Bulles de BD, 2023 #1

Rideau vert à motif et case "Si jamais je renais, je veux renaître moi-même."
Derrière le rideau, de Sara del Giudice
Cette bande-dessinée adopte un parti pris semblable à celui du film Une jeune fille qui va bien : on se focalise sur une histoire personnelle (ici, deux jeunes sœurs qui perdent leur mère et voient une belle-mère débarquer un an plus tard) avant que la grande histoire, présente en sourdine tout du long, débarque peu avant la fin pour tout faucher. Le dispositif narratif est rudement efficace, et laisse s’épanouir en amont une sensibilité du quotidien décrite à hauteur d’enfant, mais d’enfant toujours plus perspicace et pragmatique qu’on aurait tendance à le simplifier, inversant parfois le relief entre les montagnes de l’enfance et les drames des adultes.
Les enfants, la belle-mère et la gouvernante devant un tas de gravats post-bombardement, case "Je pensai que vivre était si sacrément difficile quand on sait combien il est sacrément simple de mourir."
J’ai pensé à ma camarade qui vient de perdre un ami proche — le 4e cette année, dans un second accident de la route.
J’ai mis du temps à avancer dans l’histoire. Comme c’est de plus en plus souvent le cas, je m’arrête sans cesse détailler les partis pris stylistiques du dessin, trouver quel trait ou quelle couleur me provoque une sensation d’étrangeté ou au contraire d’extrême familiarité, dans un partage chaleureux, presque sensuel, du monde.
Les deux soeurs en tailleur chacune sur leur lit, lampe de chevet allumée
Regardez-moi cette lumière comme traits concentriques qui viennent même colorer le dos de l’aînée, et ces ombres raides qui grouillent-grignotent l’angle au-dessus de la cadette.
Le père et la belle-mère en robe de mariée sous un parapluie, suivis par les enfants et la gouvernante avec leur propre parapluie
Cheveux crayon gris pour les sœurs, en flammèches de vitrail blond pour la belle-mère.
Le père et la belle-mère devant un journal, l'air soucieux.
Le mélange de dessin et de photographie est étrange – pour les tableaux au mur, les livres de la bibliothèque ou encore certains motifs de papier peint (alors qu’ils sont si magnifiquement peint sur le rideau inaugural et final).
…
Concerto pour main gauche, de Yann Damezin
Certaines bande-dessinées n’ont pas spécialement de raison d’être des bande-dessinées ; la même histoire aurait pu être racontée sous la forme d’un roman ou d’un film si le dessin n’avait pas été le médium privilégié de l’auteur. D’autres, et Concerto pour main gauche en fait partie, n’existeraient pas autrement (ou comme film d’animation, à la rigueur, à la manière de Persepolis) : toute la poésie de l’ouvrage réside dans ses métaphores visuelles.
"Je me souviens que lorsqu'il pénétrait dans une pièce, son pas lourd et sa voix de stentor semblaient nous ramener le tumulte des forges." Image d'un père qui prend toute la pièce, accumulant une épouse minuscule. Son corps immense fonctionne comme une fenêtre sur des toits d'usine.
Cela commence par une recherche sur la traduction des sons en motifs…
… et s’étend à toutes choses, toute perception, émotion, rendues sensibles dans tout ce qu’elles ont d’étranges, foisonnantes, déchirantes, dérangeantes…
"Elle avait confié à son piano la plupart de ses tourments et de ses pensées. Le monstre les avait gobés et les gardait jalousement dans son ventre noir et lustré. Mais lorsqu'elle s'asseyait devant lui et effleurait ses touches d'ivoire, il laissait s'échapper de fragiles et mélancoliques échos des secrets qui macéraient en lui. Mes soeurs, ms frères et moi écoutions alors la musique parler de ce qu'on ne dit pas."
Tout au long du roman graphique, la musique est figurée par ces curieuses gouttes-plumes à motifs qui glissent, volent, rampent, grouillent comme des bactéries ou ondoient comme des spermatozoïdes. On retrouve également cette image du piano rempli de viscères :
"Ce que personne ne comprenait , c'est que je haïssais le piano autant que je l'aimais. Si je martelais si violemment son clavier, c'était dans l'espoir de lui arracher son secret. Entre lu et moi c'était une combat, une lutte. Je voulais qu'il avoue. Je voulais savoir ce qu'il recelait dans sa panse."
Toujours beaucoup de motifs décoratifs, mêlés à des mouvements organiques, sinueux.
Plusieurs vignettes avec des espèces de serpent avec un oeil ou une oreille à la place de la gueule qui s'approchent du pianiste. "Peu à peu, je devenais célèbre, craignant cependant toujours que l'on s'intéresse davantage à mon handicap qu'à ma musique."
Petit wow pour ces extraits sur le passage du temps, le deuil et la vieillesse.
6 cases montrant la mère dans la même position, avec des rides qui se rajoutent à chaque case, pendant qu'elle annonce la mort d'un de ses enfants. "Il est normal que la jeunesse se moque. Elle pense que les vieillards sont lents à cause de leur dos, de leurs articulations, de leur arthrose… Elle ignore ce que nous avons de souvenirs et de regrets, qu'il nous faut tirer après nous à chacun de nos pas. Puisse-t-elle l'ignorer longtemps."
Quelque chose me gênait dans le style de dessin, faussement naïf et vraiment torturé (de fait, certains épisodes narrés sont aussi dérangeants), mais il y avait décidément trop d’originalité, de créativité débridée, trop d’exubérance malgré le noir et blanc pour ne pas tenter la lecture. C’est d’ailleurs là que la médiathèque prend tout son intérêt, au-delà même de l’économie réalisée, encourageant à lire des ouvrages qu’on ne se serait jamais risqué à acheter.
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Báthory, la comtesse maudite, d’Anne-Perrine Couët
Petite entreprise de fiction démystificatrice (ou de substitution d’un mythe à un autre) : il ne s’agit pas tant de raconter l’histoire d’Erzsébet Báthory, femme de pouvoir dans la Hongrie du xxx siècle, que l’histoire de sa légende, celle d’une « comtesse sanglante » bâtie à coups de rumeurs et de faux témoignage culminant en un procès expéditif. Certaines doubles pages mettant en regard cris de douleurs fantasmés et cris de plaisirs condamnés sont à ce titre particulièrement savoureuses.
"On a comblé les trous du récit, parce nos esprits craignent le vide." "On a fabriqué un monstre, qu'ils supportent mal l'ennui."
Buste de perso qui parle "Je sais de source sûre qu'elle est coupable. D'ailleurs, tout le monde le dit !"
Stylistiquement, ce n’est pas tout à fait ma tasse de thé : les personnages ont quelque chose de Dammann quand je préfère Mariage Frères. Mais la palette réduite et les ziguiguis faussement hâtifs de certains décors m’ont assez plu (et c’est reposant de pouvoir avancer dans une histoire sans avoir l’impression de devoir absorber chaque case jusqu’à la moelle).
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Céleste. Bien sûr, monsieur Proust, de Chloé Cruchauder
Coup de foudre stylistique immédiat : ces couleurs-lumières d’aquarelle, ces émotions translucides, la palette violette, les silhouettes au trait noir de calligraphe, déliées, étirées, dansantes d’humour… Une intrigue à fond littéraire, en plus, n’est-ce pas tout ce qu’il me fallait ? Et bien menée de surcroît, découvre-je à la lecture. Non, vraiment, mon seul regret est de ne pouvoir lire de suite le second volume.
Céleste, saisie par la sonnerie du téléphone, est montrée à la case suivante affolée, ne sachant plus où donner de la tête (3 bustes dessinés pour un corps)
Céleste au lit alors que son mari, réveillé en pleine nuit pour une tâche domestique, est une silhouette à contre-jour dans l'encadrement de la porte
Non mais cet air ravi de qui reste au lit quand son compagnon part bosser en pleine nuit.
Cette inventivité graphique… Une citation qui se promène sur la page comme un délicieux fumet odorant ; une projection de l’appartement de Proust comme une île rocheuse au sommet de laquelle trône son lit sous cloche ; une page de la Recherche écrite en calligramme de manière à figurer la couverture du lit sur lequel se trouve l’écrivain…

Délicieuses pincées de critique littéraire au passage :
"… voyons comment Marcel nous met en appétit… L'incipit, c'est comme tremper le doigt dans le plat avant la dégustation…"
"… ce serait plutôt une succession d'images dignes, sur lesquelles on resterait si longtemps, qu'on comprendrait, sentirait, chaque détail…"
S’applique aussi bien aux scènes de Proust qu’aux vignettes de cette bande-dessinée…
N’hésitez pas, même si vous n’avez jamais lu Proust : les références à La Recherche sont comme des easter eggs savoureux, qui n’empêchent nullement de cheminer aux côtés de Céleste, novice dans le grand monde comme dans celui de la littérature.
Proust dépassant de lèvres bleues géantes "En me souvenant plus tard de ce que j'avais senti alors, j'y ai démêlé l'impression d'avoir été tenu dans sa bouche, moi-même ; nu, sans plus…"
Alors j’ai déjà eu cette impression, mais pas avec une conversation téléphonique…

Bulles de BD 05.2022

Clair obscur, de Kathryn & Stuart Immonen
(2010 pour la VO Moving Pictures)

Plus obscur que clair. À force de ne distinguer qu’à demi les personnages, j’ai l’impression d’être passée à côté des tenants et aboutissants de l’intrigue, sans même réussir à trancher entre parti-pris narratif ou lacune de lecture (ce qui m’évite d’être vexée, ceci dit, ce n’est peut-être pas si mal). La relation entre la curatrice canadienne qui trie des œuvres dans les sous-sols parisiens et l’officier du Reich (dixit la quatrième de couv’) qui semble tout à la fois son supérieur, son collègue, son amant et son geôlier, était pourtant fascinante d’ambiguïtés et de rapports de force sans cesse prêts à être renversés.

Parlant à une œuvre…

Et toujours une fascination de retrouver dessinés des lieux que je connais (ici les arcades de la rue de Rivoli).

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L’Anxiété, quelle chose étrange, de Steve Haines et Sophie Standing (2019)

Quelle chose reloue, j’aurais dit, mais tout est question de point de vue. On oscille entre la BD de vulgarisation scientifique et la plaquette de self-help mental posée sur la table basse dans la salle d’attente, c’est assez étrange.

Je suis plutôt bon public sur l’usage d’une métaphore à base de pain et de gâteau pour distinguer la peur de l’excitation.

Dans les autres astuces, il y a la contemplation de la nature, qui « apaise le système nerveux » (un classique, mais ça ne peut pas faire de mal de le rappeler), l’ancrage avec scan corporel, et un exercice de repérage dans l’espace : « Tournez lentement la tête pour observer l’espace qui vous entoure. Repérez quelque chose qui vous plaît dans votre environnement immédiat. Réessayez, plus lentement. Nous stimulons de nombreux très bons réflexes qui aident à se sentir en sécurité quand nous nous orientons de cette façon. »
J’ai tiqué sur le renversement en opportunité de la complexité, mais c’est une chouette manière de voir.

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Les Envahissants (Le gros, la pute et le sergent), de Maloup et Marie Voyelle (2010)

J’ai aimé la rondeur du trait, l’âpreté sous-jacente de l’histoire et la fantaisie du récit : un gros phoque (tendre), une bombe sexuelle (vierge)  et un GI (qui aime lire) investissent l’appartement d’une thésarde terrassée par sa deadline. Chacune de ces créatures imaginaires la soutient à sa manière et met de la couleur (orange phoque, rose sexy, violet de combat) dans son monde en noir et blanc, qui ne respire que par la cour de récréation sur laquelle donne la fenêtre de la cuisine.

Bonus pour ce personnage masculin tout à fait mon genre, et qui a le bon goût de rester en marge de l’histoire :

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À travers, de Tom Haugomat (2018)

Cette histoire sans mots fonctionne par doubles pages : à gauche, une saynète avec le protagoniste ; à droite, ce qu’il voit, à travers l’ouverture de sa couveuse, sa loupe de petit garçon curieux, son télescope, la fenêtre de sa chambre, de sa voiture, la visière de son casque, l’écran de son ordinateur… À chaque page tournée, une année s’est écoulée, et c’est tout une vie que l’on voit ainsi défiler, avec ses instants anodins ou exceptionnels, ses joies et ses tragédies, les cycles qu’elle boucle – tout une vie en quatre couleurs, pour un exercice de style virtuose et poétique.
Cette maîtrise graphique, vraiment ! Presque chaque vignette pourrait être une illustration autonome…

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Le meilleur a été découvert loin d’ici, de Mélodie Vachon Boucher (2012)

C’est une histoire de deuil ou de renaissance à soi, quelque part entre une abbaye canadien et Berlin, et presque davantage un carnet de voyage intérieur qu’une bande-dessinée : les pensées se notent près des décors qui les ont vu surgir. Je les ai lues comme chuchotées à mon oreille, entendant la sensibilité de l’autrice résonner avec la mienne, à travers l’écriture fine, dans le choix des mots comme dans la graphie, et les dessins coloriés sans couleur ni hâte, honnêtes avec leur traits de bâti non effacés, intimes.

(Le titre est un vers d’Éluard.)

Le plaisir d’observer des gestes auxquels on ne pense plus :

 

C’est idiot, mais j’ai eu l’impression de reconnaître la rue de mon hôtel lors d’un week-end berlinois il y a une dizaine d’années maintenant.
La luminosité de cet arbre en défonce…

La toute suite : « Que je pouvais espérer vivre des moments durant lesquels quelqu’un se joignait à moi pour se laisser prendre par l’émotion, mais que je ne devais surtout pas attendre ces rencontres pour rendre légitime ma sensibilité. »

Et pour finir sans rien dire de la très belle clôture-réouverture, je reprendrai seulement la citation en exergue au début de l’ouvrage, qui me touche sans que je sache au juste pourquoi : « Porter en soi un cloître où sans cesse passent et repassent des robes blanches et parer à ce que la boue de sa propre marche n’y fasse point tache. » (Simone Routier, Le Long Voyage)

Bulles de BD 03.2022

La Carte du ciel, d’Arnaud Le Gouéfflec et Laurent Richard (2017)

Je craignais l’histoire d’extraterrestres, mais elle est rapidement escamotée par une constellation de trois adolescents qu’on apprend peu à peu à placer  sur la carte d’un âge pas tendre.
Et l’incipit est merveilleux :

Cela me fait penser que je laisse bien trop filer les souvenirs de cette année… Me souvenir de tout dans l’ordre et le consigner avant de perdre l’accès à ce que j’ai pu penser ou éprouver pour en appréhender la métamorphose, oui, j’aimerais en retrouver le chemin.

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La Rousseur… pointée du doigt, de Charlotte Mevel (2021)

Depuis ma lecture enfantine d’Anne et la maison aux pignons verts, la rousseur me semble une prédisposition à devenir héroïne. C’est oublier qu’en dehors de la fiction, tout signe de distinction a tôt fait de se retourner en discrimination. Cet essai semi-autobiographique sur la perception des cheveux roux est l’occasion de me rappeler que :
1. Il ne faut vraiment pas grand-chose aux humains pour se défier les uns des autres et discriminer quiconque manifestera le moindre écart d’avec la moyenne.
2. ORANGE POWER !

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La fenêtre et le bois semblent repris d’une photo mi-pixelisée mi-floutée, la toile d’araignée gribouillée sur un calque d’opacité et la lumière, magnifique, fantomatique, être grattée à la plume.

Ada, de Barbara Baldi (2018)

En détaillant les dessins, j’ai entendu résonner dans ma tête le « C’est dégueulasse » que le boyfriend réserve aux effets de flou un peu forts dans les dessins. Cela m’a fait sourire, d’avoir atteint le stade de la relation où je commence à transporter son regard avec moi, et je me suis demandée ce que j’en pensais moi, de ce drôle de mélange de brosses, des paysages épurés splendidement aquarellés,

d’autres chargés comme si l’on avait dessiné par-dessus une photo floutée avec une brosse crantée d’aspect métallique,

et ces visages étranges, rudoyés-révélés comme griffés sur une carte à gratter…

Il y a là quelque chose qui me gêne, mais qui m’attire, aussi. Une manière de ne pas choisir, de juxtaposer tout, et de laisser les visages changer davantage encore que leurs expressions.

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Saudade, de Fortu (2016)

À la médiathèque de Roubaix, il y a un coin de livres qui devraient être rangés aux quatre coins de la bibliothèque, mais qui sont rassemblés là parce que « faciles à lire », pour les gens qui ne sont pas à l’aise avec la langue, ont perdu l’habitude de la lecture ou veulent juste une pause à boire des mots plutôt qu’un café. Depuis que j’ai été attirée par un livre d’images assez incroyable, que j’ai picoré à toute vitesse debout, puis relu page à page assise sans même enlever mon manteau, je crois, je trouve l’idée assez merveilleuse. La dernière fois que je suis allée rendre des romans, je me suis trouvée prise de court par une averse de grêle et je me suis installée dans ce coin, en piochant Saudade. Le titre me plaisait davantage que le trait, du coup je l’ai lu comme on lit un roman, en courant d’une ligne à l’autre, sans accorder plus d’attention aux dessins que je n’en aurais eu pour des vignettes anecdotiques en début de chapitre. Peut-être que cette lecture tronquée, irrespectueuse pour l’auteur mais vivante, plaisante pour moi, pourrait en elle-même constituer l’une des ses scènes douces-amères.

Bulles de BD 01.2022

Ainsi soit Benoîte Groult, de Catel

J’étais curieuse d’une bande-dessinée sur l’autrice d’Ainsi soit-elle (essai que je n’ai pas lu, contrairement aux Vaisseaux du cœur, qui m’ont laissée fascinée par cette capacité à vivre ses amours en dehors du cadre même d’une relation). Je doute cependant que l’écriture au fil de l’eau et des rencontres avec la romancière puisse se substituer avec avantage à un scénario : il y a à boire et à manger dans ce biopic, où se dessine l’image d’une femme féministe, mais aussi un brin réac (cela prête à sourire quand Benoîte Groult dénigre la bande-dessinée sans en connaître autre chose que Bécassine, mais le malaise affleure quand il est question de l’affaire DSK).

Des extraits du carnet de croquis de la dessinatrice s’intercalent avec la bande-dessinée proprement dite, et je regrette que celle-ci ne soit pas entièrement dessinée dans ce style de croquis bien plus vivant et délicat que le trait dont la grossièreté est apparemment censée « faire BD ».

Pour finir sur une note plus stimulante, je vous propose cette réflexion en quatre cases, qui m’a frappée :

Je me suis rappelée les plans de vie quinquennaux de mon ex et la manière dont j’essayais, au moins en pensée, de m’y intégrer.

…

Un thé pour Yumiko, de Fumio Obata

Une très belle histoire où un deuil vient remuer la question des origines, familiales et géographiques, en regard avec les directions que la vie prend par succession de choix et de hasards.

« Depuis combien de temps je vis ici ? Au milieu de ce bruit, de ce chaos, de cette agitation, de cette énergie… De toutes ces possibilités. Je me souviens encore de la première fois que je suis arrivée en ville. Mon excitation d’être entourée par ces vies multiples, des vies aux racines et aux cultures différentes des miennes. J’ai fini par m’y créer un petit espace à moi. Ça n’a pas été facile. Ça m’a demandé beaucoup de travail, de détermination et de chance… Et ça m’en demande encore. »

Dès les premières pages, je me suis trouvée nostalgique de Londres :

Il y a quelque chose de particulier à reconnaître dessiné un lieu que l’on aime. Quelque chose d’autre encore à reconnaître à un détail un lieu lointain que l’on a visité. L’héroïne et sa mère étaient dans un restaurant de poisson à Kyoto, et…

… ce noir, je savais d’emblée (d’instinct et de souvenir) où c’était, avant même le plan plus large qui a confirmé la ruelle de restaurants derrière la rivière. Curieux, cette familiarité sans affect avec un lieu traversé à l’autre bout du monde.

J’ai aimé la manière dont l’intensité de lumière est rendue par le blanc, qu’il s’agisse d’un reflet sur la rivière, de la puissance d’un réverbère ou de l’éclat d’une fusée de feu d’artifice.

L’aquarelle rend visible la sensibilité et  la justesse qui infusent ce récit, jusque dans la structure de sa narration. Regardez plutôt cette transition, lors de laquelle l’héroïne est ramenée de ses pensées flash-back :

Ou encore la manière dont un gros plan sur les mouvements du drapés rendent mieux encore la confusion d’une chute onirique :

Plus ça va, moins j’ai envie de critiques rédigées, structurées, argumentées. Je voudrais juste re-regarder l’album avec vous et vous montrer ce que j’ai vu, à ras de grain, de couleur et d’eau. Regardez, là. Et là. Et ça. Partager une collection d’images et d’émotions.

"Cet endroit... L'air, la terre... J'ai beau retourner ça dans tous les sens, mes racines sont ici, c'est certain. Je crois que je l'ai nié trop longtemps."

Ses racines sont ici, au Japon, mais sa vie est désormais là-bas, à Londres, et j’ai trouvé beau que cet écart puisse exister et perdurer sans déracinement. Cela a apaisé le paradoxe d’avoir quitté Paris pour aller plus au Nord encore, alors que je me sens mes racines bien plus au Sud – où je n’ai pourtant jamais vécu que quelques semaines par an, et où je n’irai probablement pas m’installer à la fin de ma formation, doublement retenue par la vue apaisante de mon appartement actuel et un horizon flou de vie commune, sait-on jamais. On ne sait, mais j’imagine désormais un peu plus précisément qu’on peut avoir un chez-soi quotidien et un chez-soi plus viscéral, et ne pas habiter celui-ci quand on se sent si bien dans celui-là.

…

Alicia, prima ballerine assoluta, d’Eileen Hofer et Maiale Goust

Rien que ce trait de lumière sur ce visage, sur la page de garde…

Et juste après, les couleurs qui réchauffent :

J’ai montré cette bande-dessinée au boyfriend en visio sur WhatsApp, et même avec ma caméra mal nettoyée, il a mis direct dans le mille en soulignant que même les couleurs froides étaient travaillées comme des couleurs chaudes. C’est exactement ça, le bleu qui tire sur le rose dans une acmé de violet qui ne dit pas sa couleur.

La rose devient la couleur de la chaleur cubaine, dans laquelle les corps tentent de travailler sans s’évanouir…

… et la couleur de la lumière scénique, qui réchauffe et donne à sentir le noir fœtal de la salle :

Les photos ne rendent pas justice à la beauté chromatique de l’ouvrage…

Une fois n’est pas coutume, on sent que la dessinatrice connaît la danse. Mêmes quand les positions sont anatomiquement impossibles, on sent les lignes idéales du ballet. Elles sont exagérées, déformées, jusqu’à faire lever les épaules en grand jeté, mais le mouvement est là, il est juste.

La bande-dessinée ne parle pas que de danse, pourtant. Au lieu d’un biopic mal fagoté, la dessinatrice se sert de la figure d’Alicia Alonso pour dresser un portrait de Cuba sur plusieurs dizaines d’années, naviguant entre l’hier de la danseuse révolutionnaire et l’aujourd’hui des jeunes filles à la barre dans l’école de la prima donna aveugle. La danse n’est pas un prétexte non plus : on sent, en s’en éloignant par moments, comment l’histoire du ballet de Cuba est indissociable de son île, entre accès de privations et accès à la culture. La madone du ballet y est vue de loin, comme l’icône qu’elle est, mais aussi dans la mise en perspective d’une sensibilité moderne, qui ne pourrait pas passer sous silence la question du racisme et le fait qu’Alicia Alonso était probablement un peu trop de son temps là-dessus…

(Vous ne trouvez pas qu’elle a un petit côté Cruella / Disney dans cette dernière planche ?)

Bulles de BD, fin 2020

Fille avec un sac de randonnée qui s'incline devant un panneau Interdit de stationner et pense "Merci de me rappeler qu'il ne faut jamais stationner dans la vie"
J’ai trouvé ça trop appuyé à la lecture, mais finalement, ça pourrait être le mantra de mon année 2020.

Le jour où elle n’a pas fait Compostelle, de Beka, Marko et Cosson

Cet ouvrage fait probablement partie de ces bande-dessinées didactiques où le dessin aère davantage le texte qu’il ne fait corps avec lui ; on pourrait presque s’en passer. On ne s’en passera pas, pourtant, parce qu’il supporte le texte de la même manière que la marche supporte la réflexion, la met en branle et l’entretient – tant pis si, par moment, on oublie le paysage qu’on traverse ; il s’imprime en nous autrement, tissé dans les pensées auxquelles il a permis de s’épancher. (Spéciale cacedédi à Klari)

Le jour où elle n’a pas fait Compostelle est la suite de Le jour où le bus est reparti sans elle. Il y est cette fois questions d’influences, que l’auteur se garde de cataloguer comme bonnes ou mauvaises en leur substituant un nouveau terme, les aimants. Au gré d’une randonnée, la vie est passée au crible de ce champ magnétique métaphorique : il y a ce qui nous aimante et nous aide à ne pas perdre le nord, ce qui nous aimante jusqu’à nous faire perdre toute capacité d’action, et ceux qui s’aimantent avec nous, augmentant à la fois l’attraction (d’une idée, d’un produit ou d’une voie) et notre sensation d’appartenance, mais rendant aussi le grégarisme plus difficile à éviter. Bref, trouver sa voie ne se résume plus tant à trouver un chemin qu’à s’y tenir, à juste distance d’aimants contradictoires.

Sauf imprévu, de Lorem Canottière

Les paysages intérieurs m’ont perdue en chemin (je n’ai rien compris, je crois ?), mais j’ai admiré la couleur vibrante des paysages extérieurs.

C’est aujourd’hui dimanche, de Mary Aulne et Clémentine Pochon

C’est l’histoire troublante d’un camp à l’époque de l’Occupation, mais… en zone libre. Il a hébergé des étrangères qui n’avaient aucune raison d’être mises en prison, mais que les autorités ont voulu maintenir à l’écart de la population -jusqu’à ce que ça dégénère et que le camp d’internement (soi-disant de réfugiées) devienne une étape vers les camps de concentration.

Tout est narré d’après les souvenirs de la petite Hélène, point de couleur vibrant dans un univers gris, protégée autant que faire se peut par sa mère. Ce point de vue permet de tout évoquer sans rien appuyer : on voit d’autant plus intensément ce qu’elle ne fait qu’intuitionner.

"Dans la famille chassés-croisés du 15 août, je voudrais le père décédé…" "-Tiens." "- la mère décédée…" "-Pff, tiens." " - le fils décédé""-rhaaa…" "Yes, famille !"

Formica, une tragédie en trois actes, de Fabcaro

A ce niveau, ce n’est plus du second degré, mais de l’alcool à brûler – qui décape un banal déjeuner de famille jusqu’au nonsense le plus loufoque qui soit. Spot-on, cruel et réjouissant.

Alt Life, de Falzon et Cadène

Vous voyez les capsules et l’univers de synthèse dans Matrix ? C’est un peu le point de départ de cette BD, à la différence près qu’il ne s’agit pas d’en sortir mais d’y rentrer : l’environnement s’est tellement dégradé que la population place ses espoirs de vie meilleure dans cet univers mental parallèle. On suit les deux pionniers qui expérimentent cette nouvelle manière de vivre et, passée la phase euphorique à incarner leurs fantasmes les plus fous, tentent d’apprivoiser l’insoutenable légèreté d’une vie sans contraintes. Jusqu’au retour nécessaire du hasard et du lien.

(Aucune affinité avec le trait, mais sacrée construction.)

Les Croqueuses, de Karine Bernadou

Le trait croqué m’attirait, mais les saynètes ne m’ont pas fait rire comme elles l’auraient probablement fait il y a encore quelques années. Cela m’a semblé au mieux vaguement drôle, au pire navrant.

Le Jardin de Rose, d’Hervé Duphot

Il faut cultiver son jardin… quitte à ce que cela soit d’abord celui d’un autre : pour rendre service à Rose, qui a des soucis de santé, Françoise investit la parcelle qui a été octroyée à son amie après des années d’attente. Suite à un quiproquo qu’elle ne rectifie pas, Françoise se fait passer pour Rose auprès des membres du jardin partagé et, sous cette identité d’emprunt, va découvrir que la sienne ne lui correspondait plus. Sans connaissance ni main verte, elle se lance dans un domaine nouveau pour elle et, de bâchage en plantation, d’erreur en rencontres, se met à cultiver un autre jardin qu’elle ne savait pas avoir abandonné.

Olympia, nue, discute au self avec les danseuses de Degas

Moderne Olympia, de Catherine Meurisse

On se fait une toile ? Catherine Meurisse fait son cinéma dans le musée d’Orsay, devenu studio de tournage où les peintres sont des réalisateurs et les figurantes se promènent nues, accompagnées de leurs chérubins. Le délire reste cohérent de bout en bout, d’une inventivité folle. Comme sur les tableaux, il y a des seins et du cul partout, décomplexé, cash même, mais les situations sont beaucoup trop drôles, beaucoup trop bien trouvées et croquées pour qu’il y ait le moindre soupçon de vulgarité. J’ai essayé de faire durer le plaisir en détaillant le trait, en suivant les contours de l’allégresse, les expressions impayables, mais c’est juste jouissif : le plaisir est trop grand, on se laisse entraîner jusqu’à la fin.

Si Orsay est aussi votre musée préféré, foncez.

Bouche d’ombre : Lou 1985 (tome 1) et Louise, 1516 (tome 4)
de Maud Begon et Carole Martinez

J’ai lu les tomes dans le désordre (un bon prétexte pour tout relire), mais quel plaisir de se perdre dans cette série où le fantastique se mêle à l’histoire (histoire littéraire, de l’art, des sciences…) et de psychologie. J’adore le trait, les attitudes et postures de Lou. Ce n’est pas encore cette fois-ci que je résisterai à une héroïne rousse.

Et la bulle suivante : « Plus long était le support, plus petit était l’outil, et plus longtemps je pouvais rester là-bas. » En somme, tout le contraire de la pratique artistique réalisée pour produire une oeuvre ; l’oeuvre est ici un à-côté résultant de l’activité.

 

Enferme-moi si tu peux, d’Anne-Caroline Pandolfo (scénario) et Terkel Risbjerg (dessin)

En voyant qu’il était question d’art brut, j’ai immédiatement pensé au récit d’Eli sur sa visite au musée de Lausanne – puis souri en voyant que l’ouvrage était effectivement préfacé par le conservateur dudit musée. Je crois n’être pas allée jusqu’au bout de cette introduction théorique. Bien plus intéressantes sont les vies dessinées d’Augustin Lesage (ouvrier à la mine, qui se met à dessiner sous influence surnaturelle), de Madge Gill (idem, dessin sous influence), du Facteur Cheval (un original qui a passé son existence à construire un improbable palais avec des pierres ramassées lors de ses tournées), d’Aloïse (enfermée pour schizophrénie, dessinatrice), Marjan Gruzewski (trahi par sa main qui ne lui obéit plus, il dessine dans des états de transe) et Judith Scott (plasticienne trisomique qui tisse des cocons autour d’objets qu’elle fait ainsi disparaître).

Leurs parcours et la qualité artistique intrinsèque de leur production sont variables, mais tous ont en commun une certaine « folie » (avec mille guillemets, assimilée ou non à une pathologie) qu’Anne-Caroline Pandolfo prend soin de replacer dans un contexte familial, historique ou sociétal : à mesure que se juxtaposent les portraits, on prend conscience que ces histoires qui semblent éminemment individuelles, exceptionnelles, fonctionnent comme des révélateurs en creux d’une normalité difficilement soutenable. La folie, décrétée ou simulée, devient une soupape de sécurité, à la fois pour les artistes, qui y trouvent une échappatoire à leur condition, et pour les autres, qui n’admettent les créations de ceux qu’ils ont marginalisés qu’à la condition de les penser comme indépendantes de leur volonté (ils dessinent en transe, sous la dictée de, sont traversés par, des médiums : la maladie redouble la figure de l’artiste inspiré).