Journal d’octobre 2/2

Mardi 17 octobre

Le thermostat du studio indique 15 degrés. On en veut un peu à notre camarade qui a prévu un exercice d’éveil-initiation impliquant de ramper au sol (c’est nous qui faisons les enfants dans les cours de pédagogie).

Nous avons des créneaux de “cours interne” entre nous pour tester des exercices et nous entraîner à les transmettre. Je tente une barre au milieu avec deux camarades de contemporain volontaires pour être cobayes : elles gèrent bien mieux leur équilibre que moi, habituées à un échauffement au milieu. Ce qui est une fantaisie pour la classique que je suis n’est rien que de très classique que les contemporaines qu’elles sont.

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Mercredi 18 octobre

Cours de pédagogie. La formatrice veut bien faire, mais en pensant m’aider à préparer les cours pour la semaine à venir, elle finit par régler les exercices à ma place — exercices que je serais bien incapable de transmettre, faute d’en sentir l’organicité.

N., blessée, ne peut se charger du cours des enfants comme prévu. Je tente de créer quelques exercices, mais rien de ce que je propose ne semble convenir à la formatrice. À force de voir tous mes pas non pas amendés mais remplacés, je finis par perdre mes moyens, et elle décide de se charger elle-même du cours de l’après-midi. Soulagement. Puis  culpabilité à laisser cette dame au corps meurtri se charger de la classe à ma place. Puis soulagement lorsqu’elle déclare forfait et que la directrice de l’école de danse prend le relai. La capitulation arrive juste après avoir tenté de reproduire un exercice donné par N. la semaine passée. « C’est difficile de donner un exercice qui ne vient pas de soi, » souffle-t-elle en se rasseyant à mes côtés. À qui le dites-vous…

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Mes voisins ont manifestement choisi la veille de ma grosse journée pour organiser une soirée. L’interphone n’arrête pas de sonner, les portes de claquer, et les basses boumboument jusque dans mon salon. Les invités hurlent à gorge déployée tandis que de grosses voix calmes débriefent de leurs problèmes relationnels devant ma porte — depuis quand les contre-soirées ont-elles lieu dans le couloir ? Alors que j’envisage à regret de troquer mon pilou-pilou contre une tenue décente pour demander grâce avec dignité, plus un bruit : 22h25, le sens du timing pour partir en boîte de nuit.

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Jeudi 19 octobre

Ma binôme classique blessée, je donne cours à l’ensemble des deux promotions. Cette fois-ci, je suis un peu plus à l’aise. Dans les grandes diagonales de la fin, je m’assois même à genoux près du miroir pour les regarder danser ; j’arrive à avoir ce détachement, à me poser. Je ne me demande pas quoi faire de mon corps quand ils sont à la barre, je suis tout entière dans mon regard, qui s’enguirlande aux uns et aux autres à la recherche de corrections à donner  pour aider à progresser. Je commence à voir des choses, à lire les corps, à repérer des alignements précaires, des tensions, des presque-ça. Parfois, je ne vois même presque que ça, au détriment de la danse, et je sens que cela va être un enjeu du professorat : tout en traquant les défauts, rester capable de se laisser surprendre par la beauté d’un geste.

Je dis des choses comme : arrondissez les bras à la seconde comme pour un hug. Ou : vous m’arrêtez quand il y a un truc qui ne va pas et évidemment une camarade me met un stop avant même que j’ai commencé la démonstration de l’exercice ; évidemment, ça me fait rire. J’entends aussi des choses comme : c’est Anastasia ! sur la musique des tours, effectivement adaptée du dessin animé. Cette valse est fabuleuse de nostalgie, ça me réjouit que d’autres aient plaisir à en identifier l’air (surtout quand il s’agit de la danseuse de première année sur laquelle j’ai un petit crush artistique). Grâce à Nate Fifield, je peux aussi proposer des dégagés sur Jurassic Park, des ronds de jambe sur La La Land et des frappés sur Ghostbuster.

L’énergie circule, je sens celle du groupe. Cela me rappelle un exposé que j’avais fait à Paris 3 lors de mes premières études, la première, l’unique fois où j’ai captivé un auditoire. C’était inattendu, c’était grisant. J’avais donné envie de lire Tuer Catherine aux étudiants présents ; après ça, les commentaires de l’enseignante sur la pertinence ou non de mon intervention n’avaient plus aucune importance.

On finit avec cinq minutes de retard, mais comme on en avait dix quand on a démarré, le timing est bon, ça tombe juste. Done. Je ne sais pas où je trouverai l’énergie d’enchaîner les cours, en revanche.

Devant la fontaine à eau du vestiaire, une danseuse à l’air toujours ravi (pourtant mère d’un nouveau-né) m’encourage par ses retours : je donne envie, elle espère qu’on conservera une semblable motivation avec le temps, et : on a traversé plein de choses, chacun avec son niveau.

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Révélation en cours d’AFCMD pour dissocier bassin et lombaires : on peut vraiment délordoser sans entraîner le bassin en rétroversion ni donc compresser les vertèbres ! Allongée sur le dos, l’enseignante au-dessus de moi, je me concentre pour déposer mes vertèbres dans sa main, glissée dans le creux de la cambrure, tandis que j’effectue des micro-bascules en anté- et rétroversion. Il me faudra du temps pour l’incorporer mais, même si la sensation clignote pour l’instant comme un néon en fin de vie, je l’ai identifiée ! C’est la clé, que dis-je : le cric pour maintenir à distance danse classique et lumbago.

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Vendredi 20 octobre

L’heure du téléphone commence par un 6 quand je me réveille avec une suspicion d’angine… et une camarade nous annonce avoir le Covid. Sur le chemin de la pharmacie, je me dis mécaniquement que ce n’est pas grave, il fait beau après tout — un réflexe optimiste démenti par mon parapluie  : il fait gris, il pleut. Un rideau blanc déborde d’une fenêtre ouverte. Oui, mais il fait jour, c’est vraiment ce que je me dis, c’est déjà ça qu’il fasse jour. Ce réflexe d’optimisme est absurde, mais il fait clair sous la ligne sombre, et blanc à la fenêtre.

Deux autotests plus tard (le premier était périmé, je m’en suis aperçue après m’être écouvillonné le nez), c’est plié, je suis covidée et presque soulagée de ne pas avoir à aller en cours par cette fatigue. Je vais pouvoir réchauffer ma polenta au four plutôt qu’au micro-ondes ce midi — de fait, je n’en fais rien. Le soulagement est complet quand j’apprends que les cours de lundi et mardi sont annulés à force de malades et blessés : je peux cuver ma crève tranquille sans avoir à préparer un cours à donner masquée. C’est étrange, mais j’ai l’impression que la maladie, légère, me protège, comme un plomb qui saute prématuèrement pour éviter tout ennui véritable. La journée est fiévreuse, mais douce, à comater, bloguer, exploser les heures au compteur derrière des écrans. Vraiment, quand le moral va, tout va.

Une mignonne peluche plante à côté d'un miroir

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Samedi 21 octobre

Toutes les six heures, c’est l’heure du Doliprane, et c’est presque aussi chouette que l’heure du goûter, même si la fièvre reste au-dessus de 38° après qu’il a fait son plein effet — c’est un peu dur par moments. Journée passée intégralement en pilou-pilou à comater (le correcteur s’obstine à compter), bloguer et regarder des séries.

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Dimanche 22 octobre

Photo noir et blanc d'une toile d'araignée avec des bokeh de lumière derrière

Il pleut des trombes, des akènes d’eau poussent sur la terrasse, puis le soleil apparaît en biseau sur le grand miroir au-dessus de la cheminée et le jardin devient un poème de Christian Bobin. La gravité n’est plus lourde, mais légère, les gouttes d’eau s’élancent les unes en décalé des autres, qui de la gouttière hors-champ, qui d’une feuille, qui de la rambarde, comme des enfants qui se succéderaient pour sauter d’un promontoire qu’ils appelleraient falaise. L’enchevêtrement des ronces-rosier, différentes essences, ressemble à ces costumes de scène sponsorisés par Swarovski. Puis tout redevient normal.

Le fruit du rosier d'où perle la pluie, avec des bokeh de lumière derrière

Une unique rose au milieu des ronces paillettées par la pluie

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Lundi 23 octobre

Une nuit de presque neuf heures de sommeil ! Puis trois heures de cours masqué avec une pianiste accompagnatrice, qui nous aide à formuler nos commandes musicales. Il est question à un moment de modalité, avec des airs celtiques ambiance Outlander, et… d’Adiemus. Wow ! Prononcé par la pianiste trentenaire, ce nom que j’avais complètement oublié me fait l’effet d’une capsule temporelle : soudain ressurgissent mes mercredi après-midi d’enfance où ma cousine et moi chorégraphions des choré toutes plus modern’ jazz vahiné les unes que les autres, retournant la pochette bleu océan avec des dauphins pour déterminer combien de fois appuyer sur la touche > du lecteur de disque. Ce coup de vieux et de kitsch, mes aïeux !

J’explique à la pianiste que j’ai du mal à compter les adages ; elle me demande si je n’aurais pas par hasard du mal également avec les pliés et les ronds de jambe… oh, hasard, oui, mais comment ? Me voilà réconciliée avec les adages et fâchée plus spécifiquement avec le ternaire, dénominateur commun à tous ces exercices.

Ressort également cette bizarrerie : aux contemporains, il est demandé de  ne pas toujours créer des phrases en huit comptes, quand il faut s’assurer de ne pas s’en éloigner (et même de les grouper en nombre pair) en classique.

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L’alarme incendie retentit. Je prends le temps d’attraper mon parapluie et de chausser mes baskets. Dehors, au point de rassemblement, des adolescentes se tiennent les bras en collants-justaucorps sous la pluie.  J’en abrite une ou deux sous mon parapluie tandis que nous retournons rapidement vers les studios. Mes demi-pointes sont foutues, déplore une fille, chaussons trempés. Du matériel de tournage et des techniciens campent dans la cour ; ils ont loupé la scène la plus incongrue de leur film.

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Mardi 24 octobre

Je reporte dans mon agenda Google la planning des cours jusqu’en décembre. L’effet d’accumulation joue à plein, déclenche colère, énervement, anxiété devant des vacances dont j’ai d’ores et déjà l’impression qu’elles seront trop courtes pour récupérer assez d’énergie. Je voudrais ne plus bouger de chez moi, ne rien tenter, aucun changement, quelle idée que ce passage au salon de coiffure. J’avais envie de me couper les cheveux, mais c’était il y a plusieurs jours, une éternité, quand j’avais plus d’énergie, moins d’anxiété et le pourquoi pas plus confiant. Je passe la journée à argumenter contre diverses personnes que je ventriloque — contre moi-même, donc. Incapable de profiter de rien. Lessive, rangement, aspirateur, pain en passant par le parc Barbieux. La machine à pester et s’affairer se calme le soir venu, quand la tombée de la nuit dispense d’avoir rien accompli en cette journée. Une fois que ce qui est décidé n’est plus à décider, aussi (billets pris, rendez-vous fixés).

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Mercredi 25 octobre

J’émerge vers dix heures dans ma couette si douce et chaude et fluffy, et rien ne presse, la sérénité est revenue. Je blogue (et publie le journal de septembre), je lis livre, newsletters et posts de blog, réchauffe du thé au jasmin, fini En thérapie (quelle série !), retire une réservation à la médiathèque. Ce sont les vacances, qui s’éprouvent comme telles.

Je retrouve sur Instagram une ancienne camarade du conservatoire et découvre à l’occasion d’une de ses publications que le prénom de notre ancienne professeure, que j’avais complètement oublié, est celui de mon ostéo-psy actuelle ! Comme si un pont se dessinait entre les deux époques, entre deux enseignements qui ont beaucoup compté.

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Jeudi 26 octobre

Le lendemain de mon arrivée à Montrouge, le boyfriend et moi partons en quête d’un lit pour remplacer le canapé-lit défoncé du salon. Première, deuxième boutique : chou blanc. Entre les prix, les délais et les livraisons, la quête s’annonce longue. Puisqu’on est là, autant tenter une dernière boutique que Google Maps nous indique dans le quartier — pas même une enseigne connue, juste des fins de série de literie…  Et c’est l’achat de lit le plus rondement mené auquel j’ai jamais assisté, livré dans l’après-midi même.

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On pénètre dans le cabinet de radiologie comme dans un vaisseau spatial. Les espaces d’accueil et d’attente sont délimités par des découpes arrondies, et les portes des cabines en alu, sans poignée, forment un couloir futuriste— embarquement immédiat. Dans la salle d’attente aux murs sombres, j’ai l’impression d’être venue vivre une expérience immersive ; l’amusement prend le pas sur la vague appréhension de claustrophobie. C’est la première IRM de ma vie, je redoute un peu l’effet cercueil.

Vous allez voir, me prévient la radiologue, ça fait plein de bruits, c’est un peu les travaux parisiens. Et : pensez-le comme un moment pour vous. Je doute que les travaux de voirie soient propices à la relaxation, mais soit. À l’intérieur, je dois me retenir de rire parce que j’imagine une chorale d’extraterrestres. Les poules de Chicken Run prennent le relai : elles se sont mises au hard rock et miment le meme du chat blanc. C’est encore mieux que ce que laissaient espérer les imitations du boyfriend — il a fait assez d’IRM dans sa vie pour être en mesure d’imiter les bruits de chaque marque d’appareil.

La radiologue me reçoit ensuite dans sa minuscule cabine, dont on laisse la porte ouverte — si quelqu’un peut se sentir enfermé ici, c’est bien elle. Les images sont formelles : ce n’est pas une fille, ce n’est pas un garçon, c’est, mesdames et messieurs, une hernie discale. Je suis presque guillerette d’avoir un diagnostic cohérent avec mes douleurs, qui les explique et légitime. Je ne suis pas folle, je ne les ai pas rêvées ; je n’ai pas non plus un problème de santé flou, un mauvais état vague et déliquescent, non : j’ai une hernie discale, soit une pathologie si banale que tous les Oscars en sont affublés (la prof d’anatomie déplorait d’ailleurs que l’on soit aussi sadique avec les squelettes, à leur coller à tous une hernie par défaut).

Par curiosité, je demande si je peux voir sur l’image ce qui correspond à la hernie ; la radiologue me montre. Elle revient sur l’image en inclinant le buste : Ah oui, elle est grosse, quand même. Le compte-rendu, lui, est politiquement correct : la hernie n’est pas grosse, elle est volumineuse, un peu de respect, merci. Vous avez bien fait de faire une IRM, conclut la radiologue. Dites-le donc à mon ex-généraliste !

(Bonne nouvelle annexe : j’ai trois et pas quatre disques abîmés !)

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Vendredi 27 octobre

Perceuse, meuleuse, marteau : je devrais fuir dans un café, une bibliothèque, n’importe où, mais je subis sur place, par inertie, le doux bruit des travaux contre les murs et les radiateurs en fonte.

Mum me rejoint pour un dîner mère-fille au restaurant indien. On parle de hernie, de plan social et Mum rit devant un tableau de fleurs à la peinture épaisse. Commère dans l’âme ou fin limier, elle analyse en même temps tout ce qui se passe autour de nous, remarque toutes les micro-interactions qui indiquent que c’est ici un lieu d’habitués. C’est fou comme on remarque rarement les mêmes choses, elle et moi, que ce soit IRL ou dans les séries — non, je ne me souviens pas cette fois-ci de l’affreux papier-peint soixante-dix dans Sex Education, pas plus que je n’avais remarqué que les appliques du couloir des domestiques, dans Downton Abbey, étaient similaires à celles de chez ma grand-mère (ne parlons même pas des garde-robes, j’ai parfois l’impression que Mum pourrait recréer les patrons des vêtements portés).

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Samedi 28 octobre

Travaux, travaux, travaux. Heureusement, je fuis prendre le thé avec JoPrincesse. Abreuvées de chaleur dans un coffee shop design pas bien grand, nous parlons cours de danse, parcours médicaux et chemins de vie.  Nos voisins changent parfois dans le miroir qui me fait face, auquel JoPrincesse tourne le dos. Je n’y apparais pas, toute entière dissimulée dans la silhouette de ma princesse, et ça me donne l’impression d’être la narratrice omnisciente de cette scène, caméra habilement masquée.

JoPrincesse me parle de la fatigue d’être parent, mais pas comme le font habituellement les parents. Elle, tente de m’expliquer, parle d’une jauge différente, avec une fatigue sans commune mesure, mais aussi des ressources qu’on ne se soupçonnait pas. Et j’aime bien, cette fenêtre sur une facette de vie que je ne peux pas vraiment comprendre, de l’intérieur, mais qu’elle ne me retranche pas comme quelque chose que je ne pourrais pas comprendre. C’est doux. Je comprends que quelque chose échappe, mais on le cerne à deux.

JoPrincesse parle aussi de son fils, mais pas comme le font habituellement les parents. Son fils n’est pas extraordinaire, très doué pour, incroyable d’avoir déjà, adorable quand : il est simplement aimé. La normalité constitue pour elle un enjeu, non comme banalité dont il faudrait se démarquer, mais comme pré-requis à la bonne entente sociale et au bonheur de se sentir entouré-intégré-aimé. J’entends là des souffrances passées qui se réparent dans la douceur.

Sur le bord de la table, un bout de ciel constellé n’enveloppe plus le livre dont il a conservé la forme : Les Vestiges du jour.

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Dimanche 29 octobre

Enfin une bonne nuit, du calme, quel calme.

La maison familiale mise en vente par le boyfriend et sa sœur génère une foule d’objets à reloger, partager, écarter — à mettre chez soi, chez Emmaüs ou aux encombrants. Sa sœur, plus sentimentale que lui envers les biens matériels, essaye de lui refourguer des objets qu’elle ne voudrait pas voir disparaître sans pouvoir/vouloir les prendre chez elle. La mini-miss, fille-nièce, dessine sur une ardoise qui a encore l’air magique à l’âge des iPad et autres tablettes graphiques : ça dessine vert sur fond noir, et tout s’efface en appuyant sur un unique bouton (comme un iPad). Elle besogne ensuite avec une pièce de monnaie sur de grandes cartes à gratter : je repars avec trois dessins cartonnés réalisés par un graphiste qui a réussi son pari de faire valider les visuels les plus colorés et girly et laids possibles par le client.

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Sa peau
— contre la mienne, contre les angoisses, contre le vide et le froid, contre moi, tout contre, rencontre-moi encore une fois.

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Lundi 30 octobre

Il y a des dizaines et des dizaines de maladies, syndromes et troubles répertoriés dans le menu déroulant des assurances auxquelles tente de souscrire le boyfriend, mais nulle part la sienne, pas même une maladie orpheline générique ou un autre qui ouvrirait un champ de saisie. Que choisir à la place : hypertrophie cardiaque ? ostéite déformante ? syndrome douloureux régional complexe ? Nous sommes des pelotes avec des centaines de bouts par où nous débiner.

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Un, deux, trois, quatre, et cinq, et six, et et sept, et huit. Debout dans le salon, tapis replié, je ne cesse d’apprendre à compter jusqu’à huit, ébauchant des exercices toujours trop lents ou rapides, trop complexes ou ennuyeux.

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Je voudrais écrire comme la lumière blanche d’hiver fait exister le bord des verres, les plis des plastiques et les accoudoirs de fauteuil les jours gris, faussement uniformes.

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Mardi 31 octobre

Alors, on fait quoi ?
Une coupe courte asymétrique.
Ah oui, quand même, commente la coiffeuse.
Mes cheveux m’arrivent aux reins.
On va faire un don, alors.
Je n’ai même pas eu à demander.

Mèche de cheveux dans un sachet plastique

Prendre le RER et le car pour aller se faire couper les cheveux est probablement un peu excessif, mais je peux bien me lancer dans une semblable expédition une fois par décennie. J’ai besoin de me sentir en confiance pour couper court, et je sais cette coiffeuse compétente. Il me semble que c’est elle la dernière à m’avoir coupé les cheveux — il y a dix ans, à un rafraichissement de pointes près (et encore, je l’invente peut-être pour me donner bonne conscience face aux fourches) . Elle exerçait alors dans une ville voisine. Elle confirme : « J’ai déménagé il y a douze ans. » Cela fait donc douze ans que je n’ai pas eu les cheveux courts.

Mais c’est irrémédiable, glapit la dame installée dans le fauteuil voisin alors que la coiffeuse approche les ciseaux de ma nuque. La joie du saccage m’envahit au premier coup de ciseaux : satisfaction et soulagement, je ne regretterai pas. Le raccourcissement, du moins ; la coupe, c’est moins sûr. Je jubile à mesure que ça raccourcit en garçonne à ma droite, panique un peu sur la gauche quand je comprends que la partie longue de la coupe asymétrique ne va pas tenir derrière l’oreille.

Dans la vitrine de l’agence immobilière au coin de la rue, je ressemble par intermittences à mon amie A. Je n’aime pas trop. J’aime beaucoup sur elle, hein, mais pas la voir elle dans mon reflet, ni la mèche qui me tombe dans l’œil. J’utilise mes lunettes comme serre-tête pendant tout le déjeuner avec ma grand-mère dans la pizzeria de mon adolescence, qui ne me paraît plus si extraordinaire. Elle, sait qu’une longueur importante de cheveu est contenue à l’intérieur des perruques (c’est pour ça que la longueur minimale des dons est de vingt centimètres) : son grand-père tenait un salon de coiffure et ils avaient fait ensemble des perruques pour ses poupées. Je l’ignorais, ou je l’avais oublié.

Quelques heures après la coupe, la mèche m’irrite déjà. Je fais tous les supermarchés autour de gare du Nord à la recherche de pinces plates ; en vain. Le soir, à Roubaix, je ne me supporte plus dans le miroir. Ce n’est plus mon amie A. que je vois, c’est Édith, l’épouse ultra catho-BCBG d’un ami de mon père. Quand je tente une pince pour la mèche, c’est Marie-Charlotte qui surgit de mes souvenirs de cour de récréation, robe à smocks et clip fantaisie pour dégager le carré bien sage comme un rideau de scène autour du visage. Très envie de retourner couper tout tout court à la garçonne.

Les jours suivants, je m’habitue.

Grande mèche de cheveux coupée au soleil

2 réflexions sur « Journal d’octobre 2/2 »

  1. J’ai laissé cet article dans mon lecteur de flux en « non-lu » bien plus longtemps que de raison car je tenais absolument à commenter un 😱 évident pour les cheveux, et pourtant. Je me demande si comme pour moi, cette étape une fois franchie parait bien moins gigantesque – ou si c’est une façon de se rassurer d’avoir passé le pas. Je suis toujours en pâmoison sur les longues crinières car je sais que c’est une époque révolue pour moi, mais je crois fondamentalement que ça n’a pas tant d’importance. Je réalise actuellement que l’apparition de cheveux blancs qui me plaisent tant est une étape bien plus significative pour moi et je me demande si c’est le cas pour toi aussi ? Ou alors il est peut-être trop tôt pour te poser ces questions ? Quoiqu’il en soit je suis curieuse de ton visage sans cette longue queue de cheval que je t’ai toujours connue 🙂

    1. XD J’ai justement pensé à toi en faisant les photos du scalp !
      C’est bien résumé : ça paraît irrémédiable-ohlala en amont, et ensuite, ah oui, c’est juste le new normal. Un peu comme n’importe quel changement auquel on résiste et qui finalement n’est plus si terrible une fois qu’on l’a embrassé et qu’on le vit pleinement.
      Les cheveux blancs ont aussi fait leur apparition sur ma tête, mais je persiste à les trouver argentés et plutôt stylés que blancs — même si j’ai eu un sursaut de peur à l’idée de perdre ma couleur si leur multiplication soudaine continuait au même rythme. Je me dis que quand j’en aurai assez, je pourrai faire un henné et devenir rousse sans chimie néfaste.

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