Le blé pousse sous la neige

Le format mensuel du journal est devenu massif avec le temps — à lire, j’imagine, mais aussi à écrire. Cela me décourage un peu parfois de ne pas en voir le bout, j’aimerais partager plus souvent, plus léger. Alors j’ai pensé aux 72 micro-saisons japonaises et, en faisant quelques rapides recherches, me suis aperçue que les 72 micro-climats sont regroupés en 24 souffles saisonniers sekki aux noms plus poétiques. C’est donc ceux-ci que je vais adopter cette année pour un rythme de publication bi-mensuel : 24 billets-sekki, eux-mêmes divisés-datés par les . Ne parlant pas un mot de japonais, j’emprunterai les traductions ici ou .

Comme les sekki enjambent les mois, je vais exceptionnellement commencer par un (le dernier du sekki Solstice d’hiver) pour le début de janvier. Du premier au quatre janvier, le blé pousse sous la neige. Peu importe qu’il n’y ait pas de neige dans le jardin.

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Chez le boyfriend, ce sont des gestes d’un autre quotidien : je me gribouille un bonhomme bâton sur le corps avec le savon plutôt que de revenir sans cesse au gel douche, arrête le chauffage d’appoint avant d’aérer le soir, vais aux toilettes dans l’obscurité pour ne pas déclencher l’aération liée à la lumière et chier tranquille, déroule et renroule le tapis de yoga (pas tous les jours), utilise les restes de la recette des truffes pour agrémenter mes flocons d’avoine (le mélange noix de coco – poudre de cacao est adopté) et me mets chaque soir les pieds sous la table (basse) — sauf la fois où je teste une première recette issue du livre de cuisine que m’a offert le boyfriend. Haricots blancs à la provençale : son et lumière.

On passe notre vie à regarder le chat, à nous dire à tout instant l’un à l’autre qu’il est mignon là, quand même, comme s’il ne l’était pas à peu près tout le temps. On le regarde sniffer tout ce qu’on mange, sans jamais rien chaparder ni même lécher, sauf le plastique du panettone, c’est vraiment très bon le plastique du panettone, ce chat a bon goût. Il a aussi ses quarts d’heure de folie, en pleine cacaphorie, et se lance dans la chasse au mauvais bonbon glissé dans la commande des sushis du réveillon : plastique qui crisse et croque sous la patte comme sous la dent, la papillote fait les délices du chat, qui bondit contre cet ennemi d’exception.

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Le boyfriend regarde des YouTuber jouer à coin pusher, un jeu vidéo qui reprend ce classique de jeu d’arcane où il faut insérer des jetons au fond pour que jamais ne tombe le jackpot devant. Puis il y joue, ayant lui-même acheté le jeu. Et l’ayant acheté, il regarde encore d’autres joueurs y jouer en vidéo, et je ne comprends pas, et je comprends malgré moi, fascinée par le va-et-vient du plateau comme un papillon de nuit par la lumière, comme je l’étais petite par la télé allumée chez mon père, méprisant des programmes auxquels je ne parvenais pas à m’arracher. Les pièces sont au bord de tomber, j’attends qu’elles tombent pour ensuite — mais ensuite il y a la pile de jetons derrière, et rhaaaa, la frustration finit par me faire décrocher, quand elle se mue en satisfaction pour le boyfriend qui tire sur sa vapoteuse, en arrache un sourire.

On s’ajuste comme on peut l’un à l’autre, lui qui vit dans le son, moi dans le silence. Lui qui aime regarder des vidéos emmitouflé dans la couette, se rendormir à toute heure du jour, monter le chauffage, cuisiner, jouer encore et encore sur l’ordinateur ; moi qui aime lire et traîner puis soudain ne supporte plus mon inertie, ce gâchis. Lui qui m’invite à me reposer ; moi qui ne goûte plus ce temps de latence d’où je ne tire aucun renouveau d’énergie, où je perds celle qui me reste — impression de gâcher mon temps, mon repos même.

À force de fouiller le catalogue de Netflix et Amazon, l’intersection de notre diagramme de Venn s’amenuise. Se mettre d’accord sur un film ou une série devient de plus en plus difficile. Chernobyl nous sauve quelques soirées, et ensuite ? Le boyfriend préfère revoir un film qu’il a déjà vu plutôt que d’en tenter un qui m’attire et lui moins. J’acquiesce à Beetlejuice par dépit, suis agréablement surprise.

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Un, deux, trois janvier, je vois une copine chaque jour. Tout comme la déprime et les encouragements, l’écoute et la parlotte s’équilibrent sinon au sein d’une même rencontre, d’un jour sur l’autre. Des échos se tissent entre les conversations sans qu’il y paraisse, la psy par exemple, comme un pas à franchir / une pratique à retrouver dans la genèse d’un nouvel être / un horizon amorcé.

Dessin d'une boîte-maison à livres, une chocolat chaud froid sur un sous-verre en forme de vinyle et une délicieuse soupe au maïs

C. ferait plutôt exception aux amitiés féminines cantonnées aux espaces intérieurs, ramassées-déployées autour d’une table. Avec elle, on marche plus volontiers et nos pas rythment la conversation, la délient presque. Cette fois-ci mon genou me force à écourter la déambulation urbaine, à nous rabattre sur une librairie – coffee shop japonais qui a la bonne idée d’être ouvert un jour férié. Le chocolat est tiède, mais posé sur un adorable sous-verre à l’allure de mini-vinyle. Autour d’une table qui donne l’impression de jouer à un jeu d’enfant ou d’être des géantes, on parle de nos boulots (j’ai envie de parler de mon boulot maintenant !), de l’anxiété qui, on a beau la mettre en mot, la cerner, l’analyser, n’est jamais vraiment rationnelle et trouvera toujours un autre prétexte, de toutes les choses que l’on aimerait faire, mais que sans raison souvent, on ne fait pas, pourquoi, on en parle tant et si bien que C. retrouve la myriade de petites choses qu’elle ne voit plus au quotidien, des pensées, des joies, des projets, c’est vrai qu’il se passe tout ça. L’effet miroir lui redonne ça, et je le sais mais ne le sens pas, le sent en décalé le lendemain face à ma princesse.

Ma princesse qui m’avait tant manqué, belle au possible. Il y a dans sa physoniomie et notre conversation toute la chaleur et le mœlleux de son pull bordeaux, boucles d’oreille assorties. Elle est douce avec moi quand je raconte un peu n’importe quoi, me ramène doucement là où on est bien, calfeutrées dans le bruit du café bobo où nous déjeunons, où la cuisine est dans la salle et les bruits de machine avec les conversations. Ce qui entre dans ma bouche m’enchante autant que ce qui sort de la sienne, accord mets et paroles, délicieuse soupe de maïs avec des croûtons, du paprika, de la feta et des tomates séchées comme fumées, que j’essayerais bien de reproduire chez moi. Il y a des films d’amour qui ne finissent pas bien mais qui sont beaux, la frustration qu’on ressent soi en tentant de l’enseigner à son enfant, une étymologie de prénom lourde à porter, des mouvements tectoniques familiaux. On passe bien un quart d’heure debout dans le hall de son immeuble à ne pas se séparer.

L. a les joues roses vif quand elle me retrouve, le vélo tout juste plié. On noisette toutes les deux, concassées sur cookie pour moi, pralinées sur brownie pour elle. Et on discute au chaud jusqu’à avoir de nouveau froid près de la vitre, et on continue quand même, autour de menues indignations, d’enthousiasmes plus conséquents et de souvenirs qui ressurgissent jamais confiés, du moins pas l’une à l’autre. Je découvre pourquoi L. a cessé de bloguer intime et apprends en retour que j’ai par le passé raconté certaines choses avec une distance qui ne correspondait pas à la manière dont j’en étais affectée. Le tout disséminé dans le quotidien : ce n’est pas parce qu’on n’a pas de nouvelles à se donner qu’on n’a pas notre monde à refaire.

Le quatre, il n’y a plus d’amie à retrouver, il n’y a plus que l’anticipation de devoir m’éloigner du boyfriend et l’anxiété qui grimpe grimpe j’en pleurerais j’en pleure dans ses bras, cet homme est d’une patience, d’un amour quand bien même je ne suis plus toujours capable de l’incarner cet amour, ces derniers temps, l’amour toujours trop carné (c’est lui qui le dit) qui me donne l’impression d’être assaillie (c’est moi qui le dis ou le tais), et pourtant l’amour qui déborde de l’un à l’autre, nous arrime l’un à l’autre.

Revue de blogs #1

Inspirée par les citations des Carnets Web de La Grange, déçue d’avoir vu disparaître des blogs que j’aimais et doutant de la pérennité de mes partages sur Twitter, j’inaugure une revue de blogs (où il y aura aussi des newsletters, ces posts de blog qui s’ignorent). Comme pour mes lectures publiées sur papier, je vais conserver les extraits qui m’ont interpelée. C’est parti pour une première cuvée récoltée en décembre 2024.

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« She was an artist, like you. With a —I don’t know how to say this well— an ego that is large but self-esteem that is small? » Cleopatra & Frankenstein de Coco Mellors. 

Citation trouvée dans la newsletter de Sophie Gliocas

This hurts.

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Amélie Charcosset a interviewé Christie Vanbremeersch sur la place de la créativité dans sa vie et ça (re)donne du peps.

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« Seule mais pas triste seule et confiante en ma présence à moi. Ma propre main dans la mienne. Avec toutes les moi que j’ai été. »

Blog de Meredith B.

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« Aujourd’hui, j’étais bien avec les gens, et j’étais bien avec moi-même. Ce n’est pas si fréquent. »

Journal de Guillaume Vissac

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« Est-ce que les applications comme ChatGPT et les rapides progrès dans le domaine vont renforcer les relations humaines directes comme testament d’authenticité. Les examens oraux, les rencontres physiques, les performances artistiques ? »

Les Carnets Web de La Grange

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« … je n’ai jamais essayé d’écrire. Je ne sais même pas, par exemple, s’il existe une technique qu’on puisse apprendre pour ordonner la succession de faits extérieurs, avec la répercursion simultanée qu’ils ont dans notre âme.
La Nuit fantastique, Stefan Zweig »

Citation trouvée dans Les Carnets Web de La Grange

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« • Hyperstimulée comme une enfant de 5 ans qui aurait du se coucher depuis bien longtemps •  »

« • Soudain, entre deux magasins de vêtements, un mini temple sauvage apparaît ! •  »

Allez voir et lire les photographies et captures mentales d’Eli pendant trois jours à Osaka. <3

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« Quand j’écris, je me fiche des autres, je ne veux même pas les voir pour rester dans mon affaire, mais, dès que j’ai terminé un projet, je me sens éjecté, hors du coup, abandonné. » « Je suis un spécialiste du suicide social. Un récidiviste du suicide réussi. »

« Je mène une intense vie artistique à laquelle il manque le regard des autres. C’est d’une banalité à laquelle l’époque n’a rien changé, et que les réseaux sociaux n’ont fait qu’aggraver alors qu’ils promettaient la lumière à tous. »

Blog de Thierry Crouzet

Il est rare de lire à propos de cette frustration avec autant d’honnêteté (et même tout court ; on préfère la mettre sous le tapis).

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« L’amitié est une longue marche de quelques heures autour d’un parc, d’un quartier, sans définition de la direction, sans l’importance du lieu, si ce n’est parfois l’île d’une mémoire que l’on amarre au flot des mots qui ne cessent de diverger et reconverger vers un non but si ce n’est de déplier le monde et son humanité, leurs intimités, notre intimité dans d’innombrables plans chiffonnés éveillant tant les questions qui nous donnent l’existence et ouvrent les chemins déjà parcourus de nombreuses fois, mais que l’on redécouvre avec plaisir. »

Les Carnets Web de La Grange

<3 Voilà qui est écrire sur l’amitié.

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« Au milieu des colonnes de Buren, deux touristes amoureux vivent Paris. »

Il faut voir la photo qui va avec sur Les Carnets Web de La Grange.

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« Cette période des « fêtes », c’est un peu ça, aussi. Dès que tu refuses un peu explicitement de jouer le jeu, il se peut que tu te sentes un peu seul(e) au monde. »

Blog de Sacrip’anne

J’ai eu l’impression d’accéder un peu à ce que pouvait ressentir le boyfriend.

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« C’est l’une de mes nombreuses névroses, j’ai besoin de créer du sens. »

Prof en scène

+1

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« On ne peut pas jardiner tous les souvenirs en même temps. »

Lieux fanés, Les Carnets Web de la Grange

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« […] all I can think about is this bed of elbows.
It’s what a friend once called the act of sleeping with someone for the first time and realising you have no physical chemistry. »

Un lit de coudes. Pardon mais cette expression est extra.

« They say that Americans are very friendly and I don’t think that’s entirely true. What they are is all or nothing: strangers can welcome you in with the warm smile of someone who has known you for half a lifetime, but they can also snap, seemingly out of nowhere, over the most minor infraction. […] They looked like they’d just encountered the stupidest person in the entire world and maybe I just didn’t deserve to be alive.
It made me long for Europe and for the fact that we’re never quite as friendly as they are but also rarely as rude. »

« On this note, I just don’t trust the American base of niceness, is the problem. It may seem pleasant at first but it means that people are often impossible to read. »

« I worry that there’s a fundamental lack of passion at the heart of the American soul. »

« […] I can’t imagine wanting to spend endless hours in the office or at the very least at a desk at home and not even being especially fascinated by what you do, or willing to discuss it with enthusiastic strangers. I actually enjoy hearing about what people do for a living! My job isn’t a real job so I love it when actual grown-ups tell me what happens in all those office buildings. »

(Sur ce coup, je pense qu’il s’agit moins d’une différence entre Européens et Américains qu’entre employé de bullshit job et indépendant.)

Out of the Way, de Tocqueville 
Marie Le Conte dans sa newsletter The Young Vulgarian

Bonus pour la découverte du terme flaking : si j’ai bien compris, annuler (et prendre plaisir à annuler) un événement prévu.

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« Ma vie personnelle et professionnelle n’est pas forcément plus facile en ce moment. Mais qu’elle est riche. De gens, de moments totalement fous. »

Prof en scène

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[l’enseignement] « C’est comme une suite d’embranchements, et il faut sans cesse choisir le bon. »
[…] C’est vraiment l’impression que j’ai. Selon leurs réactions, leurs questions, le temps qu’il me reste et l’importance du sujet, se déploie sous mes tempes un arbre d’infinies possibilités. Répondre à la question ou continuer le cours ? Recourir à une anecdote, expliciter chaque mot ? […] Une sorte de Livre dont vous êtes l’enseignant, voguer de paragraphe en paragraphe, à ceci près que l’on a que quelques secondes pour faire un choix, et qu’on ne peut revenir en arrière ou relancer les dés. »

Prof en scène

C’est fou comme je trouve chez Monsieur Samovar, professeur expérimenté qui roule sa bosse de collège en collège, l’expression de situations que je vis de manière très floue comme professeure de danse débutante. Les embranchements, la pensée qui explore les ramifications les plus proches à toute allure pour se décider, découvre et analyse les suivantes dans la foulée, c’est tellement ça !

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« I guess it is entirely reasonable to struggle in these conditions, and I foresee more struggling, but perhaps there is a way I can struggle with grace. »

Winnie Lim, looking back at 2024

Haïktober

La fatigue rendait Inktober hors de question cette année. Je me suis contentée de suivre le boyfriend moutonner. Puis de lire les billets #iwak de Gildaun Inktober de mots plutôt que de dessins. Malgré l’artifice, quelque chose a percé ; sur la fin du mois, une entrée s’est formée un peu toute seule en pensée, j’ai eu envie d’essayer. Des formes très brèves pour compenser d’arriver après la bataille, pour voir ce que ça pouvait donner. Évidemment, c’est très inégal, mais je garde une tendresse pour quelques fragments et m’amuse à l’idée de peut-être lire vos réactions en commentaire comme une commande au restaurant chinois ou japonais, tous items numérotés.

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1.

sac à dos

j’ai repris mes études
et mon vieux Eastpack turquoise
qui trimballait tous mes manuels en 4e
je n’étais pas encore née
remarque une camarade tout juste majeure
— vraiment ?
elle a dit ça pour rire
pour rire on a calculé
elle n’était vraiment pas née

lestez bien votre sac à dos
toujours utile pour asséner un bon coup de vieux

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2.

découvrir

nos angles morts
chaque fois découverts chaque fois diffractés
comme un rétroviseur basculé
en mode nuit
— éblouissement, aveuglement

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3.

bottes

sans jamais en porter
j’aime les retirer
et faire les choses au débotté
moins pour la spontanéité que pour l’expression
empruntée à Melendili
— chaque occurrence lui est une carte postale non envoyée

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4.

exotique

banane, mangue, papaye, noix de coco, fruit de la passion
mon père n’aime que les fruits exotiques
qui ne l’étaient pas
dans son enfance en Martinique

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5.

jumelles

parce qu’elle n’avait pas pu obtenir de première catégorie
pour le ballet que nous allions voir ensemble
ma grand-mère m’avait offert avec les places
des jumelles
d’ornithologie
— il s’avère qu’on voit bien mieux les étoiles
avec des jumelles pour voir les oiseaux
qu’avec des jumelles de théâtre

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6.

randonnée

de la promenade au treck
chacun a sa définition de la randonnée
la mienne :
s’il faut poser les mains au sol
ce n’est plus une randonnée
mais de l’escalade
(M. n’avait pas besoin de poser les mains)

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7.

passeport

la vitre du photomaton devait être sale
ou quelque capteur défectueux
elle m’a fait un quart de cheveux blancs
— jusqu’au passage au passeport biométrique
et à ses photos sans sourire sans lunettes sans gluten
j’ai voyagé sous la couverture de Cruella d’Enfer

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8.

marche

trente, trente-cinq minutes
il me faut ça au moins pour que la marche fasse effet
pour devenir perméable
alors les pensées qui bouclaient spiralent hors de moi
alors l’extérieur se fraye un chemin jusqu’à moi
l’attention flottante flotte
ça marche

…

9.

soleil

j’ai probablement été un tournesol dans une vie antérieure

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10.

nomade

les ordinateurs ont été sédentaires
calcultarices occupant des pièces entières,
puis des bureaux
des postes de travail comme on dit
puis ils sont devenus transportables
ultra-portables
puis portables tout court
ils se sont substantivés
glissés dans des téléphones
portables, à nouveau épithètes
et leurs usagers sont désormais nomades
— combien de chameaux l’accès au WiFi ?

…

11.

en-cas

est-ce un goûter
un sandwich triangle
du grignotage
soyons précis
— en cas d’urgence
déchirez le cellofrais

…

12.

à distance

la tablette de chocolat
pas si proche qu’elle puisse être attrapée sans y penser
pas si loin qu’il faille se lever pour prendre un autre carré

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13.

horizon

parfois
presbytie
j’ai besoin de l’éloigner pour mieux le voir
dégager la ligne brisée des bâtiments
l’aplanir
jusqu’à ce que
myopie
la ligne devienne un trait flou
bleu clair bleu foncé entre ciel et mer
les yeux mis au repos par l’infini

…

14.

errer

personnages de films
flânez, cherchez, perdez-vous, enquêtez, partez à l’aventure
mais par pitié
n’errez pas
cela me rend folle
d’ennui de rage et d’angoisse

cette absence de sens qui n’a pas même la politesse de l’absurde
l’errance
une des mes plus grandes terreurs

…

15.

guide de voyage

le petit guide bleu !
se moquait-on, mon beau-père et moi
enjoignant ma mère à lever le nez
de son précieux petit guide bleu
pour profiter de ce qui y était si bien expliqué
— oubliant que c’était grâce à ce petit guide bleu
qu’elle avait tout préparé
le voyage les visites
pour nous
qui nous moquions
gentiment
mais quand même

…

16.

crasseux

chez nous, on dit
craspec
ou
craspouillot

…

17.

journal

de débord

…

18.

conduire

l’une des trois situations où
frileuse
j’ai presque systématiquement trop chaud
— les deux autres : danser et faire l’amour

…

19.

crête

des parents silencieux
circonspects
devant leur fille silencieuse
qui sait bien que le garçon qu’elle ramène
n’est pas le gendre bien sous tous rapports qu’ils espéraient
l’atmosphère est tendue
puis une boîte de Quality Street
et alors tout le monde se détend
très joli cette crête verte comment faites-vous cela
— la réplique de cette publicité est restée dans la famille
même s’il n’y a pas eu de crête
ni verte ni d’autre couleur
seulement des nécessaires à couture et des gâteaux secs
une fois les papillotes de couleur dépecées

(la crête verte a cependant eu moins de succès que
maurice, constamment menacé d’être envoyé en pension
et la marmotte, qui met le chocolat dans le papier d’alu
mais bien sûr
génération Culture Pub)

…20.

inexploré

le quotidien tous les jours avec toi

le passé comme une malle aux trésors

…21.

rhinocéros

d’Afrique ou d’Asie
je n’ai rien retenu

…

22.

camp

ballet camp?

…23.

rouille

mon grand-père en mettait
sur ses croûtons dans la soupe de poissons
j’ignore s’il y en a
sur le cabanon près duquel ont été dispersées ses cendres

…24.

expédition

l’Antartique
la jungle
les courses chez Leclerc

…25.

épouvantail

je me demande
quelle serait la forme de mon épouvantard
— peut-être un miroir qui diminue

…26.

appareil photo

il téléphone

…27.

route

il y avait celle du mercredi soir entre mon cousin et ma cousine
celle du dimanche soir un week-end sur deux
régulièrement dans les embouteillages
il y avait celle des vacances au ski
et celle des vacances à la mer
interminables trajets d’enfants gâtés
et celle dont la destination m’échappe
mais qui s’arrêtait à un Buffalo Grill
où l’on mangeait la petite salade d’accueil
avec un enthousiasme jamais égalé par aucune autre verdure

…28.

géant

forcément vert

(s’il ne s’agit pas d’éoliennes
toujours à mi-chemin entre War of the Worlds et Don Quichotte)

…29.

navigateur

j’ai dans ma famille éloignée
un navigateur
que je n’ai jamais rencontré
je n’ai que son nom
son image à la télévision
c’est une parenté théorique
anonyme
jamais soulignée
sauf quand j’ai travaillé dans la grosse grosse boîte
qui le sponsorisait
alors on me demandait si j’étais de la famille de
et j’étais et je n’étais pas
naviguant à vue de badge et de moquette

…30.

violon

il ne m’a jamais attiré
au contraire du violoncelle
voix grave entre les jambes
que dans une nouvelle de Kazuo Ishiguro
j’apprendrais à faire sonner uniquement
pour jouer la première suite pour violoncelle de Bach
plus lentement que tous les virtuoses
pressés d’en arriver à l’orgasme
qui bâclent la montée du plaisir
de cette voix grave entre les jambes

…31.

repère

(résistant aux diagrammes de Gantt qui tentaient de m’imposer leurs jalons, je me suis transportée à l’atelier Rodin)

des zillions de petites croix
tracées au crayon à papier
sur le plâtre
pour mesurer chaque relief de la sculpture
et la reproduire dans un bloc de marbre
créer l’original que la main du maître aura ébauché dans une réplique première
des zillions de petites croix
cimetière du mythe de l’artiste solitaire
une petite croix pour chaque petite main d’artisan non crédité

Dîner chez Britney

Britney : un bistronomique lillois où la carte s’étale sur les étagères du restaurant, cartons rouges pour les viandes, bleus pour les produits de la mer, verts pour les VG et roses pour les dessert. C’est un peu cher en soi par rapport aux produits utilisés, mais cela reste abordable, et c’est in fine un bon rapport qualité-prix pour des plats aussi travaillés. Mariages de saveurs étonnants (bergamote-gorgonzola, comté-chili…), textures contrastées (glace sur lit de chapelure, émulsions de légumes avec des lasagnes…), produits d’ailleurs réappropriés (notamment des sauces inspirées des dips indiens pour accompagner l’os à moelle du boyfriend)… cela faisait longtemps qu’un repas n’avait pas ainsi stimulé ma curiosité. J’ai abondamment saucé mes plats, d’autant que le pain se mangeait comme du gâteau.

…

croquettes tapioca, comté et sweet chili sauce
Des croquettes toutes carrées (!), archi croustillantes, et la sauce toute faite, bien connue mais dépaysée sans son riz et ses poivrons habituels.

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gorgonzola ice-cream
On ne va pas se mentir, c’est un peu pour elle que j’avais envie de venir ; quenelle de glace au gorgonzola, donc, nappée d’un chutney de bergamote, sur un lit de chapelure noire. Quand on goûte les éléments indépendamment, ce n’est pas fou (la chapelure manque un chouilla de croustillant et j’ai carrément grimacé en goûtant le chutney de bergamote, ça m’a rappelé la limonade sur le balcon à Pizzo en Calabre), mais ça fonctionne très bien ensemble, le gorgonzola et la bergamote se neutralisent mutuellement et la chapelure donne de la matière en calmant le jeu.

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cacahuète et chocolat
Mousse au chocolat sur un lit de glace à la cacahuète avec un peu de croustillant : ce sont probablement les saveurs les moins surprenantes de la soirée. Mais la présentation a assuré le spectacle jusqu’au bout, le dessert étant servi dans une tasse — comme un affogato ? L’illusion fonctionne très bien : le boyfriend s’y est laissé prendre l’espace d’une seconde quand le serveur a déposé devant lui un second dessert au lieu du café commandé.

Carnet de barre #2 : les grands pliés

Cela fait un an que les seuls cours de pédagogie que nous avons sont destinés aux éveils-initiation, c’est-à-dire aux enfants de 4 à 6 ans qui ne sont pas là pour apprendre une technique de danse (classique, contemporaine, jazz…), mais pour développer leur motricité. Il a fallu attendre la deuxième moitié de la deuxième année de formation pour avoir notre premier cours de « progression technique », c’est-à-dire de pédagogie pour apprendre à donner des cours de danse — le cœur de notre futur métier, quoi.

Ma camarade N. était impatiente : le vif du sujet, enfin ! Nous avons été un peu désarçonnées quand le thème de la séance a été annoncé : la structure d’un cours de danse classique. Grands pliés, dégagés, battements tendus, ronds de jambe… doit-on vraiment tout repasser alors que cela fait 20 ans qu’on en prend ? Eh bien oui, et pas seulement pour noter le type de musique qui sied à chaque exercice (menuet, valse, habanera, etc.) ou identifier les principales difficultés qui guettent (le genou pas au-dessus du pied dans les pliés, la jambe de terre et le bassin qui fait la lambada dans les ronds de jambe…) : les grands pliés se sont trouvés faire débat.

Si vous êtes étranger à la danse classique, il faut savoir que la classe commence toujours par des pliés où que vous soyez dans le monde, débutant ou professionnel. Ils peuvent être précédés par un réveil corporel pour mobiliser les chevilles ou la colonne vertébrale, mais le premier exercice en tant que tel est invariable : ce sont les pliés, avec des demi-pliés (la jambe plie au maximum qu’il est possible sans décoller les talons) et des grands pliés (on va jusqu’en bas en décollant les talons). Dans toutes les positions ou presque : en première (les deux pieds réunis au niveau du talon, quelque part entre le V et la ligne à 180°), en seconde (idem en écartant les jambes), en quatrième (jambes écartées mais un pied devant l’autre) et en cinquième (les deux jambes et pieds collés tête-bêche, orteils contre talons) ou en troisième pour les plus jeune (comme une cinquième, mais moins croisée).

Illustration maison extraite du livre que j’aimerais reprendre et finir cet été, on y croit (oui, il manque un L à pellicule)

Dans notre formation, les grands pliés en quatrième position sont bannis ; ça on a eu le temps de le comprendre. Ils sont mauvais pour les articulations et, contrairement aux demi-pliés en quatrième (position de départ des pirouettes), ne préparent à rien dans la technique. Je n’y avais jamais réfléchi auparavant, mais ça fait sens, et la sensation de tiraillement dans les genoux ne me manque pas le moins du monde. En revanche, je n’arrivais pas à comprendre pourquoi les grand pliés étaient régulièrement retardés, arrivant après les dégagés voire les battements tendus — parfois pas même comme exercice à part entière, saupoudrés en guise de ponctuation finale à d’autres exercices. Je prenais ça pour une coquetterie de professeur, entre oubli maquillé et désir d’originalité. Ce ne serait pas la seule marotte rencontrée dans cette formation.

J’ai enfin eu la réponse à la question que j’avais omis de me poser. Les grands pliés sont relégués au rang de deuxième voire troisième exercice pour respecter une progression anatomique. Vous trouvez ça normal, vous, de soumettre vos articulations à cette amplitude, de faire travailler ainsi vos hanches, pour ensuite reprendre ensuite à la cheville avec des dégagés pépères ? Une fois comme ça, d’accord, mais tous les jours, tout une vie, vous imaginez ? Eh bien, maintenant que vous le dites… Prise de conscience en accéléré de la force de l’habitude, élevée au rang de rituel dans cette discipline académique qu’est le ballet. On le fait parce qu’on l’a toujours fait, non ?… oubliant au passage l’invention de la tradition et l’évolution des sciences anatomiques appliquées au mouvement.

J’ai mentalement repassé les cours des différents professeurs que j’ai pu avoir au prisme des grands pliés, les mettant en relation avec mes sensations. Du conservatoire, j’ai le souvenir des grands pliés comme d’un concert de craquements ; ça nous faisait marrer, les genoux craquotte en cascade, mais effectivement, nos professeurs étaient de la génération des hanches en plastique. Est-ce mieux dans la formation actuelle, où les grands pliés sont retardés dans le cours ? Pour être honnête, il me manque quelque chose dans les jambes. Seule exception : le professeur qui inclut dans son réveil corporel des sortes de grands pliés seconde en transférant le poids du corps d’une jambe sur l’autre, à mi-chemin entre le squat et l’étirement informel que l’on ferait plus tard et plus bas, jambe étirée. Là, j’ai le sens du repoussé. Et de revenir, entre autrefois et aujourd’hui, presque hier, aux cours que j’ai pris avec Frédéric Lazzarelli au centre de danse du Marais, un des rares cours open où je me sentais bien chauffée. J’attribuais cela aux nombreux demi-pliés qui émaillent sa barre, avec pas mal de dégagés brossés, mais en y repensant : ses cours commencent avec des pliés, en seconde et en première position uniquement ; les grands pliés en quatrième et cinquième position concluaient les ronds de jambe ou autres exercices ultérieurs.

D’où je pencherais actuellement pour la synthèse suivante : grands pliés en seconde et première en début de barre, puis plus tard en cinquième position, en zappant la quatrième. Et ma camarade plus aguerrie car passée par une formation professionnelle en Angleterre, qu’en pense-t-telle ? Elle a eu l’air exaspérée par ces dérogations fantaisistes à l’ordre de la tradition. J’ai été surprise : sachant ses problèmes passés aux genoux, je l’aurais imaginée particulièrement réceptive à cette sensibilisation émanant d’une ancienne danseuse du ballet de Cuba qui, à 66 ans, pourrait encore montrer tout le cours, n’était un bête accident… de circulation. Puis je me suis souvenue, et j’ai ravalé ma surprise : après un an et demie à voir sa discipline systématiquement oubliée ou minorée dans une filière qui lui est pourtant dédiée, ce backlash conservateur est-il si surprenant ? Mais cela mériterait un autre billet.

Je n’ai pas du tout documenté mon apprentissage de futur professeur de danse au fur et à mesure comme je le pensais. Si jamais il y a des aspects qui vous intéressent, des questions que vous vous posez, des sujets que vous aimeriez voir abordés, n’hésitez pas à me les indiquer en commentaire – ça me fera plaisir d’avoir du grain à moudre en bonne compagnie.