Laver les ombres

Recommandé par Anna Coluthe dans le cadre du challenge 12 mois, 12 livres suggérés par 12 personnes, Laver les ombres a été davantage qu’une bonne surprise, m’a fait l’effet d’une rencontre, presque. Si l’on était dans un magazine féminin, je résumerais l’affaire par une de leurs équations à double connus :

Alessandro Baricco + Claude Pujade-Renaud = Jeanne Benameur

D’Alessandro Baricco : le mystère, la maîtrise narrative, des destins en maison close, l’Italie, l’horreur tout en délicatesse, des héritages intimes troubles.

De Claude Pujade-Renaud : la justesse du geste, la danse, le désir, l’abandon, le mouvement dans ce qu’il cache et révèle d’intime.

…

Laver les ombres, en photographie, signifie mettre en lumière un visage pour en faire le portrait.

…

La ville

Elle a besoin d’horizon.
En ville, elle a appris que c’est par le haut qu’il se donne.

Lea soupire fort. Un homme qui passe lui sourit. Elle sourit aussi, comme les enfants, en retour. Le sourire demeure et lui fait du bien. L’homme n’en saura jamais rien. C’est ce qu’elle aime dans la ville.

…

Danser, l’espace, le vide

Danser c’est altérer le vide.
Pourquoi inscrire un mouvement dans le rien ? […] […] Elle se sent intruse. Depuis toute petite.
Alors elle danse. Il faut qu’elle trace, avec son corps, les lignes qui permettent d’intégrer l’espace. Seule la beauté du mouvement peut la sauver.
C’est sa façon de trouver place dans la vie.

La concentration totale sur chaque vibration d’archet et une absence tout aussi totale à soi-même. Alors seulement quelque chose a lieu.
[…] À nouveau, peu à peu, elle entre dans l’espace. Elle y a droit. Alors son monde lui appartient. Et elle, elle appartient au monde.

Danser, c’est attirer le vide.
Un péril intime.
Ce péril-là, c’est elle qui le choisit. On n’échappe pas à la seule forme de liberté qu’on s’est donnée soi-même.

(Cette dernière phrase…)

Danser c’est altérer l’espace. Lea le sait.
Rien n’est intact. Jamais.
Aimer, c’est partager l’altération.
Elle partage.

…

Le non-désir de maternité

Toutes les femmes de son âge veulent un enfant. Panique à bord. Les quarantièmes rugissants… elle se moque mais elle se regarde depuis quelque temps comme on retourne une poche vide. Ce désir-là, elle ne l’a pas. Elle ne l’a jamais eu.

…

Le refoulé

Elle n’a pas de clef pour fermer sa porte. Rien dans sa bouche pour articuler un refus. […] Elle connaît maintenant la guerre par la peau.
Leur sueur, leur odeur, le toucher de leurs doigts ont fait d’elle un palimpseste vivant de la guerre. Ils ne savent pas qu’ils inscrivent chacun leur histoire sur elle, en elle.
Tatouée, à l’intérieur.
[…] Pour les viols, les tortures, il ne paient pas.
Pour elle, oui. Et très cher.

Pour être libre, il faut apprendre. Elle n’a pas appris.

Épouser, pour lui, c’était tout remettre en ordre.
Il avait dit Je te l’avais promis, quand la guerre serait finie.
Mais elle, elle était morte entre-temps et il n’avait rien vu.

Une à une, elle déchire les pages de son vieux livre d’amour, les laisse tomber dans l’eau. […] Et là-bas, à Naples, personne ne lui a jamais demandé de mots d’amour. Elle les connaît par cœur pourtant, ne les a jamais osés.
Il faut bien que les mots d’amour se disent un jour. Même si personne ne vous prend dans ses bras pour les entendre.
[…] Elle ignorait qu’elle avait tant et tant de phrases inscrites, à l’intérieur d’elle. Sous la peau.
Des passages entiers. Comme des blocs de falaise usée qui s’écroulent.

…

Le corps du désir

L’odeur de Bruno, le poids de ses épaules dans ses mains, son ventre chaud, toujours chaud. Bruno, c’est son océan.
Si un jour il s’écarte d’elle alors il n’y aura plus rien pour relier son corps au monde et elle sera devenue une île. Inabordable.

Les caresses de Jean-Baptiste n’en finissaient pas de l’émerveiller. Elle découvrait qu’elle avait un ventre, des seins, une bouche. Mais la joie la plus profonde, c’était son regard sur elle.
Il lui donnait son poids sur terre.

…

Le corps de la danse

[S’abandonner] Avec le mouvement de la danse, elle traque exactement l’inverse. La conscience dans chaque muscle, aiguë, que le cerveau appelle.
Rassembler tout l’être dans le corps, le tenir, le tenir.

Tant que Lea mettait toute sa passion dans la danse, elle était à l’abri. Romilda le savait d’instinct.

Elle va poser pour lui.
[…] Maintenant elle est nue et ce n’est pas pour faire l’amour.
[…] Ce qui est terrible c’est d’être nue, sous le regard de Bruno, sans les gestes de l’amour.
[…] Il ne comprend rien. La nudité, pour un spectacle, c’est pensé, c’est décidé. Il y a une justesse. C’est un choix. Et sur scène c’est elle qui conduit le regard du spectateur. Elle est libre.
Il ne comprend pas ?
Ici elle n’est pas libre.
[…] Elle est encore plus nue d’entendre nommer ses épaules qu’il faut relâcher, son ventre. Il dit Laisse, ça va se faire tout seul.
Il faudrait hurler Non rien ne doit se faire tout seul. Je ne veux pas. Ce n’est plus moi. Moi je ne peux pas lâcher mon corps une seconde tu entends ?

…

Aimer : tentatives

Elle n’aura plus jamais assez de toute sa vie pour l’aimer.

On croit qu’il suffit d’aimer pour faire corps avec le reste. C’est faux.
Dans la lumière rasante de cette fin de journée, il apprend qu’il aime et que cela ne suffit pas.

Est-ce qu’aimer, ce n’est pas vouloir rejoindre, sans relâche ?

Aimer c’est juste accorder la lumière à la solitude.
Et c’est immense.

…

Apprendre à trébucher.
Intégrer le faux pas.
En faire sa danse.
Apprendre la marche imparfaite de tous ceux qui ont dans le corps un poids qui se déplace et les entraîne. Sans qu’ils y puissent rien.
Et danser avec ça.
Tous. Des semblables. Qui tentent de rétablir l’équilibre. À chaque pas. Entravés, empêtrés dans les vies et les histoires qui s’agrippent, déséquilibrent.

…

Il reste encore de la place pour 3 voire 4 suggestions, car l’un des ouvrages a été retiré du catalogue de la médiathèque (c’est l’un de mes deux critères : lecture courte, disponible à Roubaix).

Je te nous aime

Malmener la syntaxe, parti pris poétique des éditions Cheyne ? Après Je, d’un accident ou d’amour de Loïc Demey, je découvre Je te nous aime, d’Albane Gellé.

…

De la préface, je retiens surtout cette erreur d’impression poétique :

Problème d'impression : sur la partie droite du paragraphe, la presse a pesé et creusé les mots sans déposer d'encre Sur le coin de la page suivante, les mots manquants sont imprimés

…

Ça commence par un revirement narratif :

il
a perdu sa fille, il n’était pas très vieux. Sur la route un accident, il a perdu sa fille parce qu’il est mort.

elle
pour commencer se laisse enfermer par une profonde rancune

Un père qui meurt, sa fille qui se construit sans lui : j’ai sans le savoir emprunté deux livres qui commençaient ainsi en mars.

…

elle
son drame c’est de ne pas être intelligible quand elle se met à parler de trop ce qu’elle comprend.

Parler de trop comme être de trop. Ce qu’elle comprend trop bien. Un adverbe de déplacé et pfiou, c’est la justesse désordonnée.

…

elle
lentement enfonce ses doigts dans le sable de la plage, voudrait se rappeler le goût du sucre roux, sur l’étagère de la cuisine.

(Celui-ci, je voudrais trouver à l’illustrer.)

…

il
son présent est toujours chaud. Parler des choses d’aujourd’hui et pas de celles qu’on ne sait pas, c’est naturel pour lui.

…

il
avec son âge et son accent du sud parlait de Giono en même temps que d’amour sans rien entendre de ses silences à elle.

Cette surdité…

…

il
cherche des fuites, des armures, fait de l’humour, ça le protège et ça l’arrange, il tient les rênes.

Ça m’a rappelé quelqu’un qui n’est pas mon père.

il
pas les bons sentiments qui l’agitent au milieu, parce que la mort : sa préoccupation depuis le début. Un sac de monstres dans la tête, territoire privé, pas la peine d’y planter un arbre. Elle en a planté un.

Un sac de monstres dans la tête : définitivement quelqu’un.

…

elle
part dehors avec un il. Pourquoi les autres la regardent de travers, ne la voient pas. Elle s’inquiète, ça recommence.

Cette page (il y a un seul elle ou il par page) apporte confirmation de ce que je commençais à suspecter : il n’est pas une seule personne. Du père, on a glissé aux hommes.

…

il
c’est l’enfant dans l’homme qui prend toute la place, elle longtemps en pleure.

…

il
plutôt doucement, est arrivé dans sa vie. Elle a sorti des verres, sans savoir auguste quoi faire d’autre, s’est trouvée bancale, dans les mots prononcés. Il a dit on se reverra n’est-ce pas ? Elle n’a pas répondu.

Bancale, c’est exactement ça.…

il
lui écrit en cachette de la grande personne qu’il est devenu.

Tu crois qu’elle nous entend, cette grande personne ?

…

il
s’excuse de fatiguer les autres avec ses enthousiasmes de chaque seconde, pas elle, vraiment.

Là, ça fait sens, puis plus du tout. Je suis en errance syntaxique. Pas elle :  ça ne la fatigue pas elle, contrairement aux autres ? Il s’excuse auprès des autres, mais pas auprès d’elle ? Elle fatigue aussi les autres, mais ne s’excuse pas ? Ou pas vraiment ?

…

elle
en a marre des ils qui ne tiennent pas debout tout seuls.

Meuf, on est avec toi.

…

elle
en se retournant a vu, sans personne autour, des pas dans le sable qui rejoignaient les siens, s’en souviendra toujours.

…

il
avec elle, ne sait plus rien de ce qu’il savait avec les autres elles.

<3

…

elle
sait que leurs enfances se dresseront encore pour leur barrer la route. Elle voudrait bien voir ça.

Bagarre.

…

elle
désormais aime jeter à la poubelle,
est-ce pour avoir moins à porter ?

Elle pourrait m’apprendre.

…

elle,
de la tête vers le cœur, fait le chemin vers son bonheur, laisse en route deux ou trois ils, leurs monstres et leurs reproches.

Juste un pour moi. Sans reproches.

…

elle,
sait de lui parfois ce que lui-même ignore, où et quand ils se sont rencontrés, il et elle ne font pas toujours un, savent être deux.

Idem ici, mais c’est il qui sait d’elle.

…

il
pour elle n’est plus un il. Il est ce tu auquel elle je m’adresse désormais.

Oui, je vous spoile la quasi fin, mais elle boucle avec le titre, et c’est pour la bonne cause : vous donner envie de lire tout le recueil.

Averno

Peut-être est-ce le titre italianisant.

Averno.
« Ancient name Avernus. A small crater lake, ten miles west of Naples, Italy; regarded by the ancient Romans as th entrance to the underworld. »
Ok, plutôt latinisant, le titre.

Peut-être est-ce le nom de l’auteur.

Louise Glück.
Comme le compositeur.
J’ai une tendresse arbitraire pour Glück depuis que j’ai croisé un perroquet qui chantait Iphigénie en Tauride dans une version d’anglais.
Ce n’était pas un perroquet, d’ailleurs.
Un bullfinch, c’est ça, je crois me souvenir — on parle d’une version traduite au lycée.
Un bouvreuil, me dit Google. Je ne connais pas l’un plus que l’autre, mais je m’en souviens 15 ans plus tard.
Il y en a plein des bestiaux comme ça, dans les poésies de Louise Glück, que je ne connais pas plus sur la page de droite que la page de gauche.
VO, VF, inconnus au bataillon.
La flore, aussi.

Peut-être est-ce le recueil bilingue.

Je ne lis plus beaucoup en anglais, ces temps-ci. De fiction, c’est-à-dire. Je n’ai pas exploré le maigre rayon anglophone de la médiathèque.
Alors que j’aime plutôt bien la poésie en anglais.
C’est plus reposant que la poésie en français.
Quand je lis de la poésie en français, je m’entends lire dans ma tête. Quand je lis n’importe quoi d’autre, dans ma tête, il n’y a aucune voix ; le sens des mots s’infuse directement. Mais la poésie en français, direct ça résonne grandiloquent.
Pas la poésie en anglais. Là aussi, le sens des mots infuse directement — quand ils font partie de mon vocabulaire, du moins.
Bien sûr, je peux avoir envie de relire quelques lignes à voix basse pour sentir les mots dans la bouche, mais il n’y a pas de voix parasite. Pas d’interruption auto-référentielle.
La poésie en anglais ne pose pas.
Faussement simple, mais pas prétentieuse, j’aime bien.

Ce n’est pas la couverture en tous cas.

Je connaissais la collection « Du monde entier » de Gallimard, mais j’ai eu l’impression d’en voir la couverture pour la première fois.
Comme la fois où j’ai mis mon T-shirt violet fané que j’aime beaucoup, avec son décolleté en V et ses manches trois-quart, et que le boyfriend amusé a commenté : très années 90, les inscriptions. Mon T-shirt fétiche a disparu, j’ai vu soudain à la place un T-shirt tout droit sorti des années 90, incongru dans sa survivance.
« Du monde entier », donc.
Le monde : une sphère au spirographe.
Presque. Le logo date de 1961 ; le spirographe de 1965.
L’ère du temps révolu.
(À l’époque où le spirographe ne me paraissait pas daté, le logo me faisait davantage penser à une pelote de laine.)

…

Je ne sais pas trop pourquoi, en somme, mais j’ai lu Averno.

Sans trop y comprendre grand-chose.
J’ai continué, pourtant. Sans trop comprendre pourquoi.
Pour des bribes ?
La première :

This is the moment when you see again
[…] the birds’ night migrations.

It grieves me to think
the dead won’t see them—
these things we depend on,
they disappear.

La première dans le recueil, parce que lors le feuilletage debout devant le rayonnage poésie, c’était peut-être celle-ci, la première, une des premières bribes à retenir mon attention :

I say, as safe as anywhere,
which makes them happy.
What it means is nothing is safe.

Un début de suspens, comme une incursion de roman policier dans la poésie.

…

Dans les bribes, il y a aussi un champ brûlé. Par une jeune fille avant de disparaître. Par magie, par suicide ou par enlèvement, on ne sait pas trop. La police ne l’a pas retrouvée.

Ça me fait penser à ce roman que je n’ai pas lu,
avec un ange dans le titre,
La Nostalgie de l’ange.
Une histoire narrée depuis le paradis par une petite fille morte,
enlevée, séquestrée et tuée,
mais promis ce n’est pas glauque,
promettait Mum dans son engouement fasciné,
me vendant le livre que je lui avais offert, pour un anniversaire ou une fête des mères, sur son propre souhait.
Le champ, l’enlèvement, from afar. Je m’en souviens mieux que si je l’avais lu. J’en ai lu les premiers chapitres, d’ailleurs, fondus au récit de sa première lectrice.

Ce champ brûlé me fait un peu l’effet de Ruth dans les Planches courbes de Bonnefoy :

Et alors un jour vint
Où j’entendis ce vers extraordinaire de Keats,
L’évocation de Ruth « when, sick for home,
She stood in tears amid the alien corn »
Or, de ces mots je n’avais pas à pénétrer le sens
Car il était en moi depuis l’enfance,
Je n’ai eu qu’à le reconnaître et à l’aimer
Quand il est revenu du fond de ma vie.

Y’a un truc avec l’enfance chez Louise Glück. Pas l’enfance de quand on est tout petit ; celle de quand on est une jeune fille et qu’on cesse de l’être. Perséphone avance en fil rouge dans le recueil, missing child ou victime de viol, le mythe se mélangeant avec le fait divers sordide, mais aussi quelque chose de plus sourd et diffus qui n’a pas vraiment eu lieu, ou qui a eu lieu sans être perpétré.

There are places like this everywhere,
places you enter a young girl,
from which you never return.

Parce qu’on y a perdu la vie ou l’innocence ?

La traduction traduit « la mort » puis la genre au masculin, sans même une note de bas de page pour expliquer que la mort est un homme en anglais. C’est lui, c’est Hadès :

He wants to say I love you, nothing can hurt you

but he thinks
this is a lie, so he says in the end
you’re dead, nothing can hurt you
which seems to him
a more promising beginning, more true.

Je ne suis pas très mythologie, et pourtant ce sont ces poèmes sur Perséphone qui m’ont le plus happée, dans leur collision violente de la psyché intemporelle avec le fait divers encore trop actuel.

…

I want it
to be my fault
she said
so I can fix it—

Consentir à la culpabilité dans l’espoir de conserver une illusion de contrôle…

…

He remembers the day the field burned,
not, he thinks, by accident.
Something deep within him said: I can live with this,
I can fight it after awhile.

The terrible moment was the spring after his work was erased,
when he understood that the earth
didn’t know how to mourn, that it would change instead.
And then go on existing without him.

…

Averno : le monde y est hostile, le monde y est beau, on ne tranche pas.

(« Prism » 3.)

As one takes in
an enemy, through these windows
one takes in
the world:

here is the kitchen, here the darkened study.

Meaning: I am master here.

…

D’autres bribes, encore, comme on ramasse plus de marrons qu’on n’a de place dans ses poches, sans savoir ce qu’on en fera de retour à la maison.

(« Prism » 4.)

How privileged you are, to be still passionately
clinging to what you love;
the forfeit of hope has not destroyed you.

This is the light of autumn; it has turned on us.
Surely it is a privilege to approach the end
still believing in something.

…

(« Prism » 19.)

The room was quiet.
That is, the room was quiet, but the lovers were breathing.

In the same way, the night was dark.
It was dark, but the stars shone.

The man in bed was one of the several men
to whom I gave my heart. The gift of the self,
this is without limit.
Without limi, though it recurs.

The room was quiet. It was an absolute,
like the black night.

Très efficace, comme inscription d’un besoin d’absolu dans notre contingence limitée. Bien résumé bien dilaté.

…

(Extrait de « Telescope »)

You’ve stopped being in the world.
You’re in a different place,
a place where human life has no meaning.

You’re not a creature in a body.
You exist as the stars exist,
participating in their stillness, their immensity.

…

In our silence, we were asking
those questions friends who trust each other
ask out of great fatigue,
each one hoping the other knows more

and when this isn’t so, hoping
their shared impressions will amount to insight.

Films 2023.02

Aftersun

Après-soleil, après-coup, couleurs délavées. Aftersun n’existe que dans un regard rétrospectif où ce qui est en train de se vivre est déjà perdu. Pour Sophie, qui filme à hauteur d’enfant des bribes de ses dernières vacances avec son père. Pour celui-ci, Calum, aux prises avec la dépression, malgré tous ses efforts pour offrir de beaux moments à sa fille, malgré l’amour et la tendresse de ses gestes, de son attention sans cesse renouvelée, arrachée à une toile de fond qui le voit sombrer. Il est là et son absence l’est déjà aussi, dans tous les plans où l’on ne voit que son reflet parcellaire (dans un coin de miroir), imprécis (sur une table vitrée) ou opacifié (sur un écran de télévision éteint). Ce rapport paradoxal entre absence et présence culmine dans le plan où le repas père-fille est filmé en plan fixe sur le coude du père, sous lequel se développe lentement un Polaroïd d’eux pris par le photographe du club de vacances. Lentement.

La lenteur ne tranche pas : c’est le temps du développement, du film d’auteur ; le temps étiré de la somnolence sur un transat au soleil, seulement ponctué de re-crémages solaires ; le temps indifférencié des vacances, tramé d’ennui et brodé d’activités que l’on doit décider sans qu’elles s’imposent à nous, sans smartphone, sans Internet, sans jeux vidéos ; le temps de l’enfance sans turbulence ; le temps de la léthargie, aussi, celui de l’enlisement, de la dépression ensoleillée, qui aveugle et délave. C’est lent : d’abord long, puis plus tellement. Comme des vacances infinies qui se termineront mardi.

C’est étrange, parce que j’ai l’âge du père (je suis plus âgées, même), mais c’est mon enfance que vit sa fille. J’ai été en club de vacances avec les mêmes buffets à volonté, les chaises en plastique, les spectacles le soir, le bracelet pour commander au bar en sortant de la piscine (une inconnue donne son bracelet all-inclusive à Sophie ; j’avais trouvé un bracelet de perles-monnaie bonus par terre), les activités organisées et celles improvisées (billard père-fille ; parties de ping-pong mère-fille) — à la même époque, celle de l’argentique, des débardeurs tie and dye et des atébas, ces fils de couleurs entourés autour d’une mèche de cheveux. C’est mon enfance et elle me paraît loin aux côtés du père, éloignée par les années, mais pas seulement, par ce rapport au temps aussi, à ce temps dénué de perpétuelle diversion numérique. Ça m’a fait plisser les yeux, essayer d’entrevoir nettement cette époque révolue de parties de cartes et de plongeons — de lectures aussi, beaucoup plus que l’héroïne. Je me souviens des chapitres rationnés quotidiennement parce que je n’avais pas emporté assez de livres et que je n’en trouverais pas en français dans ce club de vacances italien. Ma mère, dans le même cas de figure, avait fini par lire les miens ; je la revois rire de la truculence de Judy Blume.

C’est mon enfance et ce n’est absolument pas mon histoire. Elle n’appartient qu’à Calum et Sophie, marquée par le drame en suspens, préservée-ressuscitée par une pellicule terriblement présente d’être un peu passée, révolue même, dernier vestige de. Cette relation père-fille, pas souvent si bien mise en scène, est incarnée tout en sensibilité et sans pathos par Francesca Corio et Paul Mescal (déjà à fleur de peau et de névrose dans Normal People), sous la direction de Charlotte Wells dont on a du mal à imaginer que c’est le premier long métrage.

…

Les Berkman se séparent

Un bon film sur la séparation d’un couple et le bordel engendré chez les enfants (plus par le père arrogant-méprisant que par la séparation en tant que telle, in fine).

Sur France.tv jusqu’au 30 avril

…

Comme un avion

Michel (Bruno Podalydès) plane à deux mille, et pas juste parce qu’il est fan d’aviation.

Vu d'en haut, ballet de travailleurs sur leur chaise de bureau tournante

Un jour, il développe une fascination pour le kayak, l’objet, l’idée, la beauté du geste — pagaye dans le salon et sur le toit de l’immeuble en secret de sa femme (Sandrine Kiberlain).

Adulte qui mime le mouvement de pagayer dans un squelette de canoë

On n’y croit pas vraiment, mais un jour son kayak rencontre vraiment l’eau — et lui, d’autres yeux, d’autres bras, d’autres peaux. Il plane tellement à deux mille, rêve tellement l’instant, l’aventure, que les questions qui devraient se poser ne se posent pas. C’est doux et reposant, cette absence de scrupule, ces rencontres qui coulent de soi, avec toute la maladresse et la tendresse qui siéent à Michel. On voudrait pouvoir tout accueillir ainsi.

Dans les bras de sa femme qui n’y croit pas trop, à son périple, mais croit en lui (photo prise avant de penser à pousser à fond la luminosité de l’écran, d’où l’effet de trame).
Tendre tête-bêche dans l'herbe
Tête-bêche de tendresse, poids de la tête, main qui relie.
sourire d'un femme étreinte dans les bras d'un homme
Sourire renaissant chez Laetitia (Agnès Jaoui)
"On sent tout dans les bras de quelqu'un"
Dans les bras de Mila (Vimala Pons). C’est très vrai, même si je ne sais pas si on sent tout de l’autre ou tout de soi.

Loupé à sa sortie en 2015,
vu sur OCS (mais désormais retiré du catalogue)

Le Dérèglement joyeux de la métrique amoureuse

Le dérèglement joyeux de la métrique amoureuse, de Mathias Malzieu et Daria Nelson

C’est pas mal, la poésie qui jure ; ça m’inspire plus confiance que la poésie qui gémit. Surtout quand y’a des images, et que j’y reconnais des trucs, malgré-grâce à leur trivialyrisme joué sur les mots.

Quelques extraits de ce recueil de Mathias Malzieu et Daria Nelson lu l’an dernier, fraîchement illustrés.

…

En moins d’une minute,
j’eus l’impression de te connaître
depuis longtemps avant ma naissance.

En moins d’une heure,
la pâtisserie fine de tes baisers
désintégrait définitivement le concept de temps.

[…]

Un jour d’amour avec toi compte
comme dix avec qui que ce soit.

Dessin d'une pâte en forme de pain d'épices se fait aplatir par un rouleau pâtissier avec des motifs traces de baisers

…

Le fantôme de Gainsbourg est venu la visiter

Je laisse encore un peu trop traîner les fantômes de mes ex. Je fais la vaisselle et la poésie, mais j’ai du mal à remballer dans les cartons celles qui ont fait partie de ma vie.

…

The storm and you

Le vent fait le con dans la rue,
saccage le silence de la nuit.

Les fantômes s’empalent dans les antennes
de télévision, les arbres lampadaires s’étirent
comme s’ils s’apprêtaient à courir un cent mètres
et toi tu dors comme une enfant.

[…]

 

Dessin d'un fantôme qui fait face à une page de journal empalée sur une antenne au-dessus des toits, tandis que d'autres pages sont emportées par le vent

 

…

Confiné avec une fée
(et les fantômes de mes ex)

Les fantômes de mes ex sont de sortie.
Pourtant, je les avais confinés dans de jolis petits cercueils en carton. J’avais fait quelques trous au cas où ils voudraient respirer. J’avais tapissé leurs murs de Polaroïds et autres souvenirs de souvenirs. […]

Dessin d'un Polaroïd montrant un mur de Polaroïds