Journal d’octobre 1/2

Dimanche 1er octobre

Cacio, miel et marmelade de cédrat, comme en Calabre.

C’est une après-midi à ne pas sortir ailleurs que sur la terrasse, à prendre le soleil encore plus qu’à bouquiner (Le Coût de la vie pour moi, un gros Katherine Pancol pour Mum, ravie de son achat à 2€). Il fait 25 degrés, je marque un adage pied nu sur les dalles. Les abeilles et les papillons orange butinent les fleurs du lierre ou de la vigne vierge, on ne sait pas trop et on ne cherche pas la réponse. De retour à l’intérieur, sur le canapé, on discute, on apprend le trajet du nerf crural et on élabore un plan d’attaque médical.

Photo du risotto vert avec une boule de ricotta dessus

Risotto de sarrasin et départ de Mum. Je m’attelle à l’administratif pour éloigner le vague et n’en être pas submergée, fais ce qui est à faire pour ne plus avoir à y penser, pour ne pas penser à autre chose en rond non plus.

Passion bloguer la fin août alors que septembre est fini.

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Lundi 2 octobre

Le chemin me paraît long jusqu’aux studios de danse. Je monte les escaliers en crabe.

La formatrice s’est manifestement délectée de l’écriture de ma synthèse, indépendamment même de son contenu.
« Tu aimes écrire, non ? »
« On voit qu’on est en France ! » (Elle vient de Belgique.)
Et de me demander ce que j’ai fait avant cette formation. Je raconte à rebours mon travail, puis mes masters, mais ce sont mes premières études littéraires qu’elle voulait entendre. « Ah ! voilà. » s’exclame-t-elle satisfaite quand j’arrive aux classes prépa.

Assister à certains cours sans pouvoir danser ne sert pas à grand-chose, si ce n’est à m’éviter de négocier mes absences. J’admets l’absurdité de la chose en descendant les grands escaliers en métal, à rejouer la bonne élève que j’étais à 20 ans. À 12 ans plutôt, me corrige N. Touché coulé. Je n’ai juste pas l’énergie mentale pour ça, contre ça.

Dessiner les cases devant les items de sa to do list, c’est déjà anticiper le plaisir de les cocher. Plutôt efficace.

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Mardi 3 octobre

En première année, on avait assisté un peu tétanisées aux éclats d’une formatrice qui semblait extra avec les tout-petits, un peu moins avec les troisième année qu’elle encadrait. Des soucis de santé font qu’elle n’est pas revenue pour notre deuxième année : tant pis, tant mieux, une expérience en moins, le soulagement en plus. Cette année, elle est revenue, retraitée, mais surtout métamorphosée, à faire vœu devant nous de changement, d’audace, à parler d’elle comme d’une élève à la troisième personne, à nous encourager à avoir un cœur tranquille, même si la temporalité minutée des cours et les échéances d’évaluation ne s’y prêtent pas. Je comprends mieux, au prisme de ses mots et de son hypersensibilité déclarée, ses éclats passés. Aujourd’hui, elle n’est plus si ci ou ça, juste entière.

Avec elle, je comprends mieux ce qui est attendu de nous avec des enfants si petits que la danse se confond avec des exercices de motricité — juste plus ludiques et artistiques, on espère. On cesse de chercher tous azimuts mille activités à proposer ; on part plutôt de ce que chacune propose et on raffine : on élague ce qui pourrait être en trop, ou peu sûr, on épure, on concentre, on précise — les comptes, les intentions, les transitions, comment ça commence et ça finit, comment ça pourrait s’ouvrir, dans l’espace avec des trajets libres comme des gribouillis, dans la consigne et par quels mots, quelles démonstrations, comment ça peut vriller ou rebondir. Je vois les propositions initiales non pas être remplacées par d’autres exercices plus ou moins similaires, mais améliorées petit à petit, d’une manière que l’on peut suivre.

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En autonomie dans un studio, on marque pour chorégraphier, mais je me laisse emporter par le mouvement. Tout à la joie de danser, j’esquisse quelques pas de claquettes lombairement osés. Ça fait un tel bien ! Les filles me rappellent à la raison : A. ! Tu es bles-sée. C’est d’autant plus tendre et indigné qu’elles ne s’appliqueraient pas à elles-mêmes le même soin, nous le savons toutes. Une histoire d’hôpital, de charité et de cordonniers qui se vérifie avec M., épuisée, que j’encourage à se reposer. Moi qui ai l’embrassade maladroite, j’ouvre spontanément les bras pour récupérer son désarroi. Elle pleure un peu contre moi, et c’est tout ce que je peux faire, avec mon hoodie en cachemire prêté comme oreiller et un morceau de gingembre pour tenter de la requinquer après la sieste. Le verdict tombera les jours suivants : dépression, burn-out.

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Mon ostéo-psy m’a adressée au médecin qui lui fait de la mésothérapie en tant que danseuse hypercourageuse qui fait des lumbagos hyperalgiques +++. Elle voudrait voir l’intérieur avec une IRM. Je tends la carte au vieux monsieur ; nous sommes d’accord même s’il ne le formule pas ainsi, c’est du pur Jocelyne, dans l’hyperbole. Il est dur d’oreille et brouillon dans ses gestes, écrase la radio avec son coude. Dans les temps morts où il tape mes coordonnées, son cabinet m’apparaît de bric médical et de broc brocante. Il ne dit rien concernant une éventuelle IRM, me vante ses piqûres de mésothérapie. Je ne le sens pas, mais me persuade que je n’ai pas fait le (long) déplacement pour rien, accepte et le regrette presque aussitôt. La seringue a beau être très fine et courte, c’est comme si on m’attaquait. Je crise de larme au même endroit où avait appuyé le généraliste ostéo. Au temps pour la danseuse hypercourageuse ; bête blessée ou enfant apeurée, je veux juste fuir au plus vite, empoche la feuille de soins et sa dépense inutile.

Le soir venu, depuis sa fenêtre de visio, le boyfriend prend le temps de m’apaiser. Le dos, c’est particulier ; on ne peut pas suivre les gestes du médecin et ça implique de faire confiance. Je repense aux prises de sang, à mon besoin de surveiller le corps qui est rentré dans le mien, le sang qui en sort. Le fiasco du jour n’a peut-être pas grand-chose à voir avec la peur des aiguilles ; je n’aime pas ça, mais ça ne m’a jamais fait paniquer. Non, ce médecin ne m’inspirait pas confiance et ne me suis pas fait assez confiance pour le reconnaître.

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Mercredi 4 octobre

Dans le hall du conservatoire, le vigile me demande si j’attends mon enfant : ça y est, je fais mon âge.

Les enfants que nous sommes venues observer sont hyper concentrés. Leur enseignante est douce, et ça change tout, quand bien même on ne serait pas d’accord avec tout — comme mettre les pointes pendant 40 minutes à la barre avec très peu d’exercices dédiés pour habituer à la sensation nouvelles des chaussons, sans leur avoir au préalable appris à les casser (c’est-à-dire les assouplir à la main ou par toute autre méthode impliquant une torture du chausson plutôt que de soi).

Dans le métro, une jeune fille porte ce T-shirt formidable : You read my T-shirt, that’s enough social interaction for one day. Cette proclamation d’introversion est si réussie, si relatable, que je dois presque me retenir d’engager la conversation.

Lorsque je mentionne au kiné l’arthrose qui arrondit mes vertèbres en becs de perroquet, il me répond en faire un élevage. Il a arrêté de faire des radios, à chaque fois on lui trouve quelque chose de nouveau. Les électrodes qu’il me pose dans le dos sous une immense bouillotte doivent stimuler la production d’endorphines et détendre les muscles. Vingt minutes plus tard, j’ai l’impression de m’être enfilé une tablette de chocolat et deux orgasmes. D’ailleurs, je m’enfile deux orgasmes le soir venu, quand l’effet s’estompe et le manque commence à se faire sentir.

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Jeudi 5 octobre

N. donne le cours à nos camardes de première et deuxième année, et prend tout avec tant d’enthousiasme et d’auto-dérision (« on doit vous évaluer, mais ne vous inquiétez pas, on vous écrira des lettres d’amour ») que l’ambiance est folle. C’est ça que je veux.

(Légère envie d’étriper l’intervenante qui, après avoir parlé et chanté près de nous pendant tout le cours, reconnaît qu’elle se sent malade depuis un moment déjà, sans savoir ce qu’elle a.)

Et encore un cours à regarder sans danser.

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Vendredi 6 octobre

Jeans comme un pantalon cigarette, écharpe et surtout lunettes aux épaisses montures noires : le professeur de danse classique que nous avons en ce début d’octobre a des airs de Woody Allen — en infiniment plus sympathique, même si je suis biaisée quand j’entends des cours en anglais (fussent-ils avec l’accent américain). L’accent anglophone qui englobe et déforme les termes français suffit à me faire sentir bien ; je retrouve le plaisir de mes débuts avec une adorable professeur anglaise, qui prononçait les fondus « faaeeoondu » de sorte que pendant des années je n’ai jamais été bien sûre que les fondus ne soient pas des fendus. Woody Allen, lui, appelle pas de basque les pas de valse, parce que pourquoi pas, et il a une manière bien à lui de compter les pas, en deux plutôt qu’en huit : and one, and two, and one, and two, and one, and one, and one, and one ; si bien qu’il faut compter les and one sur ses doigts pour savoir qu’il y a quatre dégagés ou six ronds de jambe.

Réunion pour rencontrer le nouveau directeur de l’école : si seulement on pouvait passer en avance rapide le blabla corporate. Les traits d’humour  constituent le seul intérêt de cette rencontre, le seul indice d’une personnalité, qui de toute façon se défile sous la conformité.

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Samedi 7 octobre

Prochain rendez-vous chez le rhumatologue qu’on m’a conseillé : 4 janvier. Fin de la blague. Chez les autres praticiens de la région, c’est plutôt février, mars, voire juin. Je dégote un rendez-vous à Paris pendant les vacances de la Toussaint — un créneau isolé qui sent le désistement.

Je tente de préparer le premier cours que je dois donner jeudi. J’y passe un temps infini pour un nombre d’exercices ridicule. Rien ne tombe juste en musique pour les exercices que j’ai réfléchi en amont ; rien de satisfaisant ne vient à partir de musiques existantes. Je m’obstine, mais dois me rendre à l’évidence : il n’y aura pas de dégagés sur Sweet dreams are made of this, ni d’adage sur La Sicilienne de Fauré. La (non)-avancée me dépite, mais sentir à nouveau mon corps me réjouit ; je sue même entre les seins, voilà qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps.

Nous sommes le 7 octobre et je peux bouquiner dehors en T-shirt, finir Le Coût de la vie de Deborah Levy, prendre au camion à glaces une glace à l’italienne soi-disant au chocolat mais surtout à l’eau, faire trente minutes de promenade pour aller chercher un pain au seigle et au miel de châtaignier, moins riche en miel que par le passé. Brièvement allongée sur la pelouse du parc Barbieux sur le retour, je remarque la trace nuageuse d’une moto dans le ciel.

La recette des gnocchis rôtis à la OwiOwi est ici.

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Dimanche 8 octobre

Il y a du thé réchauffé de la veille et de la marmelade de gingembre sur de la tradition grillée. Puis une synthèse pas synthétique — analytique, plutôt, mais quoiqu’il en soit terminée.

J’attaque la création du tout premier cours que je vais devoir donner jeudi.  Je refais des dizaines de fois les mêmes pas en essayant des découpages différents, des musiques différentes, des tempi différents. Me tient lieu de barre tantôt la rambarde du balcon (en esquivant la crotte de pigeon ramier), tantôt le manteau de la cheminée. Je cinquième sur dalle et parquet, bientôt trempée.

Il fait beau. Je ne regarderai pas Le Lac des cygnes de Preljocaj à la TV comme je l’avais prévu par temps nuageux annoncé. Je ne fais pas non plus réchauffer ma part de tarte épinards-roquefort. C’est très bon froid, jouissif à manger rapidement pour rappeler C. À un moment ça coupe : nous avons dépassé les deux heures de conversation téléphonique. Elle sur un banc à l’ombre vers Nation, moi à faire les cents pas dansés sur ma terrasse ensoleillée à Roubaix.

Sur WhatsApp, un bébé est né, un autre annoncé. Je laisse des petits cœurs traîner à défaut de savoir féliciter.

Je me saoule de vitamine D, d’amitié. Je lis Remèdes à la mélancolie, pas du tout mélancolique, au soleil. Même quand arrive la golden hour, c’est un suave mari magno un peu jouissif.

Quand les derniers rayons ont tourné le coin de la terrasse, quand j’en ai recueilli les derniers éblouissements en me collant au mur, je rentre m’épiler les pattes à la cire. Mon dos me le permet désormais. Je craignais déranger le nerf coincé ce faisant, mais la paresthésie s’avère utile, anesthésiant toujours ma cuisse gauche. Je ne sais pas si je serai à l’aise pour donner mon premier cours jeudi, mais au moins je serai à l’aise en short et collants.

J’en ai profité pour écouter un podcast envoyé par mon amie M. : il y a des gens qui écoutent des podcasts quand ils cuisinent ; moi, c’est quand je m’épile les jambes. J’en écoute moins souvent, du coup. Je trouve toujours ça trop long ; même en n’y prêtant qu’une oreille, impossible d’écou(r)ter en diagonale.

J’ai l’embarras du choix sur quel plat réchauffer pour le dîner.

Je suis heureuse. Mieux que ça : je suis gaie.

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Lundi 9 octobre

Assise pour regarder le cours que je ne peux pas prendre, je suis rejointe par une étudiante qui s’est blessée à l’orteil vendredi soir — elle était prête à danser, mais sa camarade kiné craint l’entorse et lui intime le repos (c’est pratique d’avoir une kiné dans sa promo). Un peu plus tard dans le cours, une autre étudiante ne se sent pas bien et nous rejoint sur le ban de touche contre le miroir. Il n’en restera plus qu’une, murmure à notre attention une fille encore à la barre. On rit, c’est exactement ça. Octobre.

La réaction du professeur Woody Allenesque est adorable. Au lieu de déplorer notre inaptitude, il apprécie notre présence : nous sommes courageuses d’être là. En réalité un peu plus obligées que courageuses, mais on ne le lui dit pas. Frigorifiées d’être là, aussi, assises sans bouger. Je dansote sur ma chaise, regrettant la courte jupe en soie choisie dans un accès de j’en ai assez de m’habiller comme un sac. Résultat, je ressemble encore plus à rien, avec un pantacourt glissé sous la jupe. Les dégaines qu’on se paye chez les danseuses…

Chez le kiné : des électrodes à nouveau, sur des vertèbres un peu plus hautes, et une manip’ pour tenter de débloquer le nerf crural. Ça détend sur le moment, mais ne change rien.

Rédaction d’une synthèse bien peu synthétique : j’ai d’autant moins de scrupules que l’enseignante goûtait manifestement mon écrit — c’est mal, je m’écoute un peu écrire, il faudra faire des coupes à la relecture.

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Mardi 10 octobre

Le cours de pédagogie éveil-initiation qui m’a accompagnée au coucher et assaillie au réveil lundi matin se passe surprenamment bien. La proposition m’échappe et ne pars pas là où je comptais l’emmener, poursuivie par la formatrice dans une autre direction. Je ne sers plus à rien tandis qu’elle déroule en thème principal ce qui n’était que transition anecdotique pour moi, mais quelque part ça m’arrange bien.

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Nous découvrons que la conférence en sciences de l’éducation à laquelle nous devons assister se passe en visio. La connexion est moyenne, le monsieur est lent, dans son élocution ou ses idées je ne sais, déjà exaspérée par les trois heures qui s’annoncent très longues. En voyant notre tablée exclusivement féminine, il commence par quelques remarques sur le genre dans les métiers de l’enseignement, et c’est tellement convenu que je fonce dans le tas en allant directement au bout du raisonnement : oui, les postes haut placés de l’enseignement supérieur sont brigués par les hommes pour le prestige et le pouvoir quand les petites classes sont laissées aux femmes, au care qui serait de leur ressort, la féminisation de ces professions allant de paire avec des salaires peu élevés. On le sait, merci bien (ça, je ne le dis pas). J’ignore si ça lui coupe l’herbe sous le pied ou si mon ton me trahit, mais on passe à la suite, au cours en lui-même, plein d’un blabla universitaire pour lequel je n’ai plus aucune patience.

Au lieu de plonger dans un état végétatif-méditatif par lequel m’absenter en présentant les dehors d’une élève polie, j’extériorise dans la contradiction et la provoc’ intellectuelle. Je me sens agressive. Fatiguée de prétendre. La théorie, je ne suis pas contre, j’en ai beaucoup fait, j’étais en spé philo en prépa, après tout, mais je ne vois pas à quoi ça nous avance en l’occurence. La théorie et la pratique ne sont pas en opposition  binaire, théorise-t-il encore : la théorie, c’est la pratique mise en mots. J’entends. Sauf que là, nous ne sommes pas en train de mettre en mots une pratique pédagogique propre à la danse (ce que nous faisons en studio avec nos formateurs), nous sommes dans une salle de réunion où nous mettons en mot le fait de mettre en mot, et il y a un moment où la métacognition, comme il dit, attend un degré de méta qui me passe au-dessus du chignon.

Dans le métro pour aller prendre mon premier cours de posture depuis la cruralgie, la pièce tombe. L’agressivité. Les prémices de mes règles hier soir. J’ai cru à l’absence de SPM parce que j’ai été d’humeur particulièrement joyeuse ces derniers jours — je m’en réjouissais. C’était sans compter que ce mois-ci la déprime la cède à la colère. C’est moins désagréable, à tout prendre. Mais rien à faire, depuis quelque chose comme un an que je ne prends plus la pilule, je suis encore surprise par ce que produisent les variations hormonales.

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Mercredi 11 octobre

Conférence sur les statuts juridiques dans le monde de la danse. Me voilà initiée au fonctionnement général de l’intermittence, qui n’est pas un statut comme je le pensais, mais un régime d’assurance-chômage auquel les artistes et techniciens peuvent prétendre s’ils effectuent un nombre d’heures suffisant (en CDD). On arrive un peu tard sur les statuts qui concernent plus particulièrement l’enseignement. Stupeur de découvrir qu’on n’est pas censé être à la fois en auto-entrepreneur et en CDD, sachant que les écoles de danse imposent leurs modalités et qu’il faut souvent jongler entre plusieurs pour avoir un nombre d’heures qui permette de payer son loyer. Une camarade est déjà dans cette situation. Heureusement, c’est la structure qui encourt le plus de risque, pas l’employée.

L’intervenante nous demande en début de séance de choisir une carte pour se présenter et dire l’avenir que l’on souhaite dans la danse. Plein de belles illustrations sont étalées sur la table, mais je suis attirée plus spécifiquement par celle-ci :

Un oiseau est posé au premier plan d'une fenêtre gothique aux découpes ouvragées. Derrière, on voit les buildings d'une ville moderne voire futuriste… mais la tête en bas, les gratte-ciels qui grattent vers le bas.

Elle me rappelle les albums poétiques et muets de Shaun Tan. J’aime qu’on ne se rende pas tout de suite compte de ce subtil renversement entre gratte-ciel et terre (j’en oublie même l’évidence de la métaphore reliée à la danse classique, la fenêtre ouvragée dans une esthétique ancienne qui ouvre sur un monde moderne reconfiguré).

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Observation d’enfants de 10 ans en troisième année de danse classique. Comment vais-je retenir tous les prénoms ? Ils débutent les tours, et pour un premier essai, c’est plutôt impressionnant. Je suis sciée aussi par un grand plié au milieu : une seule élève met les mains à terre, et semble s’en excuser, alors que je me serais plutôt attendue à la proportion inverse (une seule élève qui ne met pas les mains au sol). Au milieu des gestes qui restent majoritairement brouillons émergent quelques musculatures dessinées — et des ventres d’enfant, je vous rassure. C’est un chouette groupe : tous ne sont pas doués, loin de là, mais ils sont volontaires et aiguisés.

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Je passe la fin de l’après-midi sur la préparation de mon cours du lendemain. Il manque des exercices, et des comptes identifiables pour ceux que j’ai déjà réglés. La chorégraphie de l’adage me prend du temps, mais je suis contente, je finis par avoir un adage chorégraphié — une danse plus qu’un exercice.

Je ne sais pas combien d’heures j’aurai mis pour créer cette unique heure de cours (six ou sept, à la louche), mais le tâtonnement ne me déplaît pas. C’est du travail, sans pour autant être laborieux. Les mollets réclament quand même un massage au baume du Tigre devant la série du soir (En thérapie, toujours).

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Jeudi 12 octobre

Premier cours de danse classique donné ! Je n’ai pas trop su quoi faire de moi, où me placer dans l’espace, comment prendre la place du professeur (s’il revenait et me voyait faire ? ah mince, c’est moi). J’ai distribué les corrections au petit bonheur la chance, en essayant de voir, d’aider. Il y a quelque chose d’étonnant à découvrir des exercices élaborés à grand renfort de courbatures aux mollets prendre corps dans d’autres corps que le mien, presque au débotté, sans passer par la répétition lente des chorégraphies.

Parfois je ne vois rien, parfois trop et parfois un mouvement surgit : wow, de magnifiques battements flex en cinquième hyper croisés (pour travailler les adducteurs) ou des grands jetés avec un ballon de folie. Je découvre que j’adore ça, m’émerveiller de ce qui se fait et renvoyer la conscience de l’émerveillement qu’ils peuvent susciter (probablement ce que j’ai appris de plus important dans les cours de F. Lazzarelli au centre de danse du Marais).

Quelques danseurs jouent le jeu et font l’effort de prendre le cours, mais ne peuvent masquer qu’il leur en coûte, vraiment le classique, ils n’aiment pas du tout — et c’est ok, certains cours de contemporains me font le même effet. Je me raccroche à ceux qui ont l’air d’y prendre un peu de plaisir, et notamment à cette fille qui a toujours l’air d’avoir la patate. Quand on s’est demandé avec N. comment se répartir les deux promos, j’ai fait en sorte d’avoir le groupe où elle se trouverait, elle, pour trouver du courage en croisant son visage enthousiaste. Joie complète quand, à la pause déjeuner, elle me fait comprendre qu’elle a apprécié le cours, on sent que c’est mature, qu’il y a matière à danser.

C’est encore brouillon, évidemment. J’ai du mal à verbaliser ce que je cherche, laisse souvent tomber mes phrases avant la fin, et retourne au corps pour échapper à la parole — ou comment ne pas échapper à la ceinture lombaire. En refroidissant, je me suis mise à bouger avec de plus en plus de précaution. Heureusement, j’avais kiné en fin de journée. Dix minutes de plus et je m’endormais sur sa table, sous le massage des électrodes et de la bouillotte géante.

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Vendredi 13 octobre

À la sortie des cours, je file chez le nouveau médecin que j’ai choisi un peu au hasard, jeune et disponible — des rendez-vous tous les quarts d’heure sur Doctolib. Il a l’œil vif au-dessus du masque, les muscles tranquilles sous la blouse, me laisse parler trop vite pour exposer l’affaire, et répond calmement. Demande le nom de mon ancien généraliste. Confirme qu’il faut des examens complémentaires. Me rassure sur le fait que ça se traite souvent par infiltrations, que les opérations ne sont pas systématiques et même rares. Quand je lui rapporte les paroles de l’interne, il objecte que je suis musclée ; il ne voit pas comment je pourrais me muscler davantage le dos. Il suffisait donc que je sois examinée pour que mes muscles réapparaissent.

Je repars de là avec une prescription pour une IRM et un nouveau médecin traitant — sur rendez-vous, ponctuel, qui s’occupe des télétransmissions à la mutuelle, le pied. Comme j’ai filé chez le médecin à la sortie des cours, je file à la gare à la sortie du médecin. Trois heures plus tard, je suis à Montrouge, un peu hagarde.

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Samedi 14 octobre

Rattrapage d’anniversaire du boyfriend, qui rêvait de langoustines. Elles arrivent présentées en danseuse d’après l’intéressé : en meneuses de revue cambrées les pinces plantées dans la queue. Sur la photo que j’ai prise, c’est lui que je regarde invariablement regarder la langoustine-témoin.

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Dimanche 15 octobre

Il commence à faire un peu frais pour rester dehors avec nos mises optimistes, L. et moi nous installons au soleil derrière la vitre du Prêt à manger avec nos gobelets de thé. Le réchauffement climatique est inquiétant, mais ne sera pas moindre si on se met à l’ombre ; autant profiter du soleil quand il n’est pas écrasant. L. a toujours ce pragmatisme réconfortant, même quand le ciel vient de lui tomber sur la tête. Les sujets sont durs, mais la conversation est douce. Douce comme ce soleil d’octobre. Le dernier scone au cheddar, victorieusement trouvé au M&S de la gare Montparnasse, sue un peu dans son sachet. Ces deux petites heures passent trop vite ; nous sommes habituées, L. et moi, aux conversations au long cours, sans butée.

J’enchaîne sur un goûter familial prévu pour rattraper tous les anniversaires passés dans les vacances des uns et des autres. Il y a tout le monde, du thé, du champagne je crois, du soleil, du cheesecake sur lit de Thé brun, des cadeaux qui s’échangent, des paroles en tous sens, le boyfriend qui nous rejoint. Lui sur le fauteuil crapaud, moi juste à côté en dessous, parfait pour gratter un discret massage dans le dos. En repartant, il remarque amusé que personne ne s’écoute vraiment dans ma famille ; les discussions se croisent, se coupent, renchérissent. Ah ? Je suis tellement habituée… De son côté, les dîners étaient des joutes oratoires bien cadrées, de ce que j’en ai compris ; c’est sûr que ça doit contraster. Et c’est vrai que quand le champagne commence à faire effet par chez nous… Ils n’ont pas besoin de boire pour ne pas s’écouter, remarque-t-il en souriant. Ça doit être notre héritage italien, la parole enjouée en pagaille…

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Lundi 16 octobre

Je peux à nouveau prendre la (première partie de la) barre (en dansant n’importe comment), youhou !

Répétition au théâtre de la fac pour un projet sur les musiques de La La Land. Je suis larguée, dans les chorégraphies comme dans le déroulé du spectacle. Heureusement, c’est l’occasion de retrouver M. Comme dimanche avec L., on s’assoit à l’intérieur mais au soleil avec une boisson chaude. Le chocolat chaud du distributeur a remplacé le thé, et les banquettes sont bleues plutôt que rouges, assorties aux cheveux de M., mais c’est doux, encore, l’amitié face aux baies vitrées.

Percée de lumière orangée sur les briques d'une maison de ville roubaisienne
Dernière percée de soleil sur le chemin du retour

2 réflexions sur « Journal d’octobre 1/2 »

  1. Guère étonnée des commentaires de ta prof : tu écris rudement bien, de manière fine et intelligente, avec un langage riche – j’ai dû googler 3x des termes au cours de ma lecture ! (mésothérapie, suave mari magno, butée) (et Tataouine dans l’entrée précédente). Et donc, pour rebondir sur un autre commentaire et ton questionnement, je pense qu’on peut parler de fragments bruts dans le sens où on a presque l’impression d’entendre tes pensées, d’être au cœur de tes souvenirs et raisonnements, mais je ne dirais pas ça du langage qui est plutôt finement ciselé.

    1. <3 Merci pour ce commentaire qui arrive alors que je me demande si l'écriture de ce journal a un sens…
      Mésothérapie et suave mari magne, ça ne compte pas : un terme médical technique (que je ne connaissais pas non plus avant qu'on m'en parle) et une expression latine qu'on n'a jamais croisée si on n'a pas eu en version le texte de Lucrèce (je l'aurais attribué à Sénèque si je ne l'avais pas moi aussi Googlé ^^) !

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