Haïktober

La fatigue rendait Inktober hors de question cette année. Je me suis contentée de suivre le boyfriend moutonner. Puis de lire les billets #iwak de Gildaun Inktober de mots plutôt que de dessins. Malgré l’artifice, quelque chose a percé ; sur la fin du mois, une entrée s’est formée un peu toute seule en pensée, j’ai eu envie d’essayer. Des formes très brèves pour compenser d’arriver après la bataille, pour voir ce que ça pouvait donner. Évidemment, c’est très inégal, mais je garde une tendresse pour quelques fragments et m’amuse à l’idée de peut-être lire vos réactions en commentaire comme une commande au restaurant chinois ou japonais, tous items numérotés.

…

1.

sac à dos

j’ai repris mes études
et mon vieux Eastpack turquoise
qui trimballait tous mes manuels en 4e
je n’étais pas encore née
remarque une camarade tout juste majeure
— vraiment ?
elle a dit ça pour rire
pour rire on a calculé
elle n’était vraiment pas née

lestez bien votre sac à dos
toujours utile pour asséner un bon coup de vieux

…

2.

découvrir

nos angles morts
chaque fois découverts chaque fois diffractés
comme un rétroviseur basculé
en mode nuit
— éblouissement, aveuglement

…

3.

bottes

sans jamais en porter
j’aime les retirer
et faire les choses au débotté
moins pour la spontanéité que pour l’expression
empruntée à Melendili
— chaque occurrence lui est une carte postale non envoyée

…

4.

exotique

banane, mangue, papaye, noix de coco, fruit de la passion
mon père n’aime que les fruits exotiques
qui ne l’étaient pas
dans son enfance en Martinique

…

5.

jumelles

parce qu’elle n’avait pas pu obtenir de première catégorie
pour le ballet que nous allions voir ensemble
ma grand-mère m’avait offert avec les places
des jumelles
d’ornithologie
— il s’avère qu’on voit bien mieux les étoiles
avec des jumelles pour voir les oiseaux
qu’avec des jumelles de théâtre

…

6.

randonnée

de la promenade au treck
chacun a sa définition de la randonnée
la mienne :
s’il faut poser les mains au sol
ce n’est plus une randonnée
mais de l’escalade
(M. n’avait pas besoin de poser les mains)

…

7.

passeport

la vitre du photomaton devait être sale
ou quelque capteur défectueux
elle m’a fait un quart de cheveux blancs
— jusqu’au passage au passeport biométrique
et à ses photos sans sourire sans lunettes sans gluten
j’ai voyagé sous la couverture de Cruella d’Enfer

…

8.

marche

trente, trente-cinq minutes
il me faut ça au moins pour que la marche fasse effet
pour devenir perméable
alors les pensées qui bouclaient spiralent hors de moi
alors l’extérieur se fraye un chemin jusqu’à moi
l’attention flottante flotte
ça marche

…

9.

soleil

j’ai probablement été un tournesol dans une vie antérieure

…

10.

nomade

les ordinateurs ont été sédentaires
calcultarices occupant des pièces entières,
puis des bureaux
des postes de travail comme on dit
puis ils sont devenus transportables
ultra-portables
puis portables tout court
ils se sont substantivés
glissés dans des téléphones
portables, à nouveau épithètes
et leurs usagers sont désormais nomades
— combien de chameaux l’accès au WiFi ?

…

11.

en-cas

est-ce un goûter
un sandwich triangle
du grignotage
soyons précis
— en cas d’urgence
déchirez le cellofrais

…

12.

à distance

la tablette de chocolat
pas si proche qu’elle puisse être attrapée sans y penser
pas si loin qu’il faille se lever pour prendre un autre carré

…

13.

horizon

parfois
presbytie
j’ai besoin de l’éloigner pour mieux le voir
dégager la ligne brisée des bâtiments
l’aplanir
jusqu’à ce que
myopie
la ligne devienne un trait flou
bleu clair bleu foncé entre ciel et mer
les yeux mis au repos par l’infini

…

14.

errer

personnages de films
flânez, cherchez, perdez-vous, enquêtez, partez à l’aventure
mais par pitié
n’errez pas
cela me rend folle
d’ennui de rage et d’angoisse

cette absence de sens qui n’a pas même la politesse de l’absurde
l’errance
une des mes plus grandes terreurs

…

15.

guide de voyage

le petit guide bleu !
se moquait-on, mon beau-père et moi
enjoignant ma mère à lever le nez
de son précieux petit guide bleu
pour profiter de ce qui y était si bien expliqué
— oubliant que c’était grâce à ce petit guide bleu
qu’elle avait tout préparé
le voyage les visites
pour nous
qui nous moquions
gentiment
mais quand même

…

16.

crasseux

chez nous, on dit
craspec
ou
craspouillot

…

17.

journal

de débord

…

18.

conduire

l’une des trois situations où
frileuse
j’ai presque systématiquement trop chaud
— les deux autres : danser et faire l’amour

…

19.

crête

des parents silencieux
circonspects
devant leur fille silencieuse
qui sait bien que le garçon qu’elle ramène
n’est pas le gendre bien sous tous rapports qu’ils espéraient
l’atmosphère est tendue
puis une boîte de Quality Street
et alors tout le monde se détend
très joli cette crête verte comment faites-vous cela
— la réplique de cette publicité est restée dans la famille
même s’il n’y a pas eu de crête
ni verte ni d’autre couleur
seulement des nécessaires à couture et des gâteaux secs
une fois les papillotes de couleur dépecées

(la crête verte a cependant eu moins de succès que
maurice, constamment menacé d’être envoyé en pension
et la marmotte, qui met le chocolat dans le papier d’alu
mais bien sûr
génération Culture Pub)

…20.

inexploré

le quotidien tous les jours avec toi

le passé comme une malle aux trésors

…21.

rhinocéros

d’Afrique ou d’Asie
je n’ai rien retenu

…

22.

camp

ballet camp?

…23.

rouille

mon grand-père en mettait
sur ses croûtons dans la soupe de poissons
j’ignore s’il y en a
sur le cabanon près duquel ont été dispersées ses cendres

…24.

expédition

l’Antartique
la jungle
les courses chez Leclerc

…25.

épouvantail

je me demande
quelle serait la forme de mon épouvantard
— peut-être un miroir qui diminue

…26.

appareil photo

il téléphone

…27.

route

il y avait celle du mercredi soir entre mon cousin et ma cousine
celle du dimanche soir un week-end sur deux
régulièrement dans les embouteillages
il y avait celle des vacances au ski
et celle des vacances à la mer
interminables trajets d’enfants gâtés
et celle dont la destination m’échappe
mais qui s’arrêtait à un Buffalo Grill
où l’on mangeait la petite salade d’accueil
avec un enthousiasme jamais égalé par aucune autre verdure

…28.

géant

forcément vert

(s’il ne s’agit pas d’éoliennes
toujours à mi-chemin entre War of the Worlds et Don Quichotte)

…29.

navigateur

j’ai dans ma famille éloignée
un navigateur
que je n’ai jamais rencontré
je n’ai que son nom
son image à la télévision
c’est une parenté théorique
anonyme
jamais soulignée
sauf quand j’ai travaillé dans la grosse grosse boîte
qui le sponsorisait
alors on me demandait si j’étais de la famille de
et j’étais et je n’étais pas
naviguant à vue de badge et de moquette

…30.

violon

il ne m’a jamais attiré
au contraire du violoncelle
voix grave entre les jambes
que dans une nouvelle de Kazuo Ishiguro
j’apprendrais à faire sonner uniquement
pour jouer la première suite pour violoncelle de Bach
plus lentement que tous les virtuoses
pressés d’en arriver à l’orgasme
qui bâclent la montée du plaisir
de cette voix grave entre les jambes

…31.

repère

(résistant aux diagrammes de Gantt qui tentaient de m’imposer leurs jalons, je me suis transportée à l’atelier Rodin)

des zillions de petites croix
tracées au crayon à papier
sur le plâtre
pour mesurer chaque relief de la sculpture
et la reproduire dans un bloc de marbre
créer l’original que la main du maître aura ébauché dans une réplique première
des zillions de petites croix
cimetière du mythe de l’artiste solitaire
une petite croix pour chaque petite main d’artisan non crédité

novembre au parc Barbieux

Immense hêtre pourpre dans un camaïeu orangé, derrière une étendue d'eau

Par la fenêtre,
les couleurs et leur absence ne laissent aucun doute :
le train file vers le mois de novembre.
Ma veste en polaire, de trop à l’aller,
manque au retour d’une fine doudoune pour doublure.
J’épluche ma première clémentine de la saison
en pensant aux dernières prunes,
de part et d’autre des vacances.

À l’arrivée, à Roubaix,
les températures n’en attestent pas, mais ça y est,
l’air est froid
la ville ouatée d’un calme
qui ne s’explique totalement
ni par le retour en province
ni par le dimanche

le parc Barbieux a plongé dans l’automne
comme on plonge une plante à rempoter dans la terre
une plante desséchée dans une bassine d’eau
la pointe des cheveux dans une solution décolorante
la cime des arbres dans le henné
au sol des halos de feuilles lumineuses
matérialisent les aires d’influence de chaque individu
soleils projetés depuis un ciel uniformément absent
fentes de timidité inversées en diagrammes de Venn
grosse feuille marron-orange au milieu des petites jaunes
pardon si je vous ai marché sur les pieds
une petite jaune éclatante perdue en lisière des marron-orangées
pardon si j’empiète sur votre territoire
une frousse rousse surgit derrière un sapin sempervirente — bouh

Arbres aux feuilles oranges éclatantes, qui fait comme une auréole au sapin qui se tient devant du rien (une espèce de paille) où il y avait du plein : les roseaux ont été fauchés (moissonnés ?)
du plein où il y avait du rien : un petit conifère planté à la place d’un adulte déraciné

ils sont beaux, ces canards, s’extasie une mère derrière sa poussette
et ce n’est même pas à destination de l’enfant
ce sont juste des canards, je pense blasée,
mais je voudrais que ce soit elle qui ait raison
alors je m’applique, ce n’est pas très difficile
ils sont beaux, ces arbres
ces textures fluffy, cramoisies, boa froufrouteux
plus douces et plus riches que les plaid à carreaux
qui pendent autour des cous sous couvert d’écharpes

je marche sur le bord invisible du chemin pour que ça fasse
frouch frouch
une dame entend
frouch frouch
et sous le hêtre pourpre, présentement de toutes les nuances du non-pourpre, me sourit
moi aussi je suis une dame
c’est le monsieur pourtant pas tout jeune qui photographiait les perruches à col vert qui l’a dit
merci madame
quand je lui ai appris qu’il photographiait des perruches à col vert
de rien toute la recherche en revient à Mum
se demandant un jour quelles herbes avaient bien pu infuser dans son thé
pour voir ainsi voler une bestiole vert fluo
au petit-déjeuner
(de fait, je me suis trompée : ce sont des perruches vertes à collier)

sur le retour
les pensées diluées dans la marche et les feuilles
refont surface
comme le cacao mal dissous dans le mug de lait chauffé au micro-ondes
obstruent un peu le paysage
brouillé dans son camaïeu couleurs chaudes ciel froid
quand soudain, les marshmallow :
un arbuste aux petites boules violettes
qui n’a pas reçu le dress code automnal
Google Lens identifie cet original
comme un callicarpa bodinieri
dit arbuste aux bonbons violets
le bien-nommé

Journal de lecture : L’exil n’a pas d’ombre

Quand je retourne les livres à la médiathèque, je regarde toujours ce qui vient d’être déposé sur les chariots. Un volume aux rayures caractéristiques des éditions Bruno Doucey a attiré mon regard : L’exil n’a pas d’ombre. J’avais bien identifié l’étagère occupée par Jeanne Benameur au rayon roman, mais je n’avais pas songé à aller la chercher au rayon poésie, alors que c’est d’une telle évidence lorsqu’on l’a lue !

 

Des mains qui caressent pour ne pas saisir, une femme qui lit en lien avec un homme analphabète… certains éléments font écho aux Mains libres ; j’ai aimé les retrouver. Ils prennent ici une autre ampleur, dans le désert, dans la marche d’une femme seule, suivie, sans être poursuivie, par un homme.

Les vers libres de Jeanne Benameur ont ouvert un espace lorsque je les ai lus dans le métro ; ils ont agrandi ma chambre lorsque je les ai lus au lit, avant de troquer la lampe de chevet contre la lumière plus faible de la mappemonde, transition vers les ombres. J’aurais du mal à en dire plus, alors je vais me contenter de recopier des extraits :

Je voudrais approcher.
Tout est loin.

J’essaye d’appeler des visages devant mon visage.
Je les dessine derrière mes yeux.

Il faut que quelqu’un vous regarde pour avoir un visage.

Il avance en posant son pied largement sur l’empreinte de son pied à elle. […] Il entre dans sa façon d’arpenter la terre. Il la connaît par le pied.

La voix ne fait qu’amener au dehors le silence du dedans. Le mot n’a plus d’importance.

De son pied nu, il couve la trace de la fille comme l’oiseau couve l’œuf. Depuis qu’elle a quitté le village, il marche derrière elle.

Il caressait sa propre ombre. Pour qu’elle ne le quitte pas.
L’ombre d’un homme, c’est précieux. Ça dit à l’homme qu’il existe sur la terre.
[…] Ceux du village riaient.
Pas elle.
Pas la fille au livre.
Elle lui donnait un regard au passage et ses yeux lui disaient aussi qu’il existait.

C’est quand elle dort qu’il l’apprend.

S’il savait voler, il serait là, au-dessus d’elle, très haut. […] Si haut que pour l’apercevoir, elle devrait pencher la tête en arrière, à l’équerre du cou.
Alors elle ne serait plus qu’un visage au-dessus du sable, qui scrute.
Et il pourrait la contempler.

(L’image est folle — la puissance d’un masque.)

À laisser le souffler aller et venir comme dans sa poitrine à elle, il est plus proche.

C’est ma joie qu’ils ne supportaient pas ?
Sans eux
ma joie.
Sans eux.
Une joie pour une fille toute seule.

Ils ont déchiré mon livre.

Moi je ne veux pas que le jour soit plein
avant même que d’être
Je veux que chaque jour soit neuf.
[…] Je nourris ma journée de rêves
et j’espère
en le sommeil.

J’ai abandonné les tâches de chaque jour
J’ai trahi mon corps de femme ?
J’ai regardé sans envie
le ventre rond
des jeunes villageoises.

Et neuf mon regard sur chaque chose
quand je revenais
de mes rêves.
C’est cela vivre.

Je peux dire que j’ai aimé
les gens à ma façon
Une voix parfois pouvait me garder
longtemps
dans ses parages
Je marchais dans le cercle de la voix

Ils ont déchiré son livre. Pourquoi ?
Elle voulait juste entendre les paroles sans les voix.

Mon cœur a connu l’allégresse.
J’ai marché légère.
J’ai traversé des lieux.
Je voyais chaque chose comme jamais je n’avais vu.
J’ai vu le sable
dans le sable
chaque grain distinctement.
J’ai vu le ciel
dans le ciel.
Le bleu
dans le bleu.
La lumière.

[…] Chaque chose est entièrement
une autre chose
et le monde n’en finit pas.
C’est ma joie d’aujourd’hui.

Je veux que ton corps ouvre mes mains.

Que veut celui qui appose ses mains tout autour du corps
d’une femme endormie sans la toucher ?

Viens, homme de la nuit.
Toi qui m’a approchée sans me réveiller
toi qui as respecté la limite de mes rêves
la limite de mon corps endormi
Viens.

Il faut que chacun de mes doigts apprenne la musique de
chacun de tes doigts inscrits.

J’écrirai les mondes et les mondes
dans le sable
et sur l’eau.
J’écrirai
ce qui ne se voit pas
ce qui ne se touche pas
Et tes mains borderont mon corps
pour que je ne me perde pas
dans l’immensité.

Dedans, le calme

Dehors, la tempête : le joyeux petit livre d’une lectrice adressé à des lecteurs aimant lire. Cela pourrait se regarder le nombril, mais Clémentine Mélois a de l’humour et un regard qui n’a pas été formaté par un passage en khâgne ou assimilé — pas de théorie littéraire pour cette ancienne étudiante des Beaux-Arts, rien que du kiff. Son livre est plein d’anecdotes, souvenirs de lecture, digressions et pastiches (je connais mal Jules Verne et Tolkien, mais j’ai pleinement goûté l’annonce SNCF qui enchaîne sur la description Wikipédia du sanglier heurté par le TGV).

« C’est la question qui tue :  QU’EST-CE QUE L’ART ? À cela, on répond en général par une pirouette en forme de citation. Les citations sont là pour ça, pour se tirer habilement et sans trop se mouiller, d’une situation embarrassante, quand on ne sait pas quoi dire d’autre. »

S’ensuit un discours ni vu ni connu je t’embrouille à mi-chemin entre la justification habile d’une soutenance aux Beaux-Arts (je n’ai rien contre les Beaux-Arts, je fais juste le rapprochement avec ce que m’en a raconté le boyfriend) et le monologue improvisé d’Otis dans Astérix et Obélix mission Cléopâtre.

…

Ce rapport enjoué à la lecture est d’autant plus chouette à découvrir que je n’aime pas du tout les mêmes choses : les grandes aventures souvent me rebutent ; de Moby Dick, un de ses livres fétiches, je n’ai lu que l’extrait étudié en version (ou était-ce en commentaire de texte ?), avec la ferme intention d’en rester là. Ne parlons pas de Jules Verne que j’ai toujours évité comme la peste. J’ai lu avec autant d’effarement que d’admiration la phase fusionnelle de l’autrice avec Tolkien, au point d’obscurcir la fenêtre de sa chambre d’adolescente, de la décorer avec une reproduction de l’épée d’Aragorn (pour laquelle elle a confectionné un fourreau en cuir) et de calligraphier à la plume des poèmes en écriture elfique (j’aurais pu me faire embarquer par ce dernier point, même si à douze ans j’étais plutôt plume métallique à bout carré, onciale et gothique). Au-delà de la ferveur adolescente, c’est un tout autre rapport à la lecture que le mien qui se dessine là et se poursuit dans l’essai de la lectrice adulte, avec de fréquentes suspensions de la suspension d’incrédulité.

Je suis du genre à me laisser embarquer par un texte littéraire ; même si je l’analyse, je le fais en le considérant comme un système quasi-clos, en rapprochant certains passages ou parti-pris stylistiques entre eux (probablement un héritage de mes études en prépa littéraire, où l’on est par défaut contre Sainte-Beuve, même en n’ayant lu ni Proust ni Sainte-Beuve). Le roman est un monde à part ; la seule chose que j’en rapporte, ce sont des manières intimes de penser et ressentir les choses, comme des sphères translucides et précieuses que je disposerais sur une étagère et soulèverais parfois devant mes yeux pour voir à travers elles. Clémentine Mélois, elle, ne cesse de rapprocher le monde qu’elle lit de celui dans lequel elle vit, passant de l’un à l’autre comme dans un rapprochement bancaire qui réserverait des surprises croustillantes à son esprit comptable : elle est du genre à se demander (et la question l’interrompt dans sa lecture) quel type de sandwich pouvait bien manger l’inspecteur Maigret (baguette ? pain de mie ? campagne ?), à faire le total des verres ingérés au cours d’une journée d’enquête, calculer son taux d’alcoolémie et se demander qui de lui ou de Pérec avait la plus grande consommation. Le texte doit se traduire en réalité, comme on traduit en justice.

Cela m’a rappelé la manière dont Mum avait repéré la même suspension luminaire que chez ma grand-mère dans le couloir des chambres de bonnes de Downton Abbey. Elle est capable de musarder dans les lieux de l’intrigue tout en la vivant pleinement, alors que ce genre de regard dédoublé m’autorise à suivre l’histoire, mais pas à m’y laisser prendre. Clémentine Mélois se balade manifestement dans les textes de fiction comme Mum dans l’image— une approche qui ne me vient spontanément que pour les textes de non fiction.

…

Et cela tombe bien, Dehors, la tempête est de la non fiction. Les nombreuses références à des ouvrages que je ne connaissais pas ou mal ont encouragé ma cervelle à faire des liens avec tout un tas d’autres livres que ceux dont il est question. Comme ces réseaux d’échos s’activent souvent et que j’en fantasme depuis longtemps une cartographie, je me suis attelée cette fois-ci à mettre en forme cette parcelle.

J’ai dû fouiller pour trouver un outil pratique (et gratuit) qui propose autre chose que la réalisation de mind map, où seul l’élément central peut être relié à une multitude d’éléments sans obéir à une ramification unidirectionnelle. Je suis tombée sur beaucoup de schémas de neurobiologie sans trouver comment créer un diagramme dynamique à leur image, puis en scrollant des dizaines de modèles sur Lucidchart (oh, un mignon diagramme pieuvre, berk le souvenir des schémas UML…), j’ai enfin trouvé quelque chose qui pourrait convenir pour couvrir toutes les lectures de cette année. [Pourquoi ai-je soudain l’impression d’être dans un article de blog d’Eli ?]

Screenshot de la page de travail Lucidchart

L’utilisation est relativement facile, plutôt ludique : je crois que je n’avais pas joué à bouger des éléments à l’écran comme ça depuis mes derniers essais de code (il faut avoir lutté à faire fonctionner un bout de code pour comprendre l’extase qu’il peut y avoir à cliquer inlassablement sur un bouton virtuel dont on sait pourtant exactement l’effet basique qu’il va produire). En attendant de mapper toutes mes lectures de l’année, je me suis fait la main sur les relations intertexuelles personnelles et hasardeuses suscitées par la lecture de Clémentine Mélois — l’ironie étant qu’avec un unique livre central, on retombe sur une mind map tout ce qu’il y a de plus classique, I know.

Probablement que ça n’a pas grand intérêt quand on y est extérieur, mais il faut imaginer la surprise : j’ignore pendant 36 ans que l’on peut appâter les limaces et les faire se noyer dans de la bière, et en un mois, j’en lis deux occurrences coup sur coup ? — dans une nouvelle d’Hollie McNish, avec une ode à leur étreinte, et dans une énumération de Clémentine Mélois, comme si c’était un souvenir qui allait de soi, que l’on pouvait caler entre un dégoût maternel pour la peau du lait et le débouchage d’une « pierre de lithographie au doigt et à la gomme arabique »  ?

…

Pour ce qui est des listes, avant de penser au Sel de la vie, j’avoue avoir d’abord pensé au Vertige de la liste d’Umberto Eco, que j’avais feuilleté sans le lire in extenso (j’ai failli me demander qui lit ce genre de livre in extenso pour me rappeler immédiatement que Clémentine Mélois probablement le lirait in extenso, vu que lire les notes de ses Pléiades avec une loupe l’amuse beaucoup). Et surtout, aux listes à la fin des livres Castor Poche : les éditeurs connaissaient manifestement le pouvoir évocateur de ces rayonnages imaginaires, puisqu’ils avaient ajouté quelques lignes de résumé à chaque titre de la même collection ou à paraître prochainement.

J’aime les listes, les inventaires, les énumérations, Hulul, Georges Perec et Sei Shônagon. Sans doute grâce à eux, ai-je le sentiment illusoire que le monde est mieux rangé.

Je crois qu’au contraire ça conforte mon bordélisme, excusé si des connexions peuvent surgir de toutes ces juxtapositions involontaires.

…Quand Clémentine Mélois décrit le bureau d’où elle écrit, casé dans sa chambre au sol recouvert d’une moquette premier prix, et l’oppose au bureau d’écrivain qu’elle fantasme, sans ordinateur et avec un sous-main en galuchat, j’ai pensé à Palpatine (qui connait le galuchat, sérieusement ?) et surtout aux descriptions des lieux de travail dans Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ? Sans doute Martin Page trouverait-il qu’elle a des fantasmes d’écrivain de droite. Cela se sent aussi dans ses goûts de vocabulaire un brin surannés (comment ça, « un brin » est aussi suranné ? et suranné lui-même ?). D’ailleurs, si ces essais m’ont plu, je craindrais de lire un roman d’elle ; j’aurais peur que ce soit par trop une synthèse  romanesque du roman XIXe, pleine de passés simples et d’adjectifs ronflants anachroniques. Mais elle le sait sûrement elle-même, et en joue dans ses pastiches — car du cliché, elle s’éloigne moins par la poésie que par l’humour.

…

Au final, cette lecture que j’anticipais plaisante mais anecdotique a peut-être été davantage que ça ; je n’avais pas prévu l’enthousiasme quasi enfantin qu’elle réveillerait chez moi. Ça me redonne envie de lire et d’écrire comme on bricole et bidouille. J’en profite pour vous laisser sur une dernière remarque il me semble très juste de Clémentine Mélois : notre capacité d’émerveillement s’est déplacée ; aujourd’hui, dans notre monde globalisé, on ne s’étonne plus tant de ce qui est lointain, exotique, que de ce que l’on réapprend à trouver « authentique ». Traduction bobo post-confinement :

Ne suis-je pas émerveillée par ce pull que j’ai tricoté moi-même ? […] Et ce pain ? Il durcit vite et il manque un peu de sel, mais c’est du FAIT-MAISON, j’ai pétri la pâte À LA MAIN dans ce gros saladier qui ne va même pas au lave-vaisselle.
Mais voyez plutôt, CE FICUS EST EN VIE ! D’habitude je fais crever toutes les plantes. […] On dirait des bébés feuilles, elles sont toutes brillantes, attends je vais les prendre en photo.

Ma succulente n’est plus en vie : j’ai bien ri. Rime pauvre de vous.

Les sous-titres, l’amitié, Pauline Le Gall et Heartstopper

Il paraît que notre ascendant prend le pas sur notre signe astrologique en vieillissant. C’est parfois la même chose avec les essais : le sous-titre prend le pas sur le titre. Réjouie par la thématique de Nos puissantes amitiés, j’ai entamé la lecture de l’essai d’Alice Raybaud et me suis trouvée déçue par la prééminence ce qui était pourtant annoncé en sous-titre : des liens politiques, des lieux de résistance. Je comprends que ce prisme permette de revaloriser et repenser des liens minorés dans nos sociétés, mais je n’y ai pas retrouvé l’expérience intime de l’amitié, celle banale et précieuse qui nourrit sans nécessairement prendre une forme socialement disruptive. À explorer les formes « extrêmes  » d’amitié (vivre ensemble au-délà des années étudiantes, trouver une famille de substitution quand la vôtre n’a pas supporté votre identité LGBT, élever un enfant en co-parentalité…), on (re)découvrait ses marges sans jamais s’attarder en son centre.

Couverture de l'essai de Pauline Le Gall : Utopies féministes sur nos écrans

À l’inverse, j’ai repoussé de plusieurs excursions à la médiathèque la lecture d’Utopies féministes sur nos écrans pour sa dimension engagée explicitement annoncée, qui me semblait nécessiter une énergie combattive (aussi parce que je n’ai pas vu Thelma et Louise et craignais que toutes les références me soient inconnues, ce qui minore le plaisir qu’on peut prendre à ce genre d’ouvrage, où il est bon d’avoir un équilibre entre références communes et découvertes suggérées). Mais dans cet essai-ci aussi, le sous-titre prend l’ascendant sur le titre : Les amitiés féminines en action. Sans jamais se départir d’aucune dimension de sa personne, en restant amie, spectatrice et essayiste, Pauline Le Gall décortique les mécanismes de représentations de l’amitié dans les films et séries, et nous remontrant ce que l’on a déjà vu, ce que l’on connaît peut-être par cœur, elle l’oriente de telle sorte que nous nous mettions à voir nos angles morts. J’adore ça, quand je découvre du nouveau dans le familier, bien davantage que lorsque la nouveauté me semble in fine familière.

Je n’avais jamais vraiment conscientisé que, bizarrement, les histoires d’amitiés fusionnelles féminines finissent souvent mal — ben oui, il ne faudrait pas qu’on puisse oklm dériver de l’amitié au lesbianisme. Ni que l’amitié de Carry, Miranda, Charlotte et Samantha était très consumériste. J’avoue ne jamais m’être non plus appesantie sur qui écrit ou produit telle ou telle série — c’est le même flou immature que dans mon enfance, quand j’avalais les bouquins sans prêter attention au concept d’auteur (les livres n’étaient pas du même auteur, ils étaient de la même série : Fantômette, Alice, Le Club des cinq ou des sept, Danse !…). Comme dans pas mal de milieux, ce sont essentiellement des hommes qui sont aux postes clés, producteurs comme scénaristes ; les femmes ont dû faire le forcing pour donner à voir leurs productions, leurs points de vue. De même pour les minorités, sous-représentées dans les writing rooms.

Pauline Le Gall soulève un point intéressant sur la représentation des minorités. Quand ces personnes ne sont pas reléguées au rang de faire-valoir (en gros la copine grosse / queer / racisée qui n’a pas d’autre arc narratif que d’être la copine grosse / queer / racisée), le manque de représentations conduit à un dilemme : soit on distribue les rôles en mode color-blind comme si le monde était une pub Benetton, au risque de passer à côté des expériences spécifiques à ces minorités (ex. Grey’s Anatomy) ; soit on traite de ces expériences, au risque d’y enfermer les protagonistes, comme si une actrice noire devait forcément se faire le parangon de la lutte antiraciste ou incarner un personnage témoignant de la vie dans les cités (ex. Bande de filles).

J’étais souvent perplexe quand j’entendais une critique de l’une ou l’autre option, toujours renvoyée à sa part manquante : qu’aurait été une bonne représentation alors ? Pauline Le Gall m’apporte la réponse : la bonne représentation, c’est celle qui existe parmi une myriade d’autres représentations, tellement nombreuses qu’on ne peut plus penser qu’un personnage ou un film représente l’expérience de tout une communauté forcément diverse. On a besoin de parler et des difficultés spécifiques et des vies singulières qui s’inventent au-delà ; d’évoquer ce qu’on ne voit pas en étant blanc/mince/hétéro et de normaliser tout ce qui devrait être normal et ne l’est pas toujours encore quand on est racisé/gros/queer (triade elle-même schématique). Typiquement, souligne Pauline Le Gall, Grey’s Anatomy a normalisé de voir des chirurgiens, personnes hautement compétentes s’il en est, de toutes origines ethniques. On a aussi besoin de ça, de voir le monde tel qu’il n’est pas mais pourrait être — sans plafond de verre dû à des préjugés (de mémoire, sur les nombreuses saisons que j’ai vues avant de lâcher l’affaire, il n’y a presque aucun épisode de racisme, hormis le cas extrême d’un patient néo-nazi qui ne veut pas être examiné par Cristina ou Miranda, je ne sais plus).

Ce dont on ne devrait pas avoir besoin, en revanche, c’est l’ajout d’un bon allié masculin blanc censé rassurer le public blanc et/ou masculin que not all men, not all white people. Pauline Le Gall m’a ainsi appris que, dans Hidden Figures, les scénaristes avaient ajouté au livre un épisode où le patron blanc démonte le panneau indiquant que les toilettes sont réservées au personnel blanc de manière à ce que ses mathématiciennes de génie noires qui font des calculs démentiels pour la Nasa n’aient pas à traverser toute la base pour aller aux toilettes hyper éloignées réservées aux « personnes de couleur » (apparemment, les vraies calculatrices dont parlent le biopic allaient aux toilettes les plus proches sans se soucier de la ségrégation installée).  Que la destruction d’un symbole d’oppression doive se faire par l’oppresseur suggère une certaine réticence à laisser ses anciennes victimes reprendre la narration de l’histoire (écrite comme chacun sait par les vainqueurs).

Extrait de The Hidden Figures / Les Femmes de l’ombre.

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La saison 3 de Heartstopper, outre me faire sourire niaisement devant les visages enamourés de ses acteurs-actrices, m’a fait repenser au dilemme de représentation des minorités. La saison 3 est totalement hors sol : tout le monde y est beau, y est bi, gay, lesbienne, asexuel, trans, non-binaire sans quasiment essuyer de backlash de la société normée — à l’exception d’une interview censée être centrée sur la peinture d’Elle, qui dérive en débat sur la question trans. À l’exception de : tout est là. La série choisit ses combats, les distille un à un, puis : bon débarras. C’est parce que la saison 1 s’est attelée aux préjugés homophobes en épousant les craintes de coming out de Charlie (et la saison 2 à celui de Nick, son amoureux bi) qu’elle peut passer à autre chose, comme par exemple la question de son anorexie. Et là, encore, c’est plutôt malin et bien fait pour une série grand public : la maladie n’est pas vue comme une obsession du corps, incarnée par une jeune fille qui se rêverait plus mince, mais comme une des manifestations de l’anxiété du héros, aux côtés de pensées intrusives qui montrent l’anorexie pour ce qu’elle est : une saleté de maladie mentale. Les petits cœurs, fleurs et feuilles qui voltigeaient autour des personnages lors de leurs amours naissantes sont remplacés par des aplats de crayon noir qui se mettent à bourdonner autour du héros quand les pensées intrusives l’isolent de son entourage (qu’on se rassure, une nouvelle graphie-grammaire prend le relai quand la santé est redevenue meilleure : des éclairs de désir affleurent à la surface de la peau).

Si j’ai pensé à l’essai de Pauline Le Gall en visionnant la dernière saison d’Heartstopper, c’est aussi parce que la saison aborde une thématique amicale que je n’ai pas le souvenir d’avoir vue traitée en tant que telle alors que c’est un schéma récurrent : délaisser ses amis quand on se met en couple. Évidemment, c’est Isaac le pote aromantique de la bande qui s’y colle en prenant des nouvelles de Charlie, lequel ne se confie plus qu’à Nick, et en formulant des reproches à l’encontre de Tao, qui est lui en état de les entendre.

Isaac s'adressant à Tao : " You've just not been a good friend lately. All you care about is your relationship."

Tao et Elle enlacés, Isaac à côté qui croise les bras
Isaac qui refuse de tenir la chandelle lors de leurs movies nights.
Charlie et Isaac regardant un film sur le lit de Charlie, l'un contre l'autre
Charlie et son pote Isaac se matant un film
La soeur de Charlie qui l'a rejoint dans son lit pour se réconforter mutuellement
Charlie et sa sœur venue le rejoindre pour une session de confidence-réconfort avant une journée éprouvante.
Charlie et Nick

Il y aurait tout un truc à faire sur la place du lit dans Heartstopper, comme espace d’intimité qui n’est pas réservé qu’à la personne désirée. (Question bonus : à quelle fréquence Charlie change-t-il ses draps ?)

Tout en ayant conscience de ma propre tendance à me replier sur mon partenaire et à diriger l’essentiel de ma conversation vers lui, c’est quelque chose que je déplore et aimerais rééquilibrer. Traîner en bande avec potes et boyfriend n’est pas une solution qui me conviendrait, mais cela m’a touchée de voir la chose abordée. Pauline Le Gall a raison, avec son enthousiasme communicatif : parlons de ces films et ces séries moins anodines qu’elles en ont l’air, écrivons à leur propos, parlons-en avec nos amis, de ça et d’autres, avec nos amis qui sont bien plus que des soutiens dans des luttes imposées, présences chéries qui nous nourrissent même en leur absence.

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Avant de rendre Utopies féministes sur nos écrans à la médiathèque, j’ai recopié dans la liste de la filmographie tout ce qui faisait écho ou envie. Écho : Derry Girls 💚, Grey’s Anatomy 🤍, Sex Education 💛, Sex and the City, Grace and Frankie, Ladybird ♥️, Papicha, Portrait d’une jeune fille en feu. Et envie (plus ou moins selon les cas, à checker au moins) :  Broad City, Girlfriends, Insecure, Shrill, The Bold Type, The L Word, Tuca and Bertie pour les séries ; Booksmart, Frances Ha, Fried green tomatoes (apparemment le livre plus que le film), Girlfriends, Go fish, Mignonnes et Thelma et Louise pour les films. Des recommandations croisées à me faire ?