Alonzo King Lines Ballet à Roubaix

Acte I : « Au fait, il y a 5 danseurs d’Alonzo King qui prennent le cours ce matin »

Vendredi 13 janvier

La directrice m’interpelle toute guillerette dans le couloir : « Au fait, il y a 5 danseurs d’Alonso King qui prennent le cours ce matin ! » C’est évidemment le jour où j’ai le justaucorps le plus laid de ma garde-robe chorégraphique, avec l’élastique qui commence à sortir des bretelles, un héritage mauve de l’époque des auditions où le noir et les couleurs vives étaient interdits. C’est aussi mon deuxième cours de reprise post-lumbago, je vais conserver  ma ceinture lombaire pour danser. Tout à fait à mon avantage. Plus loin dans le couloir, j’entends la directrice répéter la nouvelle à une nouvelle arrivante… danseurs d’Alonso King aujourd’hui… studio bleu…

La couleur est répétée dans le couloir, au cas où on n’aurait pas jeté un coup d’œil au planning stabiloté. Le studio bleu, c’est le plus grand de l’école ; on nous l’accorde rarement pour les cours de danse classique, car les contemporains sont plus nombreux. Il faut des guests pour avoir droit au studio bleu : la venue de Simon Leborgne comme professeur ou des danseurs d’Alonso King Lines Ballet, donc.

Techniquement, ils prennent le cours avec nous (ils nous remercieront d’ailleurs à la fin d’avoir partagé notre studio avec eux) ; concrètement, nous prenons le cours avec eux. Ils ont investi le studio les premiers, se sont installés tout au bout ; nous restons de notre côté, plus proches de l’entrée, sans en perdre une miette. Je ne suis pas la seule à être au spectacle : la directrice de la formation, la directrice de l’école du ballet et  le coordinateur administratif sont assis par terre devant le miroir, genoux montés tenus dans les mains.

La professeure, que l’on a déjà eue l’année dernière, a la bonne idée de donner un cours relativement simple : les pros peuvent cuver leur jetlag et réveiller tranquillement leur corps sans le fatiguer, tandis qu’on fait de notre mieux pour ne pas avoir l’air (trop) ridicules à côté. J’aurais pu mieux choisir ma place à la barre pour tous les voir, mais je suis déjà bien contente que les exercices pas trop compliqués à mémoriser me laissent une part de cerveau disponible pour grappiller les jambes qui dépassent à l’autre bout de la barre.

Car c’est ce qui étonne en premier, avant même leur manière de danser : leur taille. Ils sont immenses. ELLES sont immenses. Pour la première fois de ma vie dans un cours de danse, je me sens petite. Imagine moi si toi tu te sens petite, me souffle une camarade d’une tête et demie de moins que moi. Le plus petit est un garçon ; il fait pas loin de ma taille, 1 mètre 78, probablement 1 mètre 80. Les filles font 1 mètre 82, 1 mètre 83 m… Le plus grand explose les 2 mètres, il pourrait être basketteur. Ce n’est pas la première fois que je croise des gens de cette taille, évidemment. Mais des danseurs classiques, des danseuses surtout… Pour ceux qui ne sont pas familiers avec l’univers du ballet, la taille constitue un enjeu dans les pas de deux du répertoire : il faut qu’une fille sur pointe avec le bras en couronne au-dessus de sa tête puisse avoir un partenaire en mesure d’attraper ses doigts, ou a minima son poignet, en étant lui à pieds plats. Rien d’absolu, donc, c’est toujours par rapport aux tailles des uns et des autres que les filles très grandes et les garçons très petits auront ainsi tendance à être écartés dans les auditions, car a priori plus difficiles à distribuer. Mais pas dans la compagnie d’Alonzo King… où la discrimination se ferait plutôt en sens inverse. Des compagnies dansant quasi-exclusivement les œuvres du chorégraphe qui les dirige, il y en a ; que ce chorégraphe soit d’obédience classique, c’est aujourd’hui plus rare ; qu’il affectionne les long limbs, long lines… rarissime.

Les danseuses d’Alonzo King sont fascinantes à observer. Même lorsqu’elles tiennent un développé seconde à une hauteur que ma camarade N., ex-professionnelle, égale sans problème, il y a autre chose. Une autre manière de gérer la gravité. Un peu extra-terrestre. J’ai l’impression d’observer une autre espèce se mouvoir, et de redécouvrir le concept de membres, jambes… La seule fois où j’ai pu danser dans le même studio qu’une danseuse si grande, c’était Lucie Fenwick lors d’un stage d’été à Biarritz ; elle était encore à l’école de danse et l’on sentait que tenir son centre était un enjeu majeur pour elle, quelque chose à réapprivoiser à chaque instant. Les danseuses d’Alonzo King sont plus expérimentées, dans la trentaine. Cela fait plusieurs décennies qu’elles connaissent leur corps, et leur centre est intégré : il ne semble plus être là pour tenir, mais pour rayonner.

You’re gorgeous, ai-je soufflé à la danseuse en short dans la file d’attente pour la diagonale. Je ne sais pas si je me suis plus retenue de laisser éclater ma fangirlitude instantanée ou plus poussée pour la traduire en quelques mots plats pouvant être passés. Elle, ni surprise ni flattée, mais chaleureuse, enjouée, remercie simplement d’une vois plus grave que je l’aurais imaginée.

C’est ce qui rend ces danseurs incroyables, au-delà de la fascination qu’exercent leur corps : ils s’éclatent. Même pour un cours tout bête, arrivés la veille de Boston. Peut-être que la tournée a pour eux des airs de vacances (j’ai vu des images de laser tag passer en story sur leur Instagram)(oui, j’ai stalké après le spectacle)(non, ils n’étaient pas à l’agonie dans leur lit). Je parierais pourtant qu’ils exsudent la même joie de danser à domicile. Le contraste était frappant : nous étions concentrées sur nos exercices, soucieuses de bonne tenue bonne position jusqu’à la crispation, tandis qu’eux, sûrs de leurs appuis, s’en servaient pour gambader et caracoler. Ou juste rayonner depuis une fausse immobilité. Mais c’est dans les déplacements que c’est le plus manifeste : ils bouffent l’espace. Pas juste parce qu’ils sont grands et sont sur nos talons après leur premier passage en diagonale alors que nous terminons notre second (le studio bleu n’était pas du luxe). Parce qu’ils s’y lancent en s’amusant, le sol comme sécurité, le volume comme conquête. Dans la petite batterie, l’un roule même de la tête comme un chat qui se frotterait à un coin de meuble, en appel, déjà en l’air (tu me demandes de faire ça, je ne retombe pas sur mes pieds). Joie de tourner, joie de sauter.

Joie, joie, sourires, c’est contagieux. Ça me donne envie de danser grand, dans une urgence ludique à me dé-rabougrir, à bouffer l’espace moi aussi, même si mes appuis sont plus chancelants. Ça me rappelle les plus belles sessions de mes cours à Paris, quand il n’y avait plus d’enjeu de niveau, seulement de danse ; ça me rappelle ce que c’est de danser, en fait, ce que ça fait quand ça fait du bien. Je suis une gosse devant un immense sapin de Noël. Les danseurs sont le sapin, sont les cadeaux, je jubile, j’aimerais qu’ils ne partent jamais, qu’ils dansent avec nous encore quelques cours, j’ai l’impression idiote que je progresserais davantage s’ils étaient là, que j’apprendrais par imprégnation quelque mystérieux secret de la danse-quand-on-est-grande, mais déjà c’est la fin du cours, nous sommes par terre en deux demi-cercles pour un dialogue maladroit, eux à l’aise, nous empêtrés dans notre admiration ou notre anglais.

La fille gorgeous prend le plus spontanément la parole ; c’est l’une des plus anciennes du groupe. La fille au justaucorps vert est l’une des dernières recrues. Ils semblent redécouvrir leur taille quand je leur demande s’il y a des critères en ce sens pour intégrer la compagnie ; c’est vrai qu’ils le sont tous, grands, se regardant les uns les autres pour vérifier cette donnée ; cela me surprend, alors que je suis moi-même toujours surprise quand on me renvoie ma taille comme un élément remarquable. On oublie. Où ont-ils été formés ? Ils viennent d’un peu partout, mais surtout des États-Unis. Sont passés par différents programmes pré-pro. Deux des garçons étaient chez Alvin Ailey ; l’un for some time. Les autres rigolent et à l’accumulation des for some time dans son parcours, on comprend qu’il a papillonné d’une école à une autre, peinant à se fixer en un seul endroit. Il y a des choses à prendre partout, se justifie-t-il en sachant que ses collègues ne seront pas dupes.

Sorties avant eux, qui conservent le studio pour tester des fragments de chorégraphie ou s’époumoner un peu plus, on s’esbaudit entre nous. Comme des gamins, on fait la taille pas des mains mais des chaussures : celle de N. a l’air d’une chaussure d’enfant à côté des DcMartins du basketteur-danseur.

C’était comment ? nous demandent les contemporains aux micro-ondes. C’était FOU.

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Acte II : répétition plateau

Samedi 14 janvier

Assister à une répétition générale de Lines Ballet ? Je m’y étais inscrite bien avant, sans même imaginer qu’ils viendraient prendre un cours. Le jour du cours, on nous annonce que ce sera une répétition plateau, pour les techniciens davantage que pour les danseurs. Peut-être qu’ils ne danseront pas du tout. On verra bien. Le lendemain, je me pointe au théâtre avec Mum, de passage à Roubaix. Il n’y avait pas beaucoup d’inscrits alors j’ai réussi à l’incruster — pour les majeurs, ça ne pose pas de problème. Elle est majeure.

La compagnie est effectivement en train de faire du placement sur scène quand on arrive. Prise de repères, doivent-ils s’aligner à l’aplomb ou derrière l’épaule du danseur devant eux ? comme ci ou comme ça ? La danseuse gorgeous se fait la porte-parole du groupe auprès de la répétitrice quand les remarques disséminées des danseurs ne sont pas audibles. Même s’ils ne dansent pas, je suis contente de les voir travailler, assise dans la salle mais en coulisses, observant les discussions, les attitudes, les tenues de chauffe. Bottines d’échauffement (qui surprennent Mum) et doudounes sont de sortie, il fait un peu frisquet dans la salle déserte.

Répétition plateau sur une autre scène, pour une autre date de leur tournée. Photo postée en story Instagram par @tatum_quinonez

Les danseurs prennent une courte pause, et le filage technique commence. Deux stratégies : certains marquent les pas pour ne pas se fatiguer avant le spectacle, d’autres font des séquences entières à fond ou presque pour se les remettre dans les jambes. C’est notamment le cas d’une danseuse qui n’était pas là au cours de la veille ; elle est spectaculaire, dans son investissement comme dans son physique : où cache-t-elle les muscles nécessaires à ce qu’elle fait dans des jambes si gringalettes ?

Ils échangent parfois quelques paroles, informations utiles ou remarques en passant, sans jamais se départir de leur professionnalisme, qui leur intime de marquer l’intégralité de la chorégraphie. Tu fais toujours ça avec ton pied à ce moment, c’est marrant… La concernée lui répond alors qu’elle lui tourne déjà le dos. Really? I hadn’t noticed. Et tous de commenter et de rire sans marquer de pause, comme si leurs gestes étaient non pas automatiques, mais tout à fait anodins, un sachet de thé que l’on remue dans une tasse, un café que l’on touille à côté de la machine. L’un des danseurs, celui qui la veille caracolait, passe une partie de la répétition son écharpe à la main ; au gré de ses entrées et sorties, il se l’attache autour du cou, des hanches, en écharpe de Miss, et finit invariablement par la tenir quand elle se détache. Le doudou Füller n’est mis de côté qu’en même temps que la doudoune sans manche orange.

Les pelures sont conservées longtemps avant d’être ôtées, parfois troquées contre une autre couche avant d’être abandonnées : les variations vestimentaires sont un signe sûr des corps qui se réchauffent. Certains marquent de moins en moins, les dynamiques deviennent lisibles, les mouvements gagnent en ampleur. On les sent contaminés, envahis bientôt par la danse. Ils se prennent au jeu, entre eux, et la répétition devient spectacle, pour nous. L’un des danseurs finit torse nu, incroyablement beau, en nage.

Quand tout est déroulé, j’entends nos applaudissements tout maigrelets à moins de dix pelés dans la grande salle vide ; ça ne résonne pas du tout à la mesure de mon enthousiasme. C’est contrariant mais ils savent. On se fait des signes d’au revoir : eux ne nous reverrons pas, mais nous si, il reste des billets en vente pour le spectacle du soir. On repart, chacune avec nos chouchous à la bouche. On bave, hein ? s’enthousiasme la directrice.

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Acte III : Deep River

Habitant Roubaix, je bénéficie au Colisée de places de première catégorie à 15 € pour moi et mon accompagnatrice. Après avoir assisté à la répétition depuis le parterre, nous verrons donc le spectacle depuis le deuxième rang du balcon (pour éviter la rambarde du premier). Nous sommes à la fête, sandwich, cidre et selfies mère-fille théâtraux.

On a beau retrouver les séquences traversées dans l’après-midi, avec les lumières, les costumes et les danseurs à fond, c’est tout autre chose. Les individualités sont moins visibles, tous réunis par une même œuvre à faire vivre. Je me rends compte que je n’ai pas ce besoin que je ressens souvent au spectacle de tous les identifier, scruter, comparer… tout ça a déjà eu lieu avant. Pas besoin d’élire des favoris à suivre de manière préférentielle dans les ensembles, je me laisse porter par les uns et les autres, heureuse de les découvrir comme artistes et plus simplement comme danseurs. Je devrais n’en être que plus attentive à l’œuvre, mais c’est l’inverse qui se produit, la pièce me renvoie à l’admiration qui s’est montée en chantilly dans les 24h écoulées. Je ne peux qu’être enjouée, toujours sous le coup de la fascination. Je les regarde se déployer et onduler comme on regarde un feu de cheminée crépiter, dans un état second, hypnotique.

Qu’ai-je perçu de Deep River ? Des chants, des accents blues, des couleurs jaunes, chaudes, ocres, des lumières au sol, des ensembles ensemble et d’autres où les danseurs dansent aux quatre vents, des solos pas toujours seuls en scène, des duos mais peut-être moins de contact qu’on pourrait imaginer, une traversée de scène lente, avec une danseuse portée inconsciente par son partenaire, corps chéri et corps fardeau — rétrospectivement un des seuls moments où l’émotion perçait à travers la fascination. À la sortie, une camarade de la formation m’a avoué avoir trouvé ça beau mais n’avoir pas été touchée. Je me suis rappelée que c’était exactement l’impression que j’avais eue lors de ma découverte de Lines Ballet à Chaillot… et que j’aurais probablement eu ce soir-ci aussi si je ne m’étais pas sentie plus proche des danseurs, davantage touchée par eux que par la pièce —laquelle les éloignait et me les rendait plus étrangers déjà…

Neneh supernavet ?

Bingo du film de danse (les rubriques sont reprises dans l'article)

Par curiosité pour la représentation de la danse classique en dehors du milieu des connaisseurs, je suis allée voir Neneh Superstar. Petit tour des clichés avérés ou évités en jouant au bingo du film de danse.

Outsider sans toutes les qualités ☑️
Entrée dans une école prestigieuse ☑️

Neneh, une jeune fille noire qui vit dans une cité intègre l’école de danse de l’Opéra de Paris et réussit envers et contre tout : le synopsis reprend à 100 % le cliché de tous les teen movies sur la danse… mais au service d’une noble cause dans la mesure où il s’agit moins de faire un film sur la danse que sur le racisme (les bons sentiments à eux seuls n’ont en revanche jamais fait un bon film).

L’actrice principale est mauvaise danseuse ☑️

Certaines sont de bonnes (voire très bonnes) danseuses classiques, mais ce n’est clairement pas le cas de l’actrice principale. J’en ai fait un contresens, persuadée que le directeur l’avait prise uniquement pour faire sa comm’ progressiste : elle est censée être la meilleure de sa classe. Et ça, c’était avec une doublure.

L’actrice principale est mauvaise actrice

Nonobstant son niveau en danse classique, la jeune actrice principale est assez géniale. Après très rapide enquête, il s’avère qu’Oumy Bruni-Garrel est la fille de Louis Garrel et de Valeria Bruni-Tedeschi. Ça explique des choses, et en même temps, elle joue mieux que ses parents.

Gros plan sur les pieds

Les gros plans sur les pieds sont en nombre très raisonnable : les mauvais esprits diront que c’est parce que l’actrice n’est pas gâtée à ce niveau-là et qu’il a fallu limiter le recours à sa doublure, mais on a aussi une attention poétique portée ailleurs, avec notamment au début du film un joli plan sur une main déliée.

Tout est rose

Exceptionnellement, tout est blanc. Le film dénonce en effet un milieu raciste, obnubilé par la blancheur. Dans les faits, c’est probablement moins grossier que la directrice campée sur « nos valeurs », mais il suffit de lire la biographie de Misty Copland, par exemple, pour comprendre qu’il y a des (gros) progrès à faire.

Neneh à la barre parmi ses camarades studio blanc, justaucorps blancs

Pardon, sauf chez Repetto. Quand on fait un placement de produit, on a une image de marque à respecter.

Bouts de verre dans les chaussons

Les bouts de verre ont été remplacés par des crottes – méchanceté puérile qui a du moins le mérite de ne pas entraîner de blessure physique. À moins que ce ne soit pour souligner le code couleur, avec un caca presque noir dans des chaussons presque blancs. Sur le coup, ça m’a surtout fait penser à cet épisode d’Atypical où la gamine issue d’une famille moyenne mais hyper douée en course à pied découvre que ses camarades huppées et jalouses ont tagués ses chaussures, sans comprendre l’investissement que cela représente pour elle.

Danseuse anorexique

Le culte de la minceur est indéniable, on voit ce qu’il peut impliquer en termes de contrôle du poids et de l’alimentation… mais on ne fonce pas dans le cliché de la danseuse anorexique. L’héroïne est même très saine de ce point de vue, s’indignant que sa mère ne lui serve pas des frites comme à ses copines. Ça fait du bien. (Entendons-nous : les troubles alimentaires nécessitent qu’on en parle, mais de manière nuancée, pas plaquée comme une équation ballet = anorexie.)

Le rôle de la mère est joué par Aïssa Maïga.

Corps souffrant ☑️

La danse classique est une discipline rigoureuse qui demande beaucoup d’efforts… sans que ceux-ci soient pure souffrance : alléluia, on évite les gros plans sur des visages grimaçants. (Peut-être parce que la classe de l’héroïne n’est pas sur pointes ; il n’empêche : alléluia.)

Mère encombrante
Père hostile ou absent

Bonne surprise, le rôle des parents est joliment écrit. À rebours de la mère qui reporte ses rêves sur sa progéniture et du père qui n’en a rien à carrer, la mère de Neneh préférerait qu’elle poursuive des études normales, et c’est son père qui l’encourage sans faillir. J’aime beaucoup le dialogue où la mère demande à son mari de lui citer une danseuse étoile noire, et lui en retour lui demande de citer une danseuse étoile blanche : le racisme, ils connaissent ; la danse, non. Et aideront leur fille en fonction.

Petites bourgeoises arrogantes ☑️

La danse classique est un milieu de bourgeois : sociologiquement indéniable. C’est ce qui rend si croquignolet le montage rapide de la présentation des candidates : elles ont toutes pris des cours particuliers, vécu dans les beaux quartiers voire à l’étranger, et ont des prénoms qui ne laissent aucun doute sur leur origine sociale… prénoms dont on découvre au générique qu’ils soient bien les leurs !

Prof archi-sévère ☑️

Le milieu de la danse classique est strict, régi par de nombreuses règles, avec obligation d’être tiré à quatre épingles : jusque-là, on est d’accord. Le film le montre aussi comme un milieu autoritaire voire arbitraire, où la directrice et les professeurs passent leur temps à interrompre le cours en dépit du bon sens pédagogique : oui mais non, pas comme ça. C’était bien de visionner Graines d’étoiles, moins de confondre cassant et capricieux.

Extrait du Lac des cygnes

C’est bien connu, il n’y a que Le Lac des cygnes dans la vie. Si le film se termine sur la musique de Tchaïkovsky, se présentant malgré lui comme un « Billy Elliott du pauvre » (pour citer @La_Beaubeau), l’extrait principal se concentre sur la variation de la claque de Raymonda : un choix qui a le mérite d’être original et interprété par Léonore Baulac (laquelle étrangement ne respire pas).

Scène d’audition improbable ☑️

Même en passant sur les épreuves individuelles, l’absence de niveau et les tatouages décalcomanie, l’insolence dont Neneh fait preuve en reprenant le pianiste ne serait jamais passée comme affirmation de soi. L’année dernière, notre prof d’analyse d’œuvre avait attiré notre attention sur ce topos de la scène d’audition, en se demandant le pourquoi de sa persistance, en dépit de toute vraisemblance. Pas de réponse convaincante, si ce n’est le plaisir-vengeance qu’on éprouve à voir triompher envers et contre tout quelqu’un qui se serait fait broyer dans la vraie vie, et à qui on nous propose de nous identifier.

D’ailleurs c’est moi ou ces lumières rappellent un peu celles des studios de Fame ?

Street dance ☑️

Il faut toujours un autre style à opposer / mixer avec le classique. Aucun discours ici sur cet autre manière de bouger… dans laquelle Oumy Bruni-Garrel est pourtant beaucoup plus à l’aise.

Le genre de grand jeté qui passe très bien en baskets.

…

Visionner Neneh Superstar requiert un gros effort de suspension de l’incrédulité quand on fait soi-même de la danse classique. Petit florilège des moments où j’ai imaginé Julien Meyzindi en PLS — cet ancien danseur de l’Opéra est crédité au générique pour les conseils sur la danse classique (mais ce n’est pas parce qu’on parle qu’on est écouté).

  • Les élèves font des dégagés à la barre. Le prof interrompt : « Ça suffit, on passe aux grands sauts. » Aux grands sauts, grands dieux. Ce n’est pas du coq à l’âne, c’est du coq au tyrannosaurus. (Pour les néophytes : les dégagés se font au début de l’échauffement ; les grands sauts constituent l’un des derniers exercices du cours.)
  • Le même prof engueule les élèves et rappelle les comptes, cinq, six, sept, huit… totalement en dehors de la musique.
  • Je n’ai pas non plus compris quel accent il voulait avec la tête en attitude. Le médecin malgré lui a été propulsé prof de danse, je ne vois que ça.
  • Les élèves alignées (sans être espacées) font des soubresauts tellement désynchronisés qu’on dirait le jeu de la taupe et du marteau.
  • Les barres de danse sont en V au milieu du studio de danse (bon, en l’absence de barres murales, pourquoi pas)… et y restent pendant le milieu.
  • Tout cela n’est rien à côté du chignon du Maïwenn. Alors d’accord, j’ai chopé le parallèle avec celui de Neneh, mais ce n’est pas parce qu’elles ont toutes les deux grandi dans une cité que la directrice doit avoir le chignon de Little My dans les Moumines. Aplatissez-moi tout ça avec le dos de la brosse.
Jamais aucune danseuse pro n’arborera un tel chignon. Jamais.

…

Et hors danse ? La partie familiale est plutôt bien traitée. L’histoire de la directrice en revanche… Qu’une femme qui a pratiqué le passing pour masquer ses origines sociales adopte les valeurs de son univers d’adoption au point de les défendre avec virulence contre de nouveaux arrivants qui lui ressemblent, d’accord, c’est un mécanisme de défense intéressant. Avec autant de méchanceté, mettons. Mais le revirement total après un accident et une balafre, sérieusement ? Avec la porte vitrée qui se brise en mille morceaux après s’être simplement cognée contre ? Je n’arrive même plus à savoir si c’est le scénario qui pêche, ou l’interprétation sans nuance — ni du coup transition — de Maïwenn.

Peut-on parler de la cicatrice, aussi ? Il faudrait confirmation de quelqu’un qui sait faire des points de suture, mais cela semble à peu près aussi délicat que la danse de la jeune héroïne. Quant à ses feutres Posca, ça m’étonnerait qu’une enfant vivant dans ce milieu social et sans appétence particulière pour le dessin utilise des feutres aussi chers pour du coloriage.

Bref. Supernavet approximatif ? À peu près. Et pourtant attendrissant par moments.

Des danseurs qui se lisent

Le site de la médiathèque de Roubaix permet de faire des suggestions d’achat. Cela faisait quelques semaines que j’attendais de voir si l’essai de Lucie Azema serait accepté quand j’ai proposé en sus l’autobiographie d’Hugo Marchand : une heure après, la demande était validée. J’attends donc de rencontrer la balletomane qui travaille dans cette médiathèque, sachant que l’autobiographie de Germain Louvet était déjà en rayon.

La lecture de ces deux étoiles à quelques semaines d’écart a souligné le contraste entre les deux approches : Germain Louvet est sans cesse à l’affût de ce qui l’entoure et des inégalités qui pourraient s’y trouver, se servant de son statut d’étoile comme d’une tribune d’où l’on entendra la voix de la nouvelle génération, tandis qu’Hugo Marchand creuse en lui, embrassant le narcissisme pour toucher à l’intime.

Côté écriture, deux choix tout aussi valables : Hugo Marchand s’en remet ouvertement à Caroline de Bodinat, qui connaît son métier (son nom figure sur la couverture, contrairement au nègre de Misty Copeland par exemple, relégué en page de garde) ; Germain Louvet, lui, s’y colle en personne, avec des maladresses narratives mais aussi, belle surprise, des formulations plus littéraires et poétiques.

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J’ai été surprise par l’engagement de Germain Louvet, qui me renvoyait jusque-là l’image d’un jeune homme comme-il-faut beau et docile ; ses prises de position sont tout à son honneur. J’avoue pourtant avoir été un peu agacée parfois par sa manière systématique de gratter chaque point noir quand tout chez lui semble si lisse, avec une présence en scène si radieuse, un parcours si éclatant (la tentation serait grande de simplifier par : facile). Que faire depuis sa position privilégiée du constat de décalage entre les petits rats et les ados lambdas de l’autre côté de Nanterre, par exemple ? Dans ces passages, la mauvaise conscience du privilégié affleure sans apporter grand-chose. Le danseur interpelle davantage quand il utilise sa sensibilité d’homme homosexuel pour faire un pas de côté et interroger des pratiques et des normes confites par une société patriarcale, les dénonçant pour ainsi dire de l’intérieur. Et il y a du boulot, quand on découvre l’épisode stupéfiant d’une séance de travail du Jeune homme et la mort où le répétiteur, non content de faire preuve d’une misogynie crasse, entretient un rapport de pouvoir malsain avec les danseurs.

[Sur la perpétuation d’idéaux archaïques dans les rôles du répertoire] S’effacer lentement pour ne se réjouir que du sentiment abrutissant mais rassurant d’appartenir à la même condition. Emprunter le même chemin pour être sûr de ne pas se perdre, c’est aussi prendre le risque de ne jamais se trouver. […] L’homme puissant et sûr de lui que je dois incarner est celui qui m’écrase à coups de talon, me tabasse le soir dans la rue si je fais preuve de trop d’exubérance ou si je tiens la main d’un autre homme. […] Comment faire exister, même subtilement, les étincelles d’une différence qui s’accorderait mieux à mon époque, à ma propre intégrité et à mes idéaux sans balayer d’un revers tout un patrimoine artistique, technique et culturel ? Comment faire parler cet autre, ce dissident à l’ordre établi, dans le costume de Basilio, de Solor, de Siegfried, de Lucien d’Hervilly, d’Armand Duval, d’Eugène Onéguine ou d’Albrecht ?
[…] Certes, la situation a évolué, fort heureusement. La difficulté en est d’autant plus perverse que ces questions sensibles semblent réglées en surface. Et pourtant, mon malaise existe toujours, sous une forme peut-être moins distincte.

J’ai parfois l’impression d’interpréter des rôles en totale inadéquation avec ce que je suis. […] Ne pas considérer les rôles comme littéraux, mais plutôt archétypaux, pour s’en affranchir et délivrer une lecture moderne de leurs aventures et de leur psychologie.

…

Hugo Marchand, à l’inverse, m’insupporte assez rapidement sur scène, mais je me suis sentie étrangement plus proche de lui en lisant son récit — probablement parce que j’ai une tendance similaire au narcissisme, face au miroir et plus largement, dans cette nécessité de plonger en moi pour comprendre les autres. Parce qu’il parle davantage de son ressenti émotionnel, de son rapport au corps, aussi, du sien et de celui de ses partenaires. Ce qu’il raconte de son partenariat avec Dorothée Gilbert m’a rappelé David Hallberg à propos de Natalia Osipova ; ce sont de très belles pages sur l’intensité et l’étrangeté de former un couple à la scène, de vivre comme vie parallèle une histoire non sexualisée mais tout aussi intime. (Me revient sans cesse en tête cette formulation de Melendili à propos de Mad Men, sur la beauté des relations qui n’ont pas de nom.)

Dire, lorsque tu danses avec quelqu’un, que tu vis et vibres au même moment que l’autre semble bien plat. Ce coup de foudre artistique ne trouve pas de mots. Et j’ai senti, et nous avons senti que ce qui se passait pendant les répétitions allait briller différemment sur scène, de façon plus intense encore. Nous nous y attendions en silence. En parler nous aurait affolés.
Les émotions traversées ensemble pendant le ballet vont être vécues. Je me souviens de cette graduation du plaisir atteint par palier. Il y a eu les tremblements, ce coup de chaleur, la sensation de perte de contrôle, ce lâcher-prise qui t’irradie juste avant le précipice de l’orgasme. Je suis parvenu à cela. À cet envahissement. Dorothée aussi. Sans quoi nous n’aurions pas su, ni pu, dans ce lâcher-prise, fusionner.
Notre vie a duré trois heures.

Ces rôles comme celui d’Onéguine, je les vis comme on peut être emporté par une relation extraconjugale. […] C’est un libertinage que je m’octroie. Je tombe amoureux des personnages qui me traversent le temps d’un ballet et, par procuration, de leurs propres passions amoureuses. […] J’aime cette forme d’inconstance à ma vie quotidienne. Cette idée qu’il n’y a pas qu’une façon d’aimer m’apporte un équilibre.

…

L’attention portée au sensible par Hugo Marchand m’a conduite à prendre plein d’extraits en photo. Cette remarque sur l’hypersensibilité, déjà, que je ne peux que constater depuis le début de ma formation pour le DE :

Nous sommes tous hypersensibles, je le suis. […] Nous sommes de cette chapelle du sixième sens. J’en suis pratiquant. Nous avons tous plus ou moins développé une sensibilité proprioceptive, une conscience très profonde de notre corps et de ses interactions. Nous réagissons aux signes infimes. Dans cette perception de l’autre, la communication s’affranchit de celle qui vient par les mots. C’est quasi animal. Cette grammaire du ressenti est le dénominateur commun des danseurs. Elle nous rapproche comme elle peut nous couper du monde extérieur En particulier à l’issue d’une représentation.
Nous sommes atteints et ailleurs.

Un passage très juste sur ce que fait le surgissement des larmes dans le cours de danse (je n’ai toujours pas trouvé comment les tenir à distance à coup sûr, l’impression de nullité insurmontable devenant parfois trop envahissante pour ne pas déborder) :

À partir du moment où tu te fissures, le rapport d’apprentissage se termine sur-le-champ. L’émotion s’immisce dans le travail. […] Les pleurs biaisent les rapports. On ne pleure pas devant un professeur. Il devient alors trop compliqué de travailler. […] Jean-Guillaume Bart me fait vite comprendre que l’affect ne doit pas entrer en jeu. Cette distance qu’il se doit d’imposer est une source de concentration et de neutralité. Le socle pour construire un vrai travail de fond.

Toujours sur le registre émotionnel :

Même si à la sortie d’un spectacle je suis entouré, le fait de ne pas réussir à transmettre ce ressenti de la danse tel que je viens de l’expérimenter, cet absolu que je viens de respirer, crée en moi une grande solitude émotionnelle.
Une solitude douloureuse que je n’arrive toujours pas à accepter.

L’ego est une thématique récurrente d’Hugo Marchand, parfois sur le mode de l’auto-flagellation (en mode : « mon petit ego de merde »). J’ai trouvé ce passage-ci plutôt touchant :

Beaucoup de ces premiers moments, de ces instants, je les ai fixés sur ces vieux miroirs. Pour me couper de la vue plongeante que j’ai sur mon ego. Ça me donne l’illusion de limiter l’étendue de mon narcissisme.

…

J’ai aimé aussi que l’étoile regarde derrière son épaule vers ceux qui n’ont pas pu devenir danseurs professionnels :

Si un corps n’est pas fait pour danser, impossible à modeler, c’est immensément douloureux, mais il vaut mieux laisser tomber que s’acharner.

Elle a arrêté la danse, opté pour des études d’histoire de l’art, obtenu ses diplômes, tracé sa voie et un jour, demandé un poste d’ouvreuse à l’Opéra Garnier. Avec Aliénor nous nous croisons parfois, j’aime échanger avec elle, son regard me porte. Si j’avais échoué au concours d’entrée de l’Opéra, je n’aurais sans doute pas eu so force, je n’aurais jamais pu voir des autres danse, je n’aurais été qu’un charivari de frustrations […]

…

Il est des muscles dont je n’ai pas conscience encore. La connexion ne s’est pas établie entre le corps et le cerveau. Il me fait capter cette première étape, la non-conscience. La deuxième est la conscience, mais l’incapacité nerveuse à agir sur le muscle ou l’articulation. L’étape suivante consiste à parvenir consciemment à faire travailler le muscle et la dernière étape est l’automatisation. Ce microtravail de maîtrise permet d’accéder à une technique plus virtuose. Petit à petit, jour après jour, je prends le contrôle. Je forge mon corps de danseur en un corps d’athlète danseur. Cet idéal vers lequel je tends est un infini. C’est un plaisir organique. Un moteur quotidien.

C’est tellement ça ! Depuis quelques mois, je me rends régulièrement à un cours dédié au travail des chaînes musculaires. La simplicité apparente des exercices n’a d’égal que l’œil chirurgical de la professeure (ostéo, kiné, thérapeute), et je me retrouve à lutter avec des connexions nerveuses qui ne sont pas encore câblées. Je suis contrainte dans un premier temps d’appeler certains muscles dans le vide : au mieux, toute une série de muscles s’active, dans laquelle il me faudra apprendre à isoler celui qui m’intéresse pour acquérir un contrôle différencié ; au pire, rien ne bouge, et je regarde avec envie mes camarades retraités y parvenir bien mieux que moi (alors que je suis globalement beaucoup plus entrainée qu’eux — mais cette connexion-là, eux l’ont travaillée, moi pas).

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Bonus balletomanes

  • Hugo Marchand sur la direction d’Aurélie Dupont (qu’il me ménage pourtant pas dans son récit) :

N’est-il pas un peu facile de jeter la pierre à Aurélie Dupont pour ne pas s’être transformée « en souci de l’autre » d’un claquement de doigts, en mère Teresa du jour au lendemain ? Comment lui reprocher l’apprentissage express par lequel elle a dû passer, l’introspection avant de parvenir à gérer les états d’être, d’âme, les ambitions de 154 danseurs ?
Comme toute étoile à qui l’on impose et qui s’est imposée de ne s’occuper que de sa propre personne depuis l’École, nous sommes obsédés par nous-mêmes.
Après une carrière […] comment, à plus de 42 ans, modifier profondément son caractère, ses réflexes, ce qui a guidé le culte de soi-même au quotidien pendant si longtemps ?

  • Germain Louvet à propos de Svetlana Zakharova (une légende vivante, pour les non-balletomanes qui continuent à lire) :

Avant de rejoindre Milan, je disais pour rire à mes amis que je n’aurais pas intérêt à la faire tomber sous peine d’être torturé dans une cave du KGB. Maintenant que e suis littéralement responsable de sa personne, je ne ris plus du tout et je n’ai pas besoin de penser au KBG pour frissonner.

elle s’inflige un très long rituel […] Je me sens presque plus confiant et détendu qu’elle, ce qui me surprend et m’interroge. J’ai certainement un rapport beaucoup plus décomplexé à la scène, et tant mieux, car je deviendrais fou si cela me mettait chaque fois dans un état pareil. […] Je ne pense pas être un jour à la hauteur de cette artiste […]. Mais ce dont je suis sûr, c’est que cette voie que je respecte avec beaucoup d’admiration et d’humilité, je ne saurais la prendre.

Version-con-re

Tout est toujours moins difficile qu’on l’imagine.
Mais aussi : tout est toujours moins facile qu’on l’imagine.
En évitant la contradiction : tout est toujours moins insurmontable et plus laborieux qu’on l’imagine.

Tout est toujours moins difficile qu’on l’imagine.

Me reconvertir comme professeur de danse ? C’était tellement loin, une lubie parmi d’autres. Pourquoi ne pas faire plutôt du chocolat (une spécialisation en sus du CAP pâtisserie, qui exige plus ou moins de se lever à 6h du matin), de l’ostéopathie (5 ans d’études), du graphisme (ma passion pour les secteurs encombrés ne se dément pas) ou de l’UX design (réaction allergique au bullshit nécessaire pour faire rétroactivement passer l’intuition pour le résultat d’une méthode) ? Pourquoi pas professeur de danse, alors ? Certes, je n’ai aucune affinité avec les enfants, mais rien n’empêche d’enseigner à des adultes une fois le diplôme en poche — diplôme spécifiquement créé pour protéger les enfants, mais chut, il faut bien s’illusionner un peu si on veut faire la moindre chose dans la vie.

Je suis revenue à la danse comme je m’en étais éloignée : de manière presque inconsciente, évitant précautionneusement d’y regarder de trop près. Après tout, demander au ministère de la Culture la transformation de ma médaille de conservatoire en équivalence pour l’EAT* n’engageait à rien… J’ai envoyé un dossier et reçu la dispense, tamponnée sur un livret de formation.

Au point où j’en étais, je pouvais envoyer un dossier de candidature, ça n’engageait pas à grand-chose : 5 places pour l’une des deux formations publiques de France avec une filière dédiée à la danse classique (et la seule sans audition), c’est peu, je risquais de n’être pas retenue. Autant voir avant de fantasmer, il serait toujours temps d’aviser. J’ai envoyé un dossier et reçu un mail d’admission.

– Oui ; mais il faut parier. Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué. Lequel prendrez-vous donc ?

J’ai fait semblant de croire que la décision avait été prise par l’école. Admise, il aurait été bête de reculer. J’ai annoncé que je m’éloignais au boyfriend tout frais, trouvé un appartement le premier jour de visite à Lille et Roubaix, dit au revoir à ma psy, qui m’a parlé de flèches plus faciles à mettre quand on savait où les décocher, posé ma démission, fait mes cartons, déménagé, bref tout enchaîné pour éviter de penser à quoi tout ça engageait. J’étais embarquée.

Mais aussi : tout est toujours moins facile qu’on l’imagine.

J’étais consciente qu’il y aurait du travail (notamment pour l’épreuve de musique qui à elle seule m’a convaincue que je ne pourrais pas bachoter les UV théoriques seule dans mon coin), mais confiante sur ma capacité à reprendre des études (les ayant quittées seulement 7 ans auparavant, souligneront les mauvaises langues qui n’auront pas oublié mes interminables master 2). Après tout, j’ai toujours été une bonne élève…

La bonne élève bonne à rien

C’est justement là le problème que je n’avais pas été anticipé : j’ai toujours été une bonne élève. Attentive, consciencieuse, appliquée, en un mot : docile. En reprenant place à un petit bureau d’étudiante, j’ai repris mes réflexes d’étudiante, tous mes réflexes d’étudiante, ceux qui aident à rédiger un devoir ou à apprendre un cours, mais aussi ceux que j’avais oubliés avec délice, que je pensais morts et enterrés : la suée au moment de prendre la parole au sein d’un grand groupe, la déférence envers le professeur, fût-il intérieurement jugé sot, l’infériorité intériorisée face à celui-ci, la perfection-sinon-rien, sinon tu es nulle, indigne d’être aimée, à commencer par toi-même (surtout par toi-même) — bref, les affres classiques de la bonne élève, pas bête mais disciplinée, corsetée de discipline anxieuse. Manifestement, c’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas.

Sauf qu’entre-temps, entre 20 et 30 ans, je suis devenue quelqu’un d’autre que cette bien-surnommée psychokhâgneuse. Et comme les amateurs de films de paradoxes temporels le savent, il est dangereux de court-circuiter les temporalités. Je ne peux pas à la fois avoir 20 et 34 ans, assumer mes idées et acquiescer à ce qui les contrarie, les taire et les soumettre au débat, avoir conscience de ce que je sais sans me laisser terrasser par ce que je ne sais pas. Trop de choses sont encodées de manière binaire chez moi, tout ou rien. Ça crée des courts-circuits, qui me renvoient parfois inutilement loin, avec une gestion émotionnelle de collégienne. J’ai cru tenir quelque chose en identifiant le déséquilibre hormonal créé par une pilule que mon corps ne supportait plus, mais cela n’a (évidemment ?) pas tout résolu. Aujourd’hui encore, dans ma deuxième année de reprise d’études, je bataille pour sortir d’une adolescence qui se rouvre parfois sous mes pieds sans crier gare.

L’allergie au bullshit

Je n’aimais déjà pas beaucoup la fac dans ma vingtaine (la tendance qu’ont les universitaires à passer plus de temps à polir leur boîte à outils qu’à s’en servir…) ; ça ne s’arrange pas avec la trentaine. Je deviens intolérante au bullshit, pire qu’au lactose. J’ai des envies furieuses de gribouiller de grands HORS SUJET dans les marges des plaquettes de formation. Il ne suffit pas d’inscrire « corps » devant « immigration et frontières » pour obtenir un cours qui fasse résonner la danse. Pas plus que l’existence de Danse avec les loups ne constitue une raison suffisante pour inscrire la lecture d’un essai d’éthologie sur le pistage des loups dans le cursus. Et on ne donne pas Surveiller et punir en lecture autonome à des L2 (non philosophes). Libre au professeur de nous faire faire des liens inattendus, mais c’est à lui de les amener dans son cours, au lieu de balancer l’ouvrage en nous demandant de lui trouver une justification. Oui à l’ouverture, non à l’absence de lien. (Et cette impression latente d’être impertinente si je souligne ce manque de pertinence…).

Loup perché sur un rocher qui est en réalité un bras de danseuse ; dans le ciel, des constellations où les étoiles sont remplacées par des empreintes de loup ; sur la neige, des traces qui reprennent la notation de danse Feuillet
Le lien entre danse et pistage des loups n’a aucun fondement, mais je me suis bien amusée à réaliser cette illustration, j’en suis même un peu fière (les traces dans la neige imitent la notation Feuillet). J’ai décidé de prendre du plaisir là où je pouvais en trouver, à défaut de sens. (Avez-vous vu la main ?)

À partir de quel degré d’ouverture n’a-t-on plus de lieu propre ? Quand tout est de la danse, celle-ci perd toute spécificité, ravalée au rang de métaphore. C’est un peu dommage quand on sait qu’il n’y a en France que deux départements universitaires consacrés à la danse (à Lille, donc, et à Paris 8). À quelle légitimité peut-on prétendre quand on lorgne partout ailleurs que sur son sujet ? La plaquette annonçait pourtant l’étude des danses scéniques occidentales. En 1 an et demie, on peut compter sur une main les références aux danses classique, jazz et urbaines — la danse contemporaine raflant la mise.

Bullshit, bullshit, bullshit… je fais un usage disproportionné de ce mot, ces derniers temps. J’imagine qu’il traduit un ras-le-bol global de ce qu’on me fait étudier (ou de ce qu’on ne me fait pas étudier). J’ai la fac en ligne de mire, mais l’école n’en est pas entièrement exempte. À force de l’invoquer à tort et à travers, je commence à être écœurée par la choréologie, outil pourtant fort pratique pour analyser des composantes du mouvement qui passent généralement sous le radar. Je n’entends plus le propos, seulement une litanie un rien sectaire. Lorsque l’enseignante dessine une énième fois sa rosace sur le paperboard, j’ai envie de mordre : avec ça, on a tout et rien dit. La répétition a vidé le schéma de sa substance, et l’on s’on mis à aduler l’outil au lieu de s’en servir. Apprenez-moi ce que vous savez, je vous en remercie vivement, mais par pitié ne faites pas semblant ; je sais désormais quand vous n’en savez pas davantage.

Dessin d'un pentagramme et une rosace labanienne à 5 pétales, avec le texte "Merci de ne pas confondre invocation démoniaque et invocation labanienne"

Mais bullshit, ne serait-ce pas non plus un mot fourre-tout que j’utilise pour mettre à distance ce qui échappe à mes attentes ? Un rempart que brandirait ma réticence au changement ou ma culpabilité de ne pas arriver avec un bagage technique suffisant ?

La crise de légitimité

Ce regard critique devrait me permettre de compenser mes réflexes de bonne élève docile, et de trouver la position qui pourra être la mienne en tant que professeur. Mais la contradiction affole mon curseur intérieur plus qu’elle ne l’aide à se positionner. À remettre en cause tout ce que je croyais savoir sur la danse ou même sur moi, je finis par douter de tout, à commencer de moi.

On n’arrête pas de nous répéter que nous sommes avant tout des danseurs, que nous devons rester des artistes en devenant professeurs, et cette lutte contre l’idée que les professeurs de danse seraient des artistes de seconde zone est noble. Sauf que c’est la réalité que nous renvoie le monde de la danse : j’ai échoué à devenir une interprète professionnelle, je n’étais pas assez douée ou travailleuse pour cela, et à une ou deux exception près, il en va de même pour le reste de la promotion.

Il n’en reste pas moins vrai que les qualités de danseur et de pédagogue ne se recoupent que partiellement : un excellent danseur ne fait pas forcément un bon pédagogue. Mais quid de la réciproque, ne cesse de me souffler une petite voix intérieure : un danseur moyen peut-il se révéler excellent pédagogue ? Comment transmettre des choses qu’on n’a pas (pas encore ?) soi-même maîtrisées ?

J’essaye de me rassurer comme je peux en me répétant ce mantra : tous les maîtres nageurs n’entrainent pas l’équipe de natation olympique ; certains apprennent juste à nager. Et j’essaye de me dépatouiller avec ça, avec l’exigence de la danse classique et son corollaire, un apprentissage particulièrement ingrat. J’essaye de lutter contre l’élitisme que son idéal a instillé en moi. Je me demande parfois si j’ai bien fait de me lancer dans cette reconversion quand je me surprends à avoir un réflexe de répulsion devant des storys d’apprenties danseuses pataudes. Heureusement, il y a aussi des moments en studio où le jugement s’évapore dans la relation : mercredi dernier, j’ai croisé le regard d’une jeune élève à fond dans son épaulement Raymonda, toute tordue, tout sourire ; en me voyant sourire, elle s’est mise à sourire plus grand encore. Ça, là, c’est ça que je cherche. Je cherche ma place, quelque part en quiconque, pas bien sûre de l’exercice à venir alors que la musique va bientôt commencer.

 

* EAT = épreuve d’admission technique, préalable nécessaire pour s’inscrire à la préparation au diplôme d’État.

Carnet de barre #1 : à la découverte de la technique Balanchine

Quand je lisais le magazine Danse, il y avait toujours une bafouille socio-politico-esthetico-édito sur une page intitulée « Carnet de barre », traversée par une photo de barre de danse pixellisée. Je n’ai pas pu résister à emprunter ce titre, qui me servira à raconter mes expériences et questions existentielles liées à ma formation de professeur de danse.

Si on m’avait demandé avant ce stage des caractéristiques de la technique Balanchine, j’aurais tenté ma chance du côté des tours, pris bras et jambes tendus, et des sauts ultra rapides, sans reposer les talons ce me semble – tout ce qui accentue l’attaque, et rend la danse plus straightforward.

Partant de cette image sommaire et partiellement fausse, vous imaginerez ma surprise en découvrant la position des mains : le maître de la danse néo-classique demande des mains à la Bournonville, c’est-à-dire à l’ancienne. Les doigts ne sont pas allongés, comme c’est aujourd’hui la norme, mais beaucoup plus modelés, légèrement recroquevillés, comme si on tenait une pomme d’or (tant qu’à s’inspirer de la statuaire, autant étinceler de mythologie). Lorsque la professeure nous en fait la démonstration, cela donne quelque chose d’un peu précieux, qui apporte du relief aux ports de bras ; lorsque j’essaye, la sensation est étrange, j’ai l’impression d’être une débutante un peu gauche.

Danseuses du NYCB par Andrea Morin

(On se dit que ce n’est pas plus mal au début de Sérénade ; ça évite la connotation du salut militaire…)

Dans la famille inspiration de la statuaire, je demande également la montée et la descente de pointes qui s’amorcent genou plié – aka, le truc normalement interdit. Comme de juste, j’ai croisé le soir même sur Instagram un do/don’t qui montrait exactement cette « erreur ». J’adore que non, non, ce n’est pas une erreur en fait, juste une autre technique. It’s not a bug, it’s a feature, ballet edition.

Tout ça, c’est amusant. Le truc qui m’a fait complètement buguer, c’est l’absence de tête à la barre : on la garde sur les épaules, je vous rassure, mais elle doit rester droite. Pas d’épaulement, interdiction d’accompagner sa main du regard. On pourrait penser que c’est plus simple, puisque cela fait un paramètre de moins à prendre en compte, mais c’est tout le contraire : cette immobilité forcée, en prenant nos réflexes à rebrousse-poils, déraille dans d’autres parties du corps, qui elles sont censées continuer à se mouvoir. Pour les non-danseurs, imaginez avoir une conversation sans bouger, ni les mains ni le reste, sans hausser les sourcils, sans vous gratter, rien, aucun geste. Un autre professeur nous en a fait faire l’expérience le premier jour en atelier, dans le but de nous montrer que la pensée se faisait toujours en mouvement : effectivement, on perd rapidement le fil, parasité par les efforts qu’il faut déployer pour domestiquer le corps parlant. Je ne vous parle même pas du regard éteint que l’on s’est vu reprocher ; je n’ai pas réussi à comprendre comment on pouvait continuer à avoir un regard vivant alors que les yeux sont piégés dans une tête immobile.

Cette immobilisation de la tête a évidemment un but : garder la tête droite doit aider à développer de l’aplomb, à structurer l’édifice du corps. On rajoutera les ornementations de la façade une fois qu’elle sera dressée. L’important est d’être bien ancré dans le sol, solide sur ses appuis à tous les étages, pieds, genoux, hanches, taille. Solide. La professeure nous dit que c’est the compliment aux États-Unis : you’re strong, you’re so strong. Pas souple, mince, pourvue des belles lignes, non : strong. Trop forte. La force se pose là, en oxymore avec l’image éthérée héritée du romantisme, comme préalable à toute chorégraphie. Il faut de la force pour être en capacité de danser.

À certains moments, je la sens, cette force : en cinquième bien croisée, rassemblée par les adducteurs comme les pieds en X d’une table ; et davantage encore, quoique plus rarement, en battement tendu, lorsque je m’applique à ce qu’un seul genou soit visible (dans les dégagés, les relevés aussi, tout est très croisé). C’est trop fugace, mais l’espace d’un instant, je visualise, je sens l’aplomb de ces filles blondes et strong, chignon haut, taille ceinturée, muscles apparents, que l’on voit sur les photos de l’American School of Ballet. Il faudrait des semaines et des mois pour structurer le corps de manière à ressentir tout mouvement par ce prisme, mais le sensation de réponse du corps est assez galvanisante pour se dire que ça vaut le coup. Pour le coup, j’éprouve clairement ce que nous dit la professeure : une technique est une manière de modeler le corps.

Faire pour faire ne m’intéresse pas, nous dit-elle encore. Comprendre et ressentir la mécanique du geste, là en revanche… La dernière fois que j’ai éprouvé ce plaisir d’horloger, c’est en prenant des cours avec Dimitra Karagiannopoulpou au centre des Arts Vivants ; j’ai été tout à la fois déboussolée par la technique Vaganova et excitée de pouvoir à nouveau apprendre et progresser, sans me heurter directement aux sempiternels même paliers. Hormis ces cours pris de manière éphémère (arrêtés pour des questions d’horaires), cela fait des années que je danse certes à fond mais sans plus réussir à me poser de questions. Le plaisir de danser a fini par se confondre avec le plaisir de se défouler en toute beauté… si bien que j’éprouve le retour à la mécanique comme une sorte de carcan.

La technique Balanchine n’est pas quelque chose plaqué de l’extérieur, qui entrave, nous précise la professeure ; c’est au contraire l’élaboration d’une structure qui permet une grande liberté. Il n’empêche, la tête fixe et les autres règles de la barre balanchinienne s’éprouvent d’abord comme des contraintes limitantes – mes camarades et moi tombons d’accord là-dessus. Comme souvent, la limitation et l’imitation sont un mal nécessaire pour susciter et apprendre à reconnaître les sensations qui feront ensuite naître la danse de l’intérieur. J’imagine qu’une professeure qui a été une ballerine sur-entraînée a tendance à minimiser jusqu’à l’oubli ce début de processus.

C’est une chance de commencer par Balanchine, s’enthousiasme-t-elle. C’est indéniablement une chance d’être initié à cette technique par quelqu’un qui a dansé ses ballets aux États-Unis. Je suis en revanche moins certaine du bienfondé qu’il y a à se confronter à une nouvelle technique dès la rentrée : comment court-circuiter des réflexes qu’on n’a pas encore récupérés ? Mon corps n’était pas assez remis (euphémisme) pour profiter pleinement de l’enseignement prodigué. Ma curiosité en revanche s’est trouvée parfaitement réveillée ; il va falloir que je mette la main sur la bible balanchinienne pour commencer à creuser. D’autant que l’idée de l’en-dehors qui part de la taille (et non des hanches) pourrait m’aider à resolidariser mon buste et partir à la recherche de l’arabesque perdue…