Takuboku, ceinture noire de nostalgie

Les Fumées de Takuboku ne sont pas des haïkus mais des tankas, une forme plus ancienne de poésie japonaise, qui obéit aussi à une construction syllabique précise (en 5-7-5-7-7 syllabes). Wikipédia m’apprend au passage que ce ne sont pas vraiment des syllabes, mais des unités phonétiques appelées more. More more please.

Ces considérations formelles ne sont pourtant pas celles qui me viennent à la lecture : les tanka originaux imprimés en regard de leur traduction plantent des torii bancales sur les pages, leurs trois lignes verticales comme des noren à la porte des restaurants. J’ai eu envie de tracer leurs longueurs inégales au stylo-feutre et de toutes les mettre bout à bout, comme une ribambelle de fanions soulevés par le vent, mais me suis fait prendre de court par la date de retour à la médiathèque. Des fois, je me dis qu’il serait plus créatif de prolonger une lecture par autre chose que des mots à son propos.

En trois lignes de Takuboku, le passé te met une petite claque spatio (partie II) temporelle (partie I). Autrefois, il y a trois ans, huit ans… et voilà que le pays se confond avec une jeunesse perdue. La locution revient si souvent que je l’ai cherchée et repérée dans la VO (ce sont les mêmes signes lorsqu’il est question de « son village », au cas où l’on douterait que le pays soit un foyer davantage qu’une nation). C’est un peu comme une énigme de Mickey Mag, sauf que la réponse ne se trouve pas en retournant le livre, il n’y a pas de linguiste pour m’expliquer pourquoi tantôt il y a et tantôt il n’y a pas ce galet refermé d’une boucle, que je soupçonne un moment d’être l’équivalent d’un point médian ou d’un pied-de-mouche (¶) qui sépare les mots ou les unités formelles.

…

Sur ce train le receveur
et soudain revoir
l’ami d’école d’autrefois

…

À la fin des vacances
la jeune enseignante d’anglais
n’a pas reparu

…

Je voudrais à nouveau m’appuyer au rebord
du balcon
de l’école de Morioka

Me revient l’image de la coursive extérieure d’une école où sont effectivement accoudés des élèves, mais impossible de me souvenir dans quel animé. Est-ce une architecture fréquente au Japon, les salles de classe sur plusieurs étages autour d’un patio ?

Au registre des questionnements culturels, je relève aussi  « l’odeur des mochis grillés » : ça se grille un mochi ? Comme des chamallows ?

…

Ces livres qu’alors nous aimions tant
pour la plupart
ont cessé d’être lus

Vous aussi vous visualisez une pile de Bibliothèques roses à couverture rigide défraichie ? (Il manque un mot pour désigner un anachronisme spatio-culturel.)

…

Comme une pierre
dévale la pente
je suis arrivé à ce jour-ci

…

Lui qui m’avait conseillé les œuvre de Su Feng
trop pauvre
dut quitter notre école

…

Mon cœur aujourd’hui encore
sent monter les sanglots
mes amis s’en sont allés chacun sur leur chemin

…

Celui qui calligraphiait si bien ses vœux
trois ans
que je l’ai oublié

…

Mes amies s’en sont allés de tous côtés
huit ans après
ils restent sans nulle renommée

…

Est-il mort le maître qui autrefois
m’a donné
ce livre de géographie

…

La balle
que j’avais lancée sur le toit de l’école
qu’est-elle devenue

…

La petite musique du marchand ambulant
comme si je pouvais recueillir
ma jeunesse perdue

Ce tanka a actionné la manivelle d’un orgue de Barbarie qui passait parfois au pied de l’immeuble de mon enfance (ou l’ai-je rêvé ?).

…

Le vert tendre des saules
en amont de la rivière
je le vois à travers des larmes

Il faudrait dessiner un saule dont toutes les lianes seraient le calligramme répété de ce tanka.

…

La pluie tombe sur la ville
je me souviens de gouttes
sur les fleurs violettes des pommes de terre

Ceci n’est pas une pomme de terre, certes.

J’ignorais que les pommes de terre fleurissaient. Fleurissent.

…

Quand je foule la terre de mon pays
pourquoi mon pas devient-il plus léger
et mon cœur si lourd

…

De retour au pays cette douleur en moi
la route a été élargie
le pont est neuf

…

À la fenêtre de ma classe
d’autrefois
une femme que je ne connais pas

De l’autre côté de la fenêtre > de l’autre côté du miroir

…

Une page de biographie à la fin du recueil m’apprend que Takaboku est mort à 27 ans seulement. Tout cette nostalgie qui semblait émaner d’un vieil homme, écrite par un vingtenaire ? Je me suis presque sentie flouée sur le moment, avant de me rappeler que le ressenti n’a pas d’âge, que peut-être à l’échelle de sa courte vue, c’était la même saison ?

Journal de lecture : L’exil n’a pas d’ombre

Quand je retourne les livres à la médiathèque, je regarde toujours ce qui vient d’être déposé sur les chariots. Un volume aux rayures caractéristiques des éditions Bruno Doucey a attiré mon regard : L’exil n’a pas d’ombre. J’avais bien identifié l’étagère occupée par Jeanne Benameur au rayon roman, mais je n’avais pas songé à aller la chercher au rayon poésie, alors que c’est d’une telle évidence lorsqu’on l’a lue !

 

Des mains qui caressent pour ne pas saisir, une femme qui lit en lien avec un homme analphabète… certains éléments font écho aux Mains libres ; j’ai aimé les retrouver. Ils prennent ici une autre ampleur, dans le désert, dans la marche d’une femme seule, suivie, sans être poursuivie, par un homme.

Les vers libres de Jeanne Benameur ont ouvert un espace lorsque je les ai lus dans le métro ; ils ont agrandi ma chambre lorsque je les ai lus au lit, avant de troquer la lampe de chevet contre la lumière plus faible de la mappemonde, transition vers les ombres. J’aurais du mal à en dire plus, alors je vais me contenter de recopier des extraits :

Je voudrais approcher.
Tout est loin.

J’essaye d’appeler des visages devant mon visage.
Je les dessine derrière mes yeux.

Il faut que quelqu’un vous regarde pour avoir un visage.

Il avance en posant son pied largement sur l’empreinte de son pied à elle. […] Il entre dans sa façon d’arpenter la terre. Il la connaît par le pied.

La voix ne fait qu’amener au dehors le silence du dedans. Le mot n’a plus d’importance.

De son pied nu, il couve la trace de la fille comme l’oiseau couve l’œuf. Depuis qu’elle a quitté le village, il marche derrière elle.

Il caressait sa propre ombre. Pour qu’elle ne le quitte pas.
L’ombre d’un homme, c’est précieux. Ça dit à l’homme qu’il existe sur la terre.
[…] Ceux du village riaient.
Pas elle.
Pas la fille au livre.
Elle lui donnait un regard au passage et ses yeux lui disaient aussi qu’il existait.

C’est quand elle dort qu’il l’apprend.

S’il savait voler, il serait là, au-dessus d’elle, très haut. […] Si haut que pour l’apercevoir, elle devrait pencher la tête en arrière, à l’équerre du cou.
Alors elle ne serait plus qu’un visage au-dessus du sable, qui scrute.
Et il pourrait la contempler.

(L’image est folle — la puissance d’un masque.)

À laisser le souffler aller et venir comme dans sa poitrine à elle, il est plus proche.

C’est ma joie qu’ils ne supportaient pas ?
Sans eux
ma joie.
Sans eux.
Une joie pour une fille toute seule.

Ils ont déchiré mon livre.

Moi je ne veux pas que le jour soit plein
avant même que d’être
Je veux que chaque jour soit neuf.
[…] Je nourris ma journée de rêves
et j’espère
en le sommeil.

J’ai abandonné les tâches de chaque jour
J’ai trahi mon corps de femme ?
J’ai regardé sans envie
le ventre rond
des jeunes villageoises.

Et neuf mon regard sur chaque chose
quand je revenais
de mes rêves.
C’est cela vivre.

Je peux dire que j’ai aimé
les gens à ma façon
Une voix parfois pouvait me garder
longtemps
dans ses parages
Je marchais dans le cercle de la voix

Ils ont déchiré son livre. Pourquoi ?
Elle voulait juste entendre les paroles sans les voix.

Mon cœur a connu l’allégresse.
J’ai marché légère.
J’ai traversé des lieux.
Je voyais chaque chose comme jamais je n’avais vu.
J’ai vu le sable
dans le sable
chaque grain distinctement.
J’ai vu le ciel
dans le ciel.
Le bleu
dans le bleu.
La lumière.

[…] Chaque chose est entièrement
une autre chose
et le monde n’en finit pas.
C’est ma joie d’aujourd’hui.

Je veux que ton corps ouvre mes mains.

Que veut celui qui appose ses mains tout autour du corps
d’une femme endormie sans la toucher ?

Viens, homme de la nuit.
Toi qui m’a approchée sans me réveiller
toi qui as respecté la limite de mes rêves
la limite de mon corps endormi
Viens.

Il faut que chacun de mes doigts apprenne la musique de
chacun de tes doigts inscrits.

J’écrirai les mondes et les mondes
dans le sable
et sur l’eau.
J’écrirai
ce qui ne se voit pas
ce qui ne se touche pas
Et tes mains borderont mon corps
pour que je ne me perde pas
dans l’immensité.

Journal de lecture : L’Odeur des pierres mouillées

L’Odeur des pierres mouillées, de Léa Rivière. J’ai ouvert cet étroit recueil gris dans l’allée de la médiathèque, et suis tombée là-dessus :

Elles refusent de se battre contre ce dont elles veulent se débarrasser.

Oh ? Mais comment alors ?
Juste avant :

Elles disent que combattre quelque chose c’est faire de cette chose un centre.
Qu’alors, d’abord, la combattre devient une habitude.
Puis que cette habitude mute en besoin. Elles disent que si combattre une chose devient un besoin alors on finit par avoir besoin de cette chose, par en faire, pratiquement, une raison d’être au monde.

J’ai lu encore un peu en amont et en aval, d’autres choses hétérodoxes, et des pierres et de la forêt ont surgi des clit, bites, butch, trans. Je me suis sentie étrangère à ce monde, j’ai reposé l’essai poétique sur le présentoir. Ce n’était pas pour moi.

Mais ça a continué à me trotter en tête, de loin en loin, et la fois suivante, j’ai pris le recueil, l’ai ajouté à mon butin. Et ce n’était pas pour moi, c’est vrai, pas tout. La dernière pièce « Amour municipal », où Lila et Léo s’asticotent dans une joute sex-textuelle, m’a complètement échappée — il me manque tout une culture dans laquelle je ne baigne pas, quasi la moitié des références et théories LGBTQIA, dont je n’ai que le versant mainstream.

Les premiers poèmes, en revanche, m’ont plongée dans un monde étrange, comme est étrange le sien propre qu’on voit depuis l’autre côté du miroir, de la rivière. On n’est pas tous doués pour ouvrir les yeux sous l’eau, on n’a pas forcément envie, ça fait peur, ça pique et ça déforme. Léa Rivière, elle, est dans son élément et nous y entraîne. C’est comme ça qu’elle lutte, avec des “Armes molles” (titre du premier poème), maniées par des “lesbiennes géologiques” sous la forme d’une litanie. Elles disent… et alors, le militantisme poétique.

Elles disent que le rôle est une forme de stabilisation, densification, épaississement ponctuel de certaines relations.

Alors que l’identité serait plutôt leur négation — le projet de faire du monde un plan neutre avec des choses distinctes posées dessus, supposées interagir vaguement dans un second temps : des chevaliers « dans la nature », des colons dans la jungle, des soldats dans la panade.

Les pierres, la forêt, la rivière, le lichen… toute la nature poétique est reprise comme environnement dans une approche éthologique, qui coupe toute idéologie à la racine pour la replanter — écologie poétique qui réunit le fait social et le fait naturel, sans avoir à rien déconstruire, sans laisser de ruines derrière soi, rien que de mortes animistes, avec une histoire à raconter.

Elles disent qu’elles sont la rivière quand elles sont dans son lit, que faire partie d’une rivière c’est être la rivière.

Elles appellent ça une métonymie géologique.

[…]

Elles disent qu’une rivière n’est ni juste de l’eau,
ni juste des rochers, ni juste des arbres, des poissons,
des insectes, des oiseaux, mais toujours seulement
une composition de toutes ces choses et d’autres corps
encore, un flot de relations qui se forment,
se déforment, s’informent.

[…]

Elles disent qu’elles ne peuvent pas parler de l’eau sans pleurer et que pleurer c’est ce qu’elles peuvent dire de mieux de l’eau.

Elles disent qu’une personne qui écoute est un monde et que le monde est une personne qui écoute.

…

Dans la forêt, il n’y a qu’un être qui devient, c’est en société qu’il faut louvoyer entre des pôles sédimentés — d’où ce “Je ne suis pas trans dans la forêt”.

TRANS c’est le nom de la distance qui me sépare d’un ensemble de fictions situées qui ont échoué à traiter mon cas.

C’est le nom de l’écart entre moi et ce qu’il aurait été plus simple que je sois, franchement ce qui aurait arrangé tout le monde.
C’est le nom de la fosse plus ou moins sceptique
installé entre moi et ce qu’on a commencé à me
demander d’être quelques mois avant ma naissance.

TRANS c’est le nom de ce que tu vois de moi tant que t’as pas appris à me voir moi.

Dans ce dernier cas, on peut remplacer trans par femme ou homme ou français ou étudiant ou tout autre étiquette générique, ça marche aussi. Toujours me reste cette perplexité : j’ai parfois l’impression que les personnes non-binaires croient plus fort que les autres en l’identité, comme en un point unique qui nous définirait et qu’il faudrait fuir (il y a d’ailleurs quelque chose en ce sens dans la dernière partie, sous le prisme des traditions nécessaires à leur réinvention). Je les vois poser les identités côte à côte, comme des cercles qui cernent et qu’ils s’emploient joyeusement à contourner, alors que j’ai toujours imaginé ça comme des cercles qui s’empilent et se croisent, dans une définition toujours à recommencer, un jeu d’anneaux à lancer. Lisant Léa et Kim et qui j’entends, je me dis : non, toujours pas ; mais aussi : ah d’accord. Je suis toujours à côté de la plaque tectonique LGBT+, mais j’ai l’impression d’échouer de mieux en mieux. …

“L’odeur des pierres mouillées”

to feel seen 
[…] Est-ce que je
deviens ce qu’on
voit de moi ?

Elle me colle un regard ou un
pronom en coin,
et mon genre a déjà changé.

[devenir ce que l’autre voit de nous] Honnêtement, ça a l’air épuisant à l’échelle cellulaire.

…

Découverte de nouvelles ligatures non-binaires. Cela me semble une formidable aire de jeu typographique.

Journal de lecture : Nuits de noces

De part et d’autre d’une nuit, j’ai lu Nuits de noces au pluriel, le destin en mots simples, en lignes légères pourtant chargées d’amour et de violence, de la mère de Violaine Bérot, narré à la première personne :

Depuis la disparition de mon père, j’assiste, impuissante, à la douleur de ma mère face à la disparition de cet homme follement aimé, qu’elle avait il y a très longtemps arraché à l’Église.
Leur histoire, je la connais surtout par elle qui l’a toujours racontée.
À partir de son interprétation, mais aussi de mes propres observations d’enfant puis d’adulte, j’ai voulu donner à entendre combien fut bouleversant de côtoyer de si près leur explosif amour.
Très vite m’est apparue cette évidence : il me fallait écrire depuis sa place à elle, ma mère, aussi incestueux que puisse paraître ce geste.

J’ai eu peur que cette première personne incestueuse perturbe ma lecture,
puis j’ai oublié,
puis j’ai compris,
Œdipe-Elektra qui évince et redonne place à une mère qui a craint de n’être plus que ça,
une mère,
et qui souvent s’y est refusée, cabrée, cassante.
Pour réparer être sa fille,
écrire à la place de la mère :

Parfois
ces enfants
je leur en voulais.

Mais j’anticipe.
Avant, il faut lire le destin, la défroque,
la gratitude d’un amour désintéressé, qui devient absolu,
qui devient fou,
qui devient mauvais, par peur de perdre qui est si bon,
les mots simples,
encore plus puissants
d’être si simples,
irréductibles.

J’ai trouvé ça follement beau,
alors je vous livre le squelette de cette histoire
à travers ces passages qui m’ont

qui font une histoire
qui ferait un formidable ballet,
comme celui que je n’ai jamais (qu’)imaginé
après la lecture de Mademoiselle Else.

J’espère que vous trouverez ça aussi beau que moi,
que vous irez lire la suite, l’avant, l’entre, les interstices.
Et j’ai pensé à toi, Dame Ambre,
que je ne connais pourtant pas,
j’ai pensé à toi dans ces histoires d’enfance, d’héritage,
de peur qui rend mauvaise,
et d’amour qui répare.

Chaque passage entre les points de suspension colorés appartient à un chapitre distinct, dont aucun n’est reproduit en totalité, loin de là.

…

Dix-neuf ans et demi j’avais
pas même vingt
et pourtant l’absolue certitude
l’instantanée certitude
lui
lui et aucun autre
lui, l’homme interdit
l’homme de messe
pour moi
rien que pour moi.

…

Pourtant à lui
au prêtre
à lui
en parler
je ne sais pas pourquoi
je ne sais pas comment
en parler c’est venu
c’est venu tout seul
de dire le père
les coups du père sur la mère
à lui, le prêtre
c’est venu naturellement
de pouvoir enfin en parler.

« Je vais t’aider »
il a seulement dit

Et ses yeux sur moi
ses yeux au tout dedans de moi
ses yeux jaunes
au plus profond de moi.

Je vais t’aider
et j’ai compris
je vais t’aimer.

…

Mais je voulais
que tout seul il le comprenne
je voulais que l’homme-prêtre
découvre de lui-même
effaré
émerveillé
son erreur
qu’il réalise
que Dieu et la Très Sainte Institution
non
mais moi
moi.

…

J’en devenais folle
et je hurlais
plus fort que ne hurlait mon père
de ne pouvoir jamais
cet homme
ni le voir ni le toucher
car le toucher enfin
le toucher
oh mon Dieu, toucher cet homme-là.

Cette peau
gaspillée
à ne pas le laisser s’en servir.

Cette peau
rien qu’à vous
consacrée
pauvre Dieu
qui n’en saviez rien faire.

…

Et soudain
la lettre.

Celle dans laquelle
il me l’annonçait
officiellement
me le demandait
« veux-tu
devenir
ma femme ? »

Et alors
ne plus
savoir
comment
on fait
pour
respirer.

…

Pas une simple nuit
mais une kyrielle
de nuits de noces
et se moquer
que ce soit la nuit ou le jour
et bien loin de la date des noces.

…

Fallait-il que je sois sotte
moi qui pour rien et avec personne ne voulait plus le partager
fallait-il que je sois sotte
de vouloir des enfants
qui feraient de lui leur père
et me le voleraient
[…]

Or
le voir père
lui
le voir père aimant
voir ce que c’est
un père
sans le coups
comprendre enfin ce que c’est
un père.

Lui
que tous avant appelaient
mon père
cela me mettait les larmes aux yeux
qu’il soit mainteannt
seulement pour nos enfnats
leur père.

…

[…] je ne le reconnaissais plus
et ça me rendait mauvaise
mauvaise autant que mon père […]

Nos enfants
me voyaient crier
puis ne me voyaient plus
ces enfants dont je ne voulais pas m’occuper
ne plus être leur mère

…

Mais
il suffisait
que sa main
ses doigts
se posent sur moi.

Il suffisait de cela
sa peau sur la mienne
ses yeux jaunes
pour que s’envole la panique
et l’angoisse
et la peur.

…

Mais j’ai ce putain de sang
de mon père et du père de mon père
ce putain de sang
[…] je prie pour que dans les veines de nos enfants
ne coule que son sang à lui
son sang de messe
rouge et joyeux.

…

Car l’avais-je imaginé cela
à dix-neuf ans et demi
vieillir auprès de lui
petite vieille et petit vieux
main dans la main
à nous faire de chastes baisers
[…] par l’un à l’autre réclamés
par l’autre à l’un donnés.

Grapefruit

Regarder une vidéo d’un bon quart d’heure n’est pas chose courante sur Instagram. Margaux Brugvin (et Melendili qui a reposté la story) m’a fait découvrir que Yoko Ono était une artiste contemporaine conceptuelle, et m’a donné envie de lire son livre Grapefruit (Pamplemousse) où sont regroupés ses poèmes-instructions. Comme la médiathèque de Roubaix est décidément bien fournie, j’ai pu y accéder en version bilingue.

…

Les premières pièces, articulées autour de l’ouïe, m’ont tout de suite plu. Elles sont décalées, m’ont enclenché un tas d’associations d’idées… je les ai trouvées stimulantes et poétiques.

A piece for orchestra

Count all the stars of that night
by heart.
The piece ends when all the orchestra
members finish counting the stars, or
when it dawns.
This can be done with windows instead
of stars.

La performance pourrait être instrumentalisée par Philip Glass. J’entends d’ici les énumérations numériques d’Einstein on the Beach

Tape piece III

Take a tape of the sound of the snow
falling.
This should be done in the evening.
Do not listen to the tape.
Cut it and use it as strings to tie
gifts with.
[…]

<3

Line piece

Draw a line with yourself.
Go on drawing until you disappear.

Félicitations, vous êtes devenus La Linea.

…

Puis la mécanique s’est enrayée — justement parce que les instructions sont devenues mécaniques, comme une liste de possibles qu’on déroule au détriment de leur puissance poétique ? ou celles de la partie Paintings m’ont parues moins poétiques parce que plus réalisables ? C’est aussi à ce moment, à peu près, que j’ai parlé de ma lecture au boyfriend ; ancien étudiant des Beaux-Arts, forcément, il connait — et trouve ça sans intérêt. Ai-je laissé mon enthousiasme être contaminé ?

A plus B painting

Let somebody other than yourself cut out
a part of canvas A.
Paste the cut out piece on the same point of canvas B.
Line up canvas A and canevas B and hang them
adjacent to each other.
You may use blank canvases or paintings or
photographs to do this piece.

…

Ma lecture s’est accélérée, un peu lassée. Le plaisir est revenu parfois, entre deux lignes, dans un éclair de joie sans orage, comme lorsqu’une fenêtre ouverte sur l’immeuble d’en face vous réfléchit brièvement un rayon de soleil.

Pea piece

Carry a bag of peas.
Leave a pea wherever you go.

Le petit Poucet meet la princesse au petit pois.

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Map piece

Draw a map to get lost.

J’ai pensé que c’était une consigne pour JoPrincesse et moi.

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Throwing piece

Throw a stone into the sky high enough
so it will not come back.

Et Magritte fut.

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Paper folding piece

Fold certain parts of a paper and read.
Fold a crane and read.

Ce poème-instruction-ci me donne envie de le réaliser, avec une feuille sur laquelle je l’aurais imprimé (passion mise en abyme). Je vois d’ici la grue en relief derrière le verre d’un cadre un peu profond, comme une petite boîte en cas d’incendie brisez la glace.

…

Quelques citations pépites glanées dans les textes-manifestes regroupés en fin d’ouvrage.

Happenings were first invented by Greek gods.

Coughing is a form of love.

Un artiste avait joué là-dessus en mêlant photos d’éternuements et photos prises pendant l’orgasme — impossible de remettre la main sur l’article (c’était probablement sur le blog Les 400 culs, désormais en accès restreint).

have you seen a horizon lately?
go see a horizon. measure it
from where you stand ans let us
know the length.

Il suffit de remplacer par un mètre de maçon ou de couturière le crayon du dessinateur qui apprend la perspective.

When a violinist plays, which is incidental: the arm movement or the bow sound?
Try arm movement only.

POV : un concert vu par un danseur

It is nice to maintain poverty of environment, sound, thinking and belief. It is nice to keep oneself small, like a grain of rice, instead of expanding. Make yourself dispensable, like paper. See little, hear little, and think little.

J’aime l’ambiguïté de ce little : peu ou petit ? L’économie de l’écriture rend la traduction difficile. Impossible parfois, comme dans la pièce light house, à la fois phare et maison faite de lumière. Les pieces même sont traduites par œuvre pour convenir à n’importe quelle discipline, mais je préfère l’aspect morcelé de la pièce, même si c’est moins générique. Des pièces à assembler dans le désordre pour remettre en marche la machine poétique.