Journal de lecture : L’Odeur des pierres mouillées

L’Odeur des pierres mouillées, de Léa Rivière. J’ai ouvert cet étroit recueil gris dans l’allée de la médiathèque, et suis tombée là-dessus :

Elles refusent de se battre contre ce dont elles veulent se débarrasser.

Oh ? Mais comment alors ?
Juste avant :

Elles disent que combattre quelque chose c’est faire de cette chose un centre.
Qu’alors, d’abord, la combattre devient une habitude.
Puis que cette habitude mute en besoin. Elles disent que si combattre une chose devient un besoin alors on finit par avoir besoin de cette chose, par en faire, pratiquement, une raison d’être au monde.

J’ai lu encore un peu en amont et en aval, d’autres choses hétérodoxes, et des pierres et de la forêt ont surgi des clit, bites, butch, trans. Je me suis sentie étrangère à ce monde, j’ai reposé l’essai poétique sur le présentoir. Ce n’était pas pour moi.

Mais ça a continué à me trotter en tête, de loin en loin, et la fois suivante, j’ai pris le recueil, l’ai ajouté à mon butin. Et ce n’était pas pour moi, c’est vrai, pas tout. La dernière pièce « Amour municipal », où Lila et Léo s’asticotent dans une joute sex-textuelle, m’a complètement échappée — il me manque tout une culture dans laquelle je ne baigne pas, quasi la moitié des références et théories LGBTQIA, dont je n’ai que le versant mainstream.

Les premiers poèmes, en revanche, m’ont plongée dans un monde étrange, comme est étrange le sien propre qu’on voit depuis l’autre côté du miroir, de la rivière. On n’est pas tous doués pour ouvrir les yeux sous l’eau, on n’a pas forcément envie, ça fait peur, ça pique et ça déforme. Léa Rivière, elle, est dans son élément et nous y entraîne. C’est comme ça qu’elle lutte, avec des “Armes molles” (titre du premier poème), maniées par des “lesbiennes géologiques” sous la forme d’une litanie. Elles disent… et alors, le militantisme poétique.

Elles disent que le rôle est une forme de stabilisation, densification, épaississement ponctuel de certaines relations.

Alors que l’identité serait plutôt leur négation — le projet de faire du monde un plan neutre avec des choses distinctes posées dessus, supposées interagir vaguement dans un second temps : des chevaliers « dans la nature », des colons dans la jungle, des soldats dans la panade.

Les pierres, la forêt, la rivière, le lichen… toute la nature poétique est reprise comme environnement dans une approche éthologique, qui coupe toute idéologie à la racine pour la replanter — écologie poétique qui réunit le fait social et le fait naturel, sans avoir à rien déconstruire, sans laisser de ruines derrière soi, rien que de mortes animistes, avec une histoire à raconter.

Elles disent qu’elles sont la rivière quand elles sont dans son lit, que faire partie d’une rivière c’est être la rivière.

Elles appellent ça une métonymie géologique.

[…]

Elles disent qu’une rivière n’est ni juste de l’eau,
ni juste des rochers, ni juste des arbres, des poissons,
des insectes, des oiseaux, mais toujours seulement
une composition de toutes ces choses et d’autres corps
encore, un flot de relations qui se forment,
se déforment, s’informent.

[…]

Elles disent qu’elles ne peuvent pas parler de l’eau sans pleurer et que pleurer c’est ce qu’elles peuvent dire de mieux de l’eau.

Elles disent qu’une personne qui écoute est un monde et que le monde est une personne qui écoute.

…

Dans la forêt, il n’y a qu’un être qui devient, c’est en société qu’il faut louvoyer entre des pôles sédimentés — d’où ce “Je ne suis pas trans dans la forêt”.

TRANS c’est le nom de la distance qui me sépare d’un ensemble de fictions situées qui ont échoué à traiter mon cas.

C’est le nom de l’écart entre moi et ce qu’il aurait été plus simple que je sois, franchement ce qui aurait arrangé tout le monde.
C’est le nom de la fosse plus ou moins sceptique
installé entre moi et ce qu’on a commencé à me
demander d’être quelques mois avant ma naissance.

TRANS c’est le nom de ce que tu vois de moi tant que t’as pas appris à me voir moi.

Dans ce dernier cas, on peut remplacer trans par femme ou homme ou français ou étudiant ou tout autre étiquette générique, ça marche aussi. Toujours me reste cette perplexité : j’ai parfois l’impression que les personnes non-binaires croient plus fort que les autres en l’identité, comme en un point unique qui nous définirait et qu’il faudrait fuir (il y a d’ailleurs quelque chose en ce sens dans la dernière partie, sous le prisme des traditions nécessaires à leur réinvention). Je les vois poser les identités côte à côte, comme des cercles qui cernent et qu’ils s’emploient joyeusement à contourner, alors que j’ai toujours imaginé ça comme des cercles qui s’empilent et se croisent, dans une définition toujours à recommencer, un jeu d’anneaux à lancer. Lisant Léa et Kim et qui j’entends, je me dis : non, toujours pas ; mais aussi : ah d’accord. Je suis toujours à côté de la plaque tectonique LGBT+, mais j’ai l’impression d’échouer de mieux en mieux. …

“L’odeur des pierres mouillées”

to feel seen 
[…] Est-ce que je
deviens ce qu’on
voit de moi ?

Elle me colle un regard ou un
pronom en coin,
et mon genre a déjà changé.

[devenir ce que l’autre voit de nous] Honnêtement, ça a l’air épuisant à l’échelle cellulaire.

…

Découverte de nouvelles ligatures non-binaires. Cela me semble une formidable aire de jeu typographique.

Journal de lecture : Nuits de noces

De part et d’autre d’une nuit, j’ai lu Nuits de noces au pluriel, le destin en mots simples, en lignes légères pourtant chargées d’amour et de violence, de la mère de Violaine Bérot, narré à la première personne :

Depuis la disparition de mon père, j’assiste, impuissante, à la douleur de ma mère face à la disparition de cet homme follement aimé, qu’elle avait il y a très longtemps arraché à l’Église.
Leur histoire, je la connais surtout par elle qui l’a toujours racontée.
À partir de son interprétation, mais aussi de mes propres observations d’enfant puis d’adulte, j’ai voulu donner à entendre combien fut bouleversant de côtoyer de si près leur explosif amour.
Très vite m’est apparue cette évidence : il me fallait écrire depuis sa place à elle, ma mère, aussi incestueux que puisse paraître ce geste.

J’ai eu peur que cette première personne incestueuse perturbe ma lecture,
puis j’ai oublié,
puis j’ai compris,
Œdipe-Elektra qui évince et redonne place à une mère qui a craint de n’être plus que ça,
une mère,
et qui souvent s’y est refusée, cabrée, cassante.
Pour réparer être sa fille,
écrire à la place de la mère :

Parfois
ces enfants
je leur en voulais.

Mais j’anticipe.
Avant, il faut lire le destin, la défroque,
la gratitude d’un amour désintéressé, qui devient absolu,
qui devient fou,
qui devient mauvais, par peur de perdre qui est si bon,
les mots simples,
encore plus puissants
d’être si simples,
irréductibles.

J’ai trouvé ça follement beau,
alors je vous livre le squelette de cette histoire
à travers ces passages qui m’ont

qui font une histoire
qui ferait un formidable ballet,
comme celui que je n’ai jamais (qu’)imaginé
après la lecture de Mademoiselle Else.

J’espère que vous trouverez ça aussi beau que moi,
que vous irez lire la suite, l’avant, l’entre, les interstices.
Et j’ai pensé à toi, Dame Ambre,
que je ne connais pourtant pas,
j’ai pensé à toi dans ces histoires d’enfance, d’héritage,
de peur qui rend mauvaise,
et d’amour qui répare.

Chaque passage entre les points de suspension colorés appartient à un chapitre distinct, dont aucun n’est reproduit en totalité, loin de là.

…

Dix-neuf ans et demi j’avais
pas même vingt
et pourtant l’absolue certitude
l’instantanée certitude
lui
lui et aucun autre
lui, l’homme interdit
l’homme de messe
pour moi
rien que pour moi.

…

Pourtant à lui
au prêtre
à lui
en parler
je ne sais pas pourquoi
je ne sais pas comment
en parler c’est venu
c’est venu tout seul
de dire le père
les coups du père sur la mère
à lui, le prêtre
c’est venu naturellement
de pouvoir enfin en parler.

« Je vais t’aider »
il a seulement dit

Et ses yeux sur moi
ses yeux au tout dedans de moi
ses yeux jaunes
au plus profond de moi.

Je vais t’aider
et j’ai compris
je vais t’aimer.

…

Mais je voulais
que tout seul il le comprenne
je voulais que l’homme-prêtre
découvre de lui-même
effaré
émerveillé
son erreur
qu’il réalise
que Dieu et la Très Sainte Institution
non
mais moi
moi.

…

J’en devenais folle
et je hurlais
plus fort que ne hurlait mon père
de ne pouvoir jamais
cet homme
ni le voir ni le toucher
car le toucher enfin
le toucher
oh mon Dieu, toucher cet homme-là.

Cette peau
gaspillée
à ne pas le laisser s’en servir.

Cette peau
rien qu’à vous
consacrée
pauvre Dieu
qui n’en saviez rien faire.

…

Et soudain
la lettre.

Celle dans laquelle
il me l’annonçait
officiellement
me le demandait
« veux-tu
devenir
ma femme ? »

Et alors
ne plus
savoir
comment
on fait
pour
respirer.

…

Pas une simple nuit
mais une kyrielle
de nuits de noces
et se moquer
que ce soit la nuit ou le jour
et bien loin de la date des noces.

…

Fallait-il que je sois sotte
moi qui pour rien et avec personne ne voulait plus le partager
fallait-il que je sois sotte
de vouloir des enfants
qui feraient de lui leur père
et me le voleraient
[…]

Or
le voir père
lui
le voir père aimant
voir ce que c’est
un père
sans le coups
comprendre enfin ce que c’est
un père.

Lui
que tous avant appelaient
mon père
cela me mettait les larmes aux yeux
qu’il soit mainteannt
seulement pour nos enfnats
leur père.

…

[…] je ne le reconnaissais plus
et ça me rendait mauvaise
mauvaise autant que mon père […]

Nos enfants
me voyaient crier
puis ne me voyaient plus
ces enfants dont je ne voulais pas m’occuper
ne plus être leur mère

…

Mais
il suffisait
que sa main
ses doigts
se posent sur moi.

Il suffisait de cela
sa peau sur la mienne
ses yeux jaunes
pour que s’envole la panique
et l’angoisse
et la peur.

…

Mais j’ai ce putain de sang
de mon père et du père de mon père
ce putain de sang
[…] je prie pour que dans les veines de nos enfants
ne coule que son sang à lui
son sang de messe
rouge et joyeux.

…

Car l’avais-je imaginé cela
à dix-neuf ans et demi
vieillir auprès de lui
petite vieille et petit vieux
main dans la main
à nous faire de chastes baisers
[…] par l’un à l’autre réclamés
par l’autre à l’un donnés.

Grapefruit

Regarder une vidéo d’un bon quart d’heure n’est pas chose courante sur Instagram. Margaux Brugvin (et Melendili qui a reposté la story) m’a fait découvrir que Yoko Ono était une artiste contemporaine conceptuelle, et m’a donné envie de lire son livre Grapefruit (Pamplemousse) où sont regroupés ses poèmes-instructions. Comme la médiathèque de Roubaix est décidément bien fournie, j’ai pu y accéder en version bilingue.

…

Les premières pièces, articulées autour de l’ouïe, m’ont tout de suite plu. Elles sont décalées, m’ont enclenché un tas d’associations d’idées… je les ai trouvées stimulantes et poétiques.

A piece for orchestra

Count all the stars of that night
by heart.
The piece ends when all the orchestra
members finish counting the stars, or
when it dawns.
This can be done with windows instead
of stars.

La performance pourrait être instrumentalisée par Philip Glass. J’entends d’ici les énumérations numériques d’Einstein on the Beach

Tape piece III

Take a tape of the sound of the snow
falling.
This should be done in the evening.
Do not listen to the tape.
Cut it and use it as strings to tie
gifts with.
[…]

<3

Line piece

Draw a line with yourself.
Go on drawing until you disappear.

Félicitations, vous êtes devenus La Linea.

…

Puis la mécanique s’est enrayée — justement parce que les instructions sont devenues mécaniques, comme une liste de possibles qu’on déroule au détriment de leur puissance poétique ? ou celles de la partie Paintings m’ont parues moins poétiques parce que plus réalisables ? C’est aussi à ce moment, à peu près, que j’ai parlé de ma lecture au boyfriend ; ancien étudiant des Beaux-Arts, forcément, il connait — et trouve ça sans intérêt. Ai-je laissé mon enthousiasme être contaminé ?

A plus B painting

Let somebody other than yourself cut out
a part of canvas A.
Paste the cut out piece on the same point of canvas B.
Line up canvas A and canevas B and hang them
adjacent to each other.
You may use blank canvases or paintings or
photographs to do this piece.

…

Ma lecture s’est accélérée, un peu lassée. Le plaisir est revenu parfois, entre deux lignes, dans un éclair de joie sans orage, comme lorsqu’une fenêtre ouverte sur l’immeuble d’en face vous réfléchit brièvement un rayon de soleil.

Pea piece

Carry a bag of peas.
Leave a pea wherever you go.

Le petit Poucet meet la princesse au petit pois.

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Map piece

Draw a map to get lost.

J’ai pensé que c’était une consigne pour JoPrincesse et moi.

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Throwing piece

Throw a stone into the sky high enough
so it will not come back.

Et Magritte fut.

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Paper folding piece

Fold certain parts of a paper and read.
Fold a crane and read.

Ce poème-instruction-ci me donne envie de le réaliser, avec une feuille sur laquelle je l’aurais imprimé (passion mise en abyme). Je vois d’ici la grue en relief derrière le verre d’un cadre un peu profond, comme une petite boîte en cas d’incendie brisez la glace.

…

Quelques citations pépites glanées dans les textes-manifestes regroupés en fin d’ouvrage.

Happenings were first invented by Greek gods.

Coughing is a form of love.

Un artiste avait joué là-dessus en mêlant photos d’éternuements et photos prises pendant l’orgasme — impossible de remettre la main sur l’article (c’était probablement sur le blog Les 400 culs, désormais en accès restreint).

have you seen a horizon lately?
go see a horizon. measure it
from where you stand ans let us
know the length.

Il suffit de remplacer par un mètre de maçon ou de couturière le crayon du dessinateur qui apprend la perspective.

When a violinist plays, which is incidental: the arm movement or the bow sound?
Try arm movement only.

POV : un concert vu par un danseur

It is nice to maintain poverty of environment, sound, thinking and belief. It is nice to keep oneself small, like a grain of rice, instead of expanding. Make yourself dispensable, like paper. See little, hear little, and think little.

J’aime l’ambiguïté de ce little : peu ou petit ? L’économie de l’écriture rend la traduction difficile. Impossible parfois, comme dans la pièce light house, à la fois phare et maison faite de lumière. Les pieces même sont traduites par œuvre pour convenir à n’importe quelle discipline, mais je préfère l’aspect morcelé de la pièce, même si c’est moins générique. Des pièces à assembler dans le désordre pour remettre en marche la machine poétique.

La belle vie dans des chaussettes mouillées

Thomas Vinau : j’avais noté ce nom suite aux extraits de Mathilde sur son blog Le journal des écumes. J’ai commencé à lire Bleu de travail alors que j’étais dans le sombre : le recueil s’est fait compagnon discret, à entrouvrir des fenêtres de beauté dérisoires et consolatrices. Puis il est resté un temps fermé sur son marque-page de fortune. Quand je l’ai rouvert, j’allais mieux : tout m’a semblé plombant, et je l’ai fini au pas de course, comme pour semer un poursuivant dépressif.

Pour vous donner le ton, le premier poème commence et finit comme ça :

Ça poisse sévère. On voit même pas le bout de son bras. On marche dans le vide. […] Là où ça coince c’est de comprendre que dans nos yeux naît le brouillard.

Dans le deuxième :

On se force à penser qu’il y a de la vie là-dedans. Des torgnoles. Des sourires. Des oranges. Des chaussettes.

Le recueil en est plein, de beau-labeur-douleur.

Je sais que les oiseaux n’ont pas d’épaules. Regardez-les rentrer leur cou. Faire le dos rond. Courber l’échine sous le jour. On dirait des hommes qui plient. Des questions qui s’enfoncent dans le sol.

On porte, quelque part, à l’intérieur de soi, ce que la vie nous a pris. On porte cette absence. […] Il est là le bagage. Dans ce qui manque. Dans ce qui est fini. […] Un sac de pierres vides sur les lombaires.

Extrait de « Les perles noires »

Alors je dénature en arrachant quelques bribes à la tristesse.

À travers la fenêtre je vois la branche qui tranche le grand bleu froid. Quelque chose a frémi. Quelque chose a surgi qui n’est déjà plus qu’une trace. Une gouttelette brillante qui tombe dans la lumière.

Aujourd’hui est le pain perdu de demain.

Cette même fatigue qui me rend si médiocre et qui te rend si belle.

Je fais comme tout le monde. Avec le ciel et sans les dieux.

Le secret est là, il faut fermer les portes lourdes et imaginer les trésors. Puis s’écorcher les ongles à tenter de l’ouvrir. Je vous souhaite de ne jamais y parvenir.

La vie, ça use les muscles. Le dos. Les rêves comme peau de chagrin. […] La vie, ça use les pierres. Les forêts. Les montagnes. Les étoiles. La vie, ça use même les déserts.

Extrait de « Et pourtant chaque matin »

[Il faudrait] Planter son nez là où ça sent.

Le vent se prend les pieds dans les feuillages. La lumière éclate de rire et se roule en boule dans la couleur. […] Une armée frémissante avance dans l’herbe rase. Elle n’existe pas. Elle ne sert à rien. Elle est là.

…

Ça mériterait un collage :

C’est une buse, encore fumante de son vol. Entre ses serres pend le corps mort d’une baleine.

Le jour qui tombe du bon côté de la tartine.

Un nuage posé dans le ciel comme un bouquet sur une table.

…

Défi : trouver un recueil de poésie sans aucun poème autoréférentiel.

Il y a l’usure des mots. Des mots de tous les jours. Des mots de petit jour. Des mots don on se sert, jusqu’à la corde. Jusqu’à la patine du sens. […] Simplement le poème ou le texte les remet au centre. Leur redonne une place. Un peu d’espace.

La proportion reste honnête. On remarque bien plus ces drôles de poèmes drôles d’oiseaux : des poèmes à chute. Pas des poèmes qui finissent sur une pirouette, un jeu de mot, non : des poèmes dont le sens s’épaissit et s’opacifie jusqu’à ce que la fin donne le coup de clé.

Il faut l’avoir vu faire pour comprendre.
[…] Ourler le néant noir du fleuve. Prendre son envergure.
[…] Sa victoire semble inéluctable. Mais, quelques minutes, plus rien. Il a disparu sans laisser la moindre trace de sa débâcle. Il faut l’avoir vu faire le brouillard.. La vanité de sa défaite. De sa disparition. Pour connaître la force d’un homme.

…

Ai-je été surprise de découvrir Manu Larcenet parmi les artistes à qui est dédié le recueil ?

Je te nous aime

Malmener la syntaxe, parti pris poétique des éditions Cheyne ? Après Je, d’un accident ou d’amour de Loïc Demey, je découvre Je te nous aime, d’Albane Gellé.

…

De la préface, je retiens surtout cette erreur d’impression poétique :

Problème d'impression : sur la partie droite du paragraphe, la presse a pesé et creusé les mots sans déposer d'encre Sur le coin de la page suivante, les mots manquants sont imprimés

…

Ça commence par un revirement narratif :

il
a perdu sa fille, il n’était pas très vieux. Sur la route un accident, il a perdu sa fille parce qu’il est mort.

elle
pour commencer se laisse enfermer par une profonde rancune

Un père qui meurt, sa fille qui se construit sans lui : j’ai sans le savoir emprunté deux livres qui commençaient ainsi en mars.

…

elle
son drame c’est de ne pas être intelligible quand elle se met à parler de trop ce qu’elle comprend.

Parler de trop comme être de trop. Ce qu’elle comprend trop bien. Un adverbe de déplacé et pfiou, c’est la justesse désordonnée.

…

elle
lentement enfonce ses doigts dans le sable de la plage, voudrait se rappeler le goût du sucre roux, sur l’étagère de la cuisine.

(Celui-ci, je voudrais trouver à l’illustrer.)

…

il
son présent est toujours chaud. Parler des choses d’aujourd’hui et pas de celles qu’on ne sait pas, c’est naturel pour lui.

…

il
avec son âge et son accent du sud parlait de Giono en même temps que d’amour sans rien entendre de ses silences à elle.

Cette surdité…

…

il
cherche des fuites, des armures, fait de l’humour, ça le protège et ça l’arrange, il tient les rênes.

Ça m’a rappelé quelqu’un qui n’est pas mon père.

il
pas les bons sentiments qui l’agitent au milieu, parce que la mort : sa préoccupation depuis le début. Un sac de monstres dans la tête, territoire privé, pas la peine d’y planter un arbre. Elle en a planté un.

Un sac de monstres dans la tête : définitivement quelqu’un.

…

elle
part dehors avec un il. Pourquoi les autres la regardent de travers, ne la voient pas. Elle s’inquiète, ça recommence.

Cette page (il y a un seul elle ou il par page) apporte confirmation de ce que je commençais à suspecter : il n’est pas une seule personne. Du père, on a glissé aux hommes.

…

il
c’est l’enfant dans l’homme qui prend toute la place, elle longtemps en pleure.

…

il
plutôt doucement, est arrivé dans sa vie. Elle a sorti des verres, sans savoir auguste quoi faire d’autre, s’est trouvée bancale, dans les mots prononcés. Il a dit on se reverra n’est-ce pas ? Elle n’a pas répondu.

Bancale, c’est exactement ça.…

il
lui écrit en cachette de la grande personne qu’il est devenu.

Tu crois qu’elle nous entend, cette grande personne ?

…

il
s’excuse de fatiguer les autres avec ses enthousiasmes de chaque seconde, pas elle, vraiment.

Là, ça fait sens, puis plus du tout. Je suis en errance syntaxique. Pas elle :  ça ne la fatigue pas elle, contrairement aux autres ? Il s’excuse auprès des autres, mais pas auprès d’elle ? Elle fatigue aussi les autres, mais ne s’excuse pas ? Ou pas vraiment ?

…

elle
en a marre des ils qui ne tiennent pas debout tout seuls.

Meuf, on est avec toi.

…

elle
en se retournant a vu, sans personne autour, des pas dans le sable qui rejoignaient les siens, s’en souviendra toujours.

…

il
avec elle, ne sait plus rien de ce qu’il savait avec les autres elles.

<3

…

elle
sait que leurs enfances se dresseront encore pour leur barrer la route. Elle voudrait bien voir ça.

Bagarre.

…

elle
désormais aime jeter à la poubelle,
est-ce pour avoir moins à porter ?

Elle pourrait m’apprendre.

…

elle,
de la tête vers le cœur, fait le chemin vers son bonheur, laisse en route deux ou trois ils, leurs monstres et leurs reproches.

Juste un pour moi. Sans reproches.

…

elle,
sait de lui parfois ce que lui-même ignore, où et quand ils se sont rencontrés, il et elle ne font pas toujours un, savent être deux.

Idem ici, mais c’est il qui sait d’elle.

…

il
pour elle n’est plus un il. Il est ce tu auquel elle je m’adresse désormais.

Oui, je vous spoile la quasi fin, mais elle boucle avec le titre, et c’est pour la bonne cause : vous donner envie de lire tout le recueil.