Lectures 2024

Janvier : Deux vies, d’Emanuele Trevi / Février : La Danseuse, de Patrick Modiano / L’Été où tout a fondu, de Tiffany McDaniel 🧡 / Mars : Naissance des fantômes, de Marie Darrieussecq / À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, d’Hervé Guibert / Odyssée des filles de l’Est, d’Elitza Gueorguieva ! 💜 / Le Nom secret des choses, de Blandine Rinkel / Vigile, de Hyam Zaytoun / Les cosmonautes ne font que passer, d’Elitza Gueorguieva / Avril : Le Sel de la vie, de Françoise Héritier / La Révolution du no sex, de Magali Croset-Calisto / Bleu de travail, de Thomas Vinau / Grapefruit, de Yoko Ono / Dune, de Frank Herbert (de mars à mai, en réalité) / Mai : Les Furtifs, d’Alain Damasio 🖤 / Nuits de noces, de Violaine Bérot 💛 / Le désir est un sport de combat, de Rébecca Lévy-Guillain / Nos puissantes amitiés, d’Alice Raybaud / Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ? ouvrage collectif 🩵 / Juin : L’Apiculture selon Samuel Beckett, de Martin Page / Hêtre pourpre, de Kim de L’Horizon / L’Odeur des pierres mouillées, de Léa Rivière / L’échec. Comment échouer mieux, de Claro / N’oublie pas pourquoi tu danses, d’Aurélie Dupont / L’Art d’être distrait, de Marina van Zuylen / Juillet : Tombée des nues, de Violaine Bérot / Sortir au jour, d’Amandine Dhée / À mains nues, d’Amandine Dhée / Éloge de la fadeur, de François Jullien / Dès que sa bouche fut pleine, de Juliette Oury 💛 / Et puis ça fait bête d’être triste en maillot de bain, d’Amandine Dhée / Ça nous apprendra à naître dans le Nord, d’Amandine Dhée et Carole Fives / La Petite Communiste qui ne souriait jamais, de Lola Lafon ❤️  / Août : Passagère du silence, de Fabienne Verdier 🖤 / Septembre : Les gens ordinaires ne portent pas de mitraillettes, d’Artem Chapeye 💙 / Utopies féministes sur nos écrans, de Pauline Le Gall / Octobre : Je souhaite seulement que tu fasses quelque chose de toi, d’Hollie McNish ❤️ / Dehors, la tempête, de Clémentine Mélois / L’exil n’a pas d’ombre, de Jeanne Benameur 💛  / Novembre : Profanes, de Jeanne Benameur 💛 / Tout brûler, de Lucile de Pesloüan / Elles vécurent heureuses, l’amitié entre femmes comme idéal de vie, de Johanna Cincinatis / Décembre : D’images et d’eau fraîche, de Mona Chollet / Le Cœur sur la table, de Victoire Tuaillon / Les Falaises, de Virginie DeChamplain 🩵  / Une trajectoire exemplaire, de Nagui Zinet / Triste tigre, de Neige Sinno / Le passé est ma saison préférée, de Julia Kerninon

J’ai consacré un article à part aux bandes-dessinées. Quelques tendances de l’année pour tous les textes au noir :

  • des autrices que j’ai découvertes cette année et dont j’ai lu au moins deux livres : Elitza Gueorguieva, au ton décapant ; Amandine Dhée que j’ai lue en série comme si chaque ouvrage était un gros post de blog ; et surtout Violaine Bérot, que j’ai direct inscrite dans la lignée de Jeanne Benameur et Claude Pujade-Renaud (Nuits de noces m’a wow) ;
  • des autrices dont je continue à lire l’œuvre : Jeanne Benameur (même si je commence à repérer des motifs et systématiques, cette narration de l’intime…), Lola Lafon (son roman autour de Nadia Comăneci ne pouvait que me plaire, il m’a plu), Mona Chollet, Blandine Rinkel ;
  • une thématique amitié : Nos puissantes amitiés, Utopies féministes sur nos écrans, Elles vécurent heureuses ;
  • une thématique sexe/amour : La Révolution du no sex, Le désir est un sport de combat, Le Cœur sur la table ;
  • une timide incursion dans l’univers queer : Hêtre pourpre de Kim de L’Horizon & L’Odeur des pierres mouillées de Léa Rivière ;
  • une plongée dans la SF : peu de titres mais beaucoup de pages puisque Dune et Les Furtifs sont deux pavés (qui ont des raisons de l’être) ;
  • seulement deux erreurs de castings Si j’avais su, j’aurais pas lu : Naissance des fantômes de Marie Darrieussecq et Danseuse de Modiano.

Hors catégorie :

  • L’Été où tout a fondu de Tiffany McDaniel, incroyable de maîtrise narrative ;
  • Dès que sa bouche fut pleine de Juliette Oury, complètement improbable, complètement réussi ;
  • Passagère du silence, autobiographie de Fabienne Verdier qui a étudié la calligraphie en Chine pendant dix ans auprès de maîtres écartés par la Révolution culturelle ; son parcours est ahurissant de dureté et de ténacité ;
  • Les gens ordinaires ne portent pas de mitraillettes d’Artem Chapeye, témoignage de première main sur la guerre en Ukraine par un intellectuel pacifiste qui s’est engagé dans l’armée ;
  • Je souhaite seulement que tu fasses quelque chose de toi, recueil d’Hollie McNish qui a la poésie prosaïque.
  • Les Falaises de Virginie DeChamplain, récit intime transgénérationnel.

Comme souvent, j’ai du mal à chroniqueter les lectures qui m’ont le plus plu. De peur de ne pas leur rendre justice, les longs extraits recopiés restent en brouillon. J’espère en sortir quelques-uns de là dans un futur proche. En attendant, je n’attends plus, et je publie ce bilan annuel de lecture. Sans statistiques sur la part des autrices, sans calcul des sommes astronomiques que mon abonnement en médiathèque m’a fait économisé, et surtout sans le diagramme pieuvre que j’avais commencé sur les liens explicites ou souterrains entre toutes ces lectures. J’ai à lire.

Bulles de BD 2024

Janvier
Comme un oiseau dans un bocal de Lou Lubie, toujours géniale dans la bichromie et le mélange de récit et d’essai.

Février
Coming in d’Élodie Font et Carole Maurel, récit d’un coming out à soi-même.

Mars-avril
Un trou de trois mois sans lire de bande-dessinées, puis c’est revenu.

Juin
Céleste (seconde partie) de Chloé Cruchaudet 💜
Proust depuis le point de vue de sa femme de chambre. J’avais déjà beaucoup aimé la première partie.

Juillet
Au-dedans de Will McPhail 💚
La vie gourmande d’Aurélia Aurita

Août
Amalia d’Aude Picault

Septembre
Brontëana de Paulina Spucches
La jeune femme et la mer, de Catherine Meurisse : j’aime toujours autant le trait et l’humour, mais le récit pour moi ne fonctionne pas cette fois.

Octobre
Peau d’homme d’Hubert et Zanzim 🧡
Blanc autour de Wilfried Lupano et Stéphane Fert

Novembre
Un si grand amour, histoire d’une rupture de Pauline Aubry 💛
Plusieurs fois, je me dis qu’il faudrait mettre en récit ce qui se trame d’enquête chez le psy, et cette BD est un peu ça, en partie. Cela m’a fait l’effet que Liv Strömquist semble faire autour de moi (mais pas sur moi).

Décembre
La Mer verticale de Brian Fresch et Ilari Urbinati
L’été du vertige d’Adlynn Fischer

(Les quatre dernières BD n’ont pas été empruntées mais lues sur place, entre les cours que je prends et ceux que je donne.)
(J’essayerai de mettre en forme les planches capturées en souvenir qu’il reste encore dans mon téléphone…)

Journal de lecture : Deux vies

Deux vies, d’Emanuele Trevi : ma première lecture de 2024… et un article resté en brouillon depuis près d’un an. J’avais croisé Emanuele Trevi dans La Librairie sur la colline d’Alba Donati ; le retrouver par hasard sur une étagère de la médiathèque dans la même collection que l’excellent L’Allégement des vernis m’a semblé un signe. Je l’ai emprunté.

Les deux vies en question sont celles de deux amis de l’auteur… que je n’aimerais pas avoir pour ami. Il a l’amitié âpre. Difficile de déceler de la chaleur dans les portraits qu’il dresse devant lui, devant eux, comme un étrange miroir, témoin scrupuleux plus que complice. Je ne peux pas vraiment dire que j’ai aimé l’ouvrage qui en résulte, l’affection ne relève pas du vocabulaire adéquat, mais l’écriture m’a retenue ; il y a de ces dissections de la psyché et de ses mystifications tortueuses…

…

Quand à être heureux, c’est
terriblement difficile, exténuant.
Cela équivaut à porter en équilibre
sur sa tête une précieuse pagode
de verre soufflé, ornée de clochettes
et de fragiles flammèches,
et à continuer d’accomplit heure après heure les mille
mouvements obscurs et pesants de la journée
sans qu’un seul lumignon s’éteigne,
qu’une seule clochette émette une note fêlée.

Lettre de Cristina Campo (citée en exergue)

C’est comme une antithèse à l’expression de Simone de Beauvoir ; on pourrait n’être pas « doué pour le bonheur ».

…

Please meet Rocco :

Drue et compacte, la masse inamovible de ses cheveux paraissait modelée et peinte sur sa tête, comme celle des marionnettes.

Toute fantaisie, jusqu’aux innocents losanges d’un pull-over, lui causait de l’embarras, m’a-t-il confié un jour.

L’efficacité de la description. Le mec te taille un costard-jacquard en deux deux. Et ne lésine pas sur la névrose :

Il avait une soif désespérée, dirais-je, du sens exact des mots, purifiés de toute leur ambiguïté […]. […] Rocco s’efforçait obstinément de simplifier, de nettoyer. Si l’anatomie humaine l’y avait autorisé, il aurait volontiers astiqué ses os et ses serfs à l’aide d’une brosse en fer.

Évoquer le vie de Rocco signifie nécessairement évoquer son infélicité et admettre qu’il appartenait à la troupe prédestinée des individus nés sous l’influence de Saturne.

Néanmoins, cette constellation de faits positifs, ou du moins normaux, se disposait autour d’une espèce de trou noir, capable d’absorber en son centre toute son énergie vitale, la transformant en un mal d’exister lourd, inerte, désespéré, qui l’amenait à voir dans l’avenir la répétition irrémédiable d’un présent insupportable. Il était assailli par des nuées de pensées, pareilles aux sauterelles de la malédiction biblique, dont il ne réussissait en aucune façon à se libérer.

…

À côté de ce Rocco torturé, il y a Pia… et quelques préjugés sexistes qui transparaissent. Pour notre auteur hétérosexuel, Pia est une « créature enchanteresse », forcément appréhendée par sa beauté ou son absence.

Pia, cette charmante ‘demoiselle anglaise’, si séduisante qu’elle n’a jamais semblé regretter la beauté qui lui faisait défaut […]

Elle était plutôt un être intense, dotée d’une âme réceptive et sensible, encline à l’illusion, se vexant facilement.

Difficile de ne pas soupçonner une pointe de rancœur inconsciente de n’avoir pas été considéré comme amant, même si rationnellement, évidemment, c’est beaucoup mieux comme ça, il n’est pas de la même étoffe que la « vermine » de Pia — terme apparemment utilisé par la principale intéressée pour ironiser sur ses choix amoureux peu judicieux.

Heureusement il y a de la malice dans le portrait de la « demoiselle anglaise »,

une sorte de Mary Poppins à l’envers, en rien pédagogique, dotée de dangereuses réserves d’incohérence et de susceptibilité étrangement associées à une douceur de caractère que son attitude ironique et malicieuse trahissait parfois de manière émouvante.

Cela sautait aux yeux, Pia était une créature bizarre, absolument non conformiste, un véritable trésor dans le désert social et la prison des convenances intellectuelles. Ainsi, tout en étant occupée par d’austères travaux de traductions de vieux textes religieux, tels que la Vie de l’archiprêtre Avvakum par lui-même, elle aimait écrire des scènes de sexe d’une façon très désinvolte, c’est-à-dire sans rien estomper quand ses personnages en venaient au fait. Comme toutes les personnes intelligentes qui s’efforcent de dénicher un équivalent crédible au sexe, elle optait parfois pour des moyens qui relevaient davantage de la pornographie que de l’égotisme hypocrite et bon marché qu’on trouve dans tant de romans pour dames, lesquels sont le seul lieu au monde où les bites se transformant en « membres » et autres agréments de ce genre . […] l’érotisme n’est autre qu’une censure adoucie par les lieux communs du racolage.

(Les scènes de sexe sont vraiment des passages casse-gueule dans les romans. Il faudrait une anthologie du pire et du meilleur.)

…

Quelques considérations sur la disparité des souvenirs et des traits humains, qui rend l’exercice du portrait si intéressant et difficile :

De manière inexplicables on associe à la photographie l’idée d’immortaliser, mais c’est une façon de parler erronée : plus que tout, la photographie, inexorablement liée à l’instant et au présent, nous rappelle notre nature transitoire et futile.

Plus on s’approche d’un individu, plus il ressemble à un tableau impressionniste, ou à un mur écorché par le temps et les intempéries […]. Si l’on s’éloigne, en revanche, ce même individu se met à ressembler excessivement aux autres. La seule chose qui importe, dans ce genre de portraits écrits, est de chercher la bonne distance, qui est la marque de l’unicité.

// La bonne distance pascalienne. // On n’y voit rien arassé. // Le monstrueux qui naît de trop de perfections rassemblées en un seul visage chez Théophile Gauthier, les traits qui s’entrechoquent, symptôme de la jettatura.

Par quel mystère enfermons-nous tant de traits aussi inharmonieux et contrastés, à l’image de vieux tiroirs où les objets s’entrassent en vrac sans le moindre critère ?

Un souvenir isolé peut être parfaitement gai et insouciant, comme une marguerite qui s’ouvre entre deux gelées.

…

Back to Rocco

[…] l’écriture stimulait chez lui deux de ses talents les plus dangereux et les plus destructeurs : l’art de se tourmenter pour des motifs futiles et celui d’être déçu par son prochain.

Plus tard seulement, alors qu’il n’était plus de ce monde, nous avons été nombreux à nous rendre compte que ces polémiques, ces entêtements […] étaient un moyen d’occuper le centre de l’attention et de réclamer cette affection dont il se croyait toujours créditeur. Il lui était impossible de percevoir une affection silencieuse et privée de manifestations tangibles. Et si le prix de ce qui lui était indispensable consistait à culpabiliser les autres alors qu’ils se sentent coupables !

Nous croyons être malheureux pour une raison ou pour une autre, sans nous rendre compte que c’est justement l’infélicité qui produit en permanence son théâtre de causes, lesquelles ne sont en réalité que des masques qu’elle adopte, et nous passons une bonne partie de notre vie — pas toute, espérons-le ! — aux prises avec des problèmes apparents : sentimentaux, créatifs, économiques…

…

Les deux vies ont pris fin quand l’auteur s’attaque à leur portrait, deux morts qui ont leur propre violence, Roco décédé dans un accident de moto, Pia à la suite d’une maladie neurodégénérative. Peut-être que ce livre est un hommage en même temps qu’un pillage. Peut-être que leur rendre justice, c’était de ne pas les épargner.

[…] lorsqu’elle parle d’une maladie, la littérature se contentera de la transformer en une maladie sans nom, la seule qu’on puisse proportionner dignement à cet unique entrelacement de destin et de caractère, de contingence et de nécessité, qui donne vie à un personnage.

Rocco avait trouvé une façon de se tenir à l’écart des gros problèmes ; l’infélicité et la joie de vivre avaient repris leur rythme acceptable de systoles et diastoles.

[Nous dépensons de l’énergie] pour repousser d’obscures menaces, pour chercher un équilibre instable entre des forces contraires, pour fuir le destin que nos parents ont souhaité pour nous. Nous ne nous en rendons même pas compte, pourtant, lorsque nous nous sentons fatigués, nous ne devrions pas songer uniquement à ce que nous avons fait, mais au travail obscur de soustraction et de renoncement que nous coûte notre propre consistance en état de veille ou de sommeil.

[…] la volonté de s’installer à la campagne, lorsqu’elle n’est pas dictée par une nécessité pratique incontournable, m’est toujours apparue comme une automutilation délétère. J’ai beau passer la plupart de mon temps enfermé chez moi, j’ai besoin de savoir que la ville est là, dehors, avec son enchevêtrement infini de possibilités et de désirs, de mauvaises odeurs et de beautés involontaires, et j’ai tendance à attribuer aux autres mes propres besoins.

Si elle n’était plus en mesure de prendre soin de son jardin, c’était le jardin maintenant qui prenait soin d’elle. Exactement ainsi : il l’attendait, non comme les morts, dit-on, attendent les vivants, plutôt comme un véhicule apprêté devant la porte […].

Pia Pera est entre autres l’autrice de Ce que je n’ai pas encore dit à mon jardin.

…

Les deux vies du titre apparaissent p. 106 et ne désignent pas celles de Rocco et Pia :

Parce que nous vivons deux vies, toutes deux destinées à s’achever : la première, la vue physique, est faite de sang et de souffle ; la seconde se déroule dans la tête de ceux qui nous ont aimés.  […] pendant que j’écris et tant que je continuerai à écrire ces lignes, Pia est ici, sa présence est aussi encombrante que la table à laquelle je suis assis, ou que la lampe.

encombrante… le choix de cet adjectif est assez emblématique de cet étrange rapport de l’auteur à ses amis.

[…] l’écriture est un moyen singulièrement approprié pour évoquer les morts et je conseille à tous ceux qui ont la nostalgie d’un être cher de s’y exercer : ne pas penser à lui, mais composer un écrit à son sujet ; on le constate vite, le défunt est attiré par l’écriture, il trouve toujours un [je n’ai pas photographié la page suivante, où se terminait cette phrase — le défunt trouve toujours un moyen de se manifester à nous, j’imagine, nous rappeler de lui des choses que l’on croyait avoir oubliées]

Une trajectoire exemplaire

Une trajectoire exemplaire de Nagui Zinet commence comme ça, catchy :

Les amours ratent, mais de peu, c’est ainsi que commencent les suivantes.

Tout le prologue est écrit à la deuxième personne du pluriel, histoire de se mettre simultanément à la place et à distance du grossier personnage qui dégueule sa focalisation interne :

Sur le trottoir d’en face, une femme attend, son téléphone à la main. Elle est brune, belle, et quelqu’un la possède, cela se lit facilement.

C’est dégueu, mais drôle aussi un peu, d’un humour noir qui ne me déplaît pas. C’est là en tous cas que je décide de lire la suite :

La conversation au comptoir semble ne pas s’arrêter, vous les égorgeriez bien, mais vous n’êtes pas un homme très tactile.

Le politesse du désespoir ou de la chouine, à vous de voir :

[…] vous êtes toujours ce gosse tirant vanité de son exclusion sociale à haute voix et chialant dans sa piaule.

…

Le prologue embraye sur un récit à la troisième personne, featuring le juge d’instruction qui se trouve en possession du journal de N., rédigé à la deuxième personne du singulier. Nous voilà mis en garde et rassurés : nous allons lire le journal d’un prévenu, l’errance de ce pauvre type va quelque part, l’auteur décline toute responsabilité en cas de propos misogyne ou raciste ou dégueulasse.

…

On est tenté de croire au début que l’emboîtement des récits n’est qu’un prétexte, pour passer tout un tas de faux-semblants sociaux au vitriol.

Elle prépare du thé. Tu n’aimes pas le thé. Elle sort des biscottes. Tu n’aimes pas les biscottes. Elle sort du jus de pamplemousse. Tu ne savais même pas que ça existait.
— Ça te va ?
— Parfait.

Lui, il est plutôt bibine et alcool fort, qu’il picole dans bar nommé L’Étrange. Quand t’es alcoolique et bourré, ça a un petit relent camusien.

Elle t’a donné le code de sa carte bancaire. […] Tu n’as jamais été aussi à l’aise financièrement. Et tu l’aimes de plus en plus. Tu essaies de te convaincre que ce n’est pas lié.

Tu profites d’un silence trop pesant pour aller fumer une cigarette dans le jardin et contempler cette pelouse sur laquelle tu n’as jamais pu jouer. Ta mère estimait qu’un enfant qui joue dans l’herbe est un enfant qui abîme l’herbe. Ce qui n’est pas dénué de bon sens. Puis tu vois une petite boule noire tout au fond, près de la cabane […] un chien. Tu t’approches et l’examines, il n’est pas bien vieux, et il s’amuse comme un fou à creuser un trou. Le veinard ! penses-tu. À ce moment précis, tu sais que tu n’aurais jamais dû venir.

Désormais, tes mensonges seront les mêmes pour tous. C’est ta nouvelle règle. Ta passion pour les vies parallèles s’en trouve contrariée.

La libraire porte une jupe et a des yeux verts. Tout cela lui va à merveille.

À la gare, tu regardes le tableau des TER puis celui des TGV.
Souvent, tu as soif d’aventures. Là, tu hésites entre Douai, Arras et Rouen. Un type se met à jouer du piano. Il ne joue pas si mal que ça, mais pourquoi joue-t-il ? Comme toujours, des gens le regardent comme s’il était Glenn Gould.

(À chaque référence lilloise, je suis surprise ; mais, c’est chez moi !)

…

Je ne prends plus aucun passage en note ensuite. N. devient de plus en plus méprisant parce que méprisable. L’inverse aussi, méprisable parce que méprisant. L’humour noir ne fait plus rire mais grincer, puis dégoûte et lasse. Le lecteur alors est mûr pour l’escalade, l’accident puis le meurtre délibéré. Le juge d’instruction nous récupère. Journal refermé, la trajectoire exemplaire est décapée de son ironie littéraire, devient très littéralement un exemple parmi tant d’autres de violence.

Alors tu es gênée d’avoir parfois ri goguenard avec ce pauvre type. Soulagée aussi que ça soit fini. En Googlant le roman pour trouver l’image de la couverture, tu tombes sur la photo de l’auteur, t’aurais préféré ne pas, parce que de nouveau, t’as l’impression que le cadre narratif n’était qu’un prétexte (à dégeuler sans se faire emmerder, en se faisant peut-être même encenser), t’as l’impression de t’être fait mettre en boîte.

Le passé est ma saison préférée

Le titre est beau. Il m’attire, comme m’attire le mélange d’essai et de récit à la première personne. Ça commence bien entremêlé, puis Julia Kerninon tire si fort le fil que soudain je me demande comment j’en suis venue à lire une biographie de Gertrude Stein. On finit par s’éloigner, on divague et ça se précise, je crois.

Gertrude Stein fait figure de maîtresse du passé qu’on réécrit pour s’écrire soi, prendre la place dont on rêve ou qu’on mérite (on hésite entre gros melon et petit rééquilibrage féministe). Le passé devient un présent dont on n’a pas pu se saisir, dont on se ressaisit — un passé qui n’en finit pas de passer, de rester présent. Ces considérations sont d’autant plus stimulantes qu’elles sont ancrées très concrètement dans la grammaire, dans l’expérience de l’autrice comme traductrice. J’aurais aimé que ce soit davantage fouillé.

Par exemple sur la conjugaison : Julia Kerninon souligne de fort intéressantes choses sur le prétérit, mais quid du present perfect ? Si le prétérit est bien cette île passée détachée de tout présent, alors le present perfect doit être une presqu’île menant ou revenant du passé, il doit y avoir quelque chose à y trouver.

J’aurais aimé aussi que les liens soient moins souterrains, des ponts plus que des tunnels. Car en dehors de ces archipels grammaticaux où le sens affleure, je me demande souvent quel rapport, quel lien ? Quand Julia Kerninon cite Deborah Levy, je me dis que leurs travaux se ressemblent, plaisants et pleins d’amorces intéressantes… qui ne vont nulle part. Je ne peux m’empêcher d’être déçue et m’en console comme je peux : la déception serait-elle plus stimulante qu’un tout bien ficelé qui s’oublie plus facilement ? On se retrouve avec un essai à transformer et finir soi-même, un essai FIY finish it yourself.

…

La raison d’être de la ponctuation est notamment d’aider le lecteur à associer correctement tous ces petits osselets, en les réunissant en groupes sémantiques, comme des kits de montage en sachets […]

Quand je la lis, régulièrement je m’égare, parce que je confonds les adverbes et les prépositions, je me trompe dans mon association des petits vocables américains, je favorise une hypothèse erronée et je remonte la mauvaise piste, et c’est seulement arrivée au dernier mot de la phrase, qui n’a sa place nulle part dans ma logique, que je comprends que j’ai fait fausse route, et je reprends au début. Être parvenue à faire une aventure non pas de son argument, mais de sa phrase elle-même, quel génie.

Ça a l’air mi-génial mi-imbitable.


[idéal de l’écriture comme] l’art performance qui nous propose de considérer des émotions comme le regret d’avoir donné, la honte de n’avoir pas pleuré, la honte d’avoir tort, l’hésitation, la fureur, la timidité, des émotions que nous connaissons mais qui dans la réalité ne nous arrivent jamais que par surprise. Nous n’avons pas le temps de nous y préparer, et l’instant d’après ce n’est déjà plus qu’un souvenir, même pas une expérience, un fragment de mémoire floue comme du verre flotté dont nous ne pouvons tirer aucune leçon. L’art performance et certaines pièces d’art conceptuel imaginent des installations qui reproduisent comme magiquement ces émotions, pour nous donner enfin une chance de les regarder en face, et d’y penser.

Et si j’aimais la danse précisément pour ça, pour l’incarnation d’émotions qui se laissent contempler ?


[la traduction] dans cet exercice, je suis plus proche des textes que je ne le suis même des miens […]. C’est comme une forme de lecture maximale.

(Déjà dans la copie j’éprouve une forme plus soutenue de lecture.)
Aimée aussi : l’idée qu’écrire cet essai était une manière de continuer à lire.


Ce qui me captive, c’est la façon dont le passé ne cesse de revenir à nous sous une forme nouvelle, comme s’il nous poursuivait ou nous devançait, comme s’il contenait déjà en lui tout ce qui se passerait après. […] pour les Grecs anciens, les rêves étaient des oracles prémonitoires, venant nous parler de ce qui est à venir, nous alerter, nous préparer, contrairement à notre croyance moderne qu’ils nous instruiraient plutôt sur le passé déjà vécu. […] C’est peut-être ça que dit le prétérit anglais souvent identique au présent : on dirait le présent, mais c’est le passé.

Les deux ne me semblent pas incompatibles. Notre lecture présente du passé constitue un moyen de nous projeter dans le futur.

J’essaie de dire que pour moi, le passé est là tout le temps, comme les morts, comme certains faits ayant eu lieu longtemps avant ma naissance continuent d’exister en moi, de se déployer en un fouet souple […]. Le limon met du temps à se déposer au fond du verre, à libérer l’espace et le regard.

Spontanément, j’aurais invoqué la boule à neige ; le limon fait plus sérieux. Le passé n’en finit pas de se relire. (Je l’ai découvert en écrivant des lettres de motivation, qui chaque fois relisent le même CV pour le faire aboutir comme nécessairement au poste convoité.)

Écrire sur ce qui s’est passé, c’est se ressaisir de ce qui nous a forcément échappé, et tenter de lui donner une forme lisible, une cohérence.

De fait, ça s’est rarement passé comme ça : ça s’est passé et on le raconte comme ça.

Les mots que nous choisissons, parfois à notre insu, composent une histoire aux dépens de toutes les autres.

Ça me défrise parfois, j’aimerais écrire en arborescence, à partir d’une même phrase développer deux paragraphes concomitants.

Dans l’élan d’écrire sur le passé, je crois qu’il y a toujours le désir conscient ou non d’imposer sa version des choses. Pourtant, quand un écrivain entreprend de le faire, il lui est impossible de prédire s’il va capturer ce passé, le neutraliser, avoir le dessus, avoir le dessus, ou au contraire devenir sa proie, et demeurer à jamais prisonnier de son propre récit comme d’une boule de neige.

Expérience similaire en écrivant le journal de ce blog : vais-je réussir à capter des moments et les archiver ? arrêter de les ruminer après avoir jeté sur eux un filet de mots (neutralisation réussie) ? détruire toute puissance et faire retomber le soufflé avec des phrases trop lourdes (neutralisation ratée) ? me laisser embarquer dans une narration ou des atermoiements interminables quand j’avais prévu d’en finir avec ?


Écrire un livre, c’est ce même mouvement circulaire que font dans les films les gangsters avec une pointe du diamant sur une vitre, sciant une issue au bord tranchant par laquelle ils espèrent passer la main pour attraper un trésor, une œuvre d’art dans un musée la nuit, au péril de leur honneur et de leur vie.

À tâtons, essayer de choper le truc.
Pour la circularité : dans Le passé est ma saison préférée le titre de chaque chapitre correspond aux derniers mots du chapitre précédent.


Il y a bientôt dix ans, j’ai soutenu un doctorat de littéraire, qu’on pourrait définir plus simplement comme un diplôme en patience.

[…] je pose le livre ouvert à côté de moi, je le cale avec la tranche d’Against Love de Laura Kipnis qui a exactement la bonne densité pour ça, et je tape mes notes pendant une heure ou deux.

Le graal. Il faudrait que je fasse des essais avec divers ouvrages de ma bibliothèque ; souvent je me sers de mon portable, en priant pour que le poids ne marque pas le dos du livre.