Le Sel de la vie

« avoir du « goût » pour tout, pour les autres, pour la vie »

Le Sel de la vie, de Françoise Héritier, fait partie de ces livres dont la lecture appelle l’écriture d’une variation. J’avais éprouvé une semblable envie de réécriture en lisant le Journal d’un corps, biographie incarnée de Daniel Pennac, et aurais pu compléter les listes de Charles Dantzig si les marges de l’édition poche de l’Encyclopédie capricieuse du tout et du rien avaient été un peu plus larges.

En l’occurence, on pourrait presque tirer de son ouvrage les consignes d’un atelier d’écriture :

Listez tout ce qui, selon vous, fait le sel de la vie. L’énumération prendra la forme de verbes (d’action, de perception…), juxtaposés par des virgules.…

Mêlez le général et le particulier, parlez d’expériences largement partagées et de choses plus personnelles, qui font référence à des souvenirs.

s’asseoir au soleil à Rome piazza Navona en février et manger une salade de roquette avec un verre d’orvieto, faire se refléter sous le menton le jaune des boutons d’or

Parmi les souvenirs, mêlez les époques — plaisirs de l’enfance et ceux d’un âge plus avancé.

enlever une croûte de son genou sous l’œil dégoûté des parents (c’est loin tout ça !)

soulever un enfant en protestant de son poids mais éviter de l’ennuyer par des questions idiotes

Variez les domaines : nourriture, enfance, voyages, travail (avec parcimonie), lectures & films… Et n’hésitez pas à introduire une ou deux opinions controversées, qui seraient pour un autre le poivre de la vie. 

s’endormir en passant une IRM, réconforter l’infirmière qui ne trouve pas la veine

se demander si l’on apprécierait la vie monacale

…

Pour éviter de lasser le lecteur, variez le degré de précision : les détails apportent aux évocations un relief, une texture, qui les rendent moins génériques, mais plus concrètes, plus vivantes. La précision peut prendre la forme de compléments, d’adjectifs, d’adverbes,

de vocabulaire (recherché, familier, familial, régional, désuet…),

courir le guilledou et faire des compliments, […] envoyer bouler un temps la politesse

s’ébaubir naïvement devant des tours de passe-passe

de références culturelles qui datent le texte et manifestent des goûts.

chanter avec Jean Gabin Quand on s’promène au bord de l’eau

adorer le Dr House ou la jeune fille gothique aux couettes brunes de NCIS ou le personnage d’Ally McBeal

…

Pour varier encore : à l’énumération des verbes, ajoutez des énumérations de compléments d’objet,

avoir une tirelire, un objet fétiche, la taille fine

des alternatives de hibou en « ou », « ou », « ou »

s’émerveiller devant des Hokusai ou des calligraphies ou des azulejos ou des pagnes

et des parenthèses (pas de notes en bas de page, en revanche, malgré le plaisir qu’il y a parfois à en découvrir des passives-agressives, cinglantes sous couvert d’être anodines).

enlacer, être enlacé (avec amour, complicité, tendresse)

faire des culbutes des roulades dans l’herbe (cela fait longtemps !)

…

Les ruptures de rythme sont importantes. Progressez tantôt par associations d’idées,

se plaire dans le monde austère de Dune et ses cathédrales souterraines d’eau, avoir visité le réservoir de Montsouris

cueillir avec précaution des fruits de cactus, caresser un hérisson apprivoisé

trier des lentilles, ôter un caillou de son soulier

par thématique,

goûter de pain d’épice, succomber devant un spéculoos, entrer dans une maison qui sent les pommes à la cannelle

par oppositions contrastées,

marcher d’un bon pas, traîner dans les feuilles mortes

tantôt par juxtapositions sans lien apparent.

avoir des bouffées de joie comme on a des bouffées de chaleur, éplucher des scorsonères et se retrouver les doigts noirs

Quand le flux se tarit, posez des points de suspensions et faites une pause ; vous rouvrirez plus tard un nouveau chapitre, daté comme une lettre ou une entrée de journal.

…

13 avril

Je me lance :

… écouter le son de la cuillère qui prélève de la mousse au chocolat, presque le même que celui des bulles de bain moussant qui pétillent lorsque les icebergs fondent dans la baignoire ; casser les carrés de chocolat en triangle pour y revenir plusieurs fois et ne pas voir qu’on a fait plus qu’entamer la tablette ; dans la rue, sourire de connivence avec une inconnue au-dessus d’un énoncé enfantin ; repérer un point noir et placer ses ongles de part et d’autres pour le faire jaillir, jouir de cette destruction méthodique de son propre visage, utilisé comme papier-bulle à exploser ; se glisser tout propre dans des draps tout propres, en satin de coton ; se frotter les pieds l’un contre l’autre pour s’endormir ; sentir à la température du corps qui baisse que le sommeil n’est pas loin ; se réveiller avant le réveil, se réveiller sans réveil, se réveiller reposé ; mettre des chaussettes orphelines dépareillées ; se découvrir une connaissance commune insoupçonnée, ne pas en revenir ; abandonner son index pour taper avec ses pouces sur le téléphone ; avoir une amie qui vous apprend les choses de votre génération pour lesquelles vous êtes déjà un boomer ; soupçonner <3 d’être un emoji salace et décider d’y voir un cornet de glace avant de découvrir sa signification, mais après tout, un cornet de glace, c’est de l’amour qui se mange…

… préciser au glacier quelle boule on veut en dessous de l’autre, pour commencer par le sorbet et finir par la glace, plus accordée au cornet ; donner à son père la fin de son Cornetto parce qu’on veut finir par la glace et s’entendre rituellement répondre qu’on est folle, que c’est le meilleur ; manger des glaces quand il fait moche voire un peu froid et que ça fond moins vite ; passer trois fois pour voir si le parfum brownie est arrivé (non), se faire offrir la glace la quatrième fois ; se faire poker / taguer par ses amis quand ils mangent des glaces ; tester les glaciers italiens avec le triumvirat cioccolato, nioccola et pistacchio, revenir pour le bacio et la stracciatella ; découvrir que la stracciatella est aussi un fromage, similaire à l’intérieur de la burrata ; apprendre à un adulte qu’un pruneau est une prune séchée ; voir des regards dégoûtés quand on décolle un tronçon de banane séchée du reste du paquet…

… se faire reprendre tout un week-end sur la prononciation de Bruxelles et finir en combat de crécelle [ks] et serpent [s] ; penser aux gaufres en forme de poisson fourrées aux haricots rouges qui ont constitué mes petits-déjeuners à Kyoto, formées dans des moules en fonte que le cuisinier retournait à toute allure comme dans un jeu de babyfoot ; penser aux gaufres en forme de cœur à faire soi-même des buffets de petit-déjeuner des hôtels norvégiens, des pichets de pâte mis à disposition à côté de l’appareil ; entrer dans une pièce où l’on a fait griller du pain, ou encore mieux, y revenir et percevoir l’odeur après avoir baigné dedans s’en s’en rendre compte ; étaler de la marmelade de gingembre Fortnum & Mason sur une tartine à peine beurrée ; penser à Hugh Grant dans Coup de foudre à Notting Hill à chaque fois que j’enfile des lunettes de piscine pour découper des oignons ; ranger lesdites lunettes de piscine dans la cuisine, et le grille-pain dans le salon ; découvrir que le curry n’est pas une épice, mais un mélange d’épices, et comprendre que la proportion de coriandre explique que j’apprécie certains currys et d’autres pas du tout ; prendre « juste un bout » de gâteau et y revenir ; faire pareil avec le fromage, découpé en fines lichettes ; se faire charrier par sa belle-mère parce qu’on laisse échapper des « hummm » de plaisir quand on mange, souvent, plusieurs fois par repas ; ne plus réussir à ne pas l’entendre pendant quelques jours ensuite ; écouter le bruit du silence…

… penser sans les utiliser à certaines expressions empruntées (faire ses ablutions, punks-à-chien, aïe-donc) ; avoir attiré les regards de passants en posant en pointes en divers lieux dans Paris ; détester avoir le cou serré par les T-shirt à col rond ; rire rétrospectivement d’avoir laissé filer à l’impression un « tagédie antique » en titre de chapitre, comme si Sophocle et Euripide étaient cuisinés en tajine ; savoir qu’on a demandé en prenant de mes nouvelles si j’essorais toujours mes carottes râpées quand elles baignent dans la sauce ; découvrir qu’un parent d’élèves est en réalité une ancienne copine perdue de vue ; au restaurant, étudier la carte des desserts avant de choisir un plat en rétroplanning ; aimer les jeux de mots dans les menus, et en imaginer des thématiques ; goûter méthodiquement chaque plat d’une carte ou, au contraire, prendre systématiquement le même (poulet ou canard à l’ananas au restaurant chinois dans mon enfance) ; se concentrer et imaginer la saveur d’un met pour déterminer si c’est quelque chose qui nous fait envie dans l’instant ou si on en aime l’idée parce que cela correspond à nos goûts répertoriés ; faire des incartades à ses goûts et développer un crush sur telle robe rouge à petites fleurs blanches alors qu’on déteste les motifs fleuris ; porter des talons même si l’on est grande (de toutes façons on dépasse déjà) ; voir les hommes en erreur 404 parce qu’on a mis des collants résille ou de grandes chaussettes avec une minijupe ; compter ses culottes en étendant le linge pour savoir combien de jours on a tenu entre deux lessives ; faire découvrir à sa mère qu’on peut refaire les paires des chaussettes au moment de les mettre sur le fil plutôt qu’en les récupérant sèches ; plier ses affaires différemment de son conjoint ; sentir un peu de lui sur soi quand le vêtement a été lavé avec sa lessive…

… se faire houspiller par le hibou vert parce qu’on n’a pas fait son Duolingo du jour ; voir le cœur s’envoler quand on double-tap sur une photo sur Instagram ; se refuser à tout liker mécaniquement sous prétexte que ce sont des publications d’amis ; s’étonner qu’une jeune femme littéraire n’ait aucun sens du cadrage ; s’entendre dire qu’on n’est pas photogénique par une photographe qui a dégainé le téléphone pour un cliché souvenir et s’étonne de ce qu’elle voit sur son écran ; s’entendre dire qu’on est une « perfectionniste négative » et être d’accord, le croire, même ; avoir lu tous les tomes autobiographiques de Simone de Beauvoir, mais pas Le Deuxième Sexe ; se demander si on pourrait être aussi « douée pour le bonheur » qu’elle ; ne pas se remettre des épithètes homériques dont elle affuble ses proches dans ses lettres à Nelson Algren (poor Sartre, the ugly woman)…

16 avril

… lécher la spatule une fois que le gâteau est au four ; racler son assiette jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un mikado de traces ; lécher son assiette quand personne ne nous regarde ; tenir des couverts parfaitement balancés, ni trop légers ni trop lourds, les fourchettes avec des fourches qui contiennent une belle quantité sans qu’on risque pour autant de s’y empaler, les cuillères avec des bords qui ne remontent pas trop, pour que le métal n’entrave pas le léchage ; retourner la cuillère dans sa bouche avant de la ressortir pour mieux la lécher ; goûter dans l’assiette de son voisin ; partager des plats pour en goûter deux fois plus ; être satisfait de son choix une fois que le plat arrive devant soi au restaurant ; casser les pattes métalliques des bouchons de bouteille à vis, les glisser à l’intérieur et les secouer sur la nappe comme si on était un prestidigitateur arnaqueur, prenant les paris pour localiser la boule rouge ; marcher sur les lattes du pont des Arts en s’imaginant sur un ponton au bord de la mer ; mépriser, tolérer ou s’amuser de la pratique touristique kitsch des cadenas d’amour, les histoires éternelles d’une lettre + une autre cisaillées par la Mairie de Paris ; voir les diamants de l’eau se refléter sur les palissades vitrées ; parcourir les quais de Seine en se disant que Simone de Beauvoir les a aussi arpentés à une époque ; s’approcher de la Seine en crue, les arbres noyés jusqu’à la taille, le paysage modifié par l’eau bourbeuse comme un jour de neige ; lever les yeux éblouis vers le feuillage miroitant des peupliers au vent et au soleil ; entendre un parent avancer l’étymologie douteuse de cet arbre qui « peut plier »…

26 avril

… pleurer de soulagement ou d’une autre émotion peu identifiée ; manger trop de cookies avant l’heure du dîner ; faire infuser un thé qu’on vous a offert ; sentir ses onglets mentaux se fermer et libérer de la RAM à mesure que l’on range ; avoir lu tous ses flux RSS, répondu à tous ses mails ; recevoir un faire-part de mariage épargné par le kitsch ; se réjouir d’une soirée annulée, qui ouvre un espace de liberté non planifiée ; constater à l’épaisse couche de poussière retirée qu’on n’a pas passé le chiffon pour rien ; sentir l’odeur de l’aimé absent sur son oreiller ; recevoir une lettre de vœux faite maison — par un adulte, geste compte triple ; se livrer à une nouvelle cueillette, ou razzia, à la médiathèque ; mettre une part de gâteau dans du papier d’alu pour que l’invité reparte avec, en plus de la recette ; recevoir des messages d’encouragement, être accueillie à la sortie d’un examen ; recopier des extraits de livres empruntés avant de les rendre ; finir un article de blog…

…

Et vous, qu’est-ce qui vous manquerait le plus si tout cela devait disparaître à jamais de votre vie ?

Au plaisir de lire vos enthousiasmes en commentaire.

Journal de lecture : Vigile

Troisième lecture d’affilée écrite à la deuxième personne, tu ne trouves pas ça étrange ? Cette fois-ci, Hyam Zaytoun s’adresse à son mari présent-absent : un arrêt cardiaque et trente minutes de massage paniqué ont débouché sur un coma et probablement un cerveau endommagé. À partir de là, Vigile se fait récit d’amour et de détresse : c’est la parole continue dont l’absent se trouve enveloppé pour rester présent, rapportant et redoublant les paroles prononcées à son chevet, à l’hôpital, sans savoir s’il peut les entendre.

C’est étrange, tout de même, comme mes lectures trainent à l’hôpital ces derniers temps, Vigile après À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, et Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce dont le début lui aussi narre à la deuxième personne le temps où la conscience de l’interlocuteur s’est absentée.

Journal de lecture : Le Nom secret des choses

Bruits de Paris orchestrés dans l’incipit, modulations imperceptibles mais signifiantes dans la voix… Blandine Rinkel possède un sens de l’observation sonore qui m’a plus d’une fois surprise au cours de ma lecture. Je me suis fait la remarque que ce sont des choses qu’aurait pu relever le boyfriend ; ça m’étonne à chaque fois parce que ça échappe à ma sensibilité, beaucoup plus visuelle, olfactive et tactile.

Tiens, encore un roman à la deuxième personne, après Odyssée des Filles de l’Est. Sauf qu’ici, il est moins question d’identification que de dissociation : la narratrice se parle à elle-même, à la jeune fille qui n’avait pas encore changé de prénom, jeune fille qu’elle est et qu’elle n’est plus. Blandine-Océane.

La dernière partie sur le dédoublement nominal m’a un peu perdue, mais j’ai beaucoup aimé le récit de découverte parisienne, à la fois géographique et sociologique. J’ai eu l’impression de retrouver ma ville à distance, avec un décalage que je suis bien plus en mesure de percevoir depuis que j’ai déménagé pour Roubaix. La vision de la provinciale transfuge de classe m’a en revanche parfois semblée caricaturale dans son attachement à découvrir l’extrême opposé, comme si tout Paris relevait de la grande bourgeoisie. Probablement qu’en en étant plus proche, ce milieu fascine moins ; on évacue ses attitudes d’autoparodie comme faisant partie du décor et on n’a plus vraiment l’idée de s’y attarder. Que cela me semble étrange est probablement révélateur de ma chance.

On sait que le roman ne s’en tiendra pas là, parce qu’il est un personnage qui nous a été présenté avant d’être écarté ; son heure n’était pas encore venue. Mais on savait qu’elle viendrait, Elia. Puis quand l’amitié est arrivée, un autre hameçon nous a suggéré qu’on n’en resterait pas là, une mention de grain de beauté sur le sein. Quand enfin la tension érotique a été évidente, la narratrice a tiré un coup sec sur la ligne : il n’y aurait jamais de sexe entre elles. Alors quoi ? Blandine Rinkel a l’art de la tension narrative, qui s’installe en désamorçant des attentes précédemment installées (très bene gesserit, tout ça)(notez la subtilité avec laquelle je vous annonce ma lecture en cours).

L’amitié qui n’en est pas une, qui est quoi ? Ce genre de relation me fascine depuis que Melendili m’a dit que c’était ce qu’elle aimait dans Mad Men, ces relations qui n’ont pas de nom, qui échappent aux étiquettes d’ami, amant, collègue, subalterne. Forcément, je lui ai envoyé cet extrait :

Ah oui, l’amitié, vraiment ? Sinon, comment nommer cela ?

Tu sais aujourd’hui qu’une relation est importante quand elle neutralise le langage : c’est quand il te manque le mot pour la dire que tu la mesures. Ainsi Elia et toi viviez-vous une relation trouble, un rapport de terrains vagues dont, des années après, tu ne connais toujours pas le nom.

Votre relation était une bizarrerie pour beaucoup, à commencer par vous. Quel soulagement c’eût été de pouvoir la ranger sous le terme d’amour — votre amitié n’avait de nom que celui de scandale.

Tout ce désir sans sexe, sans retombée, a quelque chose d’incandescent, qui me semble désirable, probablement parce que ce n’est que ça, du désir qui persévère dans son être. Ce n’est pas tenable, semble suggérer la suite du roman ; quel dommage. Alors, ça retombe, le roman, mon attention, quelque chose comme un regret, une incompréhension, le romanesque a fugué, on finit en mineur, tonalité grise, fade ou mystérieuse, quand le tu rejoins le je.

Journal de lecture : Odyssée des filles de l’Est

L’Odyssée des filles de l’Est commence par une scène d’attente à la préfecture, où il est question de grenouille, de poisson et de gargouille. Je ne pensais pas qu’une scène d’attente à la préfecture pouvait être drôle ; Elitza Gueorguieva me prouve que si. Le délire méta en moins, j’ai un peu eu l’impression de retrouver le ton de Nina Yargekov dans Double nationalité  :

a) survolté,
b) fantaisiste,
c) cynique.

Il y a des a) b) c) un peu partout comme ça dans le récit. Des listes impayables, aussi. Et des running jokes, telle la répétition de ta mère n’est pas là qui se charge des implications les plus diverses selon qu’il est question de gérer la dame de la préfecture, ne rendre de comptes à personne, fumer un joint, savoir auprès de qui s’excuser.

L’Odyssée des filles de l’Est, si on reprend ses esprits, c’est le récit de deux Bulgares en France : Dora, quarantenaire contrainte à la prostitution… et une étudiante qui n’a pas de nom, car la narration la concernant se fait à la deuxième personne. Forcément, toi lecteur d’un roman publié aux éditions Verticales, tu t’identifies à l’étudiante… qui hallucine des stéréotypes attachés aux filles de l’Est et y consacrera son mémoire universitaire, intitulé « Odyssée des filles de l’Est » — ah bah si, finalement, y’avait un brin de méta.

…

Selon qu’il est question de l’une ou de l’autre, de l’étudiante ou de Dora, le même ton ne produit pas le même effet. L’ironie est tantôt drôle, tantôt décapante. Tantôt ça amuse, tantôt ça glace-grince, mais toujours ça dépote, ça c’est sûr. Aperçu des deux facettes sous forme d’extraits.

La vie d’expat’

Tu te trompes souvent. Tu remplaces très par grave dans une phrase au registre soutenu et tu dis bien à toi à très voisins de palier. Des faux amis rendent ton vocabulaire imprécis ou impressionnant selon la situation.

[Elle] est chargée par la Ligue des Bulgares à chien de t’accompagner dans la lutte contre l’administration française et de t’acheter des croissants et d’autres spécialités gastronomiques à un euro.

Puis elle te présente […] à leur berger bulgare Убиец, autrement dit Assassin en VO, mais surnommé Quiche en français.

Dans une autre liste des merveilles : « Ça va ?, placé après bonjour, n’est pas une vraie question. »

Enfin, tu lui casses les oreilles avec tes listes des merveilles de France, alors que tout le monde s’en fout ici, parce que les boîtes aux lettres sont rouillées, que les rues étant plaines de trous ton père vient de se fracturer la jambe en trébuchant dedans, que le nouveau gouvernement a fait coalition avec l’ancien et que ta mère vient de perdre son boulot. La situation t’échappe. Tu essaies de la consoler en lui mettant des chansons de Barbara : trop tristes à son goût, comme si la vie ne l’était déjà pas assez. Elle observe ta tentative pathétique de te créer un affect francophile, sans comprendre ces chansons à texte trop complexe. Elle comprend seulement que tu n’es pas vraiment revenue. Que tu ne reviendras probablement jamais. Qu’elle est en train de perdre une part d’elle-même dans un pays inconnu.

[TW] Violences sexuelles

Tu es flattée que quelqu’un daigne te parler, mais tu n’es pas certaine de lui avoir proposé de s’asseoir à ta table, ce qu’il est précisément en train de faire, il s’avance très sûr de lui avec ses petits pieds qui puent. S’agit-il d’un autre rituel local ? Deux kirs sont désormais posés devant toi. Le type s’appelle Thierry Enchanté et se met à postillonner quand il repère ton petit accent bulgare.

Les ellipses temporelles entre les phrases sont redoutablement efficaces : tristement drôles dans cette scène de drague lourdingue ; très perturbantes dans une autre scène, de sexe, avec un autre personnage masculin. On met du temps à réaliser que, le consentement passé sous ellipse, c’est un viol qui est narré sans être nommé — alors qu’il nous semble évident dans le cas de la première passe imposée à Dora. Elitza Gueorguieva fait apparaître une continuité entre la femme prostituée et l’étudiante stigmatisée, entre le pénal et cliché, l’acte et la projection.

Sans m’en rendre compte, j’ai surtout recopié des extraits concernant l’étudiante : ça passe mieux hors contexte. En voici quand même deux concernant Dora.

L’expérience n’avait duré qu’une minute et demie, ce qui équivalait à l’expulsion d’une fusée dans l’atmosphère ou à la durée de préparation d’un café, pas beaucoup en somme pour saisir ce qui de la vie s’était déplacé de manière imperceptible. Plus tard Dora apprendrait qu’elle venait de vivre un de ses meilleures passes, celle qui ne dure pas.

Déclinez votre identité. […] Dora essaye de comprendre ces trois mots qu’on lui adresse maintenant au quotidien. […] Ça s’appelle le racolage fantaisiste et on l’applique à toute personne qui se prostitue même dans les moments où elle ne se prostitue pas. Alors Dora a agrafé sa fausse carte de séjour à l’envers de sa veste, comme ça on perd moins de temps et ça fait rire tout le monde.

Journal de lecture : À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie

À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. Le titre-dédicace place haut la barre sur l’échelle du passif-agressif. En même temps, on n’est plus vraiment sur un constat d’ami-connard ; à ce stade, ce serait presque de la non-assistance en danger. Nous sommes à la fin des années 1980, Hervé Guibert est séropositif et l’un de ses « amis » travaille pour un laboratoire qui teste un vaccin, lequel vaccin ne fonctionne pas à plein (nous sommes à la fin des années 1980), mais semble offrir quelques mois de répit dans l’avancée de la maladie. Or l’ami, tout en se posant comme sauveur, ne joint jamais le geste à la parole.

Ça, c’est la fin du livre. Quand le temps du récit a rattrapé le temps de l’écriture. L’auteur s’accroche à cette ironie tragique pour clore son récit, pour rester vivant par la fiction qu’il crée, parce qu’il est dans la merde, comme il l’écrit — il meurt l’année suivant la parution de ce livre (qui n’est pas son dernier !). Avant cette pirouette romanesque qui donne son titre à l’ouvrage, c’est plus décousu. On pourrait dire que c’est : un témoignage de la maladie, de ce qu’on en connaît et en ignore à l’époque, du parcours médical qui se met en place une fois que l’auteur-narrateur a cessé de se leurrer sur sa possible contagion ; mais aussi : un récit fragmentaire de sa vie à lui, de son travail d’écriture, de ses amitiés (la catégorie d’ami semble englober indistinctement amis, amants et compagnons ; on prend les choses en cours de route, devinant puis comprenant au fur et à mesure qui sont pour lui Muzil, Jules et les autres). La forme est floue, les chapitres courts et nombreux ressemblent parfois à des entrées de journal, même si elles ne sont pas toujours datées et conjuguées comme telles. L’auteur n’a plus le luxe de s’assurer l’entièreté d’un récit rétrospectif au passé simple.

J’ai lu tout ça en me demandant pourquoi je le lisais. À la base, je me promenais dans les rayons de la médiathèque en me demandant à côté de qui je me trouverais si je publiais un livre (parce que pourquoi pas un petit fantasme narcissique pour créer une brèche dans les rayonnages serrés), mais la compagnie immédiate ne me disait rien et j’ai dérivé. Hervé Guibert est le premier nom connu qui est apparu. Étudiante à Paris III, j’avais lu un livre de lui sur la photo, qui m’avait fait forte impression — laquelle, je serais aujourd’hui bien en peine de le préciser, mais forte impression. J’ai aussi le souvenir de C. mentionnant À l’ami… même si je ne sais plus si c’était d’un point de vue uniquement littéraire ou littérature LGBT. Et peu importe au fond, puisque les recommandations amicales ne suffisent pas à elles seules à me convaincre d’entamer une lecture. Il doit y avoir autre chose, une occasion croisée. Peut-être était-ce un moyen d’ouvrir une fenêtre depuis ma précédente lecture, L’Été où tout a fondu, et d’offrir un sursis alternatif au personnage qui s’y suicide quand il découvre qu’est atteint du sida le mec qui, il n’y a pas d’autres termes du coup, l’a baisé (en connaissance de cause). Ou peut-être plus simplement cette forme de voyeurisme, de curiosité morbide (qu’est-ce savoir que se savoir condamné ?) était une manière d’exorciser la maladie devenue deuil, vécu par une amie proche. Je ne sais pas trop.

…

Je me suis vu à cet instant par hasard dans une glace, et je me suis trouvé extraordinairement beau, alors que je n’y voyais plus qu’un squelette depuis des mois. Je venais de découvrir quelque chose : il aurait fallu que je m’habitue à ce visage décharné que le miroir chaque fois me renvoie comme ne m’appartenant plus mais déjà à un cadavre, et il aurait fallu, comble ou interruption du narcissisme, que je réussis à l’aimer.

…

Totalement anecdotique, mais savoureux : à un moment, Hervé Guibert s’énerve contre un autre auteur et, parmi la flopée d’insultes, le traite de « diatribaveur enculeur de mouches salzbourgeoises » and I think it’s beautiful.