Carnet de barre #2 : les grands pliés

Cela fait un an que les seuls cours de pédagogie que nous avons sont destinés aux éveils-initiation, c’est-à-dire aux enfants de 4 à 6 ans qui ne sont pas là pour apprendre une technique de danse (classique, contemporaine, jazz…), mais pour développer leur motricité. Il a fallu attendre la deuxième moitié de la deuxième année de formation pour avoir notre premier cours de « progression technique », c’est-à-dire de pédagogie pour apprendre à donner des cours de danse — le cœur de notre futur métier, quoi.

Ma camarade N. était impatiente : le vif du sujet, enfin ! Nous avons été un peu désarçonnées quand le thème de la séance a été annoncé : la structure d’un cours de danse classique. Grands pliés, dégagés, battements tendus, ronds de jambe… doit-on vraiment tout repasser alors que cela fait 20 ans qu’on en prend ? Eh bien oui, et pas seulement pour noter le type de musique qui sied à chaque exercice (menuet, valse, habanera, etc.) ou identifier les principales difficultés qui guettent (le genou pas au-dessus du pied dans les pliés, la jambe de terre et le bassin qui fait la lambada dans les ronds de jambe…) : les grands pliés se sont trouvés faire débat.

Si vous êtes étranger à la danse classique, il faut savoir que la classe commence toujours par des pliés où que vous soyez dans le monde, débutant ou professionnel. Ils peuvent être précédés par un réveil corporel pour mobiliser les chevilles ou la colonne vertébrale, mais le premier exercice en tant que tel est invariable : ce sont les pliés, avec des demi-pliés (la jambe plie au maximum qu’il est possible sans décoller les talons) et des grands pliés (on va jusqu’en bas en décollant les talons). Dans toutes les positions ou presque : en première (les deux pieds réunis au niveau du talon, quelque part entre le V et la ligne à 180°), en seconde (idem en écartant les jambes), en quatrième (jambes écartées mais un pied devant l’autre) et en cinquième (les deux jambes et pieds collés tête-bêche, orteils contre talons) ou en troisième pour les plus jeune (comme une cinquième, mais moins croisée).

Illustration maison extraite du livre que j’aimerais reprendre et finir cet été, on y croit (oui, il manque un L à pellicule)

Dans notre formation, les grands pliés en quatrième position sont bannis ; ça on a eu le temps de le comprendre. Ils sont mauvais pour les articulations et, contrairement aux demi-pliés en quatrième (position de départ des pirouettes), ne préparent à rien dans la technique. Je n’y avais jamais réfléchi auparavant, mais ça fait sens, et la sensation de tiraillement dans les genoux ne me manque pas le moins du monde. En revanche, je n’arrivais pas à comprendre pourquoi les grand pliés étaient régulièrement retardés, arrivant après les dégagés voire les battements tendus — parfois pas même comme exercice à part entière, saupoudrés en guise de ponctuation finale à d’autres exercices. Je prenais ça pour une coquetterie de professeur, entre oubli maquillé et désir d’originalité. Ce ne serait pas la seule marotte rencontrée dans cette formation.

J’ai enfin eu la réponse à la question que j’avais omis de me poser. Les grands pliés sont relégués au rang de deuxième voire troisième exercice pour respecter une progression anatomique. Vous trouvez ça normal, vous, de soumettre vos articulations à cette amplitude, de faire travailler ainsi vos hanches, pour ensuite reprendre ensuite à la cheville avec des dégagés pépères ? Une fois comme ça, d’accord, mais tous les jours, tout une vie, vous imaginez ? Eh bien, maintenant que vous le dites… Prise de conscience en accéléré de la force de l’habitude, élevée au rang de rituel dans cette discipline académique qu’est le ballet. On le fait parce qu’on l’a toujours fait, non ?… oubliant au passage l’invention de la tradition et l’évolution des sciences anatomiques appliquées au mouvement.

J’ai mentalement repassé les cours des différents professeurs que j’ai pu avoir au prisme des grands pliés, les mettant en relation avec mes sensations. Du conservatoire, j’ai le souvenir des grands pliés comme d’un concert de craquements ; ça nous faisait marrer, les genoux craquotte en cascade, mais effectivement, nos professeurs étaient de la génération des hanches en plastique. Est-ce mieux dans la formation actuelle, où les grands pliés sont retardés dans le cours ? Pour être honnête, il me manque quelque chose dans les jambes. Seule exception : le professeur qui inclut dans son réveil corporel des sortes de grands pliés seconde en transférant le poids du corps d’une jambe sur l’autre, à mi-chemin entre le squat et l’étirement informel que l’on ferait plus tard et plus bas, jambe étirée. Là, j’ai le sens du repoussé. Et de revenir, entre autrefois et aujourd’hui, presque hier, aux cours que j’ai pris avec Frédéric Lazzarelli au centre de danse du Marais, un des rares cours open où je me sentais bien chauffée. J’attribuais cela aux nombreux demi-pliés qui émaillent sa barre, avec pas mal de dégagés brossés, mais en y repensant : ses cours commencent avec des pliés, en seconde et en première position uniquement ; les grands pliés en quatrième et cinquième position concluaient les ronds de jambe ou autres exercices ultérieurs.

D’où je pencherais actuellement pour la synthèse suivante : grands pliés en seconde et première en début de barre, puis plus tard en cinquième position, en zappant la quatrième. Et ma camarade plus aguerrie car passée par une formation professionnelle en Angleterre, qu’en pense-t-telle ? Elle a eu l’air exaspérée par ces dérogations fantaisistes à l’ordre de la tradition. J’ai été surprise : sachant ses problèmes passés aux genoux, je l’aurais imaginée particulièrement réceptive à cette sensibilisation émanant d’une ancienne danseuse du ballet de Cuba qui, à 66 ans, pourrait encore montrer tout le cours, n’était un bête accident… de circulation. Puis je me suis souvenue, et j’ai ravalé ma surprise : après un an et demie à voir sa discipline systématiquement oubliée ou minorée dans une filière qui lui est pourtant dédiée, ce backlash conservateur est-il si surprenant ? Mais cela mériterait un autre billet.

Je n’ai pas du tout documenté mon apprentissage de futur professeur de danse au fur et à mesure comme je le pensais. Si jamais il y a des aspects qui vous intéressent, des questions que vous vous posez, des sujets que vous aimeriez voir abordés, n’hésitez pas à me les indiquer en commentaire – ça me fera plaisir d’avoir du grain à moudre en bonne compagnie.

Séries 2022

 

Plutôt que d’ajouter le nombre d’heures passées à regarder des séries aux statistiques faramineuses de mon téléphone, je préfère voir ce qu’il en reste et vous donner envie vous aussi d’y laisser quelques soirées.

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Normal People

Vu sur Arte replay –
dispo sur france.tv jusqu’au 15 mars

Heureusement que Melendili m’a avertie de l’existence de cette courte série avant l’arrêt du replay : je suis rapidement tombée amoureuse du personnage principal. Un beau personnage masculin bien écrit, a approuvé Melendili. Je pensais au personnage féminin, incroyablement belle et brillante mais difficilement aimable.

On est clairement du côté du mélo plus que de la comédie romantique, avec un couple qui ne cesse de se manquer et de se rejeter, remuant un passé-passif-agressif — des histoires de classe sociale, de confiance et de soi abîmés, ébréchés, qui font que l’un et l’autre sont toujours prêts à se saborder. C’est une histoire magnifique, jusque dans son dénouement à rebrousse-poil, avec des personnages à la psyché fouillée et probablement les plus belles scènes de sexe-tendresse que j’ai jamais vues (des scènes avec un véritable enjeu narratif où le sexe n’est pas une performance ou une manière d’acter une conclusion, mais un espace d’intimité où l’on se découvre dans la friction).

À voir si : vous avez un cœur caramel mou.
À ne pas voir si : vous avez un cœur caramel dur.

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Black Mirror

Presque tous les épisodes des saisons 1 à 4, sur Netflix

Une éternité après tout le monde, je découvre cette série qui n’a de série que le nom, puisque les épisodes, confiés à des réalisateurs différents, sont totalement indépendants ; ils n’ont en commun que leur noirceur. Le boyfriend a soigneusement sélectionné des épisodes pour m’y faire entrer progressivement, privilégiant les dystopies aux thrillers… que j’ai fini par regarder (parfois derrière une main ou une épaule) tant ils sont virtuoses et intelligents. Le niveau de stress est pourtant de taille à tester l’efficacité de son déodorant : un épisode de Black Mirror et je pue d’une sueur âcre comme si c’était moi qui avais été traquée pendant une heure.

Parmi les épisodes qui m’ont le plus marquée :

  • presque feel good : Hang the DJ (malgré le titre), Chute libre
  • sur le deuil : San Junipero (mélancolique), Bientôt de retour (creepy et dur émotionnellement)
  • proprement terrifiants : La Chasse, Metalhead

À voir si : vous avez quelqu’un derrière qui vous cacher.
À ne pas voir si : vous êtes seul chez vous et/ou n’avez pas mis de déo.

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Les Chroniques de Bridgerton

Saison 2, sur Netflix

C’est téléphoné, évidemment, mais quel plaisir de passer quelques heures au téléphone à bitcher en bonne compagnie !

- Viens voir le bébé, Eloïse. - Pourquoi ? Il a changé ?

À voir si : vous aimez l’esprit British & bitchage.
À ne pas voir si : vous êtes allergiques aux comédies romantiques.

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Drôle

Saison 1, sur Netflix

Je n’ai pas vraiment ri mais j’ai pas mal souri, parce que c’était drôle, oui, mais surtout touchant. Pourquoi arrêter la production alors qu’on tenait enfin une bonne série française bien rythmée ?

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The Handmaid’s Tale

Saisons 1-5, sur Amazon Prime et OCS

Coiffes blanches, manteaux rouges, couleurs et rang impeccables. Lumières douces, diffuses, divines presque. Visuels contrastés, organisés, adoucis. L’univers de la servante écarlate est incroyablement esthétique et ce n’est pas un hasard, comme le confirmera par la suite son négatif, le monde « normal » que nous connaissons, au rendu terne et bordélique. L’esthétisation de l’horreur loin de la gommer la renforce ; la force graphique de l’image traduit la fascination que peut exercer la société dépeinte, souligne sa dangerosité. J’ai regardé les premiers épisodes comme une proie paralysée face à son agresseur, prise dans une fascination morbide et viscérale.

La prise ne s’est pas desserrée, sauf peut-être à la fin de la saison 2, quand on impute à son personnage une décision moins cohérente que pratique pour jouer les prolongations pendant une nouvelle saison (j’ai boudé pendant quelques jours avant de reprendre le visionnage). J’en ai passé, des heures avec June Osborn, Serena Joy Waterford et Fred Waterford — la servante, l’épouse et le mari. L’intérêt grandit à mesure que les jeux d’alliance entre ces trois personnages créent des relations qui ne peuvent plus être simplement nommées, mille-feuille d’intérêts divergents-convergents-divergents, séduction, manipulation, jalousie, entraide, résistance, vengeance… Cette complexité psychologiques fait que les premières saisons en huis-clos sont pour moi les plus fortes, même si les enjeux de politique internationale des saisons 4 et 5 réservent leur lot de tensions stimulantes, après une saison 3 un peu flottante entre zoom in et zoom out.

[Prise de conscience en écrivant ce post] C’est probablement ce changement d’échelle qui a fini par me rendre exaspérants les gros plans constants sur le visage d’Elisabeth Moss : autant cela se justifie dans la cadre d’un huis-clos, où tout est filmé au plus près des personnages, traduisant leur marge de manœuvre très étroite, autant la répétition de ce procédé dans un cadre plus large prend des allures d’appels empathiques trop appuyés pour ne pas devenir un brin kitsch (et contre-productif : on s’agace plus qu’on ne s’émeut).

À voir si : vous ne l’avez pas vu.
À ne pas voir si : vous avez des traumas (beaucoup de violences et de viols).

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The Boys

Saisons 1-3, sur Amazon Prime

Pris dans les logiques du vedettariat, les superhéros en oublient leur mission première (les sauvetages ne valent plus que par leur dimension spectaculaire), voire trempent carrément dans des scandales politico-financiers incluant sexe, drogue et meurtre. Quant aux good guys sans superpouvoir qui se mettent à lutter contre les dérives des sup‘, ils ne tiennent pas longtemps dans cette inversion des rôles — les fins, les moyens, le pouvoir, quoi. La réalisation ne lésine pas sur les tripes et l’hémoglobine, mais la satire prédomine toujours sur le carnage — sanglant sur tous les plans.

L'équivalent de Superman en train de prendre des selfies avec des ados

À voir si : vous avez aimé l’épisode Avengers de Joss Whedon.
À ne pas voir si : vous ne supportez pas la vue du sang.

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L’Opéra

Saisons 1-2, sur OCS

Mauvais, mais addictif comme un bon nanar. Et ça me fascine : qu’est-ce qui fait que c’est mauvais, alors que le scénario transpose plutôt intelligemment quelques épisodes de l’Opéra de Paris, et qu’on y trouve quelques bonnes piques répliques ? Certes, les danseuses ne sont pas actrices, ni les actrices danseuses, et le bon sentiment ambiant n’aide pas. Mais même lorsqu’on se prend d’affection pour Hortense (Gromard) et que les enjeux se nuancent dans les questions de harcèlement soulevées par la deuxième saison, il manque quelque chose ; probablement : une direction d’acteurs et une réalisation à la hauteur. Hormis les scènes de danse contemporaine, auxquelles la caméra donne du corps, tout est exposé assez platement, par des dialogues sans mystère et des plans… des plans comment, justement ? Je n’ai pas le bagage suffisant pour étayer mon impression : est-ce un choix de caméra ? d’angle ? de lumières ? de montage ? Je serais vraiment curieuse de découvrir l’analyse d’un cinéphile sur les raisons de cette apparente pauvreté.

Alors pourquoi regarder ?

  • Pour faire frétiller sa balletomane intérieure, ravie de retrouver des lieux et des danseurs connus à la dérobée, et de deviner les chorégraphes ou épisodes ayant servi de support à la fiction (le passage de Benjamin Millepied à la direction, la question de la diversité, le rapport sur le harcèlement…). Il se peut que j’ai légèrement saoulé le boyfriend à force de name-dropping.
L’assistant du nouveau directeur (inspiré de Benjamin Millepied) annonce que ça va changer avec lui. Réponse dans un franglais zozotant absolument par-fait : « They always say this mais ça change jamais vraiment. »
  • Pour faire frétiller sa midinette intérieure : mentionnons pudiquement les noms de Raphaël Personnaz et Loïc Corbery, aux faux airs de Nicolas Le Riche (je ne le connaissais pas, mais vu les réactions que son nom a déclenché lorsque je l’ai mentionné sur Twitter, on ne m’a pas attendu pour crusher).
  • Pour dire : on parle de moi (enfin de nous, les blogueurs) !
« – Ça ne vous intéresse pas, les blogs ? / – L’opinion de 3 danseuses ratées, pas tellement. » Et plus loin, lorsque les danseurs attendent les résultats du concours de promotion : « – Ça fait une heure que les pronostics des blogueurs le donnent vainqueur. / – C’est des conneries, les blogs. »
  • Pour bitcher sur les faux pas : les mains pelles à tarte de Flora, dignes d’une débutante ; les tutus cheap en lycra ; le cunni fait à une danseuse en tutu (entre l’entrejambe en tissu et le collant, ça semble difficile)… Difficile de consentir longtemps à suspendre son incrédulité avec ce genre de détails à répétition. Mais ça tombe bien, les épisodes se regardent très bien téléphone à la main, prêt à screenshoter et twitter — médisance et réjouissance.
La maîtresse de ballet, maîtresse ès phrase assassine. Ici face à un danseur qui prépare Varna : «C’est poli, c’est lisse. Comme un mauvais amant, on attend que ça passe. » / Le même personnage a aussi cette saillie bien envoyée : « La direction de la danse, c’est comme Matignon : c’est l’enfer, mais ça ne se refuse pas. »

"Un audit, c'est pas fait pour chercher la vérité…" "mais pour dire qu'on l'a cherchée"

  • … pour connaître la suite, tout bêtement. Eh oui. À force, le second degré s’émousse et laisse place au premier degré, celui des violons et des histoires personnelles, traumatiques, amoureuses ou battantes. Alors que j’ai repris la saison 2 en me demandant si j’allais regarder ce navet poussif jusqu’au bout (le contraste avec The Handmaid’s Tale piquait très fort), je me suis surprise à prendre de plus en plus de plaisir (coupable) au visionnage. De là à remarquer que ce glissement est concomitant de l’apparition de Loïc Corbery…

Et parfois, on a de bonnes surprises, comme cette nuance bien formulée, répondant à la question « Il faut souffrir pour atteindre l’excellence ? ».

"On peut s'imposer une souffrance en tant que danseur." "Mais pas l'infliger en tant que professeur."

À voir si : vous êtes balletomane.
À ne pas voir si : vous êtes en compagnie d’une balletomane sans l’être vous-même.

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Lovesick

Saisons 1-3, sur Netflix

Des personnages attachants, une intrigue amoureuse et des épisodes de 20 minutes : pile qu’il me fallait pour mes soirées de novembre, Melendili a visé juste.

Dylan, infecté par la chlamydia, rappelle toutes les anciennes partenaires auxquelles il est susceptible de l’avoir transmise. On passera sur l’absence sidérante de préservatif dans ce dispositif narratif : chaque épisode ou presque fait ainsi en flashback le récit d’une rencontre passée — et il y en a un certain nombre, le jeune homme ayant tendance à tomber amoureux comme on change de chemise. Évidemment, un arc narratif plus long se dessine au fil des épisodes, entre oscillation amoureuse et mauvais timing.

L’ensemble pourrait être potache, mais cette dimension est évacuée-concentrée dans le rôle de Luke, le coloc qui ressemble à Alexander (le bon pote un peu à la masse dans Buffy) mais se comporte comme Barney (le séducteur invétéré dans How I Met Your Mother). Dylan, lui, partagerait plutôt le côté paumé-dégingandé de Josh (dans Please Like Me), boulet mi-attendrissant mi-exaspérant errant entre Abigail et Evie, deux jolis portraits de jeunes femmes, plutôt bien fouillés.

Au final, je me suis laissée (sur)prendre par la saveur douce-amère des relations et des émotions qui n’ont plus vraiment de nom à force d’être enchevêtrées, le sentiment d’être avec la bonne personne n’effaçant pas le chagrin des histoires achevées ou manquées.

(Big up aux Britanniques pour le titre original de Scrotal Recall.)

À voir si : vous avez envie de douceur.
À ne pas voir si : vous êtes allergiques aux romances.

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Westworld

Saisons 1-2, sur OCS

Une série taguée science-fiction avec une forte esthétique western ? Autant dire que le boyfriend avait fort à faire pour contrebalancer mon a priori. Mais ce qui m’insupporte dans les westerns, c’est l’errance. Or on fait tout sauf errer dans Westworld : les scénaristes savent clairement où ils vont, même si nous spectateurs, beaucoup moins. Mais il y a un sens, on le sait, on le sent, on le cherche, les personnages aussi et cette quête est au centre même l’histoire. Des questionnements philosophiques se nichent sous (ou plutôt entre) les couches temporelles narratives qui se superposent sans signe distinctif de prime abord, ménageant des retournements logiquement impeccables qu’on n’aura cependant pas vu venir — c’est virtuose. D’autant que chaque résolution ne résout rien, rouvrant la question de l’identité, de la conscience et du libre-arbitre.

Vieil homme dans sa chaise de dirigeant, avec des moulages de visages blancs derrière lui

Tenancière de bordel en corset, assise dans un laboratoire

Cow-boy et cow-girl à cheval

Il y aurait clairement une lecture leibnizienne à faire de la série, avec ses personnages qui s’arc-boutent contre une réalité où le libre-arbitre revient à être incliné mais pas nécessité à faire telle ou telle action — mais incliné quand même : je nous revois en khâgne révoltés contre cette butée. Leibnitz essaye de ménager la chèvre et le chou en articulant déterminisme divin et libre-arbitre humain : il faut en effet que l’homme soit libre de bien ou mal agir pour que Dieu puisse être lavé du soupçon d’avoir créé le mal… sans pour autant que sa toute-puissance soit remise en cause (le chèvre et le chou, je vous dis). Dieu ne créerait pas des hommes mauvais par essence, mais dotés d’un caractère tel qu’ils puissent devenir mauvais (mais aussi théoriquement bons) par une successions de choix propres. La nuance vaut ce qu’elle vaut et, khâgneux, nous nous débattions avec Leibniz et le commentaire de texte pour essayer de sauver le libre-arbitre humain dans cette étroite limite entre des choix possibles mais improbables en raison de ce qui fait que nous sommes qui nous sommes (rien ne m’empêche de prendre la décision opposée, mais je ne le fais pas, sinon je serais quelqu’un d’autre). Dans Westworld, le déterminisme divin est remplacé par le déterminisme du code informatique, avec en filigrane cette question lancinante : obtient-on des comportements fondamentalement différents si on programme chaque action d’un être artificiel ou si on le dote d’un code de base, cornerstone, qui définit son caractère et incline ses actions sans les nécessiter ? Transposé aux humains : sommes-nous réellement libres de nos choix quand un passé nous constitue ?

À voir si : vous ne l’avez pas vu.
À ne pas voir si : les paradoxes temporels vous donnent des maux de crâne.

I love Roubaix, visite guidée

Je découvre sur le compte Twitter I love Roubaix (@IloveRBX) que des visites guidées gratuites du centre-ville sont organisées tous les mardi, vendredi et samedi pendant l’été. Nous sommes vendredi, matin. À 15h, je suis à l’office du tourisme, avec cet entrain que génèrent les choses inopinées qui tombent bien. La prévision n’a pas vraiment eu le temps de s’installer ni surtout de se muer en contrainte ; je suis encore dans l’élan spontané, guilleret. Mon code postal ? 59 100. Mais je suis une fausse, Roubaisienne d’adoption depuis un an seulement. Je suis là pour les rattrapages, visitant ma propre ville aux côtés de touristes belges.

Alors que le tweet parlait d’un guide réalisant son stage de licence, je me retrouve face à un homme de mon âge, voire un peu plus… Roubaix est décidément un lieu de reconversion. À sa dégaine, son timbre un peu éraillé, je le verrais bien au pub avec le boyfriend et ses potes ; à son érudition, je l’imagine historien doctorant. Il nous raconte l’histoire de la ville avant même qu’elle porte exactement son nom, et sans bouger sinon d’un pied sur l’autre, on traverse les siècles, sans perdre le fil d’une histoire rattachée à la production textile, paysanne d’abord puis industrielle quand on se met à rassembler les artisans au même endroit et à copier les inventions des Anglais. Avec la Révolution industrielle, la ville explose (figurez-vous que Roubaix était plus grande que Lille !), surnommée la ville aux mille cheminées (c’était évidemment une exagération, mais il y en avait tout de même 300 ou 40O). Depuis l’école industrielle supérieure des arts textiles, on remonte l’avenue Jean Lebas (maire socialiste et ministre du Travail sous le gouvernement Bloom) en passant devant le musée de la Piscine, originellement des bains publics voulus par Jean Lebas pour améliorer les conditions d’hygiène des ouvriers, déplorables dans les courées (que j’ai mentalement orthographiées courraies pendant toute la visite).

Façades folles avenue Jean Lebas

Au passage, le guide nous détaille la façade de quelques-unes de ces bâtisses folles commandées par les riches propriétaires industriels et réalisées dans un style éclectique, aka pas de règle, on pioche dans tous les styles, antique, néoclassique, flamand, Renaissance, vas-y pour la brique bien d’ici, les balustrades, le fer forgé, la guirlande en pierre, ça fait pas trop, t’es sûr ? non je rajouterais bien un vase d’abondance, une fenêtre en arche et puis un bow window inversé (croyez-le ou non, je ne l’avais jamais remarqué, malgré la rupture dans la couleur de la peinture). Ça m’a donné très envie d’apprendre à connaître un peu mieux les différents styles architecturaux pour être capable moi aussi de lire ces façades ; si jamais vous avez des suggestions de livres que je puisse chercher à la médiathèque, laissez-les moi en commentaire (de préférence avec beaucoup d’images et peu de textes ; on est bien obligé de choisir ses combats).

Nous sommes cinq, six avec le guide. Quand on se remet en marche entre deux arrêts magistraux, le monsieur aux cheveux blancs et à la chemise tenue à carreaux talonne le guide et le presse de questions. Il tient serrées contre lui les bretelles déjà ajustées de son sac à dos et je souris en pensant qu’il a l’air d’un écolier modèle, juste un peu plus vieux… quand je me surprends à tenir mon petit sac imprimé Vichy exactement de la même manière, avec des bretelles seulement plus lâches.

 

L’Hôtel de Ville meringue

Quand on arrive devant l’hôtel de ville, je retiens mon souffle : quelle est la justification de cette grosse meringue, qui détone complètement dans le paysage ? Un maire de droite (patron poussé en politique pour reprendre la ville des mains des socialistes) qui a fait appel à un architecte de la capitale pour épater la galerie. La meringue lui a coûté son poste de maire ; j’ai un peu envie de dire : cheh. Au passage, en détaillant le blason de la ville (il y avait un blason dans tout ce bazar ?), j’apprends que l’épeule est le nom local donné à la cannette placée au centre de la navette (dans les métiers à tisser). Cela fait donc un an que je descends à la station Épeule-Montesquieu sans avoir jamais songé qu’il puisse s’agir d’un nom commun avec une signification.

 

L’ancienne filature Motte-Bossut

On finit devant l’ancienne filature Motte-Bossut, un délire architectural de château médiéval à l’anglo-saxonne, tout en briques. Le nom composé ne désigne pas une seule et même personne : Bossut est le nom de l’épouse, qui en toute logique patriarcale aurait du être effacé… mais quand on est l’héritière d’une dynastie industrielle, on garde son nom et on l’accole à celui du mari. Il y a même eu une filature Motte-Motte… Tu m’étonnes qu’à force de mariages et d’entre-soi, les industriels locaux ont amassé assez de capital pour se passer des banques ! Motte-Motte, elle est bien bonne. On est sur la fin de la visite, dans le temps de l’anecdote ; le guide nous confie que son grand-père (ou arrière ?) avait lui aussi une filature dans la région – rien d’aussi gigantesque, peut-être une centaine d’ouvriers, mais… Tout d’un coup, je comprends mieux d’où vient son enthousiasme sincère pour l’audace d’entreprendre des anciens industriels textiles, un discours qui, en ces temps de macronie, ne colle guère avec son look de gauchiste bourlingueur et la gentillesse avec laquelle il a prolongé la visite d’une dizaine de minutes (le temps n’est pas de l’argent)(mais du savoir à partager).

C’est déjà la fin de la visite, le guide part et le groupe se disperse vite, à l’exception du monsieur au sac à dos et moi. Nous nous mettons à discuter et je découvre que, s’il a fait préciser la date de fermeture de la filature au guide, ce n’est pas par réflexe d’érudit, mais parce qu’il l’a connue en activité enfant… Et pourtant, il n’est pas du coin, je ne comprends plus rien. Il vit au bout du monde. Où ça ? Où les gens portent le masque si on leur conseille de le faire, sans même y être obligés. Il tire sur le sien en posant sa devinette (en tissu, en extérieur, cela ne sert à rien, mais je ne lui dis pas, comprenant qu’il en fait une question de respect plus que de santé). Et donc, où ça ? Au Japon, depuis 40 ans. Il a réussi à s’intégrer ? Mais oui, mais oui, il ne comprend manifestement pas très bien qu’on lui pose la question. Le choc des cultures, pour lui, c’est quand il revient. Tout a changé. Quand il déplore ne plus entendre parler sa langue maternelle, je crois qu’il fait référence à la population musulmane du centre-ville qu’on entend souvent parler arabe, mais non, sa langue maternelle, c’était le ch’timi. J’étais à cent lieues. C’était une autre époque, que je sens encore vivante en lui, mais qu’il sait m’être inaccessible. Il partage ce qui peut l’être : la moitié des noms de famille étaient polonais dans sa classe ; sur 48 élèves, ils n’ont été que 3 à poursuivre au lycée ; il ne sait même pas si les deux autres ont eu le bac. C’était une autre époque. Tout a changé. Les mentalités. Il n’a pourtant pas le côté péremptoire d’un vieux monsieur réactionnaire. Et d’ailleurs, il n’en dit pas plus. N’en pense pas plus, pour ce que j’en devine. Il est trop loin pour cela, sa vie est ailleurs, bien actuelle, en Asie. Reste une vague tristesse de ce qui a déjà disparu et disparaîtra à nouveau avec lui, qu’il ne me confie même pas, trop poli pour risquer d’embarrasser. Il va la déposer Chez Paul, tandis que je m’arrête un peu avant, à la boulangerie-pâtisserie artisanale.

…

J’espère ne pas avoir raconté de bêtises. Pour la visite complète avec Tristan, c’est par ici.

Journal de juin

2 juin

J’enfile mes nouvelles chaussures de marche, sans savoir si c’est pour marcher ou m’arrêter immédiatement et lire dans le jardin – hésitation devant le portail. D’imaginer le trajet pour sortir de Montrouge me décourage d’avance : ce n’est pas que ce soit bien long, c’est que c’est toujours le même ; il faut encore et toujours remonter la grande rue commerçante dont je connais presque par cœur l’ordre des boutiques et des restaurants, jusqu’au beffroi puis au périphérique. Il faut répéter ce trajet qui, sur la trace GPS de mes pérégrinations de l’année, déborderait la route, comme creusée d’allers-retours au stylo bille. En sortant dans la rue, je prends résolument de l’autre côté, biaise jusqu’au beffroi. Une fois l’effort fourni pour s’arracher du quartier déjà cartographié, la force d’inertie s’applique au mouvement, et d’un pas devant l’autre, je ne m’arrête pas au parc de la porte d’Orléans comme je le projetais, je poursuis jusqu’à Montsouris.

Je serais d’humeur à fuir : l’appartement, ma vie, coucher avec le premier venu, abandonner la formation, tout gâcher, saccager – ça semble tellement léger, joyeux presque, dans l’inconséquence du fantasme. D’humeur aussi à ne rien faire de tout ça, renfrognée dans l’à quoi bon. Je m’assois dans l’herbe comme on laisse tomber, rageusement et sans rage aucune, car il y faudrait encore de l’énergie.

Il faut un peu de temps pour que le parterre à côté de moi cesse d’être composé de fleurs ou même de roses, pour que j’aperçoive l’étincellement du soleil dans une goutte de rosée ayant survécu jusqu’en ce début d’après-midi ou, relevant la tête entre deux chapitres, l’ombre d’une fourmi dans la transparence d’un pétale. La lecture laisse à mon cerveau le temps de faire la balance des sons, comme on fait celles des couleurs sur une photo : fading out de la circulation, curseur tiré à la hausse du côté des oiseaux. Un apaisement relatif émerge à mesure que l’environnement se précise, dans une mise au point progressive, à chaque entre-chapitre. Le vent. Des feuilles aux formes et aux coloris différents. Des collégiens qui passent, une carte à la main, en quête du prochain lampadaire ; certains cherchent des balises, d’autres à esquiver la course d’orientation. Les cimes hautes. Une bestiole sur ma cuisse. JoPrincesse dans mon téléphone. Une dame en robe blanche, qui promène son perroquet blanc en trottinette. Son perroquet blanc ?! Son perroquet blanc, à droite du guidon. Diffraction de la conscience dans son environnement : il y a bien eu une ellipse temporaire de ce je vener. Les grands arbres, c’est toujours une bonne idée.

rose au parc Montsouris

C’est comme si les événements de l’an passé, mis en sourdine par une année de métamorphoses accélérées, trouvaient soudain à se déployer dans le temps étal des immenses vacances qui viennent de commencer. Je régurgite la colère contre l’ex, la colère contre moi, de ne pas l’avoir déversée, et celle de rester coincée, encore et dirait-on toujours, avec ces peurs ridicules et ces névroses que je suis lassée d’appeler miennes – un sabbat silencieux où sont conviés tous les prétextes. Je pourrais hurler en entendant les voix qui animent les émissions que le boyfriend regarde à jet continu, parfois en surimpression avec les bruitages des jeux vidéos ; des voix incisives, au même débit contrôlé, qui s’interrompent et se soutiennent sans répit. Cet épuisant brouillard auditif fonctionne à merveille comme prétexte empêchant toute écriture, et surtout celle du bouquin sur la danse que je voulais finir cet été, que je me vois d’ici ne pas avancer, reconduisant l’impression de ne jamais aboutir quoi que ce soit.

Je pourrais reprendre des visites chez la psy, mais je suis exaspérée par avance de la pauvreté des leviers : bien dormir, faire de l’exercice régulièrement, marcher dans la nature, dessiner ou méditer par quelqu’autre moyen que ce soit – tous moyens que j’ai à ma disposition, mais que je me mets à exécrer quand je constate ma volonté démusclée.

L’exaspération repart, revient, se ravale, guette.

En discutant devant le frigo, j’apprends que le boyfriend, véritable éponge émotionnelle, a lui aussi (conscience d’avoir) des accès d’énervement ces temps-ci. On s’entre-éponge, conclut-on avant de manger nos burgers devant Au poste. C’est typiquement un film que je n’aurais jamais regardé seule ; j’aurais arrêté le visionnage avant la fin, exaspérée par le récit sans cesse empêché, retardé – un Tristam Shandy de l’absurde. Restant concentrée par égard pour le boyfriend, qui a loué le film exprès pour me le faire découvrir, je suis bien obligée de reconnaître qu’il y a d’excellents passages – et de constater que nous n’avons décidément pas le même humour.

L’exaspération muselée se déchaîne tard dans la nuit, au moment où je pense enfin pouvoir dormir, sans plus de lumière ou de bruit à côté de moi. Dans son livre sur l’abstinence, Sophie Fontanel raconte en avoir eu assez, à un moment de sa vie, d’être secouée ; alors que je ne suis pas loin parfois de partager ce ressenti et que la centralisation de la sexualité (hétérosexuelle) autour de la pénétration me laisse de plus en plus dubitative, c’est cette nuit-là précisément ce dont j’avais envie : non pas de plaisir, mais d’être secouée, d’être mise hors de moi. S’ensuit un corps à corps avec lequel l’amour n’a pas grand-chose à voir, si ce n’est qu’il rabat sur moi la violence que je voudrais prêter à l’autre et dont il n’use pas. À la place, il immobilise sa caresse et me maintient, les mains autour du crâne, jusqu’à ce que mon esprit furieux coïncide avec le bocal dans lequel il se tournait et se retournait en se cognant. Ostéopathie de la rage comme acte d’amour. Je n’arrive pas à comprendre comment il peut comprendre si bien ce dont j’ai besoin, bien mieux que moi, même. Quand je lui demande, il ne sait pas, il ne fait que lire mon corps, qui serait très expressif. Peut-être que mes émotions, lassées d’attendre que je les ânonne maladroitement, se font la malle en s’incarnant.

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3 juin

J’avance à tâtons dans la journée, heureuse de ne plus ressentir d’exaspération, m’attendant néanmoins à ce qu’elle me saute dessus à tout moment. Pour la tenir en respect, je petit-déjeune seule, dans le calme. La météo me soutient avec son temps gris : aucune urgence à sortir, je n’ai pas l’impression de gâcher ma journée en restant à l’intérieur. Et le boyfriend sorti, me voilà à écrire tranquillement tout ceci. Il avait raison : j’avais peut-être besoin de me retrouver seule. Mettre un peu d’ordre dans mon ressenti, après avoir éprouvé le besoin d’en mettre dans son intérieur à lui, si bordélique et cracra que je sois (j’ai fait la poussière du salon en loucedé, avec de vieilles chaussettes trouées à moi)(tranquille sur le fait qu’il ne remarquera rien).

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4 juin

Quand j’arrive chez elle, au milieu des cartons, M. me demande si je veux sa seconde ceinture lombaire. Pour toute réponse, j’ouvre le zip de mon hoodie, découvrant la mienne : une amitié de meufs sujettes aux lumbago.

Je prends une moitié de pain au chocolat (gros, riche) dans l’appartement qu’elle quitte ; la seconde me rattrape une fois arrivés dans l’appartement où elle emménage. Le sachet de viennoiseries tarde toutefois à se vider : personne ne partira tant qu’il ne sera pas fini, menace joyeusement sa mère.

Je sens mes cuisses durcir à mesure que se multiplient les deux mêmes étages ; cela fait pourtant du bien de sentir son corps. L’allégresse de ce cours de step improvisé est ruinée par le buffet à volonté du midi, où m’anime moins le plaisir du goût que d’avoir tout goûté.

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Invectives inarticulées à l’avant du bus – les passagers s’immobilisent à mesure que leur auteur remonte l’allée centrale. La part animale de chacun se rétracte et à l’affût fait le mort, tandis que la part humaine tente de convertir cela en indifférence. Cette brèche dans les conventions sociales nous rappelle qu’il suffirait d’un rien pour que le pacte de non-agression vole en éclat et que notre prochain nous tue comme un rien.

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Black Mirror comporte donc un épisode feel good, malgré son titre : Hang the DJ!

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Je glisse dans le sommeil dans l’odeur de camphre. Bonheur d’être massée.

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5 juin

Pour feinter le découragement et rouvrir les fichiers de mon bouquin sur la danse, je les remets en forme sous Pages. Une chose en entraînant une autre, je corrige une coquille, style les titres de ballet, reprend une expression mal tournée, écrit deux lignes en fin de paragraphe, puis en rédige un entier.

Je ne sais pas si c’est de l’avoir coulé dans une nouvelle interface, mais le texte me semble à nouveau (enfin ?) une matière malléable, alors que les projets longtemps abandonnés me laissent habituellement désemparée, sans plus de prise ni point d’entrée. Quelques passages me semblent certes avoir solidifié dans le temps, mais ce sont ceux qui nécessitent le moins de réécriture. Le reste est affectivement assez loin pour être remanié, reformulé, trifouillé.

Je rédige, quoi ? deux fois quinze ligne, et pourtant remettre la main à la pâte m’allége immensément, dissolvant la crainte de l’inaboutissement définitif en chantier ouvert. Lisant ensuite quelques pages dans le jardin, je retrouve le plaisir de la simple matérialité du monde extérieur, telle qu’elle ne peut rapparaître qu’après une immersion dans un exercice intellectuel.

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Courte session de yoga avec, en fond sonore, les attaques commanditées par le boyfriend depuis sa tablette. Alors que je me grandis en moutain pose et qu’Adrienne incite à sentir the upward current of energy, une pluie d’orage se met à dracher dru downward.

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Un joli épisode de Black Mirror pour clore la journée : San Junipero. Suivi par le premier épisode de Stranger Thing, mais ça joue trop sur les nerfs pour que je me lance dans la série.

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6 juin

Je compte les lignes, et finalement une page. Quelques vérifications aussi, qui ne sont pas du luxe : la mémoire modifie aisément les chorégraphies.  Quand je sèche, pour ne pas décrocher, je style les titres de ballet au hasard d’un paragraphe.

Lors des visionnages de vérifications, je tombe presque à chaque fois sur des vidéos d’Aurélie Dupont, Nicolas Leriche et Manuel Legris : coup de vieux et de nostalgie ; je fais désormais partie des balletomanes qui ont connu une génération de danseurs qui ne se produisent plus. Ça rajoute une couche d’émotion au Jeune Homme et la Mort, ce corps qui n’existe plus dans cet état de jeunesse, la beauté.

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La beauté d’une discussion tout nus. Des névroses sur fond solaire. Des nœuds dans un arbre dessiné dans l’enfance. Si on n’a pas de problèmes, c’est qu’on a un problème. Aller vers les autres pour aller bien avec les autres, plutôt que d’attendre d’aller bien avec soi pour aller vers les autres. Devenir sage par l’enseignement, plutôt que d’attendre-atteindre la sagesse avant de l’enseigner. Ça me parle, et ça fait ressortir les taches de rousseur sur son nez.

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Black Mirror du jour : USS Callister, apprécié derrière un plexiglas émotionnel.

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7 juin

Pas de rédaction aujourd’hui, mais des notes prises devant des vidéos. Double tour en l’air, cabriole.

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Lecture au soleil, les pieds dans l’embrasure de la fenêtre. Une lumière à faire se pâmer devant le grain des feuilles d’un livre dont on a suspendu la lecture, ou n’importe quelle surface poussiéreuse à vrai dire, qui dépitait l’instant d’avant. Je savoure l’anticyclone émotionnel.

ombre d'un rebord de fenêtre en fer forgé et jardin derrière

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Découverte d’un atelier de lithographie dans la rue du boyfriend ou presque, à l’occasion d’une petite exposition de BD. Les planches me laissent indifférentes, mais j’aime le lieu : l’espace est lumineux, évasé autour d’une magnifique presse ancienne, ponctué d’affiches vintage, de dessins et de motos – un atelier vraiment, d’artiste ou de mécano. La déco plairait à mon père. Je reste fascinée par le dessin de l’orée d’un bois de boulots ouvrant sur une clairière de neige, noire, dessinée au corps gras sur une énorme pierre. Je ne sais pas si l’impression est la même une fois l’image tirée en négatif, mais en l’état on dirait une scène d’Ida.

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Black Mirror du jour : Shut up and dance. La série est un bon plaidoyer pour la justice, tant la vengeance y apparaît plus glaçante que le mal.

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Les entrées qui suivent ont été rédigées un bon mois plus tard.

8 juin

Crêperie avec JoPrincesse. Je ne me souviens plus de quoi nous parlons (souvenir mélangé aux conversations WhatsApp), seulement que nous passons un bon moment. Une perle de plus sur un collier d’amitié.

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9 juin

39° de fièvre dans le RER. Mum me raconte ses déboires au boulot, les gens qu’elle managent et ceux qui prennent tout arrangement comme un dû. J’essaye de suivre, entends surtout qu’elle a besoin de vider son sac. Depuis la pandémie, les gens ne feraient plus aucun effort, organisant en priorité leur vie personnelle et faisant rentrer le boulot dans ce qu’il reste d’emploi du temps, demandant à déplacer telle réunion parce qu’ils ont rendez-vous ici ou là, parfois à des heures où tous sont tenus d’être en poste. Il y a ceux qui abusent et il y a une tendance générale, que Mum semble déplorer alors que je ne suis pas loin d’approuver – une différence de génération, probablement : quand on a passé toute sa carrière à honorer ses obligations salariales et à agencer sa vie privée autour comme on pouvait, penser autrement reviendrait à se reconnaître floué. En même temps, j’ai été élevée par une juriste, et un contrat est un contrat ; il faudrait avoir l’honnêteté de le rompre si on ne veut plus y souscrire. Je suis d’accord sur la forme, peut-être moins sur le fond, sur le rapport au travail – mais si j’ai le luxe de ce recul, c’est aussi parce qu’elle est là pour moi en back-up (moral et) financier durant le temps de ma reconversion.

D’elle à moi, je constate la fatigue professionnelle, physique et mentale, qui rend la retraite de plus en plus nécessaire, mais aperçois aussi une forme d’intransigeance qui me surprend, probablement parce qu’occupée à m’appliquer une similaire exigence, je n’en avais jamais perçu la dureté. (Corollaire : je suis de moins en moins exigeante envers moi-même. Je le déplore ou m’en réjouis selon les jours.) J’ai retrouvé similaire dureté au cours d’autres conversations (selon la logique inconsciente du : si je l’ai fait, alors les autres le peuvent-doivent aussi), et c’était une autre fatigue qui affleurait, la fatigue de blessures trop anciennes ou légères pour être consciemment envisagées comme telles, micro-lésions familiales et émotionnelles qui peuvent se superposer jusqu’à la carapace.

C’est curieux de voir ses parents depuis l’âge adulte, à l’âge où eux-mêmes étaient parent du petit enfant que nous ne sommes plus. Seulement maintenant je parviens à apercevoir ma mère à distance de son rôle maternel, prise dans le contexte d’une vie plus ample. Et encore, cette nouvelle image ne me parvient qu’à travers un voile de complicité et de tendresse dont je ne peux (ni ne voudrais !) me départir.

39° de fièvre dans l’avion. Dans le siège juste derrière moi, un jeune enfant hurle à pleins poumons pendant 40 minutes, le bruit ne cessant brièvement que lorsque ses cordes vocales s’enrayent. Je ne suis que pure passivité, pure attente d’un lit où me rouler en boule.

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9 juin – 23 juin

Voyage en Norvège avec Mum. Les paysages se succèdent, les symptômes aussi : fièvre, mal de gorge, toux, conjonctivite, frissons… Sur 3 mois de vacances (je sais, c’est indécent), je réussis à tomber malade pile les 15 jours où je pars. Mum prend le relai la seconde semaine, avec une fièvre beaucoup plus coriace.

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Le voyage qui décentre-recentre. Les discussions qu’on emmène avec soi, qu’on aurait oublié de tenir si l’on n’avait pas été ailleurs, c’est-à-dire ici. Sur une plage avec des rochers, des mouettes menaçantes et une coquille d’oursin orange, j’apprends que mon grand-père avait suivi une licence de biologie, que ça l’intéressait vachement. L’information se range à côté d’un souvenir de fossile, dans la vitrine où il exposait ses œufs de collection. D’autres bribes familiales se déroulent, des tensions de vie quotidienne se dénouent au fil des paysages qu’on regarde sans pouvoir les attraper.

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Le voyage me relance sur la question du paysage. En relisant les articles du précédent voyage en Norvège, je m’aperçois que ma réflexion allait radoter. La multiplication des points de vue dans le temps et l’espace (différents angles, différentes météos) ainsi que de la vitesse de défilement (en voiture, à pieds…) reste ma manière préférée de m’installer dans le paysage. Les trois nuits à Flakstad ont été de ce point de vue un bonheur total. Ce bout du monde d’île, vu sous le soleil de jour et de minuit, mais aussi sous la grisaille, sous la brume, est devenu mon endroit préféré des Lofoten.

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En arrivant à Bodø, je suis saisie par la nature de l’air – froid ? pur ? calme ? limpide ? arctique ? je ne saurais dire, mais le bruit de la ville en semble atténué. Elle est là, pourtant, laide et rassurante. De l’autre côté du port, en revanche, ce sont des langues de terre rocheuses et basses qui ouvrent-ferment l’horizon. J’ai l’impression d’arriver en lisière du bout du monde ou d’émerger d’une vie de yoga. Je sens que, du voyage, c’est là où je voulais en venir. (De fait, la ville ne me refera pas le même effet au retour.)

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J’ai traversé le bout de prairie qui me séparait de la plage de sable fin, et j’y suis seule avec les oiseaux en pleine golden hour, à minuit. Minuit, c’est le nombril de la nuit, l’heure magique à laquelle le jour meurt et renaît. Le soleil de minuit, c’est cette magie noire rendue lumineuse, l’abolition des contraires. J’en veux pour preuve les montagnes qui abritent encore dans leurs creux ombragés des plaques de neige, et l’eau turquoise de la mer, qu’on dirait tropicale en photo. Je reste là un moment, à marcher un peu et à arpenter du regard le paysage surtout, essayant de comprendre ce tout oxymorique : les montagnes éclairées comme des décors de cinéma, les fleurs blanches et quand même dorées, les veines dessinées par les vers de sable, le soleil qu’il ne faut pas regarder droit dans les yeux, sa traîne sur l’eau, les chaînes de montagne plus sombres plus lointaines et celles éclairées comme des décors de cinéma, les fleurs jaunes et quand même dorées, les algues, un oiseau, le soleil vers lequel je dirige mon téléphone sans le regarder, faisant tanguer la mer par mon cadrage, les montagnes et la prairie, la mer… non, je n’y arriverai pas. Cette beauté de bout du monde est magique et ne se rapporte pas. Le soleil est toujours là, mais il est minuit passé, il fait froid, il faut rentrer et dormir.

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24 juin

Je profite d’être à Versailles pour savourer un après-midi avec Melendili. Sur un banc dans la cour de la bibliothèque (il menace de pleuvoir), on parle de bourgeoisie, d’image qu’on dégage, et je lui demande si, moi aussi ? Elle ne sait pas comment le formuler, mais : plutôt le petit côté nerd ; avec moi, on a du mal à savoir à qui on a affaire. J’adore qu’une amie,  ayant peur de me froisser, me rassure au contraire.

On parle de rien, mais surtout de tout. C’est facile sans être superficiel. Sa compagnie me met en joie, vraiment. Je repars guillerette.

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25 juin

De retour à Montrouge. J’avais vraiment besoin d’une coupure. Et quel changement d’air que la Norvège !

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27 juin

WhatsApp story. À 10h30, on discute avec Joséphine de la possibilité de se voir dans les prochains jours, avant la naissance du baby. À 13h, elle annonce la naissance de son fils sur le groupe de son anniversaire.

Ma meilleure amie est désormais maman. J’ai beau m’y préparer depuis pas loin de neuf mois, c’est étrange.

La naissance dissipe la crainte que j’avais obscurément de perdre une amie, comme si j’étais sa fille aînée, jalouse de l’arrivée d’un cadet. Ce n’est même plus grandir qu’il faut, ma vieille, c’est vieillir.

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Disons le 28, 29 juin, avant ou après

Remonter à Roubaix pour une dizaine de jours seulement n’avait pas trop de sens, mais j’ai hésité : j’ai du mal avec les nuits hachées – par le chat / les insectes / le gamin du dessus / le partage d’un lit en 140 avec un sacré gabarit. Et pas moyen de s’isoler phoniquement le jour, à moins d’aller lire dans le jardin*.

* sous réserve d’absence de meuleuse

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Un motif inspiré de Norvège me trotte dans la tête et je finis par rouvrir Vectornator, qui a connu un nombre incalculable de versions depuis ma dernière utilisation. Je retrouve ou reprends des repères petit à petit, et prends plaisir à construire mes sujets en combinant des formes rudimentaires, l’une après l’autre, comme dans un jeu de tangram.

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30 juin

Nuit trop courte, je ne suis pas loin de m’endormir sur la table de l’ostéo, qui a pourtant l’air infiniment plus fatiguée que moi. Elle sort d’un Covid… et d’une seconde maternité plus tôt dans l’année.

En sortant cotonneuse-apaisée de chez l’ostéo, le tapis de l’escalier me fait penser à celui qu’il y avait dans l’immeuble de la psy – le velours feutré du bien-être.

Je profite d’être dans le coin pour faire le plein chez les frères Tang – cela me fait tellement bizarre de revenir dans mon ancien quartier. Les morceaux de ville que je n’en pouvais plus de voir, incompressibles d’être de tous mes trajets, sont devenus de bizarres madeleines de Proust, identiques dans leur sachet à la date de péremption un peu dépassée.

Rendez-vous amical au Loir dans la théière. Délicieuse tarte crumble au chocolat : ganache pour le goût, topping granola pour la texture. On continue à se demander comment organiser nos journées et quels hobbys choisir dans les rues de Paris, puis sur les quais. C. tentera de rejoindre une chorale à la rentrée, et garde la couture sous le coude ; je ressasse le triumvirat dessin / violoncelle / hip-hop, sachant que je n’en ferai probablement rien, contrairement à l’idée du sandwich falafel qui nous ramène rue des rosiers.