Camille va aux anniversaires

Florence des Mots de la mouette parlait dans sa dernière newsletter de « ces lectures vers lesquelles [elle] adore aller [lorsqu’elle n’a] pas l’énergie de [se] lancer dans autre chose : de la fiction qui se déroule à notre époque, dans la vie réelle avec des personnages plutôt normaux entre la vingtaine et la trentaine ». Camille va aux anniversaires pourrait rentrer dans cette catégorie. Certes, Camille a la cinquantaine, mais le décentrement est minimal quand on évolue dans le même milieu socio-culturel (son « normal » à soi).

Sous couvert d’un anniversaire-surprise que la protagoniste doit organiser pour la fiancée de son meilleur ami, Isabelle Boissard se promène en sociologue dans la sphère bobo parisienne, in situ et sur Instagram. J’avais déjà observé ce phénomène dans Les Nuits bleues : le simple fait de décrire verbalement des éléments visuels (émoticones, interfaces…) crée une mise à distance (critique ?). L’autrice-narratrice épingle, mais se pique aussi, si bien que l’ironie ne vire pas à la satire systématique, se teinte au contraire d’une vague tristesse car ceux qu’on épingle, on voudrait leur ressembler :

C’est frustrant d’être confrontée à ceux à qui on aimerait ressembler, sans y arriver.

L’autrice distille quelques indices sur l’enfance de Camille pour dire qu’elle n’appartient pas tout à fait à ce milieu-là et lui donner la légitimité critique d’une transfuge de classe.

Pour ma part, j’ai exercé l’observation des autres très tôt. Ce que je ne faisais pas, ce que je n’avais pas, ce que je n’étais pas.

En réalité, sans que ce soit au même degré, elle en fait partie, elle en connait et en pratique tous les codes. J’en fais partie, aussi. Les prénoms (le mien, celui du fils d’une amie…). Les pâtisseries. Les reconversions de cadre sup à artisane… J’en fais partie même si mon écart par rapport à la norme de la famille mononuéclaire (et un chouilla de neuroatypie ? mais cette parenthèse ne serait-elle pas en elle-même indicative de ma boboïtude ?) me préserve de la comédie des dîners-entre-amis qui ne le sont peut-être plus tant que ça avec le temps.

Émaillé de remarques très fines et de saillies ironiques qui le sont moins par leur caractère systématique, le roman est plaisant à lire, mais est-ce qu’à écailler le vernis d’une certaine société il ne reste pas un peu en surface ? Ou est-ce que cette superficialité est une manière pudique d’évoquer la rupture et le vieillissement, tout comme l’organisation de l’anniversaire est une mission-prétexte confiée à Camille pour la sortir de l’abattement ? Je ne saurais dire. Nicorette, conclurais-je si, comme cette Bridget Jones bobo, je calmais mes angoisses par un substitut de cigarette.

…

Je suis rentrée dans la rame de métro bondée en mode main character, comme dit ma fille. […] Si j’ai bien compris, cela veut dire que tu vis une situation précise en te prenant pour une queen.

J’ai joué au main character dans le métro toute ma vingtaine, dès que j’avais des talons.

…

Cette scène de dîner est vraiment bien croquée :

Je regarde la bouche d’Oriane, toute petite, toute fine, pincée, comme un anus peint en rouge orangé.

L’ordre des prénoms dans les couples m’a toujours amusée. On ne dit pas Nicolas et Delphine, mais Delphine et Nicolas, de même, on dit Oriane et Matthieu. Une histoire de voyelle, de hiatus, d’équilibre.

Oriane s’est empressée de nous inviter. Elle a été déçue par mon « je » qui cassait la parité de son dîner.

Me proposer, c’est signifier que je comprends qu’elle supplée aux tâches de son mari. Me proposer, c’était voir que Matthieu n’est pas le mari parfait aux yeux de tous.

…

L’analyse des tics de langage est un des aspects que j’ai préféré.

Elle adore « nous partager », elle ne partage pas avec nous quelque chose, sa syntaxe à elle, c’est « je vous partager quelque chose » […].


On dit d’elle qu’elle assume son goût pour la liberté. Je ne comprends pas cette phrase. J’essaie de la mettre à la négative. Comment serait une personne qui n’assumerait pas son goût pour la liberté ?

Passion explication de texte de magazine féminin.


Elle est de gauche, évidemment. Elle fait partie de ces gens de gauche qui me donnent envie d’être de droite. […] Elle dit « du coup » tout le temps. Elle me parle de sa maison, qu’elle a rénovée. Elle dit « réno », « déco ». […] Elle dit « canon » aussi. « Cool », beaucoup. En tous cas, c’est très cool, même si c’est énormément de taf.

Oups. Prise en flag’. Du coup, je remplace cool par chouette ?


Elle a dû faire latin en option la Nouffe parce qu’elle enfonce le clou à coups de locution latine : aujourd’hui, on voudrait tout hic et nunc — qui ne sont pas des noms de cochons d’Inde d’un quelconque Disney, non, hic et nunc, ça veut dire « tout et tout de suite ».

Pwd bis. Hic et nunc, les Tic et Tac bobo, je meurs.


Es-tu actrice de ta vie ? Bah nan, je suis figurante ou background character.

…

Insta. Insta. Insta.

Le publicité et Instagram sont basés sur le désir mimétique. Si je désire avoir ou être George Clooney, je désire le café que boit George Clooney. […] Est-ce que la jalousie, c’est pareil que le désir mimétique ?


Instagram est une grande liste de courses, de spots et de scoops. Entre le Sopalin bioresponsable et la mozzarella écoéthique, se trouvent les vies merveilleuses des autres.


Instagram, c’est un putain de Jokari. Je suis une balle en caoutchouc attachée à un socle par un élastique qui, après avoir été frappée, revient. Instarissable.

…

On trouve aussi en filigrane quelques réflexions sur le désir en vieillissant, sur l’amitié, sur les relations qui n’ont pas de nom.

Quand je dis séduisant, je veux dire désirable en amitié.

André, cet homme merveilleux qui n’est ni mon père ni mon amant.

…

En vrac, pour le plaisir :

En sortant, je croise un couple enlacé sur une trottinette, elle devant, entre ses bras à lui. La trottinette, le Titanic des jeunes.

L’image risque de me poursuivre.


Parfois, entre deux séquences séparées par une astérisque : une citation. Toute seule, comme ça, sans faire semblant de la rattacher à une pensée ou un souvenir de la narratrice. C’est mieux.
Celle-ci m’a tellement fait penser à Ör, d’Auður Ava Ólafsdóttir :

« Quand quelqu’un se rend compte que sa vie ne vaut rien, soit il se suicide, soit il voyage. » Edward Dahlberg


L’expression de leur visage est de celle des Playmobil ou de la Joconde : apaisante.


L’extrait suivant est beaucoup plus long, j’ai fait des coupes pour ne garder que quelques exemples :

À quel âge devient-on vieux ?
— selon les mutuelles de santé, 60 ans.
— pour les cabinets de recrutement, 45 ans.
— pour ma mère, 70 ans.
— en athlétisme, 46 ans.
— en cyclisme, 30 ans.
— pour mes filles, 40 ans.
— pour l’OMS, une grossesse gériatrique commence à 35 ans.


J’expliquerais qu’il faut acheter éthique et responsable. […] J’ignorerais que la frustration cause des envies de compensation.


La mobilité douce, la vapeur douce, les médecines douces, la sodomie douce.

Celle-là frappe fort. Frappe fort doucement.


Tout y est blanc. Ou pire, nacré ou beige irisé. Très peu de marchandise. On travaille la rareté. […] Encore une meuf qui a réussi à remettre du sens dans son travail. Un retour aux sources. […] C’est très malin la niche du monoproduit. […] Le produit insolite permet de se démarquer et, par transitivité, le client va l’acheter POUR se démarquer !

Certaines pâtisseries portent des noms de célébrités. […] Ont suivi la « tarte Jeannette », celle de Jeanne Bardot et « ma bûche » de Pierre Durand, un autre people de Saint-Astre. « Ma bûche » a disparu après que le chanteur a fait la une des journaux pour agression sexuelle.


[…] ces enfants-là [Achille et Colette] ont écouté Pierre et le loup et savent reconnaître Pierre-quatuor à cordes […] ils ne se sont pas roulés par terre pour obtenir des Chocapic parce qu’ils ont mangé des porridges festifs au petit déjeuner, ont eu leur espace dans le potager, n’ont pas porté de pyjama Superman parce que chez Bobo-les-belles-choses, on ne vend que des vêtements en coton bio avec des animaux mignons et inoffensifs dessinés dessus, tout, tout, tout est de bon goût. Je me demande comment se passent les choses derrière la vitrine. […] C’est frustrant d’être confrontée à ceux à qui on aimerait ressembler, sans y arriver.

J’ai décédé au porridge festif. J’ai revu les animaux mignons sur le pyjama  Monoprix que j’ai offert au fils de JoPrincesse.


Normalement, je déteste ces battements pourtant discrets qui me rappellent la petite horloge dans la cuisine de ma mère et la grosse dans la pièce de vie chez mes grands-parents paternels. Je déteste la scansion du temps qui passe.


Elle porte un prénom de fruit. Elle a une voix de petite fille qui s’étonne en continu. Pour elle, tout est normal. Ce qu’elle fait, sa vie d’artiste et d’écrivaine, c’est normal ; son père était artiste peintre, sa mère normalienne, donc c’est normal. Elle parle de son amour pour Roald Dahl, qu’elle prononce « Rold Dooooôl ». […] chaque lecture est associée à un souvenir, à une odeur, même ses livres de poche. Elle parle comme Angélique marquise des anges qui aurait bouffé le Petit Prince.

On est d’accord que Clémentine Mélois a inspiré ce personnage ?

Keichitsu (Réveil des insectes)

Les insectes sortent de leur hibernation

Mercredi 5 mars

Une homme jeune debout dans la rame fait tomber son téléphone. Au lieu de se pencher en avant, il garde une main accrochée à la barre du métro, projette ses genoux en avant et son buste en arrière pour aller quérir l’objet de sa main libre et le ramasse ainsi, dans cet improbable mouvement de pole dancer.


Les parpaings qui bordent l’arrêt de bus sont parfaits pour faire mes exercices de kiné. Tournant le dos à la route, j’y suspends un pied, plie la jambe de terre et étire le quadriceps, flamand rose albatros sur le trottoir.


Une photo que je n’ai pas prise : des pattounes contre la vitre au soleil. La chaleur est un appeau à chats. Quartier rouge sur toute la ville.


La gamine légèrement horripilante est à nouveau absente, bonheur. J’apprends par SMS qu’elle a une entorse, oups, bonheur des uns malheur des autres tout ça tout ça tousse tousse. Je crains aussi l’entorse pour la petite fille du dernier cours, dont la cheville s’est tordue tandis qu’elle sautait à peine dans des petits jetés. On a attaqué la douleur (et asphyxié nos poumons) à coup de bombe de froid — ça sent la cannelle, a décrété une petite fille.

Je n’ai repéré aucun signe avant-coureur ; la blessée ne fait même pas partie de la team pieds-qui-roulent. J’ai mentalement passé le cours en revue : cela manquait-il d’exercices de préparation et de renforcement ? aurait-on au contraire fait trop de fondus ? Et ça s’est arrêté là. Mon cerveau ne s’est pas acharné à trouver la cause de ce qui aurait forcément dû être ma faute. J’ai fait le peu que je pouvais faire, et je suis sortie dans le dégradé lumineux de fin de journée, j’ai fini le palet aux amandes et au miel qui a fait office de dessert et de goûter, je me suis demandée ce que j’allais manger pour le dîner. Vraiment, c’est épatant, la vie sans trouble anxieux.

…

Jeudi 6 mars

[rêve] je désire une certaine maigreur, le passé, quand se retrouvent à une table mon ex-partenaire et l’actuel je décèle des ressemblances que je n’avais jamais notées, j’embrasse l’un devant l’autre est-ce de la provocation de l’indifférence, mais il se lève de table et je réalise que ce n’est pas mon partenaire actuel, c’en est un autre, un troisième


Une nuit de plus de neuf heures, je n’en reviens pas. Du soleil, encore.


Les lunettes translucides en dégradé rouge à couche alpha de la dame en face de moi dans le métro me tapent à l’œil. Je la complimente, elle me répond que c’était un clin d’œil à Eva Joly — lors de sa campagne en 2012, précise-t-elle, peut-être que je suis trop jeune pour m’en souvenir. Trop peu politisée surtout, mais je ne le dis pas. Nous discutons à bâtons rompus par-dessus le bruit qui nous oblige à la superficialité. A-t-elle décelé chez moi une fantaisie semblable à celle qui se manifeste dans sa mise et que je perçois dans ses paroles ? Je sens que nous aurions bien d’autres choses à discuter que de lunettes, sourit-elle, et je le pense aussi, regrette de ne pas avoir sous la main un papier où j’aurais déjà noté mon adresse mail — une carte de visite de prospection amicale, voilà ce qu’il aurait fallu. Elle descend à Lille Flandres.


Avec un sourire, me répète la prof de stretching postural, qui voit bien que je m’énerve contre mon moi-même comme elle ne dit pas cette fois. Le bassin, c’est le grand flou au niveau des sensations. J’ai un mal fou à articuler la hanche sans que tout parte de guingois ; dès qu’il y a un peu d’amplitude, les crêtes iliaques ne sont plus alignées. À la toute fin du cours, je finis par isoler et commencer à contrôler quelques-uns des petits muscles rotateurs sous les fesses. Au passage, cela achève de me convaincre que la question de savoir s’il faut ou non serrer les fesses en danse classique est un faux débat : effectivement, il ne sert à rien d’engager les muscles fessiers par défaut, mais on a besoin pour conserver un en-dehors actif d’engager les muscles rotateurs qui se localisant bien « sous » les fesses. La question à se poser serait plutôt d’ordre pédagogique : tant qu’on n’a pas appris à isoler les muscles dont on a besoin, vaut-il mieux engager toute la zone et affiner le contrôle plus tard ou ne rien activer ?

Tout cela, je ne parviens à le penser qu’a posteriori. Sur le moment, j’ai seulement honte d’enseigner la danse sans une maitrise musculaire minimale de ces mouvements basiques. Les deux autres profs de danse qui prennent le cours sont beaucoup plus avancées que moi, et le sentiment d’illégitimité s’active de manière inversement proportionnel aux muscles rotateurs.

Alors qu’on s’entraîne et qu’on reparle de l’appui actif des orteils dans le sol, une prof raconte qu’à chaque cours, un enfant est chargé d’aller vérifier qu’il ne peut pas décoller les orteils de ses camarades — ils adorent ça, en plus. Je trouve l’idée amusante (alors que celle de donner un petit coup de pied pour vérifier l’ancrage m’horrifie) et la teste le soir même avec les adultes, peu nombreux. Effectivement, on voit de suite si le gros orteil résiste ou pas à être soulevé du bout des doigts.


La famille américaine qui m’a hébergée pour un summer intensive quand j’étais ado comprenait globalement mon anglais à l’exception de deux mots : internet et yoghurt. J’ai compris plus tard qu’internet était une question d’usage, il aurait fallu employer web, mais le yaourt est resté un mystère. J’avais beau tenter toutes les nuances et toniques qui me semblaient faire écho à leur prononciation, YOgourt, yogOURT, YOgueurt, yoguEURT, yogurt, yogHurt, rien à faire, ils me regardaient avec des yeux ronds et quand j’allais chercher le pot dans le frigo et revenaient avec, ils s’exclamaient « Ah! Yoghurt! » de la façon exacte dont il m’avait semblé le prononcer.

Tout ça pour vous expliquer que la psy, c’est pareil, c’est du yaourt. On en a acheté, on les a mis au frigo, mais un jour, c’est elle qui les ressort et peut-être qu’elle les ressort en pack alors que nous on les cassait directement sur la clayette, peut-être qu’elle les tient de la main gauche alors que nous on les tenait de la main droite, peut-être que c’est juste de la magie, allez savoir, mais d’un coup, mais c’est bien sûr, des yaourts ! L’inconscient seul détient la prononciation juste du yoghurt.

Du coup, on n’a pas l’air con quand on explique à quelqu’un d’autre ce qu’on vient de comprendre, et qu’il se met à nous regarder chelou parce qu’on ne raconte absolument rien de nouveau. Il a fallu que tout se réagence en nous pour que devienne audible ce que l’autre avait déjà entendu et compris depuis belle lurette. Et voilà qu’on répète comme une découverte un truc qui semblait acquis, on balbutie notre étonnement parce que c’en est une de découverte, qui peut-être change complètement notre vision du problème. Ou juste un peu, mais parfois juste un peu, c’est complètement. Ce sont les deux millimètres qui font qu’un putain de tournis ne rentre pas dans le putain pas de vis (ou rentre et dérape) ; le meuble est monté ou on n’a pas de meuble.

Après le yaourt vient le bois. Le travail psy n’a rien à voir avec un travail délibéré, exercices, langue tirée appliquée ; ça travaille comme travaille le bois, ça joue, ça grince, c’est pas grand-chose, mais ça fait potentiellement toute la différence. Quand je mesure à l’espace libéré l’intensité de l’anxiété qui me parasitait, cela me semble évident, sensiblement évident, qu’il n’y avait plus assez de bande-passante pour le désir (c’est encore autre chose que de savoir que le stress fait baisser la libido — laquelle se maintenait pour moi dans un rôle de défouloir anti-stress, sans se recharger une fois le stress déchargé).

Bref, tout ça pour contourner rien que de très banal, pour en évider la banalité : un pattern se dessine et se décline, je prends avec moi des choses qui ne sont pas à moi, des problèmes qui ne sont pas les miens, qui n’ont peut-être pas même à être des problèmes. Je ferais donc ce que fait ma mère, moi si égocentrique, si peu altruiste et encline au sacrifice ? Je n’en avais pas du tout conscience, en reste éberluée. Le boyfriend pense que c’est une question d’empathie (j’y serais naturellement encline) et d’équilibre à trouver entre l’éprouver jusqu’à tout absorber au point que cela devienne un problème pour soi (se faire du souci non plus pour mais à la place de) et la mettre si bien à distance que cela en devienne un problème pour les autres (rien à foutre). Je me demande a posteriori si ce ne serait pas une ruse égocentrique inconsciente, manière de ramener à soi le problème et l’attention qui va avec.

Quand j’arrive à un constat qui me semble une impasse, la psy dégaine sa question de nulle part : est-ce que vous en souffrez ? Non, c’est vrai tiens, je n’en souffre pas. Ce n’est pas moi qui en souffre. Je souffre seulement de ce que la personne que j’aime en souffre, voire puisse en souffrir. J’essaye de résoudre une situation dont je ne souffre pas. Évidemment dans un monde idéal celui que j’aime et moi nous désirerions autant l’un que l’autre, mais je ne souffre pas de mon désir moindre, ou seulement de ce que le décalage me renvoie en miroir. Évidemment dans un monde idéal le boyfriend et moi n’aurions pas besoin de prendre le train pour nous voir, mais ne pas habiter ensemble ne me dérange pas plus que ça, me dérange moins que lui, à vrai dire. Son projet d’habiter à la campagne n’est pas le mien, et s’il est évident que j’ai envie que nous restions proches, je peux décrocher l’épée de Damoclès que l’anxiété avait installée au-dessus de mon appartement roubaisien, de cette nouvelle vie que je me suis construite et au bout de laquelle je ne suis pas encore allée. De ne pas coïncider avec ses désirs, j’étais persuadée que les miens étaient détraqués, devaient être ajustés sous peine que tout prenne fin, même s’il m’assurait, me réassurait continuellement du contraire. L’anxiété est tombée depuis qu’une fois de plus il m’a tenue à pleurer contre lui, si bien tenue, soutenue, que rien n’aurait pu arriver — une fois de plus qui était manifestement une fois de plus nécessaire pour que mon cerveau reptilien accepte d’y croire, à ce sentiment de sécurité absolue, d’amour non-conditionné au sexe, à la Touraine, à la prochaine ânerie que je pourrais dire ou faire qui ne me fera ni monter ni descendre dans son estime. Comme une place acquise, non soumise à réévaluation annuelle, entre ses bras.

Ce serait ça, d’être « plus ancrée » ? Pas seulement accueillir le chant printanier des oiseaux, sentir le soleil sur la peau, s’en gorger sans rien faire comme les jonquilles auréolées de lumière à en devenir transparentes, s’entraîner à être une petite vieille sur un banc, se satisfaire des pistils orange au cœur des pétales violets et des envolées photographiques des ombres-à-ailes sur un immeuble qui en oublie d’être moche ? Pour être plus ancrée seule, faut-il que je le sois en couple ? cet ancrage est-il dépendant ou simplement médié ? Pourquoi je ressens le besoin de passer par l’autre pour arriver à moi-même ? Pour arriver au gros mot, narcissisme, c’est la psy qui le dit et prend soin de le débarrasser de ses connotations négatives pour en rester très simplement à l’amour de soi-même.

De prime abord, que je puisse manquer d’amour-propre me semble loufoque. J’apprécie ma propre compagnie quand je suis seule avec moi-même (et un livre / un ordinateur / du soleil, certes). Je suis un Lion, que diable ! Le roi de la jungle astrologique. Ascendant scorpion et dragon, si vous voulez tout savoir. Interprétation maternelle : le lion, c’est moi ; ascendant scorpion : si ce n’est pas moi, c’est moi je. Il me faut déployer des trésors de tournures impersonnelles pour ne pas commencer toutes mes phrases par le même pronom, et souvent je renonce. J’ai une assez haute opinion de moi-même, parfois trop haute. Mais là encore, le boyfriend tape juste : avoir une haute opinion de la personne qu’on pense pouvoir être a ceci de bon qu’elle nous pousse à nous mettre un coup de pied au cul pour nous réaliser ; le revers, c’est qu’avec une trop haute opinion de soi (outre qu’on devient insupportable), on est vite obnubilé par le but qu’on s’est fixé, prompt à passer à côté du plaisir qui se trouve en chemin et l’on risque in fine de se détester de ne pas y arriver, de ne pas déjà être cette version de nous-même à laquelle on prétend — à tort ou à raison, on s’en fout.

(L’exemple de la psy : écrire un livre est une chose, devenir un auteur de best-seller en est une toute autre — statistiquement très improbable nous sommes d’accord (déjà, la publication…). En arrière-plan, j’entends les stoïciens, ce qui dépend de nous, ce qui ne dépend pas de nous. Il faudrait rêver réaliste, prendre plaisir à ce qu’on en réalise. Si j’ai écrit ce bouquin sur la danse, c’est que j’ai pris plaisir à l’écrire, non ? Elle a raison, et pourtant l’impression demeure que ce livre n’existe pas s’il n’est pas lu.)

Quel est mon objectif ? La psy me rappelle qu’on est tous névrosés, qu’on ne peut pas faire disparaître toute trace d’anxiété. J’étais tellement enjouée à l’idée que les TOC puissent disparaître dans la foulée. Surgit la question-étalon : il me reste des TOC certes, mais est-ce que j’en souffre ? Pas tant que la saturation mentale qui m’a poussée à consulter et qui vient de disparaître, mais j’aimerais abaisser le seuil des TOC, que cela reste dans la sphère domestique au moins (ne pas mettre des plombes pour aller faire pipi et éviter de stresser à l’idée de faire chier mon monde quand j’occupe les seules toilettes disponibles par exemple ; quelle idée aussi de ne pas mettre au moins deux toilettes dans un espace public ?).


Aux cours du soir, en vrac : Est-ce qu’on va refaire le repoussé des orteils ? Ça a perturbé A. qui y a repensé toute la semaine (j’aime créer ce genre de perturbation) / Les hyperlaxes, cette plaie de trouver comment réussir à les étirer. / J’aime l’ambiance du cours adulte débutant quand il est complet, mais aussi quand les absences nous laissent en petit comité intimiste. On peut faire du sur-mesure, passer un peu de temps sur l’organisation posturale de chacune. Il va falloir que je m’attaque davantage au positionnement du bassin en lien avec le haut du corps, j’avais un peu survolé cet aspect qui me semblait touchy (difficile à ajuster autant qu’intime), mais il y a une réelle demande à ce niveau et certains métamorphoses, quoique éphémères dans un premier temps, sont spectaculaires.

…

Vendredi 7 mars

l’écriture, le soleil, une socca, la joie féroce
puis moins féroce
somnolente presque après la digestion

le bois de Warwamme ou le bois des perruches vertes
on les entend de partout
je n’en repère que deux
un husky à ma suite, oreilles dressées au pied de l’arbre
jusqu’à l’envol

empreintes de fer au début de chemin
les chevaux ont retourné la boue un peu plus loin

je m’assieds sur un tronçon d’arbre
m’adosse à un tronc bien vivant
ma respiration se creuse au rythme de la sève

une brindille gluante brille au sol
depuis combien de temps n’avais-je pas vu un vers de terre ?

un père module sa voix pour la maintenir enjouée
au-dessus des branches à enjamber
c’est l’aventure

à quinze heures l’après-midi est éternelle
à seize heures plus tellement

le pain au chocolat a trois barres de chocolat
indique l’étiquette au-dessus du prix qui nous la fait payer
cette troisième barre

avanti, intime un père à son fils
cela me semble évident qu’il lui demande d’avancer en italien
peut-être même l’est-il, à être ainsi fringué serré
le fils étudie le mini-paquet des fraises Tagada qu’il mâchonne
moi Linguee ou Reverso
le père n’est pas italien
avanti n’est pas un verbe

l’école déverse des enfants à travers le parc
je lis sur la pelouse jusqu’à avoir froid aux fesses

…

Samedi 8 mars

Au cours des petits, je prends mon temps, interromps son cours régulier pour faire quelques exercices de proprioception en binôme, nous sortons dans le couloir pour rendre visite à Oscar qui n’a plus de bras ces temps-ci, mais dont les jambes nous permettent encore de visualiser la rotation de la hanche. Signez-vous des chèques en blanc, disait l’une de nos formatrices en analyse du mouvement. C’est un peu décousu, ça ne ressemble pas à grand-chose, mais c’est doux.

Au cours des grands, je fais pour faire, tiraillée entre les troisième cycle à fond qui se lèvent le samedi matin pour prendre un cours en plus et les deuxième cycle dont c’est le cours, mais dont la concentration se perd en bavardages épuisants. Soit je ralentis tout pour essayer de remettre au niveau les fin de deuxième cycle qui ont plutôt un niveau de début de deuxième cycle, au risque que tout le monde danse finalement peu et probablement dans l’ennui pour les avancés, soit je donne à ces derniers de quoi danser vraiment et les autres rament ou s’éclatent dans l’approximation la plus totale. J’oscille entre les deux, et quand j’embarque tout le monde dans des enchaînements un peu trop compliqués mais dansant enfin, je n’arrive pas à savoir si je jette ou passe l’éponge sur les coordinations inexistantes de certains.

En atelier, je décide d’entraîner les deuxième cycle à la recherche des sensations qui leur font manifestement défaut, dans un mélange de barre au sol et de stretching postural. En une heure, je leur fais explorer un peu tout ce que j’ai découvert en trois ans de stretching postural. Au début, elles sont perdues, personne ne comprend ce qu’il faut sentir, elles ne sont pas habituées à chercher une sensation, à déclencher un engagement musculaire qui ne vienne pas d’une contraction réflexe, passive. Je répète une légère tension sous la voûte plantaire, commence à me demander si tout cela n’était pas un peu présomptueux de ma part quand ça vient chez certaines, je sens quelque chose, je crois, c‘est léger mais ça suffit à ce que les autres comprennent qu’il doit y avoir un intérêt, et bientôt, on s’y met toutes, on observe nos orteils, on les tripote pour vérifier qu’ils s’ancrent vraiment dans le sol, on les regarde bouger comme des vers quand c’est le cas et peu à peu on remonte, les ischio-jambiers qu’on réveille dans des ponts allongés, le bassin qu’on apprend à aligner avec les ailes iliaques et le pubis sur un même plan vertical puis horizontal au sol en engageant les abdos pour consolider la position, la cage thoracique qu’on essaye de remonter au-dessus de tout ça, de soutenir à l’aide d’une contraction excentrique des abdominos…

Le travail sur l’équilibre entre anté- et rétroversion est spectaculaire chez certaines, je vois enfin des postures qui ressemblent à quelque chose. « C’est révolutionnaire ! » j’entends une élève s’exclamer à un moment, et ça compense tous les « je ne sens rien » dépités, les enjoint à ne pas en rester là. Des liens se font : « Vous pensez la même chose que monsieur [un nom que je n’ai jamais entendu]. Il disait : les abdos au grenier et les fesses à la cave. » On essaye de résoudre les contradictions qui émergent, les corrections qui s’appliquent à la majorité mais qui s’inversent en défaut chez certaines quand leur morphologie en fait naturellement état. Une des plus déçues est sans doute la mieux placée : elle ne sent rien, c’est-à-dire rien de vraiment nouveau par rapport à une musculature qu’elle contrôle déjà bien.

On finit au sol en binômes pour bien sentir où se fait la rotation de la hanche et tâcher d’accompagner le mouvement en activant volontairement les rotateurs, comme si on cherchait à rapprocher les ischions. C’est dingue de constater à quel point les jambes se mettent à mieux tourner une fois qu’elles ont senti le trochanter bouger dans la paume de leur main, et le degré supplémentaire de rotation qui se fait lorsqu’elles trouvent la musculature adéquate — de suite, la jambe s’enclenche mieux, la cuisse présentée bien à plat. Certaines des élèves les plus approximatives en cours se révèlent avoir le mouvement juste de la manière la plus flagrante. Je suis épatée. Et j’ai hâte de voir les progrès sur lesquels ça pourrait déboucher en cours.

De cet atelier, je ressors heureuse, avec l’impression qu’on a fait du bon boulot — et aussi que se sont retrouvées au centre de l’attention et de la découverte celles qui pourraient se sentir délaissées en cours (parce que je ne sais pas par quel bout prendre leur désorganisation corporelle). Quand je sors du conservatoire, c’est le printemps, 18° du monde du soleil.

…

Dimanche 9 mars

Il y a eu du soleil, beaucoup, puis plus du tout, et j’ai senti l’absence me retirer un peu de mon enthousiasme, de ma sérénité. J’ai dit chut à l’anxiété, prête à sauter sur l’occasion.

…

Les premiers pêchers fleurissent

Lundi 10 mars

La to-do list commençait à se rabâcher pêle-mêle dans ma tête, alors je l’ai mise sur un petit bout de papier et je me suis aperçue que ça pouvait être celle de la semaine, pas de la journée. Par précaution, je me suis quand même activée pour cocher quelques carrés plus ou moins carrés, et j’ai dessiné des smileys à côté des deux items qui n’étaient pas des tâches mais des choses que j’avais envie de faire pour moi, que je procrastinais quand même. L’après-midi bien entamée, je me suis lancée en cuisine pour la seconde fois de la journée, finissant in extremis ma confiture de gingembre avant de devoir y aller ; je n’avais pas anticipé mettre tant de temps (ni avoir mal au bras) pour tout râper.

En cours, je prends le temps de faire un focus sur l’inclinaison du bassin et la rotation des hanches : une élève dont je ne savais pas par quel bout prendre l’inorganisation posturale comprend et trouve rapidement comment tourner les cuisses vers l’extérieur. Il faudra du temps pour incorporer ce contrôle musculaire et le conserver dans tous les mouvements, mais l’avoir ressenti est déjà un grand progrès, la différence est spectaculaire dans la suite de la barre (oui, spectaculaire, je me fais un spectacle de petites choses depuis que j’apprends mon nouveau métier).

Bizarrement, la facilité ou la difficulté pour créer de nouvelles connexions neuro-musculaires semble n’avoir pas grand rapport avec le niveau des élèves. À la limite, une élève en kit déclenchera plus facilement un engagement musculaire jusque-là inexistant, alors qu’une élève qui a pris de fausses bonnes habitudes aura plus de mal à devoir inhiber un réflexe pour en créer un autre — c’est le cas de cette autre élève beaucoup mieux placée que l’autre, qui n’arrivait pourtant pas à convoquer les muscles nécessaires pour activer un en-dehors qui reste chez elle passif.

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Mardi 11 mars

[rêve] je sors d’une dissertation de philosophie et me rends compte à retardement que ça ne va pas du tout, j’ai fait un essay à l’anglo-saxonne, ce n’est pas ce qu’il fallait, je n’ai cité aucun philosophe, ça ne va pas du tout


Le petit-déjeuner à la confiture de gingembre maison, ça dépote !


Du vert mousse et déborde légèrement des lianes du saule pleureur : les premières feuilles deviennent visibles.


Une ancienne élève que je ne connais pas revient prendre le cours. Elle vient de quitter une structure et s’apprête à intégrer le conservatoire. Nous discutons après le cours de l’enseignante qui l’a fait fuir ; je la connais, elle est capable du meilleur, mais en déni de burn-out depuis un moment, vomit sa souffrance sur les élèves. Apparemment ça s’est aggravé depuis que j’ai déserté les lieux : l’élève me dit être la cinquième cette année à quitter l’école à cause de cette enseignante. Je compatis, donne le peu d’éclairage supplémentaire que j’ai sur les coulisses de l’école pour corroborer et nuancer ses intuitions, et la rassure sur son passage au conservatoire : le professeur qu’elle va avoir est une crème.


Il se fait tard, mais j’ai quand même envie de prendre les nouvelles du jour auprès du boyfriend. Il aurait mieux valu ne pas : lancé, il passe du résumé au récit et je commence à préparer mes affaires pour le lendemain en même temps, ce qui est irritant, il s’irrite, je le sens, nous abrégeons et je mets ensuite un temps infini à me convaincre que sa déception n’était pas de la colère contre moi et à calmer la mienne, défensive. Contre-productif.

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Mercredi 12 mars

Mon corps me réveille une heure avant le réveil, en conséquence de quoi je m’allonge sur un tapis sol avant les quatre heures de cours de l’après-midi, en tenue de danse avec mon manteau pour couverture et ma mini-doudoune pour oreiller. Tu manges quoi quand tu danses ? me demande-t-on à midi moins quelques. Des pâtes, comme tous les mercredis dans le bus. Avec des tomates cerises, des olives noires et, cette semaine, de la feta (pourquoi ce fromage est-il inconnu des correcteurs orthographiques qui veulent systématiquement en faire le participe passé du verbe fêter ? mystère). Les 6 ans sixannent, jouent à chat en hurlant le temps que j’aille remplir ma gourde ; pour les autres, on sissonne à la seconde, en commençant par se déplacer latéralement en soubresauts.


Au-dessus d’une carte des boissons accrochée à une vitre sombre : Pas de verre dehors, merci. Deux portes cochères plus loin : un pictogramme légendé Défense d’uriner.


Dernier épisode de la dernière saison d’Insecure [spoiler] :
+ une déclaration d’amour entre deux meilleures amies alors que l’une aide l’autre à retirer sa robe de mariage
– tout est bien qui finit bien, manifestement ça veut forcément dire casée et successful


Le boyfriend a enquêté les abords de la maison qu’il prospecte et notre visio du soir devient un escape game sur Google Street View. Tu avances avec la ville sur ta droite. Après la voiture rouge et la bleue, tu tournes. Tu vois la Twingo / la dame avec son chien / la boulangerie / l’impasse / le sapin de Noël en face de la mairie ? Et le passage, là ? Il mène à une école de danse privée. Roublard, prévoyant. Pour le conservatoire, je triche en entrant directement l’adresse. Rien ne l’indique sur la façade, mais en zoomant, on voit effectivement une affiche Portes ouvertes avec une silhouette en mouvement. Le boyfriend a déjà googlé le site du conservatoire puis le nom de l’enseignant ; LinkedIn m’apprend qu’il est jeune, souple et manifestement du coin, le poste ne risque pas de se libérer pour départ en retraite. On continue à se promener dans la ville-village, loin de l’ascenseur à ciel ouvert par lequel nous sommes descendus des hauteurs, jusqu’aux abords de la Vienne, où entre deux jours de grisaille de décembre la voiture de Google Street View a effectué des raccords ensoleillés. Le boyfriend est sous le charme de l’aspect médiéval : il dit authentique ; je ne dis pas tristoune, mon visage le dit à ma place autour de mon sourire authentique si si face à ses yeux à lui, de gamin devant une vitrine de Noël, quand il s’imagine prendre l’ascenseur pour descendre à pied dans le village acheter au marché son Selles-sur-Cher.

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Jeudi 13 mars

J’ai des cernes et du bon pain à griller et à tartiner de confiture de gingembre maison. J’accepte le résidu de fatigue. Tente de le résorber dans une sieste de fin d’après-midi, avant de m’extirper de sous le plaid pour aller donner cours.


J’ai rendez-vous avec une autre prof pour apprendre une chorégraphie que je dois faire réviser aux élèves. Je la retrouve en salle des profs, c’est une assemblée de cernes. On s’interroge sur la nature du projet et tandis qu’elle en parle, je me rends compte qu’elle est incapable de le résumer, elle doit tout exposer. Plus tard, après avoir passacaillé et rigaudonné, je l’interroge sur la répartition des tâches : est-ce que l’intervenant-chorégraphe va régler la suite ? S’il reste un bout à chorégraphier nous-mêmes, à partir de quel minutage ? Comment se le répartit-on sachant que je n’ai qu’une partie des élèves concernés ? À ses réponses floues, je me rends compte que ce n’est pas spécialement moi qui ai du mal à suivre ce qui se fait au conservatoire comme je le pensais, c’est toute l’organisation qui est approximative — un flou artistique qui apparemment convient à mes interlocuteurs expérimentés, ils savent que ça va le faire, quand je sais surtout que ça va être la galère à rattraper à un moment donné.


Une averse de grêle débute sous le soleil. Ça rebondit puce et se stocke bille avant de fondre en sept à huit secondes (je compte).

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Vendredi 14 mars

[rêve] dans un jardin, des animaux de plus en plus étranges, un petit oiseau vert vif haut et raide sur pattes qui fait des sauts de grenouille et disparaît derrière un arbre, puis un lapin en réseaux de neurones duveteux qui abrite un poisson en lui, l’enveloppe se défait comme des akènes quand on passe la main au travers, puis des poissons qui passent au-dessus de l’herbe sans plus aucun contenant, je soulève les pieds pour ne pas les sentir / un bâtiment déborde de monde, les murs s’écroulent et les gens débordent par-dessus, éruption de bonhommes, je rentre dans la bâtiment d’à-côté un escalier qui descend


En visio aussi, la nuit porte à l’introspection. Malgré l’heure tardive, malgré les cours à assurer le lendemain, je veux continuer cette discussion sur la construction du désir — tout ce qu’elle me fait comprendre de lui, de son histoire, tout dont elle me fait prendre conscience chez moi.

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Les chenilles se changent en papillons

Samedi 15 mars

[rêve] bataille au conservatoire, je lutte avec un homme que je désarme à grande peine, je crie aux autres de ramasser le flingue mais personne ne bouge, je passe les deux poignets de l’agresseur dans une seule main de mes deux mains pour éloigner l’arme avec l’autre puisqu’il faut tout faire soi-même, puis rebelotte avec des ciseaux, il a attrapé des ciseaux, la lutte est ardue et mollassonne en même temps, je repars avec un enfant venu de nulle part de la guerre c’est à moi de m’en occuper maintenant sa main dans la mienne, on entend de la musique, après tout dans un conservatoire, mais c’est très loin tout proche mon téléphone qui sonne depuis quatre minutes déjà

(Et on passe les deux lanières de l’élastique dans la main opposée pour ouvrir à la seconde… Je suis presque sûre que ma manipulation de l’agresseur cauchemardé vient de ce passage de la barre au sol.)


Ceux qui ont moins de cou-de-pied semblent avoir plus de force… je regrette de m’être fait cette réflexion à voix haute ; une élève semble peinée de cette distribution des forces et faiblesses qui ne la flatte guère.

Le thème du gala cette année : fiesta. L’idée de danser en pointes sur du Rihanna ou tout autre musique pop qui pourra connoter la fête en boîte de nuit laisse perplexe les bonnes élèves autant qu’elle réjouit les moins danse classique d’entre elles… qui se trouvent également être celles qui perturbent régulièrement le cours par leurs bavardages, quand elles ne parlent pas dans le dos de leurs camarades pour s’en moquer, comme on me le rapporte à la fin du cours. Je suis gênée de donner satisfaction aux élèves les plus récalcitrantes du cours, même involontairement, même si m’assurer leur enthousiasme facilitera le travail sachant que les autres, même déçues par la proposition artistique, suivront toujours.


Je passe outre la déception en attendant le boyfriend à la gare, zébulonne dès que je l’aperçois sur le quai. Il me raconte dans le métro son trajet en train à côté d’une comportementaliste féline, qui exerce à mi-temps à côté de son job dans « l’aïe-tee » (le boyfriend ne connaît pas le sigle et le prononce entre guillemets, j’entends pour la première fois le high tea dans IT). Il lui a parlé de moi et je pense aussitôt à la reconversion, mais non, il s’agissait du subterfuge consistant à glisser « ma compagne et moi » dans la conversation pour éloigner le soupçon de drague — de gringue même, si l’on tient compte du décalage de génération : la cinquantenaire était manifestement ravie de trouver une oreille attentive, d’une dizaine d’années plus jeune, amoureux des chats. Comme quoi, cela n’arrive pas qu’aux femmes.


Est-ce qu’on va ressortir après s’être retrouvés nus sous la couette ? On ressort. Il reste des places de dernière minute pour les Trocks. On s’embrasse installés dans nos fauteuils avant le début du spectacle, manifestement ça emmerde le mec devant nous qu’on soit heureux, il se retourne en fulminant que c’est insupportable les genoux dans son dos, comme si le boyfriend était un gosse qui gigotait et donnait des coups de pieds dans le dossier. La violence de l’attaque sans sommation stupéfait jusqu’à ma voisine qui, lorsque la voix off comique annonce que « les ballerines sont de très bonne humeur ce soir » me glisse « Ce n’est pas le cas de tout le monde ». Le boyfriend passe la soirée de guingois. Heureusement, il rit aussi — première occurrence lorsque Siegfried s’essuyant le pied nous fait comprendre qu’il a marché dans une merde de cygne. C’est bon, je peux me relâcher, je ne l’ai pas traîné dans un traquenard. Ensuite, c’est replay de rugby sur le canapé. Je tombe de sommeil avant la fin du match, mais avant, ravis, surpris du cours des choses, on a eu tout le temps de nous esbaudir de cette soirée parfaite, soirée culturelle, rugby, de redire notre plaisir à être ensemble, heureux.

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Dimanche 16 mars

Le saule pleureur balance ses lianes ensoleillées comme des algues. Davantage de vent et elles font la ola. Je les aperçois qui me bercent, soulevant une paupière dans la somnolence, dans les bras du boyfriend.

— « Et vous avez fait quoi ce week-end ? » j’imagine qu’on me demande.
Je fais la question et la réponse : « Rien. »
Le boyfriend corrige : « On n’a pas rien fait : on s’est reposé. »
Il maîtrise l’art de la sieste et de la réponse socialement acceptable.
On a surtout fait l’amour, avec et sans sexe. Des œuf brouillés aussi, sur une tranche de gâche pour-ne-rien-gâcher quand l’heure du petit puis du grand déjeuner a été allègrement, mollement dépassée. Et un chausson aux pommes de terre pas assez cuites pour le dîner. Entre les deux, on s’est encore rendormi alanguis au soleil. Avant qu’il ne se couche et que l’anxiété ne se relève, un peu, comme allongé on se soulève sur un coude pour parler doucement. Tant de bonheur a être ensemble, comment l’éprouver sans en craindre la disparition ?

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Lundi 17 mars

un baiser devant la gare, sa petite tête souriante posée sur son écharpe, ses yeux qu’on dirait noisette s’il n’étaient pas noir, noisette de tendresse avec les plissures autour de yeux, la peau qui palpite vulnérable autour de son regard pour moi


Au cours ado-adulte, ça tombe en place. Les filles ont pris de la force dans les chevilles, montent mieux sur pointes. Elles ont bien bossé, approuve la directrice qui a passé un moment dans l’encadrement de la porte — donner cours sous son regard n’est pas neutre, aussi bienveillant soit-il.

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Mardi 18 mars

Ah ? Tu n’as pas reçu le mail ? Les autres ne pouvaient pas à 9h30, la réunion a été décalée à 10h.
J’aurais pu dormir 30 minutes de plus. Dette de sommeil ou budget du conservatoire : on tente de faire (au) mieux avec moins. Entre cette réunion et les cours du soir, je reviens prendre le soleil à domicile, en somnole sur le départ.


Une nouvelle est décontenancée par la barre à terre, demande à refaire un second cours d’essai parce qu’elle n’est pas sûre, n’était pas dans son corps. Celle qu’elle prenait correspondait à une vraie barre de danse transposée au sol (avec dégagés, ronds de jambe, grands battements…) tandis que j’essaye de proposer des exercices qui développent la musculature et des connexions neuromusculaires utiles au cours de danse sans nécessairement adopter la même grammaire (j’emprunte à la barre, mais aussi au yoga, pilates, stretching postural… tout ce qui me semble fonctionner). Pour prendre une « vraie » barre au sol à la Boris Kniaseff sans avoir les muscles qui tétanisent, pour que ce soit utile vraiment (et ne donne pas seulement la satisfaction maso d’avoir fourni des efforts intenses), il faut des facilités physiques et un très bon placement ; ça me semble excellent pour s’entretenir quand on a un bon niveau, mais pas forcément adapté au public très varié de cette école, qui parfois ne fait pas de danse à côté. Prise d’un doute (peut-être que je ne remplis pas le cahier des charges ?), je demande à une élève de longue date ce qu’ils faisaient avant mon arrivée : beaucoup de gainage, de renforcement musculaire et d’assouplissements. Elle explique qu’avec moi, on travaille différemment, davantage les muscles profonds ; en début d’année, elle craignait de perdre en souplesse parce qu’on ne fait pas tous les étirements en écart, mais en fait non (un peu d’étirements actifs ciblés versus beaucoup d’étirements passifs). Work smarter, not harder : je pense persister là-dedans. À quoi sert d’avoir des muscles en béton si on a du mal à solliciter ceux qu’il faut dans le mouvement ?

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Mercredi 19 mars

La petite aiguille n’est pas encore sur le 7 quand mon corps me réveille. Passion donner 6 heures de cours en ayant dormi 6 heures. J’embarque un thermos citron-gingembre.

Au bout de la troisième semaine à répéter les mêmes exercices, ils commencent à rentrer — pour certaines classes. D’autres pas. Je me fais avoir par surprise, par un câlin surprise de cette gamine si dissipée qu’elle m’insupporte — jusqu’à ce qu’elle vienne se coller à moi et me reset.


Monte dans le bus un jeune homme au look improbable, tout entier tenu par des lunettes noires qui incluent une coque au-dessus du nez — un peu comme un masque de plongée, sauf que l’effet n’a rien de comique, tient davantage du casque des Daft Punk, irréel, un brin malaisant. Au terminus, je découvre l’arrière entièrement lacéré de son T-shirt noir, qui le dénude davantage qu’il ne le serait torse nu. On voit tout, le dos qui ondule, les hanches qui chaloupent dans le treillis et son manque de confiance en lui tandis qu’il le réajuste, loin de l’assurance invoquée par ce look statement. Lunettes sans tain pour ne pas être vu en train de guetter le regard des autres, T-shirt ouvert comme carapace : tout pour désamorcer, provoquer le regard pour ne pas le craindre. Je ne sais pas si c’est cette vulnérabilité involontaire ou la nudité du dos, son étroitesse, mais l’envie de le caresser me traverse un instant. Heureusement que je tombe amoureuse d’hommes plus âgés que moi, parce que mon imaginaire érotique a cristallisé sur un morphotype que l’on rencontre essentiellement vers vingt-cinq ans, soit des jeunes hommes de plus en plus jeunes que moi.


Après et avant l’effort, le réconfort : première glace de la saison.

Revue de blogs #7

Les conversations sont nombreuses. Les mots s’entrechoquent en embruns sonores. Le café est plein.

Halètement, Carnets Web de La Grange

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Elle m’a dit « mais je l’aime moi ? », elle découvre qu’on peut apprécier une œuvre et lui trouver d’énorme défauts, ce n’est pas incompatible.

Carnet de lecture de février de Dame Ambre

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What truly infuses a sense that I have truly lived? It is very easy to become hedonistic in a world like this. But will that hedonism ultimately make me feel like I have lived? […] Is the attempt to make a life well-lived rooted in some capitalistic value that everything must have value?

I find it fascinating that many monastics spend hours of their lives practicing so that they can be awake the rest of the time […] Regardless, it is provoking to me that for many of us it is about creating, creating, creating (yes I am guilty), whereas some people out there spend their entire lives doing “nothing” so that they can transform their minds.

As a self-identifying creative person, it is very difficult to escape the mindset that if I’m not creating I am not living. But I forget that when I invest time into mundane tasks and relationships, I am essentially creating myself too. Right now I feel like there is this experience of living, and I am not in it. I am trying to live according to my idea of what living should be, but I am not directly experiencing life. I am still living too much in my mind.

existing in an unsafe world, Winnie Lim

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– Ah mais c’est pour ça que vous avez des tatouages en fait ! Vous avez des histoires sur vous !

Un élève de Prof en scène

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Aujourd’hui je n’ai rien fait.
Mais beaucoup de choses se sont faites en moi.

Extrait de Treizième poésie verticale de Roberto Juarroz,
découvert dans la revue de blog de Dame Ambre

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Le personnage principal est pratiquement toujours vu de l’extérieur. C’est la narration du regard des autres sur ce qu’elle est ou plutôt ce qu’elle devrait être, tout contenu dans cette violence de la conformité aux désirs des autres.

les gestes, Les Carnets Web de La Grange,
à propos du roman La Végétarienne

Je ne l’ai pas lu, mais ce sont les derniers mots qui me happent, que je copie-colle à Melendili, la violence de la conformité aux désirs des autres.

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La gélule a la taille calibrée sur la déglutition des pélicans.

Tant qu’il nous reste des dimanches

Je risque de sourire en repensant à cette phrase la prochaine fois que je prendrai un Doliprane non pelliculé.

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Et tous les mots, anodins ou pas, deviennent un peu des mots d’amour, de lien, d’histoire qui se tisse en un motif inconnu.

Words de Sacrip’Anne, Sisters Cia

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Les Etats-Unis ne sont plus des alliés, bien pire, ou plus inconcevable, il semble qu’ils puissent s’allier à la Russie. Même Dr Strangelove n’avait pas prévu cela. […] On le sait, pourtant, que quel que soit ce qu’on prévoit, c’est toujours autre chose qui survient.

L’inconcevable, Alice du fromage

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Lorsque j’entre dans la salle de bain je me prends de plein fouet la pièce, c’est un sentiment physique de « je suis au milieu de ce que je connais » qui me sidère par sa force, ça me coupe la parole et inquiète une seconde LeChat qui regarde la très légère pagaille comme si finalement quelque chose n’allait pas. Or, tout va bien. C’est tout l’inverse, je réintègre à cet instant mon chez moi depuis l’intérieur de celle que je suis, il s’agit d’un réalignement brutal entre un corps épuisé qui a vécu milles choses en sept jours et autant d’espaces différents, et le glissement vers le connu. Je suis chez moi, et j’en pleurerais.
[…] nous réintégrons nos corps l’un contre l’autre, dormir dans la chaleur de l’autre, l’odeur de l’autre, l’existence de l’autre. Ce soulagement.

La vie est une dinguerie, sachez-le.

Journal de février de Dame Ambre

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Les citations suivantes sont extraites de la newsletter Tant qu’il reste des dimanches : Les nourritures – Le temps, le vert et le tout qui devient trop.

« Reprend pouvoir sur son temps » me semble inexact. Dans la lenteur et la simplicité, il n’y a pas de domination sur les heures, la planification, l’organisation. On se soumet à la pluie qui bouleverse les projets. […]

L’uniformisation de nos rythmes de vie n’est issue de rien d’autre que du travail, de la domination et du souci de faire société. Ça se glisse dans des endroits intimes supposément exempts : j’ai réalisé cette semaine que j’éteignais entre 22 heures 30 et 23 heures, même si j’étais fatiguée bien avant, probablement car c’est l’heure à laquelle finit le film proposé à la télévision, télévision que je ne possède pas.

Quand j’étais salariée, me coucher tard était aussi une tentative de grappiller davantage de temps de vie personnelle, même si ça finissait par me rendre crevée au boulot et chez moi. Mais si je suis honnête, aujourd’hui que je ne le suis plus (salariée), je continue à me coucher tard ; j’ai du mal à abdiquer face au temps, à sa fuite, à un jour de plus qui s’est fait la malle avec mon sentiment d’accomplissement. Quand je suis satisfaite de ma journée en revanche, et que je ne projette pas d’anxiété sur la suivante, j’ai moins cette tentation de l’étirer, moins de mal à aller me coucher.


Je ne savoure plus cette expression, « prendre son temps », de la même manière qu’avant. Comme si en analysant, scrutant et changeant mes usages des écrans, d’Internet et des réseaux sociaux, je la retrouvais. « Prendre son temps » est un effort, et nous devrions tous œuvrer pour que ce soit un droit. […] Annuler des choses pour ne pas les remplacer. Avoir des heures de rien pas destinées à être remplies ; lire car on le veut, pas parce qu’on a deux heures devant soi, regarder un film car on a envie, pas parce que c’est possible.

Non plus tant faire sans hâte que revendiquer de faire pour soi. Cela fait écho à l’idée de braconner du temps libre chez Julia Kerninon. J’ai l’impression que tout le monde autour de moi s’est mis à faire la chasse aux automatismes des réseaux sociaux. J’ai encore le réflexe d’ouvrir Twitter, mais le referme à peine le contenu chargé, me rappelant que non, vraiment non, je me porte mieux sans. Je me rééduque au temps long avec la lecture et le soleil — il n’y a qu’au soleil (et dans les bras du boyfriend) que je peux ne rien faire et être profondément contentée.


 Je me surprends à regarder un film car il est disponible, pas par intérêt.

C’est le principe même des plateformes de streaming qui ne proposent pas l’accès à quelque chose en particulier, mais assurent que l’on aura toujours quelque chose à regarder (la fameuse expérience, qui finit comme devant une penderie pleine : rien à se mettre, rien à regarder). Je me rappelle d’un article sur la stratégie de Netflix expliquant qu’ils ne publient pas leur catalogue volontairement, pour éviter que l’on regarde en amont si telle ou telle série s’y trouve et qu’on renonce à s’abonner si celles qu’on sait vouloir regarder ne s’y trouvent pas. Les innombrables carrousels reproduisent la même chose pour les abonnés : donner l’impression d’une profusion infinie en plaçant les mêmes films dans différentes catégories non exclusives (récompensés aux Oscars, romance, les plus vus, pour vous, films américains…), de sorte qu’on ne sait jamais vraiment si on a touché le fond du puits.


[sur les temps d’écran] Par ailleurs, les préconisations soulignent elles-mêmes que tout ça ne prend pas en compte… la vie professionnelle. Donc si je comprends bien, on doit, usagers et usagères d’écrans, modérer, réfléchir, mais dans le cadre du travail : ça passe. Dans le cadre du travail, on met au point des subterfuges, des malices, « faites une pause toutes les vingt minutes en regardant vingt secondes au loin ». On la sent, l’arnaque. Je trouve qu’il faut un sacré toupet pour dire ensuite aux gens « Pas d’écrans une heure au moins avant d’aller se coucher », alors que ça peut être un film distrayant ou un petit bouquin.

Depuis que je suis prof de danse, je peux à nouveau bloguer tout mon saoul. Il n’y a plus les sept heures préalables d’écran qui m’obligeaient à arbitrer entre loisir et santé (je finissais souvent avec les yeux explosés, la tension oculaire m’obligeant parfois à m’interrompre voire à repousser sans commencer une session d’écriture bloguesque).

Prendre le large jusqu’à toucher la terre ferme

Sur le bandeau de Toucher la terre ferme, on peut lire :

Devenir mère, être femme
par l’autrice de Liv Maria

La première partie m’indiffère voire me repousse (être mère) ; la seconde réveille une problématique soulevée avec la psy (être femme). Ce qui aurait dû être un match nul est annulé par la filiation romanesque : Liv Maria m’a embarquée, j’embarque Toucher la terre ferme.

Encore une fois, j’adore. Je suis soulevée par son élan, l’avidité qui se dégage de sa vie, ses mots. Je voudrais vivre aussi intensément qu’elle, et pendant la lecture, encore un peu après, elle m’entraîne dans son sillage, c’est possible, je vais, j’y suis, c’est.

Le texte vaut par lui-même, mais aussi pour les échos qui se tissent avec Liv Maria. Le bandeau n’a pas menti ; ce n’est pas seulement le nouveau livre de Julia Kerninon, c’est bien l’autrice de Liv Maria qui file des mêmes motifs, raconte des épisodes dont on comprend comment ils ont trouvé leur transposition dans une œuvre de fiction possédant sa propre unité.

Bref, je crois que j’ai un gros crush.

…

Déjà l’exergue :

Les choses qui survivent
le font pour deux raisons :
soit parce qu’elles sont faites
d’une substance si dure qu’elle résiste au temps,
soit parce que quelqu’un les aime.

Martin Gayford citant David Hockney de mémoire

…

C’était ce que j’avais toujours voulu et je ne savais plus quoi imaginer après ça. Je n’avais plus aucun désir, j’étais absolument perdue.

[…] lisant de plus en plus de livres et des livres de plus en plus compliqués, et me sentant de plus en plus vide pourtant.

Et le fait que mon nouveau-né soit aussi différent de l’enfant que j’avais été moi-même me l’a rendu plus proche, étrangement, comme s’il était bien à moi, effectivement une chose nouvelle que j’avais fabriquée, inédite jusque-là.

J’avais peur que mon enfant soit un plomb au bout du filin de mon zeppelin, mais je croyais aussi que cette autre personne que je deviendrais serait naturellement douée pour tout ce qui s’annoncerait, et que ce serait elle qui s’occuperait de tout ça. Peut-être qu’inconsciemment je pensais que ma mère s’en occuperait, ou bien que je deviendrais ma mère.

[…] toutes les mères étaient encore, quelque part dans le secret de leur tête, la personne qu’elles avaient été auparavant, parce qu’on ne change pas vraiment, au fond. On devient simplement plus intensément soi-même.


Sur le parking de la maternité, mère pour la première fois depuis moins de vingt-quatre heures, quand je suis descendue respirer l’air froid de l’automne juste pour être seule un instant, j’ai pensé à fuir. J’avais passé presque toute ma vie à partir, et je n’en revenais pas d’être là maintenant.

Toute ma vie, j’aurais aimé être quelqu’un de plus audacieux, de plus tranché, quelqu’un qui saurait tenir des sièges et faire ployer les autres et le monde sous sa volonté, quelqu’un après qui on pourrait courir en le suppliant de ne pas nous quitter, mais le temps m’a appris à mes dépend que je suis de l’autre espèce, je suis de celles et de ceux qui courent éperdus d’amour, les tendres, les inquiets, les laborieux.

Moi aussi j’ai opté pour le risque. Moi aussi je suis restée.

Sur le parking de la maternité, cette nuit de novembre, j’ai compris la force de la réalité qui venait avec le fait d’endosser ce rôle, la vie quotidienne, la vie domestique, la platitude. […] J’ai compris qu’il n’y aurait pas de retour, seulement des échappées. Que pour la première fois j’avais vraiment pris une décision.

Quand je lis ça, je me dis que Liv Maria à la fois actualise ce désir de fuite et assure qu’il reste un possible, inactualisé : une manière de vivre l’hypothèse romanesque sans dommage collatéral pour ceux qui restent. Une échappée fantasmée sans retour.

Toucher la terre ferme comme on prend le large.

…

Comme dans Liv Maria, il y a un amour avec un homme plus âgé, qui un jour s’est évaporé. Et d’autres amours, d’autres amants.

Il avait le vertige dans les manèges, dans les escalators, dans mes bras.

Je suivais les rides naissantes du bout des doigts comme les rainures d’un disque.

Je pense aux traces de ses dents […] qui ne partaient pas des jours après qu’on s’était vus, que je portais sur moi comme des bijoux, sans saisir que c’était d’abord des blessures.

// le passage de Liv Maria sur la blessure-bénédiction

Une vie de téléphone et de silences, une vie de baisers et de loyauté, dont nous ne parvenons à nous parler que depuis la naissance de nos enfants respectifs, parce que maintenant nous avons scellé un pacte de sang avec d’autres que nous deux.

Je vivais une histoire incroyablement compliquée avec un écrivain — je voulais quelqu’un pour qui les livres seraient presque rien.

Il débarquait dans les jardins ensoleillés où je buvais avec nos amis, il faisait quatre pas et discrètement venait coller son corps contre ma robe légère pour que je sente son érection. […] Dans le chaos de ma vingtaine, il semblait par moments que c’était à ça et à ça seulement qu’il importait de donner le nom d’amour.

Toutes ces années, je sais aujourd’hui que je me racontais une histoire, j’essayais de me tenir à un endroit du monde qui n’était pas pour moi.

J’aimais l’entendre dire à nos amis, en souriant, Franchement, je n’ai pas la moindre idée de ce qu’elle fout avec moi, mais je ne saisissais pas ce qu’il disait. Je crois que j’aimais la liberté, la latitude que son indifférence me laissait. Il m’aimait si peu. Il me disait, Si tu es heureuse, je suis heureux. Tu partiras quand tu en auras marre. Ça va arriver. Tu vas voir. 

J’étais, la plupart du temps, très heureuse. Quand il me quittait, je pleurais un bon coup et je retournais voir le premier, sans aucun scrupule, certaine que l’un ou l’autre était le bon pour moi et que donc osciller entre eux n’était pas un péché, simplement une nécessité si je voulais les départager à terme.

…

Je voulais me comporter dignement, mais je voulais aussi désespérément être libre, alors j’ai fui.

Malgré l’apparente surpopulation de ma vie sentimentale, je passais la majeure partie de mon temps seule, à taper sur un clavier dans des appartements mal chauffés, à attendre au courrier des phrases qui ne venaient pas.


Finalement ce n’a pas été l’un ou l’autre, mais ni l’un ni l’autre : un troisième homme est survenu, qui est devenu le père de ses enfants.

Dans les premiers jours de cette histoire, j’ai beaucoup douté de lui, parce que ça paraissait trop facile. […] L’amour, je sais, c’est l’inconfort. L’amour, c’est être sans cesse aux aguets. C’est avoir peur d’être quittée pour un mot de trop. C’est essayer en vain de se maîtriser. Et un jour, j’ai renversé l’évidence, j’ai considéré la possibilité que l’amour puisse être non pas la légère appréhension à laquelle je l’avais toujours associé, mais ce mélange inédite de liberté et de paix.

This. La différence entre la passion qu’on se raconte et l’amour qu’on reçoit. Eux et lui. L’amour dans la vingtaine et la trentaine ? (J’ai trouvé des similitudes souterraines — pas du tout immédiates mais profondes.)


J’adore le portrait qu’elle brosse, la manière dont elle le brosse :

C’est un vrai Parisien, il dit la province quand il est en province. Il est presque incapable de faire quelque chose qui ne l’intéresse pas, il raye la voiture simplement en la regardant, mais intellectuellement — intellectuellement on voit que ça tourne vite, pour paraphraser mon père médusé et admiratif la première fois qu’il l’a rencontré.

Quand j’étais très jeune femme et que je vivais seule […] j’aurais aimé que quelqu’un voie mon travail solitaire et ma ténacité dans la tempête, et me respecte pour ça, et m’aime pour ça — et avant lui, j’avais l’impression que jamais personne ne l’avait vu.

(La jeune fille à Budapest.)

Pourtant, parfois, sa fiabilité me devient insupportable, je n’en peux plus […] je lui crie la vie que j’avais avec d’autres hommes que lui autrefois, des hommes indiscutablement plus mauvais, des hommes tout sauf fiables […] avec qui la vie était déséquilibrée et rugissante […] parfois ce que me manque le plus dans cette vie c’est précisément ce dont il m’a sauvée.

Je repense à ce texte de Raveline sur les habitudes qui finissent non pas par vous endormir mais par vous faire faire de dangereuses embardées en sens inverse. (Ce billet m’a marquée pour qu’il me revienne presque dix ans plus tard ; j’ai dû en passer des dizaines en revue avant de le retrouver. Dans le doute, je conserve ici le paragraphe entier : « Cette épisode […] m’apprit donc à regarder mes habitudes avec méfiance; non pour l’effet lénifiant qu’on leur prête d’ordinaire, mais au contraire, parce qu’elles suscitent leur propre antivenin, radical et imprévisible, à tel point qu’il n’existe plus à mes yeux de vraies habitudes. »)

Il me trouve toujours belle, malgré mes traits qui se désordonnent année après année, mon corps est sa maison, il est incroyablement constant dans son désir. Le matin, le soir, le week-end, il me caresse délicatement les cheveux, la nuque, quand je lis allongée sur ses genoux. Je le surprends souvent dans les fêtes en train d’expliquer très sérieusement que notre histoire repose en grande partie sur le fait qu’il me caresse la tête.

Le temps considérable qu’il m’a fallu pour commencer à saisir son humour est embarrassant pour nous deux […]

[sexe] Ce n’est pas le mystère qui a disparu — c’est la peur.

This, again.

[…] notre vie est raisonnable, mais elle est aussi très vaste […]

Goal.

…

Je suis cette personne qui essaie désespérément d’être une mère, d’être une femme, et qui ne cesse de revenir à sa propre enfance, comme on tape vainement du front dans le bois d’une porte qu’on nous a fermée au visage.

L’essai est discrètement émaillé de rémanences de l’enfance à l’âge adulte : son amant plus âgé lui sèche les cheveux et lui fait à manger comme si elle était sa petite sœur / quand le second lave sa voiture tous les mois au centre commercial, elle reste dans la voiture pour regarder le savon glisser « comme je faisais enfant » / enceinte, à l’hôpital, elle espère ou redoute presque qu’on lui dise qu’elle est trop jeune pour avoir un enfant, qu’elle est une enfant.

Je lis en surveillant mes enfants dans le bain, je lis quand ils courent autour de moi le matin, je lis à table et ils font comme moi.

Admiration pour la lecture tout-terrain. Je ne sais pas lire dans le bruit. J’y arrive évidemment, mais au prix d’avoir l’impression de gâcher ma lecture.

[citation de Rilke] Qui parle de victoire ? Surmonter est tout.


[…] je ne comprends pas pourquoi les années sans enfants j’aurais dû me comporter déjà comme un parent […] Si peu d’années sont passées et me voici la mère de deux enfants, pour toujours. Il n’y a pas de mots pour dire combien j’ai changé, mais il n’y en a pas non plus pour décrire la solidité de l’ancienne moi cachée dans la nouvelle, dure comme un noyau de pêche. Je me souviens de quelques phrases prononcées par mon professeur d’histoire du lycée […] Tu sais, quand tu seras grande, tu verras que ce sont les gens qui comptent, pas les livres. J’avais pensé, Mais vous n’en savez strictement rien. Vous n’avez jamais écrit de livres. Moi, oui. J’ai écrit quatre livres, à la table de bois fixée dans ma chambre. Je sais ce que ça apporte dans une vie, et je sais ce que ça coûte aussi. 

J’ai envoyé une photo de cette page à JoPrincesse, le passage avec le noyau surligné. Évidemment, elle l’avait déjà lu (enceinte). M’a confirmé les échos.


[écrire avec un nouveau-né] Ce n’était pas facile, mais je l’ai fait, parce que je suis un animal.  Qui parle de victoire ? Surmonter est tout. Je me retrouve dans mes excès, dans mes ambitions littéraires, dans mes pensées coupables, dans tout ce qui chez moi n’est pas d’une mère. […] J’aime savoir que j’étais, que je suis cette fille-là.

Pour eux, j’ai accepté la monogamie, le travail diurne, la patience, l’impatience. J’ai acceptée d’être touchée, bousculée, mordue, interrompue, plus jamais seule même dans mon bain.

[…] si j’étais incapable de m’imaginer les abandonner, mon amour pour mes enfants ne signifiait presque rien. Parce que c’est précisément de résister à cette tentation jour après jour qui fait la valeur de mon amour, qui lui donne sa profondeur.

(Je trouve le renversement très beau.)


Et lui, c’était la phrase qui avait fait fondre toutes ses serrures, parce que sans le savoir c’était ça qu’il voulait de toutes ses forces — quelqu’un sur qui il pourrait compter, quelqu’un qui ne partirait pas.

J’adore que ça n’ouvre pas ses serrures, que ça les fasse carrément fondre.


Parfois […] je suis tellement fatiguée de cette vie de famille […] que je caresse un fantasme dans lequel je remplis la petite valise avec laquelle je suis arrivée dans la vie de cet homme […] et je pars. […] je prends un train comme je partais au travail autrefois, je vais dans une ville inconnue, je loue un petit appartement, on me remet les clés, je paye, je remercie, je ferme la porte, j’ouvre la valise, je pose mes affaires à leur place, je m’assois à mon bureau, j’allume une cigarette, et je reprends le cours de ma vie.

Liv Maria full circle, revenue du large.

Lire lire écrire lire

Cette fois-ci, mon butin de la médiathèque était sous le signe de la lettre K : Kerninon et Kristof, respectivement Julia et Agota. Je crois que j’avais ajouté  L’Analphabète, récit autobiographique à « ma liste d’envies » suite à un tweet du Vates ; il y est resté longtemps. Jusqu’à ce que j’en fasse K, donc. Pas un grand cas non plus, mais assez pour que cela avive ma curiosité et me donne envie  de tenter la lecture du Grand Cahieret là… 

Comment devient-on écrivain ?
Il faut tout d’abord écrire, naturellement. Ensuite, il faut continuer à écrire. Même quand cela n’intéresse personne. Même quand on a l’impression que cela n’intéressera jamais personne.

Cinq ans après être arrivée en Suisse, je parle le français, mais je ne le lis pas. Je suis redevenue une analphabète. Moi, qui savais lire à l’âge de quatre ans.

À l’exaltation des jours de la révolution et de la fuite se succèdent le silence, le vide, la nostalgie des jours où nous avions l’impression de participer à quelque chose d’important, d’historique, peut-être […].
Nous attendions quelque chose en arrivant ici. Nous ne savions pas ce que nous attendions, mais certainement pas cela : ces journées de travail mornes, ces soirées silencieuses, cette vie figée, sans changement, sans surprise, sans espoir.

…

Il est encore question d’écriture dans Une activité respectable. C’est même l’activité respectable en question, avec la lecture. J’ai adoré que la lecture devienne cette activité aussi noble que l’écriture, qu’elle n’en soit pas le préalable mais la finalité. Lire non pas pour passer le temps ou apprendre à écrire ou apprendre autre chose, lire comme manger, comme activité vitale, centrale. Je me suis sentie redevenir avide de vie et de lecture aux côtés de Julia Kerninon, qui m’avait déjà acquis à sa cause avec Liv Maria. On peut dire que j’ai un (gros) crush pour elle. Du coup, c’est vrai, j’ai beaucoup recopié :

Dans la douche, à travers l’eau ruisselante je cherchais du regard tous les mots imprimés, je lisais les notices de shampoing, les six faces des boîtes de tampons de ma mère, les étiquettes douces de mes vêtements.

(Je faisais ça aux toilettes…)


[…] mais après tout, la photographie et l’amour sont deux arts distincts […]

C’est seulement quand la naissance à venir de ma sœur a commencé à être évoquée de plus en plus régulièrement que j’ai découvert l’expression les enfants qui m’a rendue très confuse, parce que jusque-là je n’avais pas du tout saisi que je n’étais pas tout à fait comme eux, puisque nous faisions exactement la même chose — aller à l’école et en revenir pour lire. […] découvrir aux environs de six ans que j’étais encore simplement un enfant n’était pas très gratifiant.


Sa mère lui montre la chambre pleine de livres qu’elle lui a préparé :

Il y avait quelque chose dans ses yeux qui suppliait et qui s’en voulait de supplier, quelque chose qui ne voulait rien imposer à une si petite fille mais qui redoutait pourtant de ne plus rien avoir à faire avec elle si elle ne passait pas l’épreuve.

La lecture comme atavisme familial :

Nous le faisions tous les trois, tous les week-ends, dans la maison silencieuse, mon père allongé sur son grand lit de bois au rez-de-chaussée, avec un lourd volume historique et une tablette de chocolat, ma mère roulée en boule dans sa mezzanine, plongée dans son livre du moment qui pouvait être absolument n’importe quoi, elle lisait tout, elle n’avait de mémoire pour rien d’autre […].

C’est elle aussi qui m’a convaincue de renoncer à décrire physiquement mes personnages — arguant que dans les livres d’horreur parfaits qu’elle avait lus, les créatures monstrueuses ne sont décrites qu’à travers les bruits qu’ils font ou l’odeur qu’ils dégagent […], et c’est dans ce silence que le lecteur est le plus à même d’assembler le monstre intime qui lui fait vraiment peur à lui, personnellement, parce qu’on ne peut pas exactement deviner ce qui effraie quelqu’un d’autre que soi.

[Cela impliquait aussi que] dans la réalité les autres étaient impénétrables […] et que par conséquent il était plus sûr de se tenir autant que possible en dehors des activités incluant d’autres êtres humains — à l’exception notable de l’amour.

(Une exception notable qui se note dans ses romans.)


[…] fière de la même fierté de caillou.

[…] il m’a dit au revoir sur le parking et nous pleurions tous les deux, sans larmes.

Une phrase de sa coloc’ albanaise :

Personne ne nous rend la liberté qu’on lui a abandonnée. 


Après une enfance baignée de lecture, et d’écriture déjà, sur une machine à écrire dont le bruit rassure toute la famille, il y a une adolescence assez incroyable déjà pour l’adolescente disciplinée que je n’ai jamais cessé d’être, des nuits blanches lycéennes où elle rejoint un club de vieux poètes dans Pigalle, et surtout surtout ensuite une année sabbatique à écrire seule à Budapest. Melendili le dit mieux que moi : « Sans parler de l’année d’écriture à Budapest qui m’a butée »

Quand j’ai peur d’être seule, quand je doute de finir un texte, que je me sens en danger, je reviens toujours à la jeune fille que j’ai été à Budapest, il y a dix ans, qui travaillait sans se soucier de rien sinon des livres à lire et à écrire, et dont personne d’autre que moi ne peut avoir le souvenir.

Melendili met toujours direct le doigt sur ce que je mets des plombes à cerner. Trois phrases pour partager ses impressions de lecture et paf, ceci : « j’ai envié cette ardeur qu’on devine chez elle » C’est exactement ça. Ça me fait rêver cette espèce d’obstination, d’avoir l’énergie de ça, de cette ténacité obsessionnelle. Lire et écrire, écrire, pendant des heures et des jours, des marathons de lecture et d’écriture. Savoir ce qu’on veut sans même savoir si ça marchera.

[…] j’ai toujours aimé les mêmes choses, je ne sais pas changer, je suis comme une pierre au fond de l’eau, tout au plus puis-je m’arrondir à la mesure de mon usure […]

J’ai vu ma mère capable de tout […] mais je n’ai jamais compris, je n’ai jamais vraiment compris qu’elle avait appris toutes ces choses d’abord en échouant. […] tout le temps de l’apprentissage de ma mère m’a échappé. Je ne l’ai jamais vue en train d’apprendre, je n’ai jamais rien su de ses échecs répétés — de ma mère je ne connais que son infaillibilité et la grâce avec laquelle elle l’exerce qui m’a, heureusement ou malheureusement, convoyé la certitude qu’étant son enfant je la possédais aussi, naturellement, moi qui n’ai pas un trait de son visage […].

(Je n’avais jamais songé à ça, qui s’applique aussi à ma mère, son infaillibilité acquise par une ténacité que je lui connais bien mais dont je n’ai jamais vraiment imaginé ou considéré les échecs.)

L’autrice, elle, ne voit d’elle que véhémence, impatience : elle tape mal à la machine, mal car vite, veut aller vite en toute chose, c’est la seule chose qui l’intéresse, elle écrit, et ça me semble en contradiction avec la lenteur de l’écriture romanesque, l’obstination qu’il faut pour persister à travers la lenteur du processus. C’est toujours pareil : plus un portrait est fouillé, plus il se brouille. Au début sont posés des traits de caractère comme des lignes claires, saillantes, évidentes, puis la nuance s’ajoute, finit par tout barbouiller et il faut tout reprendre, ligne à ligne, ça me brûle de tout recopier, des lignes et des lignes.


Aujourd’hui, je lis toujours le matin, pendant des heures, dans mon lit, un miracle technique dû à une autre leçon apprise d’un homme très aimé — l’important, c’est d’avoir du temps libre — pour la caillasse, tu sauras forcément te débrouiller — mais le temps libre, il faudra toujours le braconner, m’avait-il dit sans ciller.

Elle explique avoir travaillée comme serveuse sur la côte pendant 5 ans. Serveuse et écrivain, j’ai repensé à Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ? Et de fait, c’était bien elle, Julia Kerninon ! Dont je n’avais pas mémorisé le nom parce que je ne l’avais pas encore lue.

Il y avait du sens dans le travail physique, dans la douleur, dans l’humiliation, même, si la contrepartie était la liberté.


Mettre des mots sur des choses, encastrer les événements passés dans des phrases […].

Les histoires ne sont que des histoires, elles permettent une respiration mais ne réparent rien, elles sont ce qu’on peut fabriquer avec les petits débris retrouvés après les catastrophes […]


Mes deux parents croyaient aux livres, ils croyaient à la solitude, à la vie intérieure, à la patience, à la chance […]

J’ai beaucoup aimé que l’autrice ait un rapport presque sociologique à ce que d’autres n’auraient pas hésité à appeler une vocation. Elle n’était pas destinée ou prédestinée, mais son éducation a favorisé ce qu’elle est devenue, qu’elle a repris à son compte, comme une forcenée — parce que tel était son caractère et parce que son milieu n’était pas si favorisé qu’il lui permette de ne pas avoir à travailler. Comme le résume Melendili : « Elle maîtrise l’équilibre dans l’art de ne pas se la péter mais presque. »

[Elle cite L’Autre journal de Michel Butel] Je lisais des livres. Je n’étudiais pas. Je ne voulais donc pas d’un métier. Je ne connaissais rien de ces histoires, les métiers, les études, les rémunérations, les emplois du temps, le via normale. Je ne voyais pas qu’il y avait une vie normale. Pourtant, elle était autour de moi. Elle s’en prenait à ma vie anormale.

Aussi risible que ce soit, il y a vingt-cinq ans que j’écris, que j’essaye d’écrire des livres. Depuis qu’ils sont publiés, les gens estiment, légitimement, que tout va bien — mais je crois qu’ils ont oublié comment c’était avant, quand j’écrivais dans le vide, quand je sacrifiais à l’aveugle des choses immenses simplement pour pouvoir être seule et écrire, à ce moment où ma vie n’avait de sens pour personne. Aujourd’hui, bien sûr, toutes les choses semblent avoir trouvé leur place — mais j’ai vécu seule la peur des années où ce n’était pas le cas […] Maintenant, mes livres sur des étagères de librairies paraissent logiques, évidents, on peut s’en servir pour justifier tous mes manquements, mais je me rappelle du moment où mes failles n’avaient pas encore d’explication, où il était possible qu’elles n’en aient jamais, et que je reste pour toujours à la porte de ce qui est important.

Ça m’a émue (peut-être de manière kitsch et égocentrée parce que j’ai peur moi aussi de rester à la porte de ce qui est important ?).