Juin 2024, journal

Samedi 1er juin

Remplaçante de remplaçante, je donne un cours one-shot avec les élèves de première année, à tâtons. Un radiateur grille-pain tente de faire monter les 17° du studio ; les élèves se stockent devant à leur arrivée. Autant dire qu’on a arpenté la salle à coup de grands pas glissés et sautillés avant de se mettre à la barre.  Ah, vous n’avez pas encore vu les dégagés derrière ? Et vous les faites face à la barre ? Alors, on va les faire devant et côté face à la barre ! Arrivés au milieu, je commence à les trouver chou, alors qu’on s’entraîne aux triplettes tous ensemble dans un grand cercle. Les sautillés rencontrent toujours un franc succès ; j’ajoute au bout deux petits tours en piétinant sur soi pour travailler la tête des tours, comme me l’a appris ma tutrice : ils n’ont jamais fait ça et s’en sortent très bien !

La seconde heure est occupée par un atelier sur la pantomime. On apprend quelques gestes ensemble et on sous-titre un passage vidéo pour qu’ils puissent ensuite inventer leurs propres histories par petits groupes. Ils se trucident à tout va, et semblent adorer ça. Comme ils ressuscitent facilement, je n’y vois pas d’inconvénient. À la question finale de savoir quel était le meilleur mime, je me garde bien de répondre, même si j’ai un faible pour le résumé éclair du Lac des cygnes avec princesse des cygnes, promesse d’amour, mariage et trahison.

Je leur souhaite un bon week-end et les enfants me demandent si ce sera moi la semaine prochaine — non — ou l’année prochaine, alors, est-ce que j’ai les deuxième année ? — non, non plus — mais est-ce que c’est moi qui choisit, qui ne veut pas être là l’année prochaine ? — non, je reviendrais avec plaisir, mais ce n’est pas moi qui décide, je ne suis que remplaçante — deux secondes de déception et ils sont en week-end.

Une fois le studio vidé, j’aperçois devant le radiateur grille-pain un sweat et un livre éventré par une lecture interrompue — tiens, les enfants d’aujourd’hui lisent encore les aventures des orphelins Baudelaire. Je ramène ces objets trouvés à l’orée du vestiaire, des mains s’en emparent, le livre était ouvert page 52, je précise. En repartant vers le studio, j’entends une petite voix s’exclamer « Elle est trop sympa » et mon petit cœur les trouve, eux, trop sympas.

L’après-midi, le remplacement concerne une classe de fin de deuxième cycle que j’ai déjà eu une fois — un bon groupe bosseur. J’entends mal un prénom et déclenche les rires en répétant, un peu incrédule, Huguette ? (Depuis que j’ai croisé des Lucien et Lucienne parmi les plus jeunes, je ne suis plus sûre de rien.) Huguette qui n’est donc pas Huguette le prend bien, elle serait capable d’en faire une running joke.

La fin du cours technique est joyeuse, un peu bordélique, avec des piqués sur une musique électro et un grand pas en manège qu’elles n’ont pas l’habitude de faire. Elles commencent à fatiguer alors je les rassure, il n’y a qu’un seul pas un peu difficile dans cet exo, dont je commence la démo : pas de valse en tournant… pas de valse… posé tour développé seconde… Ah bah, il est là ! s’exclame une élève. Le pas un peu difficile. Elles ne l’ont jamais travaillé, mais plus de peur que de problème, elles s’en sortent pas mal du tout. L’une d’elles restent même suspendue la jambe en l’air, surprise par son propre équilibre (j’adore ces moments).

On passe ensuite au travail des variations pour leur examen, et qu’est-ce que j’aime ce travail individuel d’accompagnement ! Les personnalités ont toute la place de se développer, et les difficultés propres à chacune mettent en évidence la cohérence d’une organisation corporelle qu’on ne faisait qu’apercevoir par bribes lors du cours collectif. J’embête chacune sur un terrain différent : monter sur la pointe et pas la carre pour L., trouver davantage de rotation dans tous les mouvements pour A., mettre moins de tension pour É. qui en finit avec le pied légèrement en serpette, définir le trajet des bras pour V., les habiter davantage pour L. et relever les yeux, pardi ! Son regard la déséquilibre, je ne la lâche pas, mais je mets du temps à comprendre qu’elle ne regarde pas tant par terre qu’en elle-même. C’est sur le trajet du retour que je le comprends : « Mais je regarde quoi, du coup ? » Elle demande quoi et pas : regard fovéal et non périphérique. J’aurais dû lui dire que c’est comme quand on attend quelqu’un sur le quai d’une gare : on ne scrute aucun point précis, mais on balaye l’espace pour y voir surgir ce quelqu’un.

Pendant la majeure partie du cours, A. semble sur la défensive quand je tente de lui donner des corrections… et se détend quand je lui suggère d’aborder sa variation d’examen avant la même présence folle qu’elle avait sur scène pendant le spectacle. À la fin des trois heures que nous passons ensemble, je sens qu’elle reçoit mes corrections non plus comme une critique, mais comme une tentative de ma part pour l’aider. Le dialogue est ouvert quand je lui explique que j’ai le même défaut qu’elle, les jambes arquées pour avoir forcé l’en-dehors sans la rotation adéquate, mais qu’on peut rééduquer ça avec de la patience, et que ça soulagera probablement son psoas douloureux (c’est de là que s’est engagée la discussion). Sans avoir la même morphologie ni le même caractère qu’A., je me suis un peu retrouvée en elle, dans l’impasse de progression où elle va vite se trouver, à être solide techniquement, solaire sur scène, mais mal placée, presque en-dedans à force de sous-exploiter son en-dehors. Est-ce donc ça, devenir professeur, tenter de donner aux élèves ce dont on a manqué, pour les voir briller ? Et s’en trouver nourri dans le même mouvement, comme si une réparation s’opérait ? J’ai l’impression de retrouver l’élan de mes années de conservatoire, non par procuration, mais par imprégnation, en étant à une autre place avec elles, mais dans la même vitalité.

Les dernières minutes s’éparpillent en étirements, rangement, conversation, au milieu de quoi L. me dit avoir adoré le cours, c’était génial — mais c’est vous qui êtes géniales, bordel, je ne dis pas bordel, je ne dis pas non plus le début, ça me surprend toujours autant que ça me ravit. Foncièrement heureuse avec le sentiment d’être à ma place, je traîne mes courbatures précoces à toute allure sous la douche puis à l’Opéra de Lille, où je renoue avec mon ancienne vie de balletomane-mélomane en assistant à la générale de La Chauve-Souris. Il n’y a personne pour poser une main sur mon genou pendant la représentation, mais il y a le velours des fauteuils, l’orchestre qui s’accorde, l’obscurité vivante de la salle, l’inventivité folle, follement joyeuse, de la mise en scène et, parmi les figurants, une danseuse croisée au cours la semaine passée.

Euphorie peu avant minuit, lorsqu’en discutant avec une ancienne camarade récemment diplômée, j’entrevois une solution possible pour ménager la chèvre et le chou (conservatoire et école privée) sans avoir à me dupliquer le samedi matin à la rentrée prochaine, ni à me dédire et mettre quiconque dans la panade. Dans cette perspective, je lui cède des cours plus rémunérateurs et récupère des cours moins éloignés de chez moi, sans éveil-initiation (l’idée de faire 1h20 de trajet pour me trouver à 9h face à 18 petits monstres me terrifiait un peu —dix-huit dans un studio de danse !). J’espère que ça pourra se faire, je sens à ce que ça dénoue en mois que c’est ce qui me conviendrait. Le sentiment de libération est tel que j’ai du mal à trouver le sommeil.

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Dimanche 2 juin

Rêve. Je me réveille (dans mon rêve ?) au moment où je me faisais draguer par Gaspard Ulliel. Je prends un car pour Saint-Rémy-lès-Chevreuse et, une fois dedans, ne parviens plus à me souvenir pourquoi… une histoire de remboursement lié à des transports… à une journée à Disneyland ? La gare ferroviaire et routière de Saint-Rémy a tellement changé, presque méconnaissable ainsi modernisée en espace souterrain ATM avec des portes coulissantes et des boutiques — dont une un peu tarabiscotée de matériel d’art et produits culturels. Il n’y a pas le DVD que je cherche, mais des pinceaux de calligraphie chinoise qui m’inspirent des usages érotiques, calligraphier sur le ventre avec les sécrétions transparentes récupérées un peu plus bas.

Du Preljocaj à la télé ! Je regarde Mythologies assise sur mon coussin jaune, par terre, comme un enfant au milieu de ses camardes, mais seule, adulte, simplement parce que je regarde si peu la télé qu’elle est éloignée du canapé jusqu’à l’autre mur. Ça me suffit généralement pour bitcher d’un œil distrait, mais là je veux voir, les gestes, les corps, la chorégraphie, j’ai besoin de me rapprocher, de rester assise, attentive, au milieu de la pièce sur mon coussin jaune, radeau d’enfance, de jeune adulte, depuis lequel je renoue avec ce plaisir un peu oublié de spectatrice — recevoir les images, s’en étonner, interpréter et changer d’hypothèse à mesure que les indices et les tableaux fluctuent.

Mauvaises herbes ou terrasse fleurie ?

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Lundi 3 juin

Une nouvelle fois, je me retrouve seule à un cours collectif, qui devient de facto un cours particulier. Cette fois-ci, c’est le cours de stretching postural et on travaille sur l’arabesque. La prof m’asticote puis, tenant ma jambe pour que je me concentre uniquement sur le buste, m’enjoint de me regarder dans le miroir : ce n’est pas une belle arabesque, ça ? De fait, c’est une belle arabesque, avec un dos joliment creusé que je ne m’étais jamais vu. Mon corps en est donc capable ; reste à en devenir moi capable, et à pouvoir reproduire la torsion qui me manquait au niveau des côtés. Je ne sais pas si la connexion neuronale-musculaire n’a jamais été établie ou si elle a seulement été « débranchée » suite à la hernie discale, mais il me faut le cours entier (et une manipulation pour détendre le carré des lombes, complètement réfractaire) pour convoquer le mouvement. Je n’y réussis qu’à grande peine, devant sans cesse lutter contre des mouvements parasites (décalage des côtés, rotation des épaules…), alors que la prof tourne à ce niveau aussi facilement que pour faire des non de la tête.

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Mardi 4 juin

Rêve. Je retrouve mon ex qui n’est pas ex, nous n’avons pas formellement rompu quoique cela fasse quatre, cinq mois que nous ne nous sommes pas vus, lui avec sa copine, moi avec le boyfriend. Il me fait visiter sa cuisine refaite, la salle de bain aussi, nickel, équipé, ça pue l’argent, la manière dont il en fait étalage, très arriviste, montre argentée au poignet, j’ai décidément changé de vie par rapport à lui. Nous nous essayons à fricoter, nous embrasser, mais ça ne prend pas, il ferait mieux de retrouver sa copine, factuellement, car je n’éprouve aucune jalousie, rien, il a cessé d’avoir une emprise affective sur moi, il faudrait seulement acter ce qui a cessé d’exister. // Bravo mon inconscient d’arriver à cette conclusion trois-quatre ans plus tard.

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Les maisons de Roubaix et des environs ont souvent des fenêtres arrondies en haut, l’arche soulignée par des briques de couleur. En bus, j’aperçois un immeuble plus récent que ces maisons typiques, où les fenêtres tout ce qu’il y a de plus rectangulaires sont surmontées par un petit arc de briques plus claires, sans autre soubassement que la tradition : les fenêtres ont des sourcils ! Il a suffi d’un décalage de vingt centimètres entre la fenêtre et son arche pour que s’y glisse cette poésie.

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On m’a donné rendez-vous au centre sportif Domyos pour d’éventuels cours de danse. Le lieu est une espèce de dystopie commerciale new age : on rentre dans un espace typer hangar avec d’un côté une cafétéria et l’entrée au club de sport, de l’autre un espace boutique non délimité, comme en libre service. Une femme se plante devant une caisse automatique, paye son dû, repart, pas de temps à perdre, pas de vigile ; les gens circulent là-dedans en sachant où ils vont, comme des voitures autonomes. Tous en legging : des clones en combinaison. Je me demande un peu ce que je fais là dans mon pantalon noir à pinces, i.e. le pantalon un peu informe que j’enfile comme un jogging un peu moins crasseux, un peu plus passe-partout — sauf ici, donc, où il est tout sauf neutre.

La prof avec qui j’ai rendez-vous me fait passer par une porte réservée aux collaborateurs et, après avoir traversé un espace de co-working dans lequel ça co-work chill, me fait découvrir la salle de danse, avec miroirs, sans barres. Je comprends immédiatement pourquoi la salle est utilisée pour les cours de yoga : la longueur qui fait face aux miroirs est entièrement vitrée et donne sur un plan d’eau artificiel, au-delà duquel quelques personnes baguenaudent sur des bancs et tables de pique-nique — une aire d’autoroute sans le passage des voitures. Le studio, très silencieux, est en soi apaisant. On y passe près d’une heure ou deux à discuter de ce qu’on pourrait y faire, de nos parcours, de comment on envisage les choses. C’est tellement autre chose qu’un entretien d’embauche, d’être sur un plan d’égalité, même s’il y a asymétrie. J’espère qu’on réussira à faire des choses ensemble ; il me plairait de revoir cette personne et de travailler avec elle.

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Mercredi 5 juin

C’est l’anarchie. Les enfants m’ont demandé si on pouvait réviser l’examen,  et les sentant un peu inquiets, j’ai fait l’erreur de dire oui. Je ne maîtrise plus rien. Ce n’est pas moi qui ai réglé les exercices, je ne les connais pas, et eux… les connaissent mieux les uns que les autres. À chaque fois que je demande à un élève de faire la démonstration de l’exercice avec les comptes (pour que le pianiste, qui n’est pas plus dans la confidence que moi, ait une idée de quoi jouer), c’est la foire d’empoigne : t’as oublié un dégagé, non on a changé mardi dernier, n’importe quoi t’étais pas là, en fait jeudi… Je m’emploie à les faire revenir à un silence plus fécond, sans avoir la présence d’esprit de revenir au cours que j’ai préparé et d’imposer ce dont j’ai la maîtrise. N’ayant pas l’initiative, je n’ai pas non plus le dernier mot. Tout le cours en devient laborieux, même quand la démonstration fait l’unanimité. Je réussis quand même à leur faire améliorer leurs pas de valse en tournant,  leur faisant répéter jusqu’à ce qu’ils passent en brossant par la première position, jusque-là escamotée. Ils pourraient progresser tellement plus vite s’ils n’étaient pas si dissipés ! Et avoir du plaisir à danser, au lieu d’être coincés dans ces temps de discipline inter-exercices. Un petit garçon très calme affiche un visage ostensiblement blasé par la situation ; je sais que je lui fais défaut.

L’agacement grandissant, je dois me retenir de rabrouer cette petite fille avec des facilités incroyables qui vient me trouver pour une fois de plus se lamenter qu’elle n’y arrive pas, alors qu’elle y arrive très bien, une fois sur deux, certes, mais c’est un pas nouveau, c’est normal. Son caractère geignard a tendance à m’exaspérer ; je dois me rappeler que c’est juste une petite fille en mal d’attention, juste une petite fille avec un besoin immense d’attention, auquel je ne peux ni entièrement céder (outre que ce ne serait pas lui rendre service, c’est pas possible avec le reste de la classe) ni tourner le dos. C’est là que je vois un manque crucial dans la formation : des notions de psychologie, pour savoir comment gérer certains comportements et quels comportements soi-même adopter, qui puissent réellement aider les enfants.

À la pause, une autre enfant demande à me parler : d’autres élèves ont mal parlé d’elle dans son dos pendant le cours. Une copine la rejoint, puis une autre et bientôt nous sommes un petit groupe dans le coin de la salle. Je les écoute attentivement, reçois leur parole, mais n’ayant rien entendu moi-même, ne veux évidemment pas prendre parti. J’ai en revanche ma responsabilité dans le bazar du cours ; je n’ai pas réussi à maintenir un cadre tel que ces commérages aient été impossibles pendant le temps du cours. J’apprends au passage que c’est le bazar chez moi et chez l’autre jeune prof, mais pas chez la doyenne, dont ils ont peur. On fait quoi alors ? On ne va quand même pas régner par la terreur…

D’un coup, la parole se libère. Une jeune fille me raconte : elle s’est fait crier dessus une fois et n’est pas revenue au cours la semaine suivante car elle en avait mal au ventre ; une autre : quand cette prof passe auprès de chaque élève pour corriger une posture, elle la saute systématiquement (et cette enfant qui n’a pas un corps particulièrement arrangeant se doute bien que ce n’est pas parce que sa posture est juste à chaque fois) ; une autre : elle m’a donné une seule correction depuis le début de l’année (être ignoré en cours est à la longue d’une grande violence ; je le sais et fais de mon mieux pour quand même établir un lien avec les élèves à qui je ne trouve pas spontanément quelque chose à dire)… Me voilà bien embarrassée : je connais cette professeure, ai moi-même suivi ses cours et sais d’expérience comment on peut être affecté par ses sautes d’humeur. Et je suis adulte, je sais que son ton parfois cassant n’est pas dirigé contre moi ni contre personne en particulier. Il résulte seulement d’une intense fatigue : en l’absence de la directrice, elle gère toute l’école à bout de bras. C’est globalement grâce à elle si les cours ont lieu… mais à peu près tout le monde se prend son stress en pleine tronche à peu près tout le temps.

Que faire dans un cas si contraire ? Dans l’immédiat, passer au cours du culture chorégraphique. La descente des Ombres rencontre un beau succès, les enfants veulent recommencer encore et encore… pour être devant, certes. Ça se chamaille dans la colonne avant que la musique commence, puis tous jouent le jeu et ils sont beaux, appliqués dans leurs arabesques de guingois et leurs ports de bras inspirés. À la fin de la séance, il y a une belle harmonie et synchronicité dans ce corps de ballet houleux… Certains veulent faire un dernier tour de manège, c’est d’accord mais seulement ceux qui veulent, c’est un peu dur pour les jambes à force. On me répond que c’est surtout les bras. Le petit garçon, lui, confirme que ce sont les jambes, mais il veut quand même le refaire une dernière fois — ça me rassure sur sa mine que je pensais triste et qui n’est simplement pas souriante. Ça ne sert à rien de sourire, lance-t-il à une camarade en rangeant ses affaires. Et de décocher un sourire comme s’il faisait la grimace.

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Jeudi 6 juin

C’est curieux comme je comprends assez rapidement ce qui cloche pour certains élèves, mais sèche pour d’autres — et presque toujours les mêmes, comme si je loupais quelque chose dans leur organisation posturale. Je vois que ça part de traviole, sans réussir à trouver quoi actionner pour rectifier le tour ou l’enchaînement. Ça me donne envie de m’excuser, ils ne méritent pas une prof en carton. Puis je montre à une autre élève comment anticiper et soutenir le mouvement avec les bras, et son entrelacé s’en trouve immédiatement métamorphosé. Je pressens qu’il va falloir se méfier de cet effet d’immédiateté si satisfaisant en tant que professeur, et ne pas lâcher l’affaire avec les autres.

J’ai aussi corrigé deux postures d’arabesque… défaut très similaire à celui qu’on m’a corrigé cette semaine. Combien de choses ne vois-je pas parce que je ne les ai pas bien incorporées ?

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Vendredi 7 juin

Mon visage est une soupe où tombent des cheveux blancs. Leur présence loufoque m’amuse, ils ne savent pas se tenir et zébulonnent. J’en ai découvert de nouveaux aujourd’hui et j’ai compris que, si je les aime bien, c’est parce que j’ai l’impression qu’ils se surajoutent aux autres, comme les années à ma petite existence. Tant que c’est en plus, ça me va. Mais si je songe que c’est à la place de, que ce sont des cheveux qui ont perdu leur couleur, et qu’à force, je pourrais perdre ma couleur, comme on perd le fil de son identité, alors là j’aime beaucoup moins les cheveux blancs. Alors je n’y songe pas, et je chéris mes cheveux blancs qui ne sont pas blancs, d’ailleurs, mais argentés. Châtain avec des rehauts en fil d’argent, c’est chic, non ?

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Samedi 8 juin

La lumière qui dessine au sol la vitre par laquelle elle passe

Rêve. Le boyfriend a changé de corps, mince-fuselé, je sens ses crêtes iliaques contre moi, ses os, ça me plaît. Il a aussi changé de tête ; lui sur moi, je n’avais pas remarqué. Il me charrie : je croyais que tu n’aimais pas les blonds. C’est vrai, bon, ça ne se voit pas trop. J’aime son nouveau corps, dans lequel il n’éprouve pas de douleur, c’est la première fois qu’il parvient à le revêtir dans le désir. Je crains pourtant de regretter son ancien corps, douillet et douloureux, c’est que j’y suis attachée à son ancien corps, même s’il est moins proportionné, moins directement excitant peut-être, j’y suis attachée à son corps que je connais, je l’aime — mais comment puis-je regretter un corps qui lui procure de la douleur ?

Rose blanche en gros plan, avec la lumière qui passe à travers ses pétales

Le grand beau ciel bleu ne devrait le rester qu’une heure ou deux alors je file au parc Barbieux sans même me doucher. Les pâquerettes ne sont pas encore réveillées, j’avais oublié que, comme d’autres fleurs, elles se recroquevillaient dans la rosée (je les préfère ainsi, délicates plutôt qu’immuables). Je reste sur la rive ensoleillée puis dans l’arène du mini-amphithéâtre, bordé par un olivier, où je ne m’étais encore jamais vraiment attardée. Évidemment, je fais un manège de piqués pour prendre possession des lieux (évidemment). Un buisson de fleurs me happe pendant un moment, j’essaye de photographier la douceur translucide des pétales, traversée en pleine ombre par le soleil ; quand je me retourne, quelqu’un a libéré la Palestine en lettres de couleurs, sur une marche dont je n’avais perçu que l’aspect minéral. Je n’ai vu ni senti personne passer. À quelques pas de cette troublante manifestation colorée, je bouquine un improbable essai poétique, militant, jusqu’à ce que s’avancent les nuages annoncés. Une voix impérieuse gueule près du pont en contrebas, photo ou poisson, je ne distingue pas, les deux sont également probables et improbables, le coin est photogénique et traversé d’un cours d’eau artificiel — à la répétition, je comprends que ça a mordu, ça canne à pêche dans l’étang.

Le plan d'eau qui scintille entre les arbres

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Dimanche 9 juin

Dans mon bureau de vote, une femme de mon âge, habillée elle aussi en robe T-shirt noir (moi avec un sweat, elle avec un joli bijou fantaisie et une poussette), prend les deux mêmes bulletins de vote qu’il y a, pré-pliés, dans mon sac. Moi seule est happée par ce jumelage secret, aucun lien ne s’établit, je finis mon origami de A6 à A7 seule dans l’isoloir.

Deux photos d'ado collées à même les briques pour une expo en plein air
Expo Regarde Roubaix

Mon quota journalier d’énergie décisionnelle a été aspiré dès le matin par le départage entre les deux listes de gauche ; je passe ainsi le début de l’après-midi à hésiter en boucle entre profiter du soleil et profiter d’une réduction sur les billets pour aller voir Secrets du ballet. Une demie-heure après n’avoir rien décidé au parc Barbieux, le soleil commence à se voiler — le non-choix n’est jamais un bon choix. Heureusement, le narrateur de mon roman mange une pomme, et ça me déclenche une envie de pomme aussi puissante que si c’était un mi-cuit au chocolat : en quartiers croquants trempés dans du peanut butter, c’est extatique. Le dîner bâclé pour finir le tofu soyeux et les résultats de l’élection, beaucoup moins. Les trois derniers épisodes de Derry Girls me font sourire et renouer avec l’espoir historique.

Nouvelle recette : mieux qu’un polanski, une polantarte, aka ratatouille sur lit de polenta.

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Lundi 10 juin 

Aujourd’hui, au menu du cours de posture, la rotation de la hanche et l’engagement du couturier dans le retiré… ce qui m’a ensuite permis, pour la première fois de ma vie, de trouver la sensation de reculer pour mieux avancer-rotationner-présenter la jambe développée en quatrième devant dans la jambe sur la barre. Le tout en débriefant-bitchant avec une camarade de la formation. Ça me met la patate pour la journée.

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Mum m’a mis en copie de son dernier mail à Foncia qui, trois ans après avoir récupéré les clés de mon appart parisien, n’a toujours pas rendu la totalité de la caution. Ils prétendent n’avoir pas récupéré le dernier relevé de charges… ce qui ne les a pas empêchés de clôturer mon dossier. J’imagine qu’ils arnaquent souvent les gens comme ça. Sauf que le gens, ici, a une maman juriste, ascendant pitbull. Extrait de son dernier mail : « Votre politique est l’inertie mais sachez que je n’abandonne jamais. » Je la connais depuis 35 ans, les gars, ce n’est pas du bluff. Je serais vous, je rendrais le pognon fissa.

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En ouvrant le sachet de gyozas pourtant surgelés, je suis assaillie par l’odeur de la viande. L’agression se répète les jours suivants à chaque fois que j’ouvre le congélateur, alors que l’odeur de la viande en train de cuire reste généralement alléchante pour la végétarienne que je suis devenue. Puis l’arôme fruits rouges du bonbon Kréma avalé par le boyfriend se diffuse autour de lui avec la même intensité que si c’était le nuage d’une cigarette électronique, et alors je fais le rapprochement (qui ne passe pas par la gélatine de porc) : à l’approche des règles, mon odorat est bizarrement décuplé — timing parfait pour profiter pleinement de l’odeur dégueulasse du sang…

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Mardi 11 juin

Tiens, si on regardait The Fabelmans ? Le boyfriend n’aime pas trop Spielberg, mais il veut bien tenter. Le film est tellement plan-plan, tellement américain, que j’attends que quelque chose d’autre que le petit train du gamin déraille. Mais toujours rien au bout de 25 minutes, le héros est désespérément sur les rails d’une carrière au cinéma. C’est tellement mauvais que je prélève quelques carottes dans le reste de la timeline et c’est tout vu, on arrête là les frais. Pour ne pas rester sur un échec, le boyfriend lance le premier épisode de The Office : c’est un second échec.

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Mercredi 12 juin

Un petit garçon du cours de danse est victime de harcèlement de la part de trois de ses camarades — l’affaire a éclatée samedi dernier. Le directeur du conservatoire passe faire une intervention auprès des élèves. Très calmement, sans identifier personne, il rappelle la définition du harcèlement, insiste sur le caractère répétitif  de cette violence — s’il s’agissait d’une seule occurrence, son auteur pourrait ne pas s’en rendre compte, pourrait faire une blague, par exemple — expose les peines prévues par la loi, et réinscrit son intervention dans un cadre bien plus large qu’un rappel d’autorité. Il explique comment se situer au sein du groupe, que la compétition c’est avec soi-même mais pas avec les autres, qu’on grandit soi artistiquement et humainement avec les autres, en s’entre-aidant. Malgré son costume qui tire aux entournures, il est assis par terre avec les enfants, en cercle, prend son temps pour bien se faire comprendre, sollicite et répond aux questions. Il fait ça très bien, j’en prends note au cas où ce genre de recadrage m’échoirait un jour. Pendant qu’il parle, je regarde les élèves, que je n’ai jamais vu aussi attentifs, je scrute les attitudes et les regards. On m’a communiqué des noms en aparté, et l’une des bullies regarde ses chaussons pendant la majeure partie de l’intervention — j’imagine que le message est passé. J’ai du mal ensuite, à l’encourager autant que les autres élèves pendant le cours.

Le cours reprend, les conversations avec : je n’ai vraiment aucune autorité, ni naturelle ni artificielle. À la fin M., une élève que je ne reverrai pas (le groupe a examen la semaine prochaine et elle sera partie en vacances la semaine d’après) me demande si je veux bien lui écrire un petit mot dans son cahier en souvenir. Oui, bien sûr, si ça peut lui faire plaisir. Mais aussitôt, quoi écrire ? Je me lance, deux autres élèves par-dessus mon épaule s’étonnent de mon écriture — j’avais oublié l’effet que produit une cursive fine et régulière sur mon prochain (ça et le stylo-feutre fuchsia, me revoilà collégienne). M. remercie, sort de la salle puis revient : elle a été contente de m’avoir comme professeur — et moi comme élève ! — est-ce qu’elle peut avoir un câlin ?

Un bel été pour M., belle danseuse à la fois discrète et solaire.
Toï toï toï pour tes examens et au plaisir de te revoir danser sur scène l’année prochaine. 

Pas sûre que ce soit éthique et responsable, comme disent les vrais profs de l’Éducation nationale. Je n’ai pas été briefée sur le harcèlement et les petits mots dans le cahier.

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Je suis contente de découvrir Tenet en streaming avec le boyfriend pour qui c’est un second visionnage : on peut appuyer sur pause quand le besoin s’en fait sentir et débriefer de ce qu’on a vu à l’aune de ce qu’il revoit. Le boyfriend m’avait prévenu que c’était difficile à suivre et je craignais de m’énerver en quête de sens, mais c’était sans compter sur l’excitation que les paradoxes temporels génèrent chez moi. Ces films ne manquent pas de sens, jamais, tout au plus en ont-ils trop : trop de sens de lecture et relecture, d’hypothèses et interprétations possibles. Ça me va, le surplus de sens, je gère beaucoup mieux que la vacuité de son absence, surtout quand on a des failles dans lesquels le balancer — ce qui échappe se met aisément sur le compte du paradoxe, je l’admets bien plus volontiers. Bref, j’ai kiffé. Et la poésie des oiseaux qui s’envolent à rebours dans le monde à entropie inversée…

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Jeudi 13 juin

Après une journée de YouTube politique :

— C’est la sénatrice, là…
— … celle qui fait exploser les têtes.
— Ah mais oui !

Les souvenirs reviennent peu à peu tandis que nous commençons la saison 4 de The Boys.

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Le boyfriend est d’humeur indienne, ce qui est assez rare pour commander : je découvre ainsi le saag paneer, au goût plus riche (et épicé) que le palak paneer que je pensais retrouver. Apparemment, la crème y est optionnelle et les épinards peuvent être mêlés à d’autres types de légumes verts tels que des feuilles de moutarde. Je me régale aussi de la touche à peine perceptible mais umamiesque qu’apporte l’eau de rose à mon naan kashmiri, qui en devient un dessert.

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Vendredi 14 juin 

Rêve. La directrice de l’école de danse avec qui j’ai une entente pour la rentrée prochaine m’annonçait que, finalement, il n’y aurait que 5h de cours sur la dizaine prévue ; les autres, ce serait l’encadrement de la partie gymnase, nettement moins rémunérées. Je peste de m’être fait avoir, mais décline et y trouve finalement mon compte : ça libère le jeudi pour des cours à Domyos, cette fois-ci actés. Je me suis réveillée presque déçue que cet arrangement n’ait pas eu lieu.

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Samedi 15 juin

Le boyfriend m’emmène à ma première manifestation. Il y a du monde, mais pas trop, pas au point d’avoir peur de la foule, de fait plutôt familiale. Après avoir piétiné pendant une heure de discours (je me distrais en cherchant la créativité dans les pancartes), on se met en marche. À tout moment, des gens rallient ou quittent le cortège, reviennent avec une bière trop chère, rejoignent une connaissance. C’est un peu comme une promenade du dimanche, avec vraiment beaucoup de monde qui fait sa promenade du dimanche en même temps, un samedi, au milieu de la rue, avec des drapeaux qu’il faut éviter quand il sont maniés avec désinvolture par plus petit que soi, juste devant soi.

Ça y est, nous avons trouvé notre nouvelle série à regarder ensemble : Fargo, thriller perché qui fait buguer plus que peur.

…Dimanche 16 juin

Menues tâches que je procrastinais néanmoins : résilier ma carte UGC Illimité, désherber la terrasse. C’est fou l’énergie qu’il en coûte de se mettre à faire ce qui n’en requiert en vérité que très peu. Une information à chercher, un formulaire à remplir, une tâche simple à effectuer… c’est comme si je ne pouvais faire qu’une ou deux de ces choses dans la journée, en matinée, et ensuite le quota est épuisé, il faut attendre le lendemain matin, pour au final me demander ce qui là-dedans était si sorcier.

L’inertie du boyfriend installe sur le canapé un trou noir auquel je veux, voudrais, n’essaye même plus de résister. Je supporte un temps les voix qui sortent continuellement de sa tablette, des voix enjouées, déprimées, qui s’enthousiasment ou s’engueulent, s’invectivent souvent  — des piques de son qui m’agressent d’autant plus que j’essaye de les ignorer, me faisant gratter la couenne par le boyfriend qui a parfois d’un côté le chat et moi de l’autre. J’ai quelques jours de résistance, puis je demande la grâce des écouteurs, quand je commence à déteste la personne velléitaire que je me sens devenir. Contrairement à ce qu’il pense, ce n’est pas une question de savoir profiter de ne rien faire, de prendre plaisir à pas grand-chose, c’est justement que je n’y prends aucun plaisir ; mon plaisir passe par tout ce qui peut naître du silence.

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Lundi 17 juin 

Me bziter à l’oreille à chaque fois que je suis sur le point de m’endormir est une technique assez sûre pour me mener au bord de la crise de nerf. À deux heures du matin, le boyfriend m’entend pester et me sauve du moustique qui me harcèle en proposant d’échanger de pièce. Il ne l’entendra pas de la nuit.

À chaque fois que le boyfriend s’en va, c’est la même chose, ça va, ça va aller, puis c’est l’appel d’air de la tendresse suspendue, ma peau esseulée, et ça me tombe dessus, une tristesse antérieure qu’il faut purger, laisser s’écouler par la cornée et la trachée. Je m’agite pour éloigner le spectre du jamais plus, vide la litière du chat, ramasse les verres, les mouchoirs, un papier de Michoko, compresse une bouteille de Coca vide, remise la seconde couette, range, nettoie, efface toute trace de présence pour ne pas ressentir l’absence. Un tour au parc Barbieux et c’est bon, je peux rentrer chez moi, je n’y suis plus seule, seulement chez moi.

Au parc Barbieux : Elle passe son temps au cinéma, les derniers films, elle les a tous vus. Elle n’a pas vu un film depuis, depuis que. Je n’entends pas l’évènement perturbateur. Un autre binôme : Tu peux te réjouir pour elle ; elle a un bon salaire, ta sœur… Après une après-midi passée à écouter des vidéos anticapitalistes affalée sur le boyfriend comme du fromage à raclette, ça fait étrange. Je mets enfin le doigt dessus : Frédéric Lordon a des airs de Fabrice Lucchini.

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Mardi 18 juin

Cours de stretching postural. J’ai senti mes ischio-jambiers (en contraction, parce qu’en étirement, j’ai l’habitude).

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Mercredi 19 juin

Ravitaillement à la médiathèque. J’ai besoin d’apaiser mon esprit qui stresse pour le cours de demain :  est-ce qu’on fait un atelier de composition chorégraphique, par exemple en transposant leur variation comique en mode tragique, sur le Lacrimosa utilisé pour l’une de leur variations personnelles ? Mais ils en ont soupé, de leur variation. Alors profiter de ces heures de fin d’année sans plus d’objectif pour travailler sur le placement, à la recherche de sensations fines ? Mais ce n’est pas très fun, et je ne suis pas certaine d’avoir du matériau pour deux heures s’ils n’entrent pas dans le jeu. Une nouvelle variation, alors ?

Je cherche une variation « unisexe » pour un atelier avec mes 3e cycle (en 2h, on ne va pas travailler deux variations différentes). J’ai Vaslaw en tête, mais persuadée que c’est de Béjart, ne trouve aucune vidéo. Quand je comprends que je fais erreur, qu’il s’agit d’une pièce de Neumeier, le prix de Lausanne me vient en aide. Leurs archives sont une mine d’or (même si je regrette de ne pas trouver le coaching, qui aurait été utile pour comprendre l’esprit de certains passages). Sur les trois candidates, je choisis de me fier à celle dont les comptes sont les plus clairs, même si je préfère l’interprétation d’une candidate qui n’a apparemment pas allée en finale. L’apprentissage est laborieux ; j’ai beau alterner entre analyse frontale et ordinateur face au miroir, j’ai toujours des problèmes de latéralisation dans les changements de direction, surtout quand la caméra fait des plans serrés et que je perds de vue les coulisses.

En feuilletant l’autobiographie d’Aurélie Dupont, j’ai crains un style type procès-verbal (qu’on retrouve souvent dans les ouvrages de qui n’a pas l’habitude d’écrire), mais le dialogue en cause était une fausse alerte : c’est très intelligemment mené, à l’image de l’artiste et de sa danse.

L’idée de créer une chaîne YouTube consacrée à la culture chorégraphique commence à faire son chemin et même à m’obséder. J’ai du mal à m’endormir, rêvant hors sommeil à des vidéos sur le ballet blanc, la présence, les mains, les métaphores…

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Jeudi 20 juin

Heureusement que j’ai prévu un travail un peu structuré ; on avait oublié de me prévenir que le cours était portes ouvertes. Heureusement bis, il n’y a qu’une seule maman, adorable. Puisqu’on a du public, je propose qu’on commence en mode spectacle par les variations de l’examen qui est déjà passé. La maman est gênée, il ne faut rien changer pour elle, elle va se faire toute petite et regarder ce qu’il y a à regarder, tout est intéressant, que je fasse comme d’habitude, surtout. Elle est quand même contente de voir sa fille danser, me remercie ; les parents assistent au spectacle de fin d’année, mais ont rarement l’occasion de voir le travail fourni pour les examens. Les filles passent toutes, et se saisissent de l’occasion pour se filmer les unes les autres, pour montrer à leurs parents, justement.

On s’attaque ensuite à la variation de Vaslaw. Le garçon qui avait contraint et orienté mon choix est absent ; je me dis que j’aurais pu en choisir une autre… Mais elle plaît manifestement aux quatre filles qui sont là ce soir, et même très fort à l’une d’elle (je savais qu’elle lui irait), alors ça va. Évidemment, dans l’élan, j’oublie devoir ne pas arrondir le dos ; la ceinture lombaire me permet d’assurer le reste du cours, mais le mal est fait. Trop tard, tant pis. Je suis épatée par la vitesse à laquelle la variation entre dans leur corps, malgré la rapidité des pas et mon décryptage parfois approximatif. Il y a quelque chose de fascinant à voir cette danse passer d’une candidate du prix de Lausanne à ces élèves, de la vidéo au studio, par l’intermédiaire de ma personne qui jamais ne l’a dansée. Je peux donc transmettre quelque chose que je ne possède pas, comme à table on passe un plat que l’on n’a pas préparé.

Puis vient le moment de se quitter, je n’avais pas anticipé leurs retours adorables. Je les imaginais tolérer les tâtonnements d’une prof débutante, elles m’apprennent que je donne des supers conseils et qu’elles se sont senties moins délaissées grâce à ma présence. Tous nos petits cœurs fondent, nous discutons une bonne vingtaine de minutes, échangeons nos comptes Insta — est-ce éthique et responsable, aucune idée, elles sont pour certaines majeures, pour d’autres pas encore ; toutes ont un petit choc en découvrant que je n’ai pas 5 mais 15 ans de plus qu’elles. On finit par se quitter, je les laisse prendre des selfies souvenir dans ces studios qu’elles quittent après des années et des litres de sueur, et croise dans le couloir la maman qui attend que sa fille se rhabille après avoir attendu vingt minutes de discussion : « On ne sort jamais vraiment d’ici. » Elle me dit que sa fille lui a parlé de ces cours, et d’une autre phrase avec un accent slave émerge le mot « inspirant ». Je repars en serrant contre moi le petit pot de fleurs tout rond d’arrangement et de forme que sa fille m’a offert — autant de volume que ses cheveux détachés lorsqu’elle dansait la pièce contemporaine de sa classe lors du spectacle.

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Vendredi 21 juin

Gloria au cinéma : ça me donne la patate.

Le micro de mon téléphone est bel et bien HS. Il faut remplacer tout la façade avant : 185€, m’annonce le génie du bar Apple. Heureusement sa collègue laisse traîner une oreille et me suggère d’utiliser les écouteurs, avec micro intégré : cela tiendra ainsi jusqu’à la fin de la batterie.

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Dimanche 23 juin

Vers 1h (donc techniquement lundi), je finis d’intégrer les dernières corrections : le manuscrit de mon bouquin sur la danse est terminé.
Joie : j’avais commencé en 2015 (je me souviens être stoppée dans l’élan du NaNoWriMo par les attentats du Bataclan).
Abattement : jamais je ne trouverai d’éditeur.

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Lundi 24 juin

Cours de stretching postural : encore beaucoup de rotation à acquérir.

Maria au ciné. Il faut croire que je suis sur une lancée de films féministes redresseurs de torts passés.

…Mardi 25 juin

Bouts de papier à carreau déchirés et rassemblés où l'on devine un "(Merci) pour TOUT", avec la signature (Marie 1C3)

Quand je n’ai pas mis mes chaussures depuis plusieurs jours, je vérifie qu’aucune araignée ne s’y est glissée : l’inspection ne révèle la présence d’aucun insecte, mais de plein de petits morceaux de papier à carreaux. Intriguée, je fais tomber tout ce que contient la chaussure, défroisse et tente de recoller les bouts… pour comprendre qu’il s’agit d’un petit mot glissé par une élève… il y a quinze jours ! Cela fait quinze jours que j’écrabouille un mot doux, glissé dans mes chaussures de marche comme dans des souliers par le père Noël. Je ne sais pas si je suis plus éberluée par le fait de n’avoir rien senti (les chaussures sont un peu larges) ou qu’il reste encore assez de morceaux pour que le message puisse être reconstruit avec son autrice.

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Il y a toujours quelque chose à observer au parc Barbieux. Aujourd’hui, des chiens et leur maître sont stationnés, respectivement assis et debout, à un mètre et demi de distance les uns des autres, sur l’allée qui serpente sous les branchages bas du hêtre pourpre. On dirait la répétition d’une parade ou d’un défilé à l’arrêt. Je remonte la file et les dépasse par la pelouse.

Une autre fois, un mec adulte court comme un enfant avec son seau pour puiser de l’eau dans le canal et venir arroser un énorme poisson qui gît sur une toile noire — vraiment énorme, très très dodu. Je me demande pourquoi il ne le rejette pas à l’eau s’il ne veut pas le voir mourir, et je comprends en apercevant son énorme réflex qu’il prolonge l’agonie (ou la délivrance ?) de l’animal pour pouvoir le photographier.

Une unique fleur rose au milieu d'un massif de fleurs jaunes

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J’y suis conviée le matin pour le soir : assister aux cours de danse adulte que je vais reprendre à la rentrée, pour voir le style de cours dispensé et rencontrer les gens. La barre à terre est du genre bourrin, ce qui tout à la fois me rassure (le public est bosseur) et me laisse dubitative (j’ai le quadriceps tétanisé et, quatre jours plus tard, encore des courbatures aux cuisses, soit pas franchement ce que je vise comme renforcement — work smarter, not harder). Le cours suivant, j’observe. La barre est complète, costaude, un peu chorégraphiée, avec des exercices qui se concatènent, mémorisés pour être enchaînés et gagner du temps ; je comprends mieux comment le cours peut ne durer qu’1h15. Assise par terre, je suis épatée par les demi-pointes hyper hautes ; ce n’est manifestement pas un hasard statistique. L’ambiance est folle, tout le monde rigole et se charrie, au moins autant qu’ils bossent. Ça se confirme à l’apéro de fin d’année et de départ à la retraite qui suit, auquel je suis conviée sans avoir rien apporté. Ça va, on ne t’a pas trop effrayée ? me demandent les unes et les autres. Que nenni. Il est 23h passées quand une jeune femme me raccompagne au métro ; elle vient d’obtenir son master de droit et embraye en deuxième année de médecine. That kind of danseur amateur.

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Le boyfriend aimerait bien lire mon manuscrit. Il a l’impression que je fais de la rétention alors que je me retenais surtout de faire l’enfant de 5 ans qui a besoin qu’on regarde ce qu’il fait — ça, je le fais pour un dessin, parce qu’un coup d’œil ne mange pas de pain, mais 196 pages, c’est autrement plus indigeste.

Découverte du soir : le boyfriend fait très bien le speaker des années 20-30. La voix nasillarde et gouailleuse, les césures dans la phrase, le vocabulaire désuet, c’est incroyable.

…Mercredi 26 juin

J’ignore si c’est dû à la chaleur (31° dans le studio) ou à la présence des parents en cette journée de portes ouvertes, mais les enfants sont d’un calme exceptionnel. Il reste encore trente minutes quand on arrive au point où l’on devait s’arrêter les cours précédents. La vérification est éloquente ; les bavardages font perdre un tiers du temps d’habitude… Comme ce n’est pas le dawa, j’ai la disponibilité d’attention pour remarquer les progrès, les pieds présentés sans serpette à la barre et tout le monde qui tourne dans le même sens dans les pirouettes au milieu.

La présentation des chorégraphies créées par les enfants en petits groupes récupère l’attention des parents qui s’éventent. Lorsque j’explique qu’on est parti de l’idole dorée pour s’inspirer de son esthétique, sans travailler la variation en elle-même qui est beaucoup, beaucoup trop dure, la maman qui corrigeait des copies a laissé échapper un « ça, c’est sûr » — et une maman balletomane, une ! À l’autre bout des bancs est assis un papa qui manifeste son empathie pour tous les enfants, et pas seulement sa progéniture. Les ridules autour de ses yeux s’animent aussi quand un petit garçon lit consciencieusement son exposé sur Carmen — tout pour l’opéra et pas un mot sur le ballet de Roland Petit, ça m’a fait sourire. Un autre groupe pitche Raymonda comme si c’était une princesse Disney incarnant un message de développement personnel. Mes sourcils se sont probablement levés un certain nombre de fois. Ils sont un peu petits pour se livrer à un tel exercice, demandé par la professeure que j’ai remplacée. Je leur ai proposé de les présenter uniquement pour qu’ils sentent leurs efforts valorisés et n’aient pas l’impression d’avoir travaillé pour rien.

Et puis, rien, c’est fini. J’écris deux mots pour deux enfants qui arrachent une page de leur cahier à cette fin, rassure une maman pour lui dire que tout se passe bien avec sa fille, et apprend de l’administration que j’aurais pu avoir 8h de cours l’année prochaine — 8h à 12 minutes à pied de chez moi, mais comme il ne m’en ont rien dit, c’est trop tard, je me suis engagée pour 10h à 1h30 en transports de chez moi. Et, comme ça, ce sont les vacances.

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Le boyfriend prend son rôle de boyfriend relecteur très au sérieux. J’ai droit à des messages de retour au fil de sa lecture (sachant que ce n’est vraiment pas un mode de communication qu’il adopte spontanément) et presque à une critique littéraire le soir. Je suis touchée, et songe à faire une revue de presse pas du tout biaisée avec les retours de mes proches :

« La lecture est très fluide, oscillant entre analyse pointue, légèreté amusante et sensibilité poétique. » — Le boyfriend

« C’est clair, pédagogique sans être ennuyeux et les traits d’humour donnent une respiration agréable. » — Mum

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Jeudi 27 juin

Une réunion Zoom est programmée par l’école pour présenter la nouvelle organisation des conservatoires. J’envoie un message pour demander si cela a du sens que j’y assiste sachant que je ne ferai pas partie de l’équipe pédagogique à la rentrée, espérant esquiver poliment le pensum, mais la directrice me répond que si, si, ça complètera à merveille ma formation, je suis la bienvenue. Cinq minutes après m’être connectée, je le regrette déjà. Pourquoi ne pouvais-je pas m’en foutre ? Il faut une bonne heure pour arriver aux nouveautés concrètes — c’est dense, se plaindra une participante après une vingtaine de minutes où, enfin, le rapport entre quantité d’informations délivrées et temps passé est décent.

J’admire surtout la poker face d’une ancienne camarade que je vois prendre connaissance de mes messages WhatsApp idiots sans que l’expression de son visage soit en rien affectée, et je travaille la mienne quand j’entends une professeure confirmer que, oui, elle a guidé les élèves pour leur composition personnelle, ils ont crée seuls puis elle leur a donné des indications et y a mis son grain de sel — les mêmes élèves qui m’ont dit se sentir livrés à eux-mêmes et démunis par les remarques très vagues qui ont accueilli la présentation de leur work in progress, que nous avons pris le temps de retravailler plus en détail ensemble.  J’ai du lutter pour que mes sourcils ne se haussent pas à la découverte de cette réalité alternative. Finalement, la réunion a été fort instructive.

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L’air semble contenir bien peu d’oxygène, comme poussiéreux, comme si toute la ville était en travaux, saturée par les effluves de meuleuse. C’est, plus que la chaleur, ce qui me rend meh, incapable de me projeter dans grand-chose jusqu’à ce que le vent se lève et les températures tombent. J’en profite pour finir l’autobiographie d’Aurélie Dupont, en alternance avec la magnifique bande-dessinée Céleste.

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Vendredi 28 juin

Se rendormir deux heures : se réveiller dans un état où l’anodin retrouve sa saveur. Je lis L’Art d’être distrait et découvre des nénuphars au parc Barbieux. Une grosse mouche est garée dans ma rue, carrosserie vert-bleu et pare-soleil en alu irisé rouge.

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Samedi 29 juin

Sur la table de l’ostéo, je m’imbibe de sa tristesse. Quelqu’un qui répare si bien les autres mériterait plus de chance — oui, je sais, la chance ne se mérite pas.

Au petit Carrefour à côté du cinéma, le vendeur s’excuse de ne pas pouvoir me donner une petite cuillère pour mon sundae, il y a les caméras, vous comprenez, je comprends. À vrai dire, je ne comprends pas, pourquoi il est peiné de me vendre un set de couverts en carton-bois à 0,75€. Le questionnement fond comme sundae au soleil, c’est parfait, j’ai eu mon shoot de ville à la petite cuillère.

Kristen Stewart est terriblement attirante dans Love Lies Bleeding. Je crois que c’est même pour ça que je suis allée voir ce film. Je veux dire, je suis sûre d’être allée le voir parce que Kristen Stewart y joue ; je crois aussi y être allée  parce que je soupçonnais qu’elle serait sexy dans cette improbable histoire d’amour et de meurtres avec une bodybuildeuse. À la sortie, il pleut, je cours sur les pavés et sous les auvents.

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Dimanche 30 juin

À la sortie de l’école-bureau de vote, une petite fille tourne en vélo autour de sa mère qui discute avec une connaissance : Allez, maman ! Elle continue à scander : Allez, les Bleus ! Allez, ma-man ! Allez, les-Bleus !

De retour du ciné, une porte s’ouvre dans la rue : un vieil homme en blouse de chimiste apparaît dans l’encadrement, puis la tête d’un aspirateur. Chirurgien nostalgique à la retraite ? Peintre dans une phase Malevitch blanc sur blanc ? Grand-père ayant récupéré la blouse de son petit-fils collégien ?

Au cinéma : Elle & lui et le reste du monde — « le reste du monde » en tout petit, mais bien là néanmoins parce qu’Elle & lui était déjà pris. Et parce que la comédie romantique qu’on entrevoit dans la bande-annonce est surtout l’écrin qui aide à faire passer la médiocrité du monde, ascenseur en panne, photocopieuse capricieuse, V-lib’ HS, flics surmenés, agressés, relation toxique, travail de nuit, travail au noir, travail merdique, licenciement et arrestation en vue. Le film n’est constitué que de contretemps et s’achève quand la comédie romantique commence, quand les deux protagonistes se sourient dans le premier métro. C’est un écrin sans bague, avec menottes —un film qui aurait pu figurer dans l’Éloge des fins heureuses de Coline Pierré, la fin heureuse et politique, comme perspective depuis laquelle se donner la force d’envisager le reste.

J’ai beaucoup aimé aussi l’animation typographique du générique, où quelques lettres changent aléatoirement de couleur, de police voire s’envolent en exposant.

Toits lillois qui se blottissent l’un contre l’autre pour se réconforter face aux résultats de l’élection

Journal de lecture : L’échec. Comment échouer mieux

Comment échouer mieux, c’est presque un how-to Shadock que nous promet le titre (beckettien, en réalité). J’imaginais un essai quelque part entre ceux Charles Pépin et Claire Marin. J’y crois pendant le premier chapitre : Claro déploie les possibles de la sémantique, l’imaginaire de la faille, de la rive où l’on échoue… Puis, ah, ça se transforme en essai sur la traduction ; ce n’est pas ce que j’attendais, mais pourquoi pas, c’est bien mené, de l’humour, j’achète — d’autant mieux que je n’ai rien déboursé. Quand, oh, un inventaire à la Prévert (à la Sei Shonagon, dixit Claro) de ce qu’est poétiquement l’échec puis des échecs personnels de l’auteur. Vous prendrez bien un récit éclaté en feuilleton, tant que nous y sommes, hé. On se fait balader comme ça, dans un essai-lasagnes de courts chapitres qui n’ont rien à voir avec la choucroute, mais qui font monter la sauce béchamel. On échoue de rive en rive en rime à rien : Oui-oui fait nod-nod, la traduction est abandonnée pour la littérature étrangère, Kafka, Pessoa, Cocteau et on revisite Vertigo au prisme de l’alcoolisme. Je crois avoir moi aussi échoué à bien lire ce livre, pas vraiment dans le mood pour un essai littéraire (le propos sert la littérature quand je m’attendais à ce que la littérature serve le propos). L’humour qui faisait mouche au début me l’a fait prendre à la fin, le prétexte virtuose de l’échec finissant par tourner à vide. Ça a failli me plaire — est-ce un échec ? donc une réussite ? ou un échec échoué ? Et mat, à la fin.

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Faillir, c’est aussi bien faire et ne pas faire ; se planter et ne rien semer. Échouer, c’est aussi, notons-le, arriver, certes mal en point, mais arriver néanmoins, tant qu’à faire sur la plage abandonnée, coquilles et crustacés.

La traduction est la grande école de l’échec. […] Que penser en effet de cet amour immodéré pour un texte qui pousse l’amant à supprimer intégralement chaque mot du texte adoré ?
[…] Quand je traduis « bread » par « pain », je fais comme si le rectangulaire pain de mie anglais avait le pouvoir de s’arrondir, s’allonger, se fendiller et dorer pour prendre l’allure d’une sémillante baguette parisienne.

Ce passage-ci m’a fait penser à Guillaume Vissac (et la suite, où Claro parle d’écrire avec la gomme) :

Une question qu’on pose souvent à l’écrivain, une question faussement ingénue : que voulez-vous dire quand vous dites… Ce à quoi il pourrait répondre : je ne veux rien dire parce que je ne dis rien. Je ne suis pas dans le dire. Je contre-dis, systématiquement, tout ce qui transite par ma tête, mon corps, ma pensée, car je sais, ou du moins je subodore, quelles sont ces choses qui aimeraient être dites. Elles sont là, elles attendent, fossilisées dans la langue qui et à ma disposition, dûment faisandées par la société qui chercher à les fourguer. Si je les dis, si je les exprime telles quelles, elles resteront lettres mortes. Je dois en former de nouvelles, déformer les anciennes et ne rien laisser passer qui soit passible d’évidence.

Le monde nous a tellement gavés de phrases toutes faites, de descriptions de descriptions, de mots d’ordre, de conseils, de certitudes, il nous a tellement roulés dans la farine des truismes que, pour une fois, nous sommes secrètement heureux de nous casser les dents sur du sens. Enfin le langage, telle cette chose en nous qui jamais ne se livre tout à fait, nous résiste, comme l’Autre nous résiste. […] Enfin, des choses obscures s’efforcent de nous faire signe, par de l’obscurité, et non par une fausse clarté.

Journal de lecture : L’Odeur des pierres mouillées

L’Odeur des pierres mouillées, de Léa Rivière. J’ai ouvert cet étroit recueil gris dans l’allée de la médiathèque, et suis tombée là-dessus :

Elles refusent de se battre contre ce dont elles veulent se débarrasser.

Oh ? Mais comment alors ?
Juste avant :

Elles disent que combattre quelque chose c’est faire de cette chose un centre.
Qu’alors, d’abord, la combattre devient une habitude.
Puis que cette habitude mute en besoin. Elles disent que si combattre une chose devient un besoin alors on finit par avoir besoin de cette chose, par en faire, pratiquement, une raison d’être au monde.

J’ai lu encore un peu en amont et en aval, d’autres choses hétérodoxes, et des pierres et de la forêt ont surgi des clit, bites, butch, trans. Je me suis sentie étrangère à ce monde, j’ai reposé l’essai poétique sur le présentoir. Ce n’était pas pour moi.

Mais ça a continué à me trotter en tête, de loin en loin, et la fois suivante, j’ai pris le recueil, l’ai ajouté à mon butin. Et ce n’était pas pour moi, c’est vrai, pas tout. La dernière pièce « Amour municipal », où Lila et Léo s’asticotent dans une joute sex-textuelle, m’a complètement échappée — il me manque tout une culture dans laquelle je ne baigne pas, quasi la moitié des références et théories LGBTQIA, dont je n’ai que le versant mainstream.

Les premiers poèmes, en revanche, m’ont plongée dans un monde étrange, comme est étrange le sien propre qu’on voit depuis l’autre côté du miroir, de la rivière. On n’est pas tous doués pour ouvrir les yeux sous l’eau, on n’a pas forcément envie, ça fait peur, ça pique et ça déforme. Léa Rivière, elle, est dans son élément et nous y entraîne. C’est comme ça qu’elle lutte, avec des “Armes molles” (titre du premier poème), maniées par des “lesbiennes géologiques” sous la forme d’une litanie. Elles disent… et alors, le militantisme poétique.

Elles disent que le rôle est une forme de stabilisation, densification, épaississement ponctuel de certaines relations.

Alors que l’identité serait plutôt leur négation — le projet de faire du monde un plan neutre avec des choses distinctes posées dessus, supposées interagir vaguement dans un second temps : des chevaliers « dans la nature », des colons dans la jungle, des soldats dans la panade.

Les pierres, la forêt, la rivière, le lichen… toute la nature poétique est reprise comme environnement dans une approche éthologique, qui coupe toute idéologie à la racine pour la replanter — écologie poétique qui réunit le fait social et le fait naturel, sans avoir à rien déconstruire, sans laisser de ruines derrière soi, rien que de mortes animistes, avec une histoire à raconter.

Elles disent qu’elles sont la rivière quand elles sont dans son lit, que faire partie d’une rivière c’est être la rivière.

Elles appellent ça une métonymie géologique.

[…]

Elles disent qu’une rivière n’est ni juste de l’eau,
ni juste des rochers, ni juste des arbres, des poissons,
des insectes, des oiseaux, mais toujours seulement
une composition de toutes ces choses et d’autres corps
encore, un flot de relations qui se forment,
se déforment, s’informent.

[…]

Elles disent qu’elles ne peuvent pas parler de l’eau sans pleurer et que pleurer c’est ce qu’elles peuvent dire de mieux de l’eau.

Elles disent qu’une personne qui écoute est un monde et que le monde est une personne qui écoute.

…

Dans la forêt, il n’y a qu’un être qui devient, c’est en société qu’il faut louvoyer entre des pôles sédimentés — d’où ce “Je ne suis pas trans dans la forêt”.

TRANS c’est le nom de la distance qui me sépare d’un ensemble de fictions situées qui ont échoué à traiter mon cas.

C’est le nom de l’écart entre moi et ce qu’il aurait été plus simple que je sois, franchement ce qui aurait arrangé tout le monde.
C’est le nom de la fosse plus ou moins sceptique
installé entre moi et ce qu’on a commencé à me
demander d’être quelques mois avant ma naissance.

TRANS c’est le nom de ce que tu vois de moi tant que t’as pas appris à me voir moi.

Dans ce dernier cas, on peut remplacer trans par femme ou homme ou français ou étudiant ou tout autre étiquette générique, ça marche aussi. Toujours me reste cette perplexité : j’ai parfois l’impression que les personnes non-binaires croient plus fort que les autres en l’identité, comme en un point unique qui nous définirait et qu’il faudrait fuir (il y a d’ailleurs quelque chose en ce sens dans la dernière partie, sous le prisme des traditions nécessaires à leur réinvention). Je les vois poser les identités côte à côte, comme des cercles qui cernent et qu’ils s’emploient joyeusement à contourner, alors que j’ai toujours imaginé ça comme des cercles qui s’empilent et se croisent, dans une définition toujours à recommencer, un jeu d’anneaux à lancer. Lisant Léa et Kim et qui j’entends, je me dis : non, toujours pas ; mais aussi : ah d’accord. Je suis toujours à côté de la plaque tectonique LGBT+, mais j’ai l’impression d’échouer de mieux en mieux. …

“L’odeur des pierres mouillées”

to feel seen 
[…] Est-ce que je
deviens ce qu’on
voit de moi ?

Elle me colle un regard ou un
pronom en coin,
et mon genre a déjà changé.

[devenir ce que l’autre voit de nous] Honnêtement, ça a l’air épuisant à l’échelle cellulaire.

…

Découverte de nouvelles ligatures non-binaires. Cela me semble une formidable aire de jeu typographique.

Journal de lecture : Hêtre pourpre

La couverture ovidienne sur l’étal du Furet du Nord, quelque chose de singulier dérangeant-fascinant dès les premiers paragraphes : j’avais mentalement noté que Hêtre pourpre, à lire, peut-être. Comme la médiathèque fait bien les choses, j’ai retrouvé le roman sur l’étagère des nouveautés quelques mois plus tard.

Dérangeant, fascinant, singulier, il l’est ce Hêtre pourpre, en V.O. Blutbuch… hêtre pourpre donc, et littéralement livre de sang. Sang-sève, arbre du jardin et généalogique… plus qu’une métaphore, l’arbre planté dans le jardin par son arrière-grand-père est une obsession pour le narrateur-narratrice — disons tout de suite Kim, pour écarter la lourdeur non-binaire (more on that latter). Il étend ses ramifications à tout le roman, quitte à faire sauter les fondations du genre — romanesque ou sexuel, pourquoi choisir.

Qu’est-ce que t’as trafiqué ? T’as du jardin plein les mains.

Rapidement, on ne sait plus trop ce qu’on lit, tout se mêle et se lie et délie en ronces ardentes : en quelques pages, on navigue entre une enquête botanique érudite, où l’on croise des universitaires aux allégeances politiques douteuses, une scène de sodomie lyrico-trash, le tricotage d’un pull rose bonbon pour la grand-mère de Kim (la juxtaposition pornographie-famille engendre un malaise récurrent) et des biographies faussement maladroites des femmes-sorcières de la famille, rédigées en scred par la mère de Kim, qui aurait bien aimé faire des études mais qui, à la place, a eu un fils. Les transitions à la truelle sont à l’image des relations de cette famille où l’on s’aime et se traumatise de mère en fille-fils, chacun faisant de son mieux et se blessant à qui mieux mieux.

Grand-mer, si j’ai commencé à écrire, c’était pour trouver une formule magique, pour donner une blessure à la douleur qui n’en a pas, pour donner une voix au passé qui ne passe pas.

Croyez-le ou non, ce bazar finit par faire essence (de hêtre pourpre), on retombe sur ses racines et le roman comes full spiral (titre de la dernière partie), décalé de ses origines et en plein dedans. On y est, même si le y est incertain : Berne, Tucini, origines, merde, secret, en plein dedans, dans le mil et une nuit…

…

Les relations familiales décrites sont terribles, même quand ça tient à rien, à un vide, surtout quand ça tient au vide, enfant mort, sœur disparue. Le récit n’avance pas, il tourne autour, creuse, revient à la charge, à la décharge sexuelle, baiser pour fuir, pénétrer le mystère de la procréation littéraire, rejouer les relations manquées, répétées, transmises.

Tout le roman est adressé à la grand-mère de Kim, qui ne lui laisse pas en caser une (en caser un, alors : un livre) :

Il était impossible d’avoir une vraie discussion avec toi : tu monologuais, et il fallait écouter. […] Ton débit était intarissable, un bruit blanc visant à éclipser tout ce qui t’importait vraiment. Ton débit déteste l’écrit, il est tout l’inverse de l’écrit : son flot vise à occulter l’essentiel. Ton débit incessant est un mutisme.

Un des premiers portraits de la grand-mère, c’est ce très bel extrait, sur « les mains de grand-mer » (ça me fait repenser à Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, on pourrait faire une anthologie de littérature manuelle) :

Elles attrapent des patates qu’elles épluchent avec avidité. Empoignent la petite cuillère à moka pour pelleter du sucre dans la tasse de café — oui, ce mouvement relève du coup de pelle. C’est un mouvement étranger à la petite cuillère, comme si grand-mer s’était directement inspirée de la récolte des patates pour pelleter des cristaux de sucre. La moitié des petits cristaux atterrit systématiquement sur la nappe à carreaux rouges et blancs. La petite cuillère à moka : un objet qui ne parle pas la même langue que ces mains. Les arabesques et fioritures ornent son manche avec un raffinement grotesque. Superflu. Devant un Disney où une Parisienne gantée, d’un geste sophistiqué (avec le pouce et l’index, l’auriculaire en l’air), plonge une petite cuillère à moka dans une tasse à thé, j’ai pris conscience de l’écart. De fossé entre grand-mer et le monde auquel j’aspirais. Grand-mer chopait la petite cuillère à moka de tout son poing. Ses articulations renflées par l’arthrite me rappelaient les ronces ensorcelées dans La Belle au bois dormant de Disney. Ces renflements noueux. Cent ans d’ankylose.

Écrire à sa grand-mère, sur sa grand-mère est aussi pour Kim le moyen de sauter par-dessus sa mère, de retarder le moment d’en parler… exactement comme la mère recule le moment d’établir la biographie de sa mère à elle en se découvrant une « rage d’écrire » l’arbre généalogique qui mène à elle et l’en détourne dans le même mouvement.

La mer crie que l’adolescent : « Non, justement, tu n’as aucune idée de ce que c’est, de qui c’est, grand-mer, parfois, elle est horrible, non, je ne pourrai pas aller à Berne tant qu’elle y sera, je ne pourrai pas aller à Berne sans être obligée d’aller la voir. C’est une araignée, elle est tapie là-bas, dans sa tanière, et elle tisse sa toile sur toute la ville. […] » Et l’adolescent comprend que l’enfance ne se termine jamais, même pour les adultes.

C’est qu’il y a des duretés dans l’enfance de Kim qui n’a manqué de rien, des duretés héritées. Sa mère, qu’il nomme toujours mer, gèle parfois de l’intérieur et alors ce n’est plus la mer, mais la sorcière de glace :

Elle a le regard qui fuit. Ses yeux sont tournés vers l’intérieur de son histoire.

Regarde comme c’est beau, dit l’enfant. Mer n’a pas de regard dans les yeux.

Il était une fois une femme. Sauf qu’elle ne voulait pas devenir femme. Elle voulait devenir quelqu’un. […] Et les yeux de mer ne voyaient pas l’enfant. Ils voyaient ce qui avait fait de la femme une femme. Alors que la femme voulait devenir quelqu’un.

Ce que la mère n’a pas eu et donné à l’enfant peut-il les réparer tous deux ? Kim le ressent, la revanche sur le passé n’est pas exempte de jalousie.

Cela me revient, avec la mauvaise conscience, la conscience qu’elle aurait aimé étudier et qu’elle ne l’a pas fait, qu’avec son travail mal payé, elle m’a pros de faire des études, et que c’est une des raisons pour lesquelles nous vison aujourd’hui dans deux mondes différents. Des années plus tard, je me suis rendu compte qu’il y avait une drôle de concurrence entre elle et moi. Je n’ai pas étudié pour mer, j’ai étudié à la place de mer.

Transfuge de classe… encore une place de qui n’a pas la sienne propre, et oscille entre deux. Mais les liens souterrains, toujours, la mer qui n’est jamais uniquement celle qu’on a connue, celle qu’on pensait :

La femme qui a passé des années à faire des recherches, potasser des livres d’histoire et éplucher des forums Internet pour planter un arbre généalogique en cachette, ce n’est pas la mer qui m’a élevæ, ni la femme dont je pensais être sortiə.

L’origine inquiète, on la recherche, la mère, jusque dans la recherche universitaire :

Et quand je regarde mes sources sur le hêtre pourpre, j’ai l’impression que tous ces auteurs (que des mecs of course) sont à la recherche d’une figure maternelle. Ils le veulent tous, ce hêtre pourpre mère, pour eux, pour leur nation. Comme si les mères manquaient cruellement.

Et si la grand-mère est un moyen de saute-moutonner la mère, que dire du père dans tout ça ? Dieu qu’il est superbement absent, presque jamais mentionné. Ce sera pour un autre livre. Ou un psy. D’homme dans cette famille de femmes, il n’y a que l’arrière-grand-père — et bien trash, l’arrière-grand-père, mais je ne vais pas spoiler, seulement vous induire en erreur d’un pas de côté :

[…] mais je crois qu’arrière-grand-per ait compté au nombre des nationalistes helvètes ou européens de mauvaise foi. Je me pose cette question, et je sais que je le fais dans le contexte historique qui est le mien et que ça ne rime à rien, qu’autrefois l’existence avait d’autres dimensions que j’ai du mal à comprendre, que l’existence était étroitement liée à notre lieu de naissance, bien plus que je ne peux l’imaginer aujourd’hui.

…

Faut pas avoir peur du viscéral et des détours, des délires aqueux et des déformations linguistiques. Plus gender-fluid que Kim, y’a pas à dire, c’est sa langue. Ses langues, même, parce qu’étant Suisse, l’enfant Kim parle suisse allemand et l’auteurice Kim écrit en allemand standard… sauf quand ille écrit en anglais ou à la place de sa mère. La « langue de mer », nous explique la traductrice Rose Labourie (dont le nom fait écho à la grand-mer Rosemarie) dans une passionnante introduction, est un mélange d’allemand standard, de suisse allemand et de dialecte bernois. Pour rendre cette langue inouïe, elle a pioché dans des dialectes de suisse francophone, mais aussi de Wallonie et du Québec (j’empoche pour ma part « à brûle-parpaing » et « et bien d’autres inouïseries »).

La dernière partie du roman est carrément en anglais, un anglais emprunté, qui n’est clairement pas une langue maternelle et que l’on choisit justement pour ça, pour sa neutralité, parce qu’elle permet de se réinventer. C’est pour Kim la langue de la distance. D’abord sous forme de jeux de mots :

je suis assez absinthe-minded

de commentaires ironiques, entre parenthèses :

[après la citation d’un vieil érudit méprisant envers la plèbe et les femmes] (sic (yes, so sick))

en note de bas de page :

[corps de texte] Jagging souligne que le hêtre pourpre suisse « surpasse considérablement en âge le prétendu hêtre mère de la forêt du Hainleite […] et existait en tous les cas depuis longtemps alors que ce dernier était encore dans les langes¹ ».

1 1. Jäggi, 1894. Seriously : « encore dans les langes ».

Puis la distance ironique devient mise à distance analytique et existentielle. Dans la dernières partie, l’anglais est la langue de l’émancipation, de la trahison, du secret qu’on ne pouvait pas avouer avoir deviné, qu’on continue de masquer dans son énonciation même, comme des parents qui recourent à l’anglais ou à des mots épelés pour communiquer sans se faire comprendre des enfants, la surprise pour l’A-N-N-I-V, t’as pensé au cotton candy ?

Quelques extraits en anglais dans le texte :

We had a lot of fun analyzing us and we even managed to push away the typical self-loathing of not doing something more meaningful with our privileges as 30-ish, well educated central Europeans. We defined our generation as the apolitical self-fulfillers between the boomer generation and gen Z […].

We were raised at the end of the 20th century, in the short period of the « end of history », with the belief (and expectation) that we could become everything. But the ned of history has ended, war and violence never really left, only left the self-image of « the West ». But still, I grew up in an apolitical time of hypercapilatist neoliberalism, and our goal was trying to make « it » as individuals. Ans in that goal, I am purely a child of my generation. And the is the place that I am writing you from, Grandma. The place that we have un common: to be common.

And while carrying these words I realized that maybe that’s the closest I will ever get to giving birth, and maybe that is good, because I know that I could never do what you have done, Meer and Grossmer, no, I could never raise a chord, I would go mad in the first few sleepless nights. And here is what I do instead:

I break the circle of children who kill their parents in order to be free, to become themselves. I don’t kill my parents. I am giving birth to my mothers.

…

Ce qui m’a le plus frappée au début de ma lecture, ce thème de non-binarité, au final s’est effacé à la lecture, dissolu dans la question du corps qu’on habite et de la place qu’on occupe. Oui, Kim se déguise enfant avec des vêtements de fille… qui appartenaient à la sœur disparue de sa grand-mère.  Oui, Kim essaye des corps comme des tenues, le corps de l’homme qui se pense viril jambes écartées, aka corps-qui-joue-au-foot, le corps-qui-rentre-du-travail, le corps-qui-voit-du-monde… des corps modelés par des rôles genrés, des attitudes en somme. Qui être quand on est l’homme de la maison en l’absence du père, mais qu’on occupe-usurpe aussi la place qui aurait du échoir à sa propre mère dans l’ascension sociale ? Quand on est descendant de gens qui eux-mêmes ont été les remplaçants d’autres, nés et morts ou morts-nés avant eux ? Qui être quand on ne reconnaît rien de propre en soi, seulement les traits et les traumas des uns et des autres ? Qui être quand tout vous affecte et traverse au point où il ne semble plus y avoir de frontière entre soi et l’extérieur ? Alors entre un genre et l’autre…

Il y a pour Kim, hanté par toutes les existences mutilées du passé, une impossibilité à prendre place dans cette famille. Une impossibilité à être, de manière ferme, ci ou ça. Qui ne lui laisse que la possibilité de devenir ou, sans amarre sûre, de disparaître. Et cette tendance à disparaître apparaît violemment au détour d’un paragraphe, l’anorexie comme par hasard tue (le parallèle m’était venu en tête bien avant, le lire a constitué une confirmation) :

[…] j’étais hospitalisé parce que j’avais arrêté de manger. Je crois, oui, c’est bien possible, que je voulais disparaître. Pas consciemment, ce n’était pas un choix délibéré, ça s’est fait comme ça. Je ne voulais pas mourir, je voulais seulement que ce corps prenne fin.

Contre ça, contre la violence de la haine de soi, ou de ce qui en soi n’est pas seulement soi (« L’envie d’extraire à la pince à épiler chacune de mes cellules une par une pour les dissoudre dans l’acide. »), reste à devenir, tout et son contraire — fluide. L’eau est omniprésente dans le roman, tout est aqueux et mouvant. Tout échappe et irrigue. Kim est une sensibilité poreuse, un corps perméable aux contours flous, qu’ille éprouve surtout dans la sexualité, quand on vient le cerner de l’extérieur.

La question de l’identité n’est jamais posée en termes identitaires, mais est travaillée de l’intérieur, ne serait-ce que par la difficulté à conserver une unité, un unique je :

[…] mais qui a écrit le script de ma scène de cul d’où parle cette infamie comment a-t-elle hacké l’accès à ma voix intérieure je ne veux pas de ce débit où est le bout de JE qui voit tout ça et ne s’y oppose pas […]

Quand on devient quelqu’un d’autre que celui qu’on aimerait et même qu’on pense être…

La grand-mère fait miroir à cette identité qui se cherche, cette fois par l’effacement, l’effacement de soi dans la démence. Kim l’y plonge de manière anticipée, la projetant dans une maison de retraite où elle n’est pas encore quand ille écrit :

Ici, on ne dit pas je, nous, vous, tu, on dit seulement ON. […] Tout le monde y perd son je en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.

Tu dois penser que je fais partie du personnel soignant. D’abord, tu ne me reconnais pas. Je ne te reconnais pas non plus. Tu es devenue toute douce. Tu parles au coussin comme à un petit chat.

Alors écriture inclusive, oui, mais surtout écriture inventive, bricolée, déformée, pour donner à entendre soi et les autres, ceux qu’on pourrait être, ceux qui nous entourent et nous précèdent, d’autres vies derrière la voix qui les ventriloque. Dans tout ce travail de langue, on peut compter sur la galoche discrète de la traductrice et des typographes, avec des ligatures que j’ai trouvées belles et fluides, rien avoir avec la butée des points médians :
æ
comme une boule de papier froissé à la fin d’un participe passé (é, ée), une certitude raturée , un entrelacs qu’on peut facilement sauter tout en l’ayant remarqué,
ə,
e inversé, à la fois e et son contraire, et autre chose encore d’être à al fois l’un et l’autre.

La langue n’est plus tordue ou défigurée ou que sais-je, elle est redevenue malléable, et c’est un drôle de hasard ou une belle enfilade qu’Hêtre Pourpre me soit tombé dans les mains juste après Les Furtifs et la langue si ludique-mais-pas-que de Damasio.

…

En l’absence d’un centre stable, il n’y a plus qu’à sans cesse se réécrire, je(u) palimpste, réécrire son histoire pour la faire sienne et y trouver, s’y ménager une place.

Which reminds me of […] how important it is to change one’s story, in order to own it.

Genre sexuel et romanesque entrent ainsi en écho. Dans le choix des prénoms et des accords, à l’échelle micro, mais aussi, à l’échelle macro, dans la narration elle-même, protéiforme comme sait le devenir le roman. L’autofiction malmène sa matière, défait-refait la concordance des temps du récit et de la narration, anticipe, rappelle, déplace, ment et avoue, trafique, ajuste, pour que le compte soit bon — et autre.

In all the different cultures where forms of writing were invented independently of each other, the earliest forms of scripture were always records of debts. […] That’s why I think that literature and guilt are indivisibly interconnected. But — I also believe the forms of writing which interest me have always been those that don’t want to be what the have to be. Texts that undermine their primary intention, projects that want to get free of the debts, writing that searches exit doors out of writing.

Alors oui, parfois le récit erre, menace de tourner en rond ou de se déliter, mais quand la narration se ressaisit, c’est la déflagration. Tout coule et explose en même temps, ça se déforme lisible, coule de ressource attendue en ressource inattendue, la langue est d’une vitalité folle d’avoir tourné sept fois dans une bouche à vide avide. J’aurais parfois aimé que tout soit de cette teneur, aussi puissant, quelle maestria alors, mais peut-être que parfaitement maîtrisé, le roman aurait cessé de se débattre et aurait été moins à l’image de ce qu’il contient ? Peut-être faut-il la rétention-stagnation du roman-lac, roman-barrage, pour qu’advienne le roman-chute, roman-cascade.

Journal de lecture : Le désir est un sport de combat

En allant chercher Nos puissantes amitiés, je suis tombée en tête de rayon sur Le désir est un sport de combat, dont la lecture s’est révélée beaucoup plus intéressante et nuancée que le titre ne le laissait supposer. Rébecca Lévy-Guillain laisse volontairement de côté les mécanismes corporels et les histoires personnelles dont se chargent habituellement la biologie et la psychologie. Partant du principe que les disparités de désir sexuel au sein des couples sont trop récurrentes pour s’expliquer seulement par des histoires singulières, elle part en quête des constructions sociales du désir (hétéro)sexuel.

Petites précisions :

  • L’autrice parle des classes populaire, moyenne et supérieure, en les réarrangeant en classe populaire, fraction économique des classes moyennes et supérieures et fraction culturelle des classes moyennes et supérieures : j’écrirai classes populaires, classe moy-sup-éco et classe moy-sup-cult.
  • Quand on parle de comportements attribués aux femmes ou aux hommes, il n’est pas question d’essentialiser, c’est toujours une construction sociale à laquelle certains individus échappent (heureusement).
I. La genèse du désir

Notre capacité à éprouver du désir dépend en partie de notre éducation au plaisir sensoriel (via le sport, la gourmandise…). Or le développement d’un « corps plaisir » peut être entravé par la fabrication d’un « corps contrôle », qui intériorise les pressions sociales, morales ou religieuses (injonctions à contrôler son apparence par la minceur ou une étiquette vestimentaire, notamment). Les normes sociales font que les garçons tendent à se constituer un corps plaisir et les filles, plutôt un corps contrôle, surtout si elles font partie des classes supérieures où on est plus guindé dans les apparences. Le corps contrôle peut aller jusqu’à être remplacé par un « corps anesthésié » chez les victimes d’abus sexuels ou de harcèlement lié à l’apparence physique.

Dans ma famille, on est mince par métabolisme et la gourmandise est très encouragée… mais j’ai eu un moment de pwd en lisant le témoignage d’une catho racontant comment elle s’était construite dans le contrôle avec la danse classique. J’ai repensé à mon ex qui m’avait vexée en remarquant que je ne connaisse pas mon corps, alors que je le connaissais très bien, merci : je parlais du corps contrôle musculo-squelettique et lui du corps plaisir organique.

II. La construction de l’imaginaire sexuel

Pour développer son imaginaire sexuel, on a besoin de côtoyer et de s’approprier des scénarios. L’exposition aux contenus érotiques diffère en fonction des connotations positives ou négatives associées à la sexualité, variables en fonction du genre et de la catégorie sociale : globalement, la sexualité est valorisée pour les mecs, mais suspecte chez les meufs, surtout si elles font partie des classes populaires et moy-sup-éco. Les catégories moy-sup-cult. ont accès à davantage de scénarios érotiques, notamment via la littérature (Nabokov, Choderlos de Laclos, Diderot, Sade, Apollinaire, etc., versus les romances pour les classes inférieures — après, j’ai le souvenir d’un ou deux bouquins de séries à l’eau de rose pour ado, qui avaient le mérite d’inclure quelques scènes explicites d’une manière adaptée à leur lectorat).

Last but not least, les scénarios sexuels doivent être couplés à des sensations physique d’excitation pour que l’éveil au désir fonctionne. (Typiquement, les scènes de sexe dans les films des années 1990, quand t’as les parents derrière toi, ça te provoque strictement rien à part de la gêne.) C’est souvent là que le bât blesse. Si on croise la constitution du corps plaisir et l’exposition aux scénarios, l’apprentissage du désir est lacunaire chez les femmes : celles des classes populaires ont un corps plaisir éveillé au désir mais un sentiment d’illégitimité voire de culpabilité face à la sexualité ; celles des classes moy-sup-cult. ont accès aux représentations du désir mais un corps verrouillé par le contrôle ; et celles des classes moy-sup-éco sont les plus mal loties avec potentiellement des barrières physiques et psychiques.

III. « Je me suis forcée »

Le désir semble tellement devoir aller de soi que son absence peut générer des questions identitaires (je passe, parce que j’ai déjà chroniqué La Révolution du No-Sex). MeToo a pas mal changé la donne dans l’idée qu’il ne va pas de soi d’avoir envie d’une relation sexuelle dans le cadre d’un couple. Bonne nouvelle, donc, les meufs se forcent de moins en moins (évitons ainsi de nous alarmer de la baisse de l’activité sexuelle chez les jeunes générations, c’est peut-être pour une très bonne raison).

Mauvaise nouvelle, en revanche, à laquelle je n’avais pas du tout songé : dorénavenant, les nanas qui ont des relations sexuelles sans désir se flagellent parce qu’elles se perçoivent comme faibles d’avoir cédé aux pressions du conjoint — surtout si elles sont de la nouvelle génération ou appartiennent aux classes moy-sup-cult. rodées aux grilles de lecture féministes. C’est la double peine : non seulement il y a peu de chance qu’elles aient pris du plaisir pendant l’acte (l’appétit ne vient pas toujours en mangeant), mais elles sont entraînées dans une spirale d’auto-dévaluation (dont on peut imaginer qu’elle les rend moins sûres d’elles et plus enclines à céder aux avances pour se sentir désirables et validées).

Au passage, l’autrice rappelle que le consentement et le désir sexuel sont deux choses distinctes. On peut parfaitement consentir à une relation sexuelle sans éprouver de désir, notamment pour faire plaisir au conjoint. Après, bon… m’est avis que l’argument est plus à destination des nanas qui se flagellent, que des gars qui ne voudraient pas se pencher sur la définition du viol conjugal.

IV. « Je ne suis pas ton colocataire »

Non seulement les femmes partent souvent avec un temps de retard sur les hommes dans la construction du désir, mais celui-ci imprègne tellement la socialibiliation des hommes qu’ils ont du mal à faire sans (ou avec moins).

Si on caricature, serrer des meufs est ce qui lie les hommes entre eux. Genre ils ne peuvent pas être potes tranquilles entre eux parce qu’ils s’apprécient, il faut qu’ils prouvent leur virilité pour être acceptés par leurs pairs. Du coup, s’ils ne font pas l’amour aussi souvent qu’ils imaginent devoir le faire, leur virilité et leur estime de soi s’effondre ; ils se sentent exclus. Vous trouvez que c’est exagéré ? À lire certains verbatims, c’est carrément en-dessous de la vérité (j’aurais recueilli un certain témoignage, j’aurais dû lutter pour conserver la neutralité de la posture sociologique et ne pas coller deux claques au gars).

Mais évidemment, il n’y a pas que ça. Les constructions sociales poussent les hommes à être fort, ne pas pleurer, ne pas montrer leurs émotions et autre bullshit qui imposent à leur compagne de se transformer en psy qui font que leur vie affective et émotionnelle est souvent plus pauvre que celle des femmes ; sauf éducation particulière ou travail personnel auprès d’un psy, ils n’ont souvent pas les outils pour articuler ce qu’ils ressentent. Du coup, le sexe est pour eux le lieu de création l’intimité — alors que pour les femmes, il en est un, souvent privilégié, mais pas le seul (dudes, vous n’imaginez pas la puissance d’une conversation-confidence ; vous devriez essayer). Pour beaucoup d’hommes, les relations sexuelles sont un moyen de lutter contre la solitude, et pour certains, c’est carrément un rempart contre la dépression.

Tout ceci permet de mieux comprendre le concept de misère sexuelle, je trouve, sans le balayer d’un revers de la main comme le font parfois certaines féministes lassées d’un prétendu dû sexuel (et on comprend la lassitude)  : ça recouvre souvent une misère affective, in fine. La souffrance peut être réelle, et pas seulement une blessure d’ego dans un univers masculin(iste ?).

V. Des femmes désirantes

Heureusement notre autrice n’a pas voulu laisser son lectorat hétérosexuel sur ces constats dépitant. Elle s’est penché sur les couples où les disparités de désir sont moindres et/ou moins mal voire bien vécues. Côté femmes, sont avantagées celles qui ont été éduquées pour jouir de la vie sans entrave. Quand ce n’est pas le cas et qu’il a fallu faire tout bien comme il faut en se contorsionnant dans les cases, tout n’est pas perdu pour autant… Cela passe alors par une prise de conscience de son droit à désirer (oui, tu t’es souvent fait passer en second, non, le plaisir n’est pas réservé aux hommes, ce n’est pas sale et ça ne fait pas de nous des salopes ou des pécheresses) et par un travail actif de réappopriation du champ sexuel : masturbation studieuse, apprentissage livresque ou vidéo, écoute de pOrno audio… tout est bon pour développer son imaginaire sexuel, la sensibilité de son corps, et ainsi passer d’objet à sujet sexuel. Comme cela demande pas mal de ressources sont favorisées les femmes des classes moyennes et supérieures, notamment de la fraction culturelle, plus enclines à aller chez le psy (« plus proches des savoirs thérapeutiques » on dit en langage élégant).

VI. Des hommes flexibles

Chez les hommes, les disparités de désir au sein du couple sont mieux vécues quand il y a eu un apprentissage émotionnel précoce et intime (big up aux familles qui apprennent aux petits garçons à exprimer leurs émotions & un grand merci aux parents du boyfriend) ou à défaut un gros travail de remise en question — par des copines, sœurs, amies qui ont la patience de la pédagogie ou, mieux, chez un psy (on ne dira jamais à quel point un mec qui a suivi une psychothérapie est un gros turn on). Plus on est capable d’exprimer ses émotions et de créer de l’intime par la parole ou le geste non sexuel, moins la frustration est prégnante. Encore une fois, sont plus avantagés les classes moy-sup-cult.

Évidemment, cela aide carrément d’évoluer dans un environnement où le prestige ne repose pas entièrement sur la sexualité mâle, que cela soit pour des raisons idéologique ou pratiques (quand on s’en sort bof sur le marché érotique). En somme, soit t’es woke, soit t’es CSP+ geek, soit — surprise ! — catho (le moindre désir de l’épouse peut être moins mal vécu que dans les autres milieux, car perçu comme naturel et faisant partie du package voulu par dieu — à défaut de se remettre en question, ils foutent la paix).

En conclusion, l’autrice rappelle que « la sexualité n’est pas une activité déconnectée des autres sphères de la vie » (l’intime est politique, bitches) et que « les scénarios culturels cristallisent les enjeux et conflits autour du désir » (ils reproduisent les normes et nous incitent à les perpétuer, quoi). Bref, le passage du désir est étroit, ménageons-le : mesdames, apprenons à jouir ; messieurs, apprenez à dire (vos émotions — et tant qu’à faire, dégagez ou éduquez vos potes virilistes). Et tous allons voter pour un peu moins d’inégalités sociales.