax. Elle évoque des tensions dont j’ai tout oublié ; on criait apparemment l’une et l’autre, au point qu’une voisine un jour lui a demandé « Elle ne serait pas un peu caractérielle, votre fille ? » Comment ça, caractérielle ? répond-elle encore trente ans plus tard, d’un ton qui ne laisse aucun doute sur le caractère qu’on se passe de mère en fille.
J’essaye de lui faire comprendre que c’est aussi telle fille telle mère, cette histoire de neuroatypie. Elle est flattée, mais elle ne pense pas, non vraiment… alors je lui parle de l’essai Singuliers & ordinaires, parcours d’adultes à haut potentiel intellectuel, retrouve les citations recopiées et lui lis une liste de traits de caractère statistiquement plus fréquents chez les neuroatypiques qui, sans avoir valeur de diagnostic évidemment, peuvent mettre sur la piste : « se sentir plus bête que bête alors qu’on réussit sans trop d’effort ; être une « éponge » aux émotions des autres ; avoir un besoin irascible et tellement naïf de justice ; chercher un sens à tout, tout le temps… et ne jamais être satisfait de la réponse. » J’entends un silence-gloussement qui ressemble étrangement à un pwd quand j’arrive à « un besoin irascible […] de justice ».
Je m’y attelle et, enfin, mes chorégraphies sont structurées, je sais dans les grandes lignes ce que je vais faire faire aux élèves jusqu’au bout de la musique. Le soulagement me rend euphorique ; je suis plus volubile que jamais en cours ensuite.
M. me dit penser à moi presque tous les jours : dès qu’elle sent qu’elle se recroqueville derrière son ordinateur, elle se reprend, se redresse et pense à moi, à cette histoire de posture qui est tout juste assez quand on pense que c’est trop (si vous vous sentez prétentieuse, c’est que vous êtes sur le bon chemin, je leur dis). De fait, l’amélioration commence à se voir !
J’ai le toot joyeux aujourd’hui, comme à la belle époque de Twitter.
La ligne 1 du métro est toujours dans les choux quand je sors de cours, pile le soir où j’ai séché la préparation du dîner Tupperware. Je m’offre un arancini — médiocre, mais néanmoins réjouissant. L’inhabituel rend la chose festive, comme je le raconte guillerettement au boyfriend, qui me raconte tout joyeux sa première leçon de conduite. Ce qu’il n’oublie pas être « un engin de mort » fait vroum vroum. Nous sommes mutuellement joyeux.
Vendredi 16 mai
Je me prépare lentement puis médiathèque, Vache-qui-rit chez Leclerc et faux bagel ne soyons pas bégueule au saumon et au cheddar ne jugeons pas l’association, profitons seulement du soleil avant qu’arrive le tram, vite revenir crois-je in extremis pour l’arrivée du boyfriend et avoir tout le temps.
Ensuite nous sommes très occupés à faire, ne pas faire, refaire l’amour
(en mieux ?). Repus l’un de l’autre, nous dînons, il valide mon saag paneer sans paneer. Plus tard, mais pas si tard, il tombe de sommeil. Je m’accroche à lui, à l’éveil, à aujourd’hui presque passé, à ses bras qui déjà se délient de moi, mais se rattrapent, se referment en m’enserrant dans ce murmure apaisant je t’aimerai toujours autant demain. Il glisse serein dans le sommeil.
Je suis toujours étonnée et ravie que ma présence d’anxieuse l’apaise, qu’il trouve le sommeil dans mes bras, que je puisse ainsi l’aimer de l’autre côté de l’enfance, du côté de celui qui veille.
Samedi 17 mai
Sans cesse, je rattrape l’attention des élèves pour tenir le cours, le cap, le timing : il ne reste que quatre samedis dansés avant le spectacle et je veux impérativement finir la structure des chorégraphies aujourd’hui. C’est à peu de choses près le cas, et c’est un soulagement ; présenter une chorégraphie finie redevient possible, même moche, même s’il reste beaucoup à nettoyer, même si l’on devrait être en train de peaufiner des détails et qu’on en est encore loin.
Certaines élèves me semblent chagrines, ne verbalisent que de la fatigue. Une ado opérée en urgence la veille est là avec ses béquilles, une enfant de deux ans de moins m’explique l’après-midi qu’elle était absente le matin parce qu’elle avait un anniversaire. Deux ans, deux êtres, deux mesures. Depuis quand le goûter de 10h est-il propice à fêter un anniversaire ? Est-ce qu’on fait des brunchs d’anniversaire à 11 ans ? Un anniversaire de famille, peut-être.
À la sortie des toilettes, j’ai la surprise de croiser une professeure que j’ai eue en formation, une ancienne danseuse invitée à venir donner une masterclass. Nous jouons une variation de : oh, vous ici ?
— Tu viens prendre le cours ? me demande-t-elle avec son accent américain. J’ai à peine le temps d’articuler une réponse pour compléter mon mouvement de tête négatif qu’elle poursuit en épanorthose : oh, tu en donnes… ? Tu travailles ici ? Quelle chance !
Je sens ou projette de l’incrédulité. Oui, j’ai de la chance de travailler ici et en même temps, je me suis formée pour, diplômée, pas pire qu’une autre. Peut-être n’y suis-je pour rien, peut-être est-elle seulement très New-Yorkaise. Même à table, en salle des profs, elle tient son menton inutilement haut. Les cervicales doivent bosser pour rejoindre du regard le risotto délicieux qu’on a préparé pour elle — délicieux vraiment, elle insiste d’autant plus qu’elle n’a pas la place de finir la portion pour une personne.
Elle s’intéresse davantage à mon collègue de contemporain qu’elle ne connaît pas, qui chorégraphie et a dansé, lui. Je réapparais quand les variations qu’elle fait travailler aux élèves s’avèrent être celles que nous avions déjà travaillé en stage avec elle — connivence de surface — et c’est tout pour mon sentiment d’infériorité / d’illégitimité, merci bien — même si, cette fois, une colère calme tempère le dépit, m’autorise moi aussi à défaire cette attitude de l’autre qui me défait, à nous écarter mutuellement. Je peux beaucoup aimer ses cours, et elle un peu moins.
Cette attitude contraste, un peu plus tard, avec celle d’une autre professeure qui me présente à son fils (immense) comme sa collègue. Ancienne élève je précise et elle rectifie : ancienne étudiante, c’est un peu différent. Elle souligne un peu pour qu’il dise très. Je lui en suis un peu très reconnaissante.
En rentrant, je mets du temps à me départir d’une anxiété légère mais latente, de l’impression que j’aurais fait quelque chose (de) mal, comme si faire mal quelque chose revenait à faire quelque chose de mal, la maladresse traquée en faute. Cela s’estompe tandis que le boyfriend me masse les pieds, remis en état pour aller ravitailler son Coca. Le soleil est là puis plus puis à nouveau. L’amour lui est là tout le temps sans intermittence sans même le faire. Nous discutons entremêlés sur le canapé, de père, de grand-mère, de mort, de guerre et d’autres choses encore jusqu’à ce que l’on soit pris dans la lumière stroboscopique du soleil qui descend à travers les feuilles effervescentes du saule pleureur et que je me serre encore davantage contre lui, contre le jour qui finit, l’abandon du devenir à ce qui a été et bientôt ne sera plus.
Les rondelles de courgettes épluchées en rayures ressemblent à des jetons de casino. Je ne l’avais jamais remarqué car je n’aimais pas les courgettes jusqu’à très récemment, jusqu’à cette improbable inversion de mon amour des aubergines et mon dégoût des courgettes.
Évidemment que j’évite les M&M’s bleus en piochant dans le paquet ; ils sont moins bons que les autres. Le boyfriend veut me prouver le contraire. Aussitôt une dégustation à l’aveugle est organisée pour la science entre un M&M’s bleu et un M&M’s orange. Je jurerais que le premier est le bleu, il a ce goût terni, mais quand j’ouvre les yeux et que toutes les preuves ont disparu, je ne peux que croire et le boyfriend et le pouvoir de la synesthésie. Je continuerai à éviter les M&M’s bleus-qui-ont-le-même-goût-yeux-fermés — voire les M&M’s tout court, l’expérience ayant souligné l’intérêt gustatif très limité des M&M’s quand on fait abstraction de leurs couleurs joyeuses.
Hier, il tombait de sommeil et je l’y enlaçais dans le lit. Ce soir, je tombe de sommeil et il m’attend de l’autre côté des TOC et de la cloison pour faire courir ses doigts sur ma nuque et entre mes omoplates nues, pour me déposer à son tour dans la nuit, dans le canapé-lit. On n’imagine pas la tendresse de la chambre à part, les bonne nuit comme des au revoir, les nuits poursuivies ou commentées au matin pour retrouvailles — la séparation de la nuit actée et conjurée bien plus sûrement que depuis les deux côtés du même matelas.
Dimanche 18 mai
Grâce au temps gris, le temps n’existe plus, c’est un vrai dimanche, mou, élastique, la mollesse se confond avec le repos, le canapé-lit ne redevient que très tardivement canapé, on est beaucoup l’un contre l’autre, à côté de l’autre, un peu l’un dans l’autre, en chemise de nuit*, en jogging cracras, en pyjama une fois douchés. On se squishe à intervalles réguliers, c’est notre langage amoureux, squishe squishe les bras qui se serrent autour de l’autre, pressent un peu trop et relâchent tout aussitôt peau, sweat ou polaire. Il est beau un grand nombre de fois, tête renversée, espiègle ou ensommeillée.
* Le boyfriend a dit robe de chambre à la place de chemise de nuit. Cela m’étonne toujours quand il emploie une expression ou un mot pour un autre, mais c’est vrai que la chemise de nuit ressemble davantage à une robe qu’à une chemise.
J’aime beaucoup et l’idée de la mana et sa représentation graphique dans Frieren (même si je n’ai trouvé que cette capture d’écran, pas la plus belle à mes yeux).
Lundi 19 mai
Le boyfriend est à nouveau de l’autre côté de l’écran. Il m’a à nouveau dit ne pleure pas en partant et j’ai à nouveau pleuré. La séparation est à la mesure de l’intensité, se ressent comme une déchirure. Ce soir, nous énumérons nos to-do lists, les items que nous avons cochés et ceux qui nous attendent les jours prochains ; c’est ainsi lorsqu’on rebascule en mode solo, il faut faire. Avec, sans, s’activer, prendre rendez-vous retourner le matelas ranger sortir les poubelles imprimer l’ordonnance aller chercher les produits à la pharmaciejeter le verre dans le conteneur laver les sols le tapis de danse lancer le lave-vaisselle le lave-linge faire la vaisselle étendre le linge. Le temps s’est remis en marche, je le retrouve, y compris celui de lire au soleil quelques poèmes d’une anthologie érotique (curieusement, cela n’appelle aucun désir).
Nouvel adage, nouveau pas de tour, nouvel exercice de sauts, avec des coordinations pas simples, les filles s’accrochent, progressent.
Mardi 20 mai
Le temps s’est vraiment arrêté ce week-end : je dois changer la pile de ma montre.
La propriétaire a attendu que de jolies fleurs sauvages aient embelli le jardin en semi-friche (c’est ce qui fait son charme) pour tout couper. Qu’on leur coupe la tête, rugit dans la mienne la reine de cœur. L’invective fait merveille pour apaiser un peu ma colère en lui donnant cours. Le bruit de la tondeuse n’en finit pas de me vriller les oreilles tandis que les hautes herbes, les fougères et les bosquets de « mauvaises herbes » avec leurs touches de couleurs printanières sont rasés. Bientôt la terrasse ne donnera plus que sur un désolant tout-plat de terre et touffes jaunies. Il ne faudra pas regarder en bas, s’accrocher plutôt aux rosiers heureusement hors d’atteinte pour que la bêtise de ce contre-sens esthétique et écologique ne donne pas le vertige.
Grosse déception immobilière pour le boyfriend dont je vois le moral dégringoler en flèche de l’autre côté de l’écran. Ça touche à autre chose qu’à la déception proprement dite, à quelque chose comme l’allant, la joie en dépit de.
Chloé Cruchaudet, c’est l’autrice de Céleste, magnifique BD en deux tomes sur la servante de Proust. Dans Les Belles personnes, un album antérieur, j’ai retrouvé ses couleurs délicates et ses silhouettes déliées incroyablement expressives… et j’ai fini par comprendre pourquoi : elles dansent. Tout le temps. Marcher, s’affairer pour préparer à manger, ramasser les poubelles, voler : tout mouvement est danse chez cette Mary Poppins de la bande-dessinée.
Marigold et Rose sont jumelles. Marigold admire sa sœur d’être si sociable, de savoir si bien y faire avec les gens ; Rose envie sa sœur d’être l’intellectuelle du duo. Car Marigold écrit un livre. Peu importe qu’elle ne sache pas lire. Pas même parler. Peu importe qu’elle soit un bébé.
Marigold lisait encore. Bien sûr, elle ne lisait pas ; aucune des deux jumelles ne savait lire ; c’étaient des bébés. Pourtant, on a une vie intérieure, pensait Rose.
Marigold écrivait un livre. Qu’elle ne sache pas lire était un obstacle. Cependant, le livre se formait dans sa tête. Les mots viendraient par la suite.
Marigold et Rose — un récit est-il précisé par l’éditeur français qui souligne ainsi l’originalité de ce texte dans la production littéraire de la poétesse Louise Glück. Un drôle de récit, effectivement ; contrairement au burlesque, l’héroï-comique est un registre auquel on est peu habitué. Cela désarçonne sur la longueur, d’autant que l’humour n’empêche pas (permet même ?) l’accès à certaines « vérités » (justesses ?) de l’existence qui en perdent leur grandiloquence, transmuée en poésie. (D’où que la postface bien sérieuse arrive comme un caillou sur la soupe.)
Marigold avait compris dès son très jeune âge (vraiment très, très jeune âge) qu’il était nécessaire d’être assez disciplinée pour rester à l’intérieur des bords avant de pouvoir commencer le prestigieux travail de dessiner en dehors.
Je la comprends si bien, pensait Rose. Et puis, un peu tristement, bien mieux qu’elle ne me comprend.
À cette période Rose apprenait à parler. Marigold apprenait à observer. C’était une excellente observatrice.
Que peut-elle bien regarder, s’interrogeait souvent Rose. Elle semblait voir des choses que Rose ne pouvait pas voir, et même une Rose que Rose ne pouvait voir.