Mai 2024, journal

Mercredi 1er mai

Marchant aux côtés de C., je parle trop vite trop fort trop — pour faire taire les perspectives qui s’ouvrent comme une nuée de points d’interrogation ? Pour ne pas entendre la demi-teinte dans sa voix posée ?  Son agenda et ses stories débordent de musées, de concerts, de spectacles, de galeries, de randonnées, d’une vie culturelle intense, et elle s’excuse de ressentir au milieu de tout ça de l’ennui, comme si c’était une faute, comme s’il était commode toujours de trouver un chemin où s’épanouir. Cela me fait penser à toutes ces années si proches où, à force d’ingérer de la matière sans savoir comment la transformer, j’ai fini par consommer la culture comme un narcotique qui me ferait vivre en rêves, par procuration. « À mon avis, c’est ça qui déglingue les gens, de pas changer de vie assez souvent. » J’ai croisé cette citation de Charles Bukowski sur Instagram il n’y a pas longtemps ; la traduction claque encore plus que la VO (“that’s what kills a man: lack of change” from Tales of Ordinary Madness). Comment se réinventer à la trentaine quand on n’a pas envie de fonder une famille ? La reconversion m’a bien aidée sur le coup, mais on n’a pas forcément l’envie ou la chance de se le permettre. Alors quoi ? Alors des valeurs sûres de menus plaisirs, des variations et des écarts, notre vie qu’on se raconte en marchant au hasard dans Paris. 

Sur le boulevard Saint-Michel, peu après la fontaine, nous tentons un glacier italien que nous ne connaissions pas et qui fait donc les glaces les plus grasses qui soient — préférez remonter le boulevard jusqu’à la Fabrique givrée, rue Soufflot. Dans le jardin du Luxembourg surpeuplé, je raconte à C. une idée de double narration pour un roman qui n’existera probablement jamais. On tourne dans le monde, puis on s’échappe, avançant dans une direction vague (le Sud), avec pour seule contrainte d’éviter les grands axes bruyants. On trouve encore des coins que l’on n’a jamais arpentés, dont une fresque et de magnifiques roses dans une impasse perpendiculaire à la rue Raymond Losserand. Un morceau de la ceinture verte préserve la fin de notre promenade du bruit de la ville, et nos corps fourbus du bitume : la boue et les copeaux entre les rails amortissent nos derniers pas, hâtés par les odeurs de peinture quand on arrive devant des toiles de béton qui se font bomber.

Peinture mure en noir et blanc, en trois vignettes : des idéogrammes blanc sur noir / la mer façon vague d'Hokusai, sur fond blanc / une silhouette blanche sur fond noir

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Jeudi 2 mai

L’amitié est une affaire sérieuse. C’est donc à un dîner d’affaire que L. me convie, macaronis réchauffés dans la cafétéria déserte de son espace co-working.  On y cause d’antidépresseurs, rapidement, de relations, longuement, de mariage et d’argent, d’application de rencontre installée pour voir et rapidement désinstallée, on a vu, d’amitiés, de je comprends qui montrent qu’on ne comprend rien, de ça va auxquels on ne peut pas répondre, non de toute évidence, mais y’a-t-il quelque chose à y faire ? Autre que d’engloutir un éclair avant les macaronis ?

La Gare Montparnasse vue depuis la tour Montparnasse

L. me raconte comment le deuil l’a menée malgré elle à devenir un soir l’assistante numérique bénévole d’un vendeur de pierres. Je pense lithothérapie, m’étonne, mais c’est de curiosités géologiques dont il s’agit, morceaux de roches, cristaux, crabe encadré comme une gravure hyperréaliste au-dessus d’innombrables tiroirs en bois, j’imagine les étiquettes calligraphiées, les inventaires toujours repoussés. Bonne poire, L. ne parvient pas à refuser le morceau de corail vieux de 45 ans que l’homme lui offre en remerciement, aboli bibelot d’inanité endeuillée qu’il faudra désormais penser à dépoussiérer.

La Tour Eiffel vue depuis une tour de bureaux

La tour Eiffel n’est pas encore allumée quand nous partons : le jour a progressé, malgré la grisaille grand angle. Il est encore temps pour L. d’attraper le train direct de 58 —l’horaire me revient comme un réflexe, il n’a manifestement pas changé depuis quinze ans.

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Vendredi 3 mai

Ma tutrice m’a invitée pour être jury à l’examen des élèves. J’ai hâte de les revoir, et un peu peur du rôle que je voudrais bien jouer — j’espère être juste et généreuse. De fait, on distribue des mentions Bien et Très bien à toutes les petites élèves de cette première session.

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Samedi 4 mai

De mon tout premier examen de danse, j’étais ressortie avec des quasi-crampes au visage : mon professeur nous avait dit que, si on souriait, l’examinatrice ne regarderait pas nos pieds. J’avais souri, premier degré. J’y repense pour ce premier jury en tant que professeur de danse, essayant de maintenir sur mon visage une expression encourageante, qui puisse tempérer le stress des élèves.

Ma tutrice et moi donnons spontanément des notes similaires, cela me rassure ; je suis en dessous d’un point une fois ou deux, et au-dessus la plupart du temps. La même note recouvre parfois des réalités très différentes : niveau constant pour une élève, moyenne camouflant une grande disparités entre les exercices pour une autre. Nous distribuons des mentions Bien à tire-larigot, quelques mentions Très bien et une ou deux avec les félicitations du jury — notamment à une jeune fille qui n’a aucune facilité physique, mais une présence de dingue, même dans un studio, même à la barre.

Certaines élèves ont fait des progrès visibles en seulement deux mois (deux ont les jambes qui commencent à se redresser, c’est assez spectaculaire) ; d’autres débordent la justesse à l’opposé d’où elles péchaient (des antéversions devenues rétroversions, par exemple), ce qui augure d’un équilibre proche. Une jeune fille semble avoir énormément gagné en aisance, c’est étonnant, je m’en étonne : ma tutrice m’explique qu’elle s’est métamorphosée depuis qu’elle a arrêté le lycée (où elle se faisait harceler) et s’est inscrite pour la rentrée prochaine dans une filière pro pour apprendre le métier artisanal qu’elle sait vouloir exercer. Il y a de la beauté et de l’évidence dans les choix qui conviennent.

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La réservation n’est pas au nom mais au prénom de ma grand-mère ; c’est la première fois que je retrouve la vibe Starbucks dans un restaurant. Qu’est-ce qu’on commande, les filles ? demande le serveur. Les filles de respectivement 84, 63 et 35 ans prennent respectivement des linguine alle vongole, qui arrivent dans une assiette spéciale avec une excroissance où mettre les coquilles vides, des pâtes aux gambas et une pizza quatre fromages, dont du taleggio et de la mozzarella fumée. L’affogato de ma grand-mère arrivera dans une coupe transparente avec une ouverture décentrée, comme un fauteuil-œuf — la vaisselle m’aura davantage marquée que les plats qui y sont servis.

La nouvelle lubie de Mum : conduire un semi-remorque. Elle aimerait vachement et mime le volant immense, les joues gonflées. Quand je lui fais remarquer qu’elle pourrait chercher une auto-école qui prépare au permis poids lourd pour prendre une leçon, je sens à sa réaction qu’on peut ajouter l’item à la bucket list de la retraite, après le stage « faux ciels » à l’école d’art mural et l’initiation à la joaillerie. Mum, mère de contrastes.

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Je pose là une énumération d’items à ajouter dans la salière de la vie🧂, que je pensais poursuivre de manière quotidienne mais qui s’est tarie : apercevoir l’avant du train depuis l’intérieur, quand il s’incline dans une courbe ; s’arrêter pour photographier les iris devant lesquelles on est passé en trombe la veille, ourlées de perles de pluie ; suivre de haut et de loin le trajets des trains comme de longs asticots au sortir d’une grande gare.

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Dimanche 5 mai

A French experience, entends-je sur la place du marché de Versailles où j’attends Melendili. Il faut dire qu’outre les étals alléchants, ça manivelle à l’orgue de Barbarie et ça tracte pour les européennes. Je louvoie pour éviter les programmes puants, tiens à l’œil la poignée de personnes rassemblées autour d’un gaillard qui pourrait avoir de l’allure s’il n’exultait le rance avec la cravate bien parallèle à des bretelles qui tirent sur leurs suspensions.

Nous pique-niquons sur un banc d’emplettes libanaises faites au marché, et c’est un mezze de relations amicales que nous discutons en même temps. Il est notamment question de phases, de mauvaise passe et de fatigue, comme dans un vieux couple — certaines situations me rappellent d’ailleurs les dernières années avec mon ex. La réciprocité achoppe souvent, qui propose, qui questionne, relance, s’intéresse, parle de soi — jusqu’à l’évidence redoutable : une fois qu’on a remarqué une forte asymétrie, il est difficile de ne plus la voir, de ne pas en souffrir. Et en même temps, nous n’avons pas tous le même rapport à la parole que l’on prend ou que l’on attend, à la place qu’on occupe, qu’on laisse, qu’on ménage ou qu’on néglige. Tandis que Melendili parle de ses autres amitiés, je me demande ce qu’il en est de la nôtre et des miennes, à quel point l’éloignement géographique et la focalisation sur ma reconversion sont des prétextes à ma paresse ou ma maladresse amicale. Entre deux conversations, je perds souvent le fil, relance peu, tard ; j’espère que le silence entre se mue en écoute pendant — même si parfois, je suis aussi cette amie qui ferait mieux d’aller voir le psy avant, et qui parle trop, trop vite. Le rééquilibrage se fait souvent dans l’asymétrie : il y a des amies avec qui je parle plus, et d’autres que j’écoute plus.

Nos sorbets pamplemousse nous remettent en mouvement. La conversation est passée à la famille lorsque nous arrivons sur les pavés du château. Les grandes eaux payantes nous font rebrousser chemin. En famille comme en amitié, les difficultés de chacun resurgissent sur les relations si on n’y prend garde ; on a beau vouloir aider, on ne peut assumer ce qu’il revient à l’autre de décider. À la pièce d’eau des Suisses, Melendili trouve les relations humaines décevantes, se demande si elles sont si importantes que ça, si elle n’est pas un ours, un peu. On respire, pourtant, autour du plan d’eau, de son vert à profusion. Au niveau des parcelles de potager, pour lesquelles, m’apprend Melendili, il existe des listes d’attente considérable, les gouttes commencent à nous tomber dessus à travers les frondaisons — influence du temps sur l’humeur et la durée de la conversation.

Avec le boyfriend, on discute jusque tard, de famille, de place, tout est question de place pour moi, je ne m’en étais jamais aperçue.

Gros plan sur les goutelletes d'un pétale d'iris, d'un violet intense

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Lundi 6 mai

Le boyfriend me tient littéralement la jambe en se rendormant contre moi, le visage contre ma cuisse tandis que je pianote sur l’ordinateur. La position n’est guère pratique, mais c’est doux.

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Ma princesse est tout d’orange brûlé vêtue, rinceaux végétaux métalliques suspendus à ses oreilles et assortis à son pull. Je ne la vois jamais manger sa crêpe, je ne vois que son visage. Ses yeux animent et cristallisent nos flux de paroles, son travail et la recrue toute mignonne qui arrivera dans l’été, les relations avec la hiérarchie ; la danse, les cours qu’on prend, qu’on donne, qu’on organise ; son fils qui commence à parler, dîne avec son sac à dos petit ours brun qu’il faut longtemps le convaincre d’ôter pour se mettre en pyjama ; le sexe qu’on n’envisage plus pareil à la trentaine qu’à la vingtaine, qui nous fait douter de nos sensations, souvenirs et conceptions — le serveur pas si loin, a-t-il écouté ? Nous sommes l’avant-dernière table à partir. 23h passées, dont trois au plaisir de se retrouver.

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Mardi 7 mai

Les oiseaux pépient de-ci, de-là la rumeur de la ville, frémissements, calme dans le jardin où je lis. Un paragraphe s’emplit de points, de tant qu’il ne sert plus à rien de passer le doigt dessus pour évacuer la poussière, les coquilles ; ce sont des accents ronds choisis, qui ponctuent l’accès à une conscience aigüe du personnage. Alors le bruit de la pluie se met à tomber, dans le jardin, les feuillages, tout autour de moi qui n’en sens goutte, pourtant à découvert. Perception parallèle, aussi furtive que le roman de Damasio.

Les genêts à balais <3

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Jeudi 9 mai

Pétales rose-violet translucides d'une iris au soleil

La sexualité a perdu de son évidence pour moi. Pendant des années, elle a été inconsciemment un accès à la tendresse, un moyen de faire l’amour, de le faire naître (renaître ?), de le fabriquer (le bricoler ?). Maintenant que la tendresse m’est offerte sans condition, à foison, mon désir diminue. Ou plutôt, il persiste dans ses élans, me pousse à enlacer, à embrasser, à réclamer… et tombe dès qu’il s’est communiqué à mon partenaire — désir consumé avant d’être consommé. Je me transforme en allumeuse éteinte, honteuse d’avoir une fois encore inconsciemment cherché à me rassurer, dans cet ancien schéma où être désirée m’évitait de me demander si j’étais aimée. Maintenant que je me sens aimée, indubitablement, qu’il n’y a plus d’ambiguïté entre être sujet ou objet du désir de l’autre, être désirée me donne l’impression d’être ravalée, ramenée à cette ambiguïté non plus excitante mais douloureuse. Après tant d’années passées à baiser (une modalité du sexe qui a ses joies et ses jouissances, et que je nomme sans jugement), alors que j’ai (re)découvert la douceur inouïe qu’il y a à faire l’amour, toute pénétration, même la plus douce, est parasitée par une perception de violence latente. Positions, puissance, le champ de mes possibles, de mes agréables, de mes tolérables s’est réduit de mois en mois. Bonus pour le cercle vicieux qui s’est mis en place : sondant le désir dès qu’il arrive en me demandant s’il se maintiendra, je me coupe de la situation qui le suscite et anticipe-précipite son déclin (comme un homme qui se mettrait la pression avec son érection, en somme). Passée l’intensité des retrouvailles, il n’y a plus désormais que quelques jours dans le mois où les hormones suffisent à court-circuiter le cercle vicieux (les jours où bizarrement, il y a un nombre incroyable de nuques et de pommettes croustillantes dans le métro). Et les rares fois où il y a une pression à évacuer, où il y a besoin de se défouler, de baiser, là, pour le coup — mais je ne suis pas certaine, alors, de ne pas décharger une certaine colère dans l’acte. Que se passera-t-il le jour où nous habiterons ensemble, où il n’y aura plus d’absence ni de retrouvailles ?

Le boyfriend ne me reproche jamais la frustration que j’engendre malgré moi, quand j’ai envie puis d’un coup plus. Il est même souvent le premier à s’en rendre compte, alors que je suis encore en train de chercher où est passé le sens de mes mouvements, quels gestes les ont initiés. Il m’arrête doucement. Ne veut rien faire peser sur moi. Mais le regard de profonde désillusion que je lui ai vu ce soir-là — vu et pas aperçu, car le désarroi a suspendu des paroles qui ne lui venaient pas ou qu’il cherchait encore à formuler —, ce regard qui ne m’était pas destiné m’a retournée. J’ai senti cette douleur que je connais trop bien, la fissure née d’une incompatibilité que l’on constate et dont on aurait voulu ne rien savoir, avec laquelle on pourra certainement coexister bien des années, mais que l’on sondera et que l’on verra grandir avec inquiétude.

Peut-être aussi que je plaque sur ma nouvelle relation des peurs héritées de l’ancienne. Le regard qui m’a trigger, par exemple : ce temps de latence dans le vide, dévié, était chez mon ex le prélude à un énoncé mi-compatissant mi-méprisant — le risque d’incompatibilité ne serait pas discuté, je n’avais qu’à m’en charger si je m’en souciais. Avec le boyfriend, on parle. Il accueille ce qui ne fait pas sens, ce qui est bête, idiot, et m’aide à articuler ce que j’ai du mal à m’avouer. Sans jamais me laisser en lisière, dans le doute, sur la sellette ; toujours en me rassurant, a priori et a posteriori, m’assurant de son amour. Ça me fait d’autant plus chier, de lui faire recoller les pots cassés par l’ex, et d’alimenter son impression que je ne le désire pas, ou pas vraiment, ou pas lui tout entier (quand je parviens à verbaliser la crainte un peu absurde d’être quittée et de me retrouver toute seule comme une idiote, il demande : la vraie crainte serait-elle d’être quittée-coupée de lui ou d’être moi seule ?). Bref, ça sent le psy. En espérant que, PNL ou autre, on puisse reprogrammer sa sexualité, réconcilier la tendresse et le sexe, réaligner ses fantasmes avec ce qu’on désire, et désirer qui l’on aime.

Sur une table de jardin : livre, sodas et un gâteau maison recouvert par un torchon sur lequel est inscrit "Pas de la tarte"
Le boyfriend m’a refait du gâteau au chocolat <3
Gros plan d'une couverte et reflets dans des lunettes de soleil : "Folio SF" et "Alain Damasio" écrit à l'envers
Lecture furtive

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Vendredi 10 mai

Nous sortons pour aller chercher des sushis… et restons dîner sur place, rapport au barbecue coréen… que le restaurant japonais en réalité ne propose plus : nous mangeons sous une hotte éteinte de délicieux chirashis,
et le boyfriend finit plein comme une (l)outre. J’aime cette absence d’anticipation, ce dîner imprévu qui nous remet en tête-à-tête en nous extirpant du canapé où nous mangeons côte-à-côte.

Au-dessus de nos bols de saumon, j’essaye à la demande du boyfriend de définir ce qui me fait rire. Pas facile, à brûle-pourpoint. Je ris rarement aux mêmes choses que lui : les chansons idiotes dont il se délecte me laissent au mieux sidérée, les chroniqueurs radios m’exaspèrent, Groland est trop gras, et l’idiotie simulée n’est pas loin de me paniquer. Nous n’avons pas le même humour, c’est sûr, mais quel est le mien ? Qu’est-ce qui me fait rire, à part ses tendres bêtises ? Je sèche un peu, cherche parmi les comiques : les sketchs bilingues de Paul Taylor qu’il m’a fait découvrir, le générique des émissions de David Castello Lopez… Mais encore ? L’humour anglais de Coup de foudre à Notting Hills, les saillies de Polly dans Peaky Blinders, de Lady Violet dans Downton Abbey, l’ironie de manière générale, souvent littéraire, un peu cinglante, David Lodge, Dickens, quand tout le monde en prend pour son grade… L’humour snob, quoi, résume le boyfriend pour me charrier. J’avance pour ma défense le lapin dans le Sacré Graal, qui m’a fait tomber du canapé, mais dois convenir que pas les Monty Python en entier, non, c’est vrai — l’absurde, oui, l’errance, non.

De fait, les deux personnes avec qui j’ai le plus ri dans ma vie, c’est ma mère et mon ex… soit deux personnes ayant quelques difficultés à exprimer et tolérer des émotions négatives, préférant les évacuer par l’humour, souvent corrosif. J’ai tout oublié de ce qui provoquait le rire, mais je me revois encore sur un trottoir en Asie (ce voyage a été le chant du cygne de cette relation) m’arrêter quelques secondes sur place pour laisser passer les premiers éclats. Je sais aussi que j’ai de moins en moins ri, peu à peu exaspérée par l’escamotage continu d’émotions qu’il aurait été nécessaire d’exprimer, de sujets mis sous le tapis à coups d’ironie.

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Saison 6, épisode 6 : c’est la fin de Peaky Blinders, avec un final twist que je n’avais pas vu venir — et qui fait que, finalement, ce ne sera pas si final.

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Samedi 11 mai

La vitesse du TGV aide à réfléchir — les pensées ne s’agencent pas plus vite, mais elles se défont avant qu’on se mette à boucler, entraînées comme des gouttes de pluie-spermatozoïdes sur la vitre (il fait grand soleil).

Rallumant l’écran de mon portable à un moment ou un autre comme l’accro que je suis devenue, je constate que l’école s’est aperçue de son erreur et a remplacé le billet qu’elle m’avait attribué pour le spectacle de samedi soir par un billet pour le spectacle du dimanche après-midi. J’aurais pu partir plus tard.

Pourquoi je rentre, in fine ? Quand le boyfriend reste à Montrouge. Pourquoi m’entêter à vouloir vivre là ? Le métro de Lille après celui de Paris, quelle différence. Quand j’émerge dans les rues de briques à un pâté de maisons de chez moi, l’air est plus pollué qu’à Paris, le déjà-cent-fois-vu qui met sur des rails, identique. Lassitude et dilution du sens, des importances. Le soleil a cette laiteur ironique, mal assortie à la joie qu’il ne suscite plus, aux ruminations que je traine avec moi, indépendamment de la météo.

Sas de fraîcheur en arrivant dans la maison-immeuble. Puis j’ouvre la porte de chez moi, l’odeur, la lumière, le souvenir de mon emménagement m’arrivent en même temps : le soleil qui se déverse sur le parquet à damier que je ne supportais plus dans mon studio parisien et qui ici s’éclaircit, baigné par le calme, le jardin juste derrière le grand rebord de la baie vitrée, et le flot de sérénité estivale, la promesse d’une nouvelle vie apaisée, des grandes vacances quotidiennes comme réalité parallèle à la réalité parisienne, je retrouve tout ça en rentrant, je retrouve l’évidence d’être chez moi, d’y être bien.

Une araignée bien touffue bien trapue bien poilue m’attend en évidence devant la porte-fenêtre, déjà recroquevillée, déjà morte ? Ça fait une sorte d’octogone quand je soulève la Timberland, pas un mouvement, pas un spasme. Grimace et sopalin.

Seule, sans plus chercher à m’accrocher à des marques d’affection qui ne seront jamais de taille à rassurer ma peur irrationnelle de l’abandon, mon équilibre se raffermit, je reprends pied, je reprends joie, piqués attitude à la cheminée, amorce de barre, je leur ferai travailler les équilibres, tiens, dîner Tartibon et haricots verts tirés du bocal en écrasant les bouts. Il est encore tôt ensuite, il est encore soleil, temps pour une promenade au parc Barbieux surpeuplé. Les gens qui ne sont pas assis en grappe déambulent, s’attardent, on se croirait sur la promenade d’une ville balnéaire, sur les chemins, sur les pelouses, des conversations des cris de jeux des silencieux alanguis, un sourire en foulard qui minaude de loin, déborde des cartes UNO de près (+4 pour les préjugés), deux jeunes gens plantés derrière leur canne à pêche devant la mare aux canards, des robes, des shorts, des hijabs plus colorés que d’ordinaire. Je bouquine un chapitre sur une pelouse en pente encore au soleil jusqu’à ce que l’ombre me rattrape, et repars en lisière sous les platanes. Des portières claquent comme le long de la plage, un homme avec une glace dans chaque main en tend une à travers une vitre, un autre d’une autre famille décharge le matos pour pique-niquer là, faut que t’apprennes à gérer tes émotions, dit-il à son fils avec une diction des cités, qu’on entend toujours dans les films au moment où les émotions débordent le dialogue, justement — amusement furtif sur le coup, que je n’élabore pas jusqu’à la consternation auquel ce réflexe d’étonnement devrait mener. À la sortie du parc, un hijab d’un beau bordeaux s’est fait niquab-isé par une pièce de tissu noire ajoutée, qui semble peu compatible avec la canette que cette femme porte à la main. Si nous étions des êtres de logique, ça se saurait, en même temps.

Un banc face aux rayons du soleil qui se diffractent sur la lentille de l'objectif

Sur invitation WhatsApp de la princesse, la télé est rebranchée pour la seconde fois de l’année : après Miss France, l’Eurovision, avec sa débauche de kitsch, de maquillage, de vêtements lacérés, évidés, échancrés, rembourrés, de peau de paillettes de show. La surenchère dilue les tentatives de provocation (more is less), mais assure de quoi bitcher — même s’il faut pour cela surmonter les effets lumineux interdits aux épileptiques et l’influence de TikTok sur le montage.

…Dimanche 12 mai

Je suis rentrée à Roubaix pour le spectacle de l’école. J’observe les petits niveaux en prenant mentalement note de tous les artifices chorégraphiques possibles pour les faire danser malgré leur peu de vocabulaire (jouer sur les formations de groupe, emprunter aux danses folkloriques, poser les choses avec lenteur ou, au contraire, escamoter dans la vitesse). Musique qui dépote, les 1C3 sont les plus souriants de l’école, ça me fait tellement plaisir de les voir ainsi. Et quand ils s’élancent dans une série de temps levés ponctués par un saut de chat, un rire m’échappe : c’est une diagonale que nous avons travaillée ensemble, qu’ils ont de toute évidence proposée à l’enseignante-chorégraphe (autre astuce, donc : réutiliser du matériau traversé en cours).

Face aux niveaux plus avancés, je redeviens simple spectatrice… ou presque, car une dimension affective s’ajoute quand dansent des élèves que j’ai en cours (même si seulement une heure par semaine, même si seulement depuis un ou deux mois). La pièce des classiques avancés comporte une diagonale où les danseuses se plantent sur la pointe en quatrième et, tour à tour, ouvrent les bras de première à troisième en couronne ; dans ce simple port de bras, je retrouve la personnalité de chacune : L. lumineuse et engagée, O. presque brutale d’énergie concentrée, C. moins tonique mais ample…

La plupart des élèves sur scène sont conformes à ce qu’ils dégagent en studio, mais deux exceptions m’épatent : D., danseuse classique peu sûre d’elle, se glisse dans la pièce contemporaine de sa classe avec une fluidité incroyable, corps et cheveux qui ondulent, la déploient dans l’espace ; plus étonnant encore, A., renfermée et volontiers grognon en cours, est rayonnante sur scène, un sourire et une présence de folie, autour desquels semble graviter le reste du groupe. J’avais déjà entendu parler de ces métamorphoses d’élèves réservés en bêtes de scène, mais n’y avais jamais assisté de visu.

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Mardi 14 mai

C’è ancora domani au cinéma.

Au cours de posture, j’apprends qu’on est censé engager la chaîne postérieure dans la descente des pliés, et pas seulement dans la remontée (lol). On passe aussi un certain temps en jambe sur la barre, à tenter (pour moi) de reculer la fasse sans reculer la hanche (lolilol). Tous apprentissages sanctionnés par des courbatures à gogo.

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Mercredi 15 mai

Les troisième année découvrent leurs abdos lors d’un exercice de barre au sol. Une élève se tâte le ventre, surprise : « C’est tout dur ! » Réaction immédiate de sa voisine : « Moi c’est un peu mou, ça doit être dur ? » Les index se sont mis à s’enfoncer ou rebondir sur les ventres, et je me suis retenue de rire en les voyant ainsi se tâter.

J’ai placé le cours de culture chorégraphique sous le signe de l’idole dorée — parfois aussi appelée idole de bronze, ai-je découvert dans ma quête pour trouver une version intégrale, où le danseur ne soit pas en string. La variation est impossible de difficulté, c’est entendu, mais offre une plongée dans une esthétique dépaysante, d’une grande richesse pour le travail des bras : position des mains empruntée à la danse indienne, travail de rotation des poignets pour jouer entre supination et pronation, maintien des avant-bras sans laisser tomber les coudes… on expérimente, puis on marque ensemble en musique les déplacements et les ports de bras du début de la variation. Je les laisse ensuite se mettre en petits groupes pour composer une courte chorégraphie inspirée de ce qu’on a traversé, et ce à quoi ils parviennent en un quart d’heure m’épate complètement. Non seulement ils arrivent à se mettre d’accord hyper rapidement (essayez ça avec un groupe d’adultes, tiens…), mais leurs propositions sont pleines de trouvailles. Un peu arrangées et répétées, elles pourraient être présentées sur scène — il faudra que je m’en souvienne quand viendra le temps de chorégraphier pour les spectacles de fin d’année.

Je sors de cette séance réjouie. Lorsqu’un cours se passe bien comme ça, ça me porte, vraiment. (Et je suis plus à même de pouvoir savourer un vrai moment de détente ensuite.)

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Jeudi 16 mai

Il y a beau ne pas y avoir grand-chose à préparer pour ce cours, je stresse en amont. Sur place, l’appréhension disparaît. Ils ne sont que quatre, et fatigués, me prévient la prof qui vient de les avoir en cours. Mais bosseurs. On bosse leurs variations. Les difficultés viennent pour beaucoup des appuis : déplacer son poids, ajuster, plier, plier.

Les cours de danse ont souvent lieu en fin de journée. 18h-20h, pour celui-ci. Il va falloir que j’apprenne à profiter de mes journées en amont de ce que j’ai à y faire, sous peine de passer mon temps dans l’attente-appréhension.

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Vendredi 17 mai

Avoir fini son pavé de 900 pages implique de pouvoir aller s’emparer d’un nouveau butin à la médiathèque. J’adore ça, les livres tout à fait légalement volés, autant que les multiples premières pages lues debout dans les allées.

Le soir, j’assiste à la restitution du stage auquel je n’ai pas participé et au cours duquel je n’ai donc pas eu l’occasion de me blesser — blessed. Pendant quelques secondes, je regrette de ne pas m’être essayée à cette gestuelle forsythienne sur pointes, mais voyant que la pièce dure et que les vingtenaires au top commencent à lutter contre la fatigue, j’éprouve un haut degré de félicité à les admirer depuis mon fauteuil. Ça a de la gueule, quand même, ce qu’on peut faire avec des gens de notre niveau, même si on est loin de celui de danseurs professionnels. Un vrai spectacle. Avec cette dimension affective de voir sur scène des gens que l’on a côtoyé en studio. C’est une chose à laquelle je pourrais m’habituer, l’affectif sur scène. Très bien, même.

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Samedi 18 mai

Le mood est euphorique.
De part et d’autre de la nuit, je lis un recueil de poésie,
une vie condensée, diffractée en Nuits de noces au pluriel,
toutes les nuits où la narratrice s’unit avec l’homme qu’elle aime, qui a d’abord aimé les autres avant de l’aimer elle et de quitter la prêtrise.
J’envoie un mail que je devais envoyer,
discute avec Mum au téléphone,
me renseigne sur le statut d’auto-entrepreneur et cette clause de non-concurrence dont m’a parlé la directrice de cette école privée.
Petit un, ce n’est pas une clause de non-concurrence, laquelle s’applique après un contrat, mais une clause d’exclusivité,
merci de bien articuler et détacher toutes les syllabes pour prendre le ton insupportable qui convient,
petit deux, cette clause d’exclusivité est illégale, doublement illégale même, parce que,
petit a, la clause d’exclusivité ne s’applique que dans le cadre d’un contrat à temps plein,
or on me propose un temps partiel,
petit b, la clause d’exclusivité ne s’applique que dans le cadre d’un contrat salarié,
or on me propose un contrat en auto-entrepreneur,
CQFD, petit un, petit deux, petit a, petit b dans ta face,
je comprends soudain la jouissance du juriste,
purée, j’ai tout capté,
je me sens surpuissante, invulnérable,
puis déchaînée quand je découvre l’existence d’un musical adapté des Pinky Blinders,
un musical des Pinky — FUCKING  —Blinders, dude,
need,
va-t-on le voir à Oxford ou Edimbourg ?
c’est la seule question qui vaille, mais le boyfriend me refroidit :
c’est un peu ridicule, quand même.
Et alors ? Tsss… Il ne faut pas le dire, juste scander en rythme.

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Dimanche 19 mai

Rêve. Je me pelotonne contre un ami dans un grand lit où me rejoint le boyfriend, nous commençons à faire l’amour tous deux, dans cette promiscuité.

L’élan enthousiaste est retombé, le quota de décision et d’auto-contrainte épuisé à la mi-mâtinée, avant même d’avoir créé mon cours pour la mise en situation de mardi au conservatoire. Légère culpabilité et anxiété latente, ignorées tant bien que mal par la lecture. Je finis Le désir est un sport de combat, commence Nos puissantes amitiés, emmagasine la chaleur du soleil sur ma peau.

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Mardi 21 mai

Trois professeurs, une RH et le directeur-adjoint : je ne m’attendais pas à autant de monde pour le cours d’essai au conservatoire. Le stress me rend survoltée, je tente de faire passer ça pour de l’enthousiasme au cours de l’entretien un peu brouillon. Quand ça retombe, le sentiment de honte prend toute la place — darling, tu as été un brin hystérique. Il me faudra l’aide du boyfriend pour analyser autrement l’épisode, et voir la mise en scène d’un pouvoir asymétrique, avec quatre personnes en face de moi, à une table qui n’avait rien de ronde — un jury, encore une fois.

Je m’écœure de toute cette docilité dont je me suis empressée de faire montre à les brosser dans le sens du poil, oui, l’improvisation, évidemment l’atelier, à parer les aspects les moins adaptés de mon CV comme une leçon bien apprise. Tout ça pour quatre heures hebdomadaires, mes cocos, quatre heures hebdomadaires payées au lance-pierre pour lesquelles vous êtes en rade de prof diplômé. Comment j’envisage la chose pour les amateurs ? La question me surprend : les cursus danse-étude avec qui j’ai fait le cours d’essai, à une exception près peut-être, sont des amateurs. De toutes façons, tous les enfants méritent un enseignement de qualité, quelles que soient leurs prédispositions. Ceux qui viennent trois fois par semaine progresseront plus vite que ceux qui ne viennent qu’une seule fois, voilà tout.

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C’était avec N. un sujet de réjouissance convoquée par anticipation : quand nous serions diplômées, nous irions nous acheter des chaussures de prof de danse. Symbole. Délice. J’essaye à peu près tous les modèles de la boutique ; mon pied est trop large pour le classique des sandales grecques et je finis, je m’en doutais un peu, par privilégier des sneakers. Je m’y sens comme dans des chaussons, mieux même que dans les chaussons de demi-pointes. L’amorti, similaire à des baskets de running, va soulager mon dos et m’autoriser la démonstration des sauts sans craindre pour mes lombaires, tandis que l’interruption de la semelle sous l’arche du pied permet un passage aisé par la demi-pointe sans ruiner la chaussure. J’adore.

J’ai encore deux-trois heures à tuer sur Lille avant le cours de stretching postural du soir (j’ai entendu un élève employer ce terme, ça sonne plus juste que « cours de posture »). Je m’introduis dans une médiathèque qui n’est pas la mienne, quand bien même aucune médiathèque n’est à personne, et sans même la visiter, me cale dans un gros fauteuil turquoise près des périodiques pour y lire en loucedé un ouvrage emprunté à la médiathèque de Roubaix. (Il faudrait que je pense à m’acheter un fauteuil, un jour ; on y est bien mieux installé que sur une chaise ou un canapé pour bouquiner.)

Cours de stretching postural : ça vient (la rotation de l’en-dehors au niveau de la coxo-fémorale).

Le soir venu, le boyfriend m’aide à prendre de la distance par rapport à l’entretien — tant et si bien que le sujet est balayé, notre visio se mue en conversation fleuve sur le désir, la question de l’identité, lui, moi, nous mêlés à la société, je lui raconte ce que j’ai lu dans cet ouvrage de sociologie, ça déclenche un partage en miroir, on s’analyse et s’enthousiasme à qui mieux mieux, c’est précieux, c’est joyeux, même quand ça ne l’est pas. La sociologue a vu juste, je me reconnais dans ces femmes pour qui, à rebours de la plupart des hommes (hétéros), le sexe n’est pas nécessairement le moyen privilégié de créer de l’intimité. Nos visios quotidiennes, certains jours à n’en plus finir, ne sont pas pour moi qu’un pis aller à la distance : comme protégés par l’écran et animés par le désir de rester en présence, nous parlons, pour ne pas raccrocher, pour grapiller encore la présence de l’autre, nous parlons prosaïque, dîner, cacaphorie du chat, et parfois de nulle part, de là précisément, de l’absence, de la distance, ça surgit, l’intime, nous parlons et nous parlons vrai.

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Mercredi 22 mai

Le cours est moins chaotique. Je trouve même des moments de respiration pendant la barre, où je balaye paisiblement la pièce du regard sans me sentir obligée de soutenir les élèves par la parole. Penser à me taire davantage.

On se sent beaucoup plus prof, m’assurait N. à propos des sandales grecques que nous lui avons offertes pour son anniversaire — soit les chaussures de la prof de danse classique. De fait, je ne sais pas quelle est cette sorcellerie, mais je me sens beaucoup plus légitime avec mes nouvelles sneakers aux pieds. Exit les demi-pointes de l’élève maladroite, à la rotation de jambe lacunaire ; les sneakers coupent la ligne et ne laissent plus voir que la cambrure de la demi-pointe. Bref, l’habit ne fait pas le moine, mais les chaussures font le professeur de danse.

En culture chorégraphique, les élèves continuent de travailler sur leur composition en petits groupes, sur la musique de l’idole dorée. Mise en espace, canons, contrepoint, humour… je suis épatée de voir ce à quoi ils parviennent en si peu de temps. Eux sont moins impressionnés manifestement, et de la double consigne : énoncer ce qu’ils ont aimé et trouvent créatif / suggérer des pistes pour aider le groupe à améliorer sa proposition, ils finissent par s’engouffrer dans la seconde en zappant la première.

J’ai un gros coup de cœur pour la proposition en apparence simple, en réalité très musicale et diablement efficace d’un groupe de trois. Il ne faudrait pas grand chose de nettoyage pour pouvoir la présenter sur scène. J’aime particulièrement le moment où en cercle, elles se passent le relai d’un port de bras délié, avec le poignet qui s’articule pile sur l’accent musical, dans une esthétique mi-baroque mi-hindouisante. Vraiment stylé.

Un autre groupe joue la carte de l’humour en mettant une élève en avant, qui donne le la et que les autres sont sommés de copier… jusqu’à ce que l’un d’eux se rebelle et l’écarte pour prendre sa place : en resserrant un peu l’avant-bras et en désignant ses biceps du regard, il mêle aux bras hiératiques de l’idole dorée l’image du gars qui fait valoir ses biscottos. Que le petit garçon en question soit adorable et taillé comme une ablette ajoute encore au savoureux du détournement.

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Il est question d’art contemporain pendant la visio du soir. Le chat se manifeste hors champ et le boyfriend se penche vers lui : « Toi, tu t’en fous de l’art contemporain, hein ? » Je rétorque qu’il fait quand même du Pollock sur le mur blanc derrière sa gamelle de pâtée, et le délire exégétique nous prend sur l’œuvre du chat, le travail de sédimentation de la pâtée dans le temps, la manière dont il questionne le vide et la présence dans son installation (croquettes répandues autour de la gamelle vide)…

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Jeudi 23 mai

Cours à 5 et 26,5°. Les variations imposées commencent à prendre forme. Certains défauts reviennent (naturel, chasse, galop), mais d’autres sont durablement gommés : ce sont, oui, des progrès ! Je suis capable de faire progresser les élèves (laissez-moi à la joie de croire que j’y suis un peu pour quelque chose, rien qu’un peu) !

Pour les variations personnelles, E. reprend celle qu’on avait revue ensemble pour l’EAT (l’interprétation s’est affirmée !) et je découvre celle de C. avec pour mission de trouver comment améliorer la prise d’espace — sa prof lui a dit qu’il y avait trop d’allers-retours droite-gauche. J’avoue sécher ; l’espace me paraît au contraire bien occupé. J’aide comme je peux, en reprenant deux trois points techniques et en suggérant de plier davantage pour ajouter des contrastes d’amplitude et lever l’ambiguïté à certains moments (est-ce intentionnel ou est-ce que le genou lâche ?). Intervenir sur une composition personnelle est délicat ; il ne s’agirait pas de dénaturer l’intention initiale. À la fin, C. m’explique que sa prof lui a dit que ça n’allait pas sans lui dire quoi et comment modifier pour autant ; en comparaison, mes maigres tentatives d’aide semblent pratiques et pertinentes. Ouf. Joie.

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Vendredi 24 mai

C’est le premier cours de danse que je prends en étant diplômée — élève donc, toujours, mais plus étudiante, plus évaluée. Le bien que cela me fait. La formatrice m’embrasse, me demande si je suis contente de donner les cours que je donne, je le suis, c’est tout ce qu’elle veut savoir, c’est le principal.

Une ancienne étudiante, revenue dans la région pour compléter ses heures d’intermittence en faisant de la figuration à l’Opéra de Lille, prend le cours avec nous. J’aime sa manière de se mouvoir, jamais impressionnante, mais toujours personnelle, fluide, délicate ; les traits de son visage et sa maigreur, aussi, même si ce sont des choses qui ne se disent pas. Elle est d’une beauté assez incroyable. On discute un peu après le cours, de vie privée et professionnelle. Elle me raconte qu’on lui disait à 21 ans qu’il était un peu tard pour commencer une carrière, mais ce n’est pas vrai, il y a toujours des choses à faire ; elle est mi-prof mi-danseuse et quitte à la rentrée prochaine son poste en conservatoire pour donner la priorité aux projets artistiques.

C’est un peu fourbue, après un cours de Pilates en sus du cours de danse, que je finis ma journée à Paris, le genre de journée où on a l’impression d’en avoir vécu plusieurs.

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Samedi 25 mai

Visite de la maison Rodin à Meudon, avec Mum.

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Dimanche 26 mai

Mum et moi avons pris le prétexte de la fête des mères pour nous faire cette virée projetée à Nogent-sur-Seine et visiter le musée Camille Claudel. Nous loupons la sortie de l’autoroute parce que le GPS s’est tu sans crier gare tandis que nous discutions (le téléphone cesse d’émettre par le haut-parleur dès qu’on le branche pour le recharger). Ce n’est pas la première fois que cela nous arrive et nous pouvons en rire : le détour n’est pas aussi long que la fois où nous avons dépassé Cognac alors que nous nous dirigions vers Périgueux…

Vue de Nogent-sur-Seine avec la Seine et au fond deux cheminées de centrale nucléaire

Pourvu qu’on ignore l’usine agroalimentaire et les cheminées de centrale nucléaire en amont et en aval du fleuve, Nogent-sur-Seine est une bourgade très mignonne, avec des maisons à colombage, des bâtiments un peu anciens et travaillés en briques (comme à Roubaix <3) et des bords de Seine très verts, arborés. On s’y promène avec plaisir à la sortie du musée, après une limonade en terrasse sur la place du théâtre.

Un joli rosier blanc-rose devant une jolie maison

Vue de Notent-sur-Seine, avec le fleuve et la tour de l'église

Nous sommes également allées faire un tour dans l’église pour voir les vitraux de Fabienne Verdier, que j’imaginais plus grands. J’ai été davantage saisie par celui qui se trouvait dans l’escalier du musée Camille Claudel, et Mum dans l’église en a préféré un autre pour lequel (motif ou exposition ?) la technique du jaune d’argent ressortait mieux.

Tourbillon de jaune d'or translucide sur fond dépoli opaque.
Vitrail de Fabienne Verdier dans le musée Camille Claudel

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Lundi 27 mai

Rêve. Mon ex avait amorcé sa transition trans, et ça expliquait des choses (?). Mon inconscient a surtout une manière fort contestable d’agencer des éléments épars croisés la veille, à savoir un panneau Ivry-sur-Seine sur le périphérique et la bouche-anus d’un personnage de Preacher défiguré suite à une tentative de suicide.

Rose dans un dégradé de rouge-rose-jaune qui donne une impression d'orange

Journée à ne rien faire et à y prendre plaisir. Il y a l’espace nécessaire pour que le désir affleure, surprise, au-dessus de moi.

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Mercredi 29 mai

Coup de téléphone : les 4h en conservatoire sont pour moi, payées pas chouille. Je crains maintenant de m’engager fermement dans une voie qui en fermerait d’autres plus rémunératrices (puisque le samedi est un jour prisé).

Premier cours où je dois hausser la voix et devenir cette adulte relou qui aimerait ne pas avoir à être cette adulte relou. Les 6 degrés de moins dans le studio leur ont rendu de l’énergie, il faut croire. (Leurs battements frappés à la seconde m’épatent, en revanche, cuisse tenue et tout.)

Nouvelle recette : les tomates cerises rôties et caramélisées d’OwiOwi. C’est la première fois que j’utilisais le grill du four, mais ce ne sera pas la dernière.

Tomates cerises rôties appétissantes dans le rayon de soleil de fin de journée

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Jeudi 30 mai

Rendez-vous au débotté avec la directrice de l’école privée avec qui j’ai un accord tacite pour un certain nombre d’heures. Nous discutons longuement, les anecdotes prenant rapidement le pas sur les modalités pratiques. Elle veut le samedi, évidemment, offre le même nombre d’heures que le conservatoire, mieux payées. Assez loin dans l’agglomération lilloise, avec des plages de 4h de cours sans aucune pause, et une jauge de 18 élèves pour les 4-6 ans (j’essayer de ne pas laisser mes yeux trop s’arrondir : un groupe de plus de 10/12 devient une foule pour des enfants de cet âge dans l’espace libre d’un studio de danse qui, pour eux, s’apparente à une cour de récré). Mon dilemme ne devrait pas en être un (il faut bien trouver de quoi payer le loyer), mais subsiste : je n’aime pas faire faux bond et me défiler d’un engagement, même si rien n’a encore été officiellement signé. En sourdine me dérange aussi, m’alerte, un sentiment d’enfermement dans une routine épuisante, où je me ferai essorer — je ne peux pas dire exploiter comme le veulent certains bruits de couloirs, parce que les règles du jeu sont posées dès le départ et je comprends la directrice, qui est prof mais aussi business woman : les studios et les plages horaires où donner cours ne sont pas extensibles à l’infini, il faut que tout ça soit rentable, optimisé ; on ne peut doublement pas décevoir ses élèves quand ils constituent une clientèle.

Au cours du soir, je suis fatiguée, les élèves sont fatigués, c’est une séance en demi-teinte, empreinte de lassitude. Pour le dernier gros quart d’heure, je propose des étirements, remplacés par des massages à la demande générale. Une chaîne de masseurs-massés se met en place, petit-train qui change de locomotive à intervalle régulier. Je ferme la porte du studio pour ne pas me faire griller en train de ne pas donner cours — même si, après des dizaines d’heures de tutorat non rémunéré, je ne me sens pas en faute. Je ferai mieux la semaine prochaine, voilà tout.

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Vendredi 31 mai

Les rares inscrites au cours de Pilates ont décommandé, je me retrouve seule, mais il est maintenu. Le dernier cours de l’année sera donc un cours particulier ! Et je suis servie, avec une révélation posturale : mon bassin reste rarement aligné à l’horizontale parce que je me raccourcis sans cesse au-dessus de la hanche gauche… du côté de la dysplasie, comme par hasard. Mes radios pour la hernie ont permis de découvrir incidemment un col du fémur un peu riquiqui à gauche ; ça facilite la coaptation de l’articulation et donc la stabilité, mais entrave la décoaptation et donc la mobilité. La prof du cours de stretching postural me fait souvent remarquer que mes hanches ne sont pas à la même hauteur (quand j’ai un genou au sol, notamment), mais je n’avais jamais associé ça à une sensation. Là, d’envisager la portion des abdominaux obliques juste au-dessus produit un déclic : ça y est, j’ai une sensation à partir de laquelle travailler ! Pendant une heure, la prof de Pilates m’aide à prendre conscience de ce réflexe postural et me donne des pistes pour le détricoter. Il faudra évidemment du temps pour le contrer et intégrer la posture juste, mais c’est une avancée énorme, qui me réjouit au plus haut point. Le rééquilibrage devrait en outre soulager mes lombaires (il n’est pas improbable que la hernie ait été une conséquence à long terme de cette posture entraînée par la dysplasie).

Mars 2024, journal

Vendredi 1er mars

Le boyfriend m’avait manqué. Nous allons voir la suite (mais pas la fin) de Dune, mangeons coréen (mais pas épicé).

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Samedi 2 mars

se réveiller apaisée,
se rendormir ensemble,
se relever seule et apprécier enfin la vacance des vacances
(débarrassée de l’anxiété),
étaler de la marmelade de gingembre puis de la nocciolata,
faire du tri dans ses abonnements RSS, entre blogs disparus (supprimés) et abandonnés (transférés dans des signets statiques) ; devrais-je tenter d’envoyer des messages à ceux dont je me souviens ? il y a là tout une époque, déjà,
discuter toute la journée, au gré des émissions qu’on coupe pour mieux rebondir et digresser, s’embrasser dans nos pyjamas puants jusqu’à pas d’heure

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Dimanche 3 mars

Assis sur le bord du lit, on parle de spécialités culinaires détestables, et j’adore à ce moment la currywurst qui anime son profil, feuille de gingko de rides autour de l’œil, commissure du rire large, élargie par l’onde des fossettes en parenthèse. Il mime le curry saupoudré à même la saucisse, son sourire rebique, tressaute, un truc dégueulasse, pas même une sauce, rien.

C’est si intense d’habiter contre lui que le départ est arrachement, je pleure par anticipation, ça faisait longtemps.

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Lundi 5 mars

Un meme de niche, mais de qualité.

Montage montrant Timothée Chalamet dans Dune, lorsqu'il est soumis à l'épreuve de la boîte noire… sauf que la boite avec la main est remplacée par un podotrainer (appareil pour muscler le pied des danseurs).

…Mercredi 6 mars

Rêve. Toute la force du désir pour un jeune homme aux cheveux plutôt longs, plutôt blond, les traits embrouillés quand je vois enfin son visage, probablement parce que mon inconscient n’a pas su à partir de quels traits lancer son IA. Je monte avec lui dans le car, naturellement ; je nous associe. Il me faut être près de lui, avec lui.

Marchant, je dévie mon chemin jusqu’à rencontrer son épaule ; ses doigts s’insèrent entre les miens, c’est la joie qui soulage, qui irradie, lumineuse, le comble du désir ni frustré ni comblé. On traverse des rues, des jardins que je ne reconnais pas bien ; y a-t-il vraiment toute cette ville-là en parallèle de la voie qui mène à Opéra ? Le désir transfigure la ville, je me dis distraitement.

En ronde resserrée autour de nos deux poings entremêlés, mon désir me fait face et anticipe mon mais : je suis en couple avec le boyfriend et ne le quitterai pas, c’est aussi intangible que le désir d’être avec cet autre, dans cet instant absolu, parallèle. Il soulève une main, l’autre, nos mains mêlées, comme on hausse les épaules, et nos poings retombent comme des nœuds de platane élagué ; il s’écarte et se rapproche dans une danse qui n’a pas eu le temps d’exister. Et pourtant cette acmée en deçà de toute sexualité, bonheur fulgurant de me sentir liée à lui, doigts entremêlés comme deux adolescents qui s’oblitèrent lorsque je sens son corps s’approcher d’un bout de ma cuisse.

Lui parti, je dois toujours aller travailler, mon inconscient m’a laissée dans mon ancien boulot, mais je ne me retrouve pas dans la ville. Il y a un glitch géographique, je suis au bord de la mer, non au bord d’une étendue d’eau gigantesque, dans un cratère qu’il me faut contourner. Je reconnais ce lieu hype où je ne suis jamais venue : c’est Americanah. Voilà donc ce dont ça parlait, ce roman que je n’ai pas lu. Je me trouve si loin d’où je devrais être, j’accélère le pas, me fraye un chemin parmi la crique de restaurants bobo, les cuisines à ma gauche, les tables à ma droite, il y a des néons violet, des espèces de soufflés en bun de burger aux graines de sésame, et à un autre stand un truc énorme (lobster roll ?) en forme de croissant. Je m’extrais, en retard, agacée, arrive en ville enfin, où je croise AndieCrispy qui boit un verre avec quelqu’un — AndieCrispy naturellement, dans un lieu hype. Elle m’apprend que je suis à Rennes, et je peste en m’éloignant que la signalétique des transports est exactement la même qu’à Paris et ne laisse pas deviner qu’on s’est égaré : je suis probablement montée dans un autre car que je pensais en suivant le jeune homme désiré.

Réveillée, je sens toujours cette intensité du désir, l’intensité folle du désir des rêves. Quel est donc ce désir qui veut m’éloigner, et pourquoi m’en trouverais-je égarée ? Si je parvenais à l’identifier, à le localiser, peut-être cesserais-je de m’éparpiller dans l’anxiété sur la carte de France-mosaïque où le boyfriend et moi ne parvenons pas à nous mettre d’accord sur un lieu à habiter ensemble. Cette dissonance, ne pas coïncider avec mes points de repère, ça me travaille.

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Le cours se dissout dans les souvenirs de notre formatrice et se transforme en récit sur son enfance et sa carrière à Cuba.

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Je révise mon examen blanc et danse classique au parc Barbieux au soleil. Une dame âgée me complimente, un ado me parodie.

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Jeudi 7 mars

Ma voix reste coincée en filet dans l’aigu, essoufflée par la démonstration et le stress, et les épreuves blanches se passent ainsi. Je me fiche presque qu’elles se soient plus ou moins bien ou mal passées tant je suis soulagée que ce soit passé — sans que mon cerveau parte en erreur 404, comme j’avais fini par le craindre. J’ai tenu le timing, j’ai tenu le coup. Même si je ne parviens pas à endiguer le stress le jour de l’examen, je sais désormais que je peux donner cours avec, et cela seul devrait suffire à le faire descendre d’un cran.

À l’entretien, les yeux de N. se mettent à déborder sous la salve de questions à l’implicite désobligeant. Sa main passe rapidement d’un côté et de l’autre, et sa voix répond sans trembler : je n’avais jamais vu personne flancher émotionnellement et se reprendre avec la même habileté que si elle avait trébuché.

Lors des retours des formatrices, il s’avère que je ne sais pas faire correctement les torsions qu’impliquent les épaulements — c’est couillon parce que c’est le thème de mon cours. Les larmes me montent au nez à mon tour.

On finit avec plus d’une heure de retard sur l’emploi du temps : les retours se sont transformés en discussion sur la place de la créativité et de l’expression dans la danse classique, et la (non-)existence de lien avec ce qui est attendu de nous en éveil-initiation. Sur le chemin du retour, N. met le doigt dessus : pour nos formateurs, pour la professeure d’AFMCD notamment, formée à l’Opéra et passée au contemporain parce que c’était là qu’elle trouvait à s’exprimer, un cours de danse classique ne permet pas l’expression de soi. Comme si la trame des exercices et l’exigence du placement ne laissait aucune place à l’interprétation. Comme si on ne pouvait pas jouer avec la musicalité (être un peu en avance ou en retard), le regard et les ports de tête (en projection lyrique vers le lointain, replié sur un intime proche ou en lien ludique ou provocant avec le public), les dynamiques (alors qu’on en a bouffé des dynamiques différentes avec la choréologie…). Comme si on ne pouvait pas éprouver la sensation d’échapper à la pesanteur dans les sauts, de planer dans les tours, de rendre tout son corps sensuel d’une manière qui n’a rien ordinaire. Comme si on ne pouvait pas se sentir le roi du monde, rayonnant, dans un pas de bourrée. Si on n’éprouve rien de tout ça, si on ne s’amuse en rien pendant un cours de danse classique, alors oui, mieux vaut se tourner vers une autre esthétique ou une autre pratique artistique. Mais c’est une question d’affinité personnelle, et cela me hérisse le poil qu’on transforme son ressenti (tout à fait légitime en tant que tel) en jugement essentialiste.

Ce discours fait de la danse classique un simple marchepied technique vers une autre forme de danse qui seule permettrait l’expression. Plus pervers encore à mon sens, pour ne pas perdre la danse classique dans le processus, certains de ses défenseurs (c’est le cas de notre directrice) requalifient de classique (ou « classique d’aujourd’hui ») les œuvres de danse contemporaine qui nécessitent une solide base technique classique (celles qui sont données à l’Opéra, en gros) — et paf, le classique d’aujourd’hui est devenu du contemporain, à croire que Christopher Wheeldon, Justin Peck ou Cathy Marston n’existent pas. Ne pourrait-on pas laisser chacun faire ses cours et ses chorégraphies à sa sauce sans devoir forcément transposer les recettes des contemporains au classique pour faire actuel ? Il y a de la place pour tout le monde.

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Vendredi 8 mars

Assis par terre en tailleur sur un coussin carré. Au bord du coussin carré. En inversant les jambes croisées. En papillon. En lotus raté. Assis les jambes allongées devant soi, chevilles croisées. Cheveilles décroisées. Une jambe repliée. Les deux. Les bras autour des genoux, recroquevillé. Avachi. Dos au miroir. Dos arrondi. Une jambe dépliée devant. Assis à genoux, pieds à plat. Orteils crochetés. Sur le coussin et en dehors. Assis en pretzel stretch ou gomukhasana. Assis en amazone sur une fesse, les deux genoux repliés et empilés. Mal assis. Assis de 9h30 à 18h30 à regarder huit cours et quatre entretiens au format examen. Je ne sais pas qui des élèves-sujets, qui ont fait et refait, ou des spectateurs avaient le corps le plus endolori à la fin de la journée.

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Samedi 9 mars

Assises autour des tables rectangulaires assemblées en un grand carré comme les chevaliers épuisés autour de la table ronde, nous faisons le tour des plats comme on décompte les blessures et les survivants après le combat. Derrière les mains et les papiers blancs ou bruns mais tous tâchés de gras, il y a des frites et des nuggets KFC commandées par Deliveroo, du pain frit fourré et des msemens aux épinards de l’excellent bouiboui tunisien du coin, des frites encore, accompagnées d’une espèce de burrito rayé régulièrement de la plaque qui l’a réchauffé. Contre toute apparence, nous sommes dans une école de danse, plaisante-t-on. L’unanimité du gras dans un silence inhabituel pour la tisanerie dit la fatigue des épreuves passées, blanches comme une nuit.

L’après-midi est passée à bouquiner. En début de soirée, cela me frappe d’un coup : le silence. Dans l’appartement (absence de sifflement et vrombissement, le radiateur et la pompe à chaleur sont au repos), mais aussi et surtout dans mon esprit : le stress a cessé d’agiter toutes les pensées qui se présentaient. La boule à neige gyrophare a été reposée sur l’étagère. Les vagues de pensées parasite se sont retirées. À marée basse, je redécouvre l’acouphène qui avait été enseveli sous toute cette agitation, un Mont-Saint-Michel-Atlantide. Le bruit du silence.

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Dimanche 10 mars

Après presque vingt ans de campagne périgourdine (c’est drôle cet adjectif accolé à autre chose qu’à une salade de gésiers), Dad veut déménager pour se rapprocher de la ville — on s’fait vieux, qu’il me dit en rigolant à moitié au téléphone. Ah ! Dans mon esprit, j’ai déjà changé d’interlocuteur : voilà la preuve que les longières, comme les appelle le boyfriend en rajoutant un i, ne sont pas une bonne idée.

Dans l’optique d’un déménagement, Dad a fait du tri et fait numériser de vieilles vidéos prises au camescope, retrouvées dans les cartons non déballés du précédent déménagement. Je passe une partie de l’après-midi à les regarder.

La première bande comporte mon premier spectacle de danse : je ne lâche pas des yeux la prof en coulisse — copier, copier, copier. De dos, je me trémousse sur la panthère rose, en maillot rose comme toute la rangée de gamines que je dépasse d’une tête. À défaut de pouvoir déhancher, je bouge les épaules : l’absence de dissociation est typique d’une enfant des cet âge, mais l’énergie que j’y mets fait ressembler à une strip-teaseuse qui remue du croupion. De face, c’est plutôt la tenancière bedonnante en tenue d’aérobic. De profil, c’est merveilleux, je fais tourner la queue en tissu synthétique qu’on nous a accrochée au derrière, assortie aux oreilles du serre-tête. Je me souviens encore de Mum qui râlait que, ça n’allait pas du tout, certains parents avaient cousu ça n’importe comment, en façonnant des queues étroites comme si c’était un chat. La vidéo contredit la vérité-qui-sort-de-la-bouche-des-parents  : les queues de chat sont très bien ; moi j’agite une queue de castor. Dans la chorégraphie suivante (parce qu’il y en a deux !), je suis affublée d’un chapeau qui ressemble à une assiette en plastique retournée, agrémentée de morceaux de tulle, et quand j’y pense, je hurle de toutes mes cordes vocales sur une chorégraphie chantée.

Dad m’a prévenue en riant qu’il y avait mes débuts de prof de danse. Je me retrouve devant une scène dont je n’ai aucun souvenir, en Bretagne, à diriger de manière totalement tyrannique deux camarades de jeu d’assez bonne composition pour accepter que j’ajuste leur position et les replace manu militari.

Il y a des choses amusantes. Les enfants des voisins tout jeunes. Une bougie d’anniversaire que je ne souffle pas parce que ne comprends pas le concept (le petit garçon à côté de moi, lui — aucune idée de qui il s’agit —n’attend que ça). Des arc-en-ciels dessinés en tenant 3 feutres ensemble (mon obsession adolescente pour la plume double de calligraphie avait donc des racines plus anciennes !). Un pinceau martyrisé, consciencieusement écrasé jusqu’à la garde, les poils en pétale. Un chat qui se trimballe attaché à un père Noël à l’hélium, et que mon grand-père câline sans le délivrer. Des objets que j’imaginais arriver plus tard dans l’enfance.

Il y a des choses amusantes, mais j’ai aussi cette impression poisseuse que je vois quelque chose que je ne devrais pas voir, un passé qui devrait y rester. Quelque chose de triste émane de ces vidéos, sans que je comprenne de suite pourquoi. Il y a cette mini-moi désagréable, sans sourire. Des cadeaux écartés les uns après les autres. Les bougies d’anniversaire indiquent 3 ans. Indice. Je vérifie, retrouve le gâteau des 2 ans : sourires. C’était bien l’époque du divorce de mes parents. Je me mets à faire attention aux cadrages, aussi. En Bretagne, la caméra dévie de nos jeux d’enfants pour s’attarder sur le visage de ma belle-mère qui nous observe, absorbée. Je la vois à travers le regard amoureux de mon père. Je vois le regard amoureux de mon père. Dans les vidéos plus anciennes, Mum n’apparaît qu’avec moi, quand par hasard elle entre dans le cadre parce qu’elle s’occupe de moi. Elle semble voûtée en permanence au-dessus de moi, et le cadrage est resserré, comme si cette enfant était devenue leur unique trait d’union, qu’ils centraient toute leur attention dessus et ne se regardaient plus au-dessus d’elle. Les discussions hors champ ne se répercutent plus sur un visage, mais sur des rangées de plantes devant une fenêtre dépolie : truc arty ou désir d’évasion, de fuir ?

Mon père est absent de la plupart des images (sauf à de rares exceptions, c’est lui qui filme), mais toujours présent, et c’est exactement comme dans mes souvenirs les plus anciens : je sais qu’il est là, mais je ne le visualise pas. Ces vidéos m’offrent des souvenirs qui manquent, mais qui sont aussi de trop, je m’y sens de trop : ce sont les souvenirs de mon père, pas les miens. Comme un passé sur lequel je ne devrais pas me retourner — parce qu’il est passé ou parce qu’il est porteur d’une tristesse insue. Mon père m’a dit envoyer les mêmes liens de fichiers à télécharger à ma mère : il a pensé à elle, et n’a pas pensé à ce qu’elle pourrait y voir aussi (généreux et maladroit).

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Lundi 11 mars

Exercice de petits sauts (très) rapides : j’y suis ! (et rame sur plein d’autres choses, m’énerve contre mes chaussons, bon)

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Mardi 12 mars

Je pleure encore, quand il est question d’assumer la posture de prof sans tout savoir ; on touche à un sentiment d’illégitimité profond. Se contredisent en moi l’injonction à renoncer au perfectionnisme (je n’en ai plus l’énergie, de toutes façons) et la liste longue comme le bras d’améliorations à apporter qui m’est comme à mes camarades adressée. Tout ce qu’on a appris pour créer et transmettre un cours, qui a demandé tant de travail, devient un simple prérequis qui rentre à peine en ligne de compte dans l’évaluation. Cela me donne l’impression que les efforts sont balayés et que ce n’est jamais assez.

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Mercredi 13 mars

Une nouvelle recette de croziflette (sans les crevettes).

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Jeudi 14 mars 

Rêve. J’étudie quelque part que je n’arrive pas à situer, au Vietnam ou en Thaïlande, est-ce Bangkok ? mais je suis contente de revoir ces paysages, Ninh Binh ? Je prends un bus, ce n’est pas le bon, mais je découvre la Mandchourie, un aperçu gris-bleu-vétuste, que je pourrai revenir visiter plus souvent, je n’y avais pas pensé, mais quitte à étudier par ici, c’est vrai.

Au réveil, WhatsApp me notifie les nouvelles photos envoyées par Dad depuis la Martinique, où il a grandi. Ce voyage-pélerinage me fait bizarre, des retrouvailles qui sonnent comme un adieu. La vieillesse va à l’enfance ?

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Journée à donner de très courts ateliers à l’Opéra de Lille. Nous profitons de la pause déjeuner pour lire sous les dorures, dans un immense rai de lumière proportionnel aux fenêtres du grand foyer. C’est étrange comme jouir du luxe revient souvent à l’oublier.

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Vendredi 15 mars

Chaises mi-plastique transparent mi-plastique imitation bois, comme si des fragments de chaises avaient été récupérés et raccommodés.
Définitivement fan des chaises de la cantine de l’Opéra de Lille.

Une limousine dans Roubaix, voilà qui relève de l’apparition ! (Probablement louée pour un mariage bling-bling, c’est la conclusion à laquelle le boyfriend et moi parvenons après une analyse sociologique à l’emporte-pièce.)

Ombre d'une statue cernée d'une aura lumineuse, projetée sur le mur derrière un escalier
Le fantôme de l’Opéra de Lille

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Samedi 16 mars

Rêve. Des connaissances avancent devant moi (mon ex loin devant), balletomanes ou mélomanes, je ne sais plus, sur un chemin de terre qui s’escarpe. Je vais au cinéma, je crois, mais est-il bien raisonnable de ressortir si tard ? L’heure objective me surprend : il n’est même pas 18h. Avec la fatigue, je me pensais au milieu de la nuit — noire. Le chemin rapidement n’en est plus un, si abrupt qu’il faut l’escalader. Je mets mes pieds dans les encoches laissées par les gens qui me précédent, ou les ignore quand elles deviennent boueuses, et sur ma gauche m’accroche à des racines comme à une corde pour pouvoir progresser. Je me réveille là, en pleine nuit, pleine ascension.

Depuis le TGV, je capte à nouveau le terril-hérisson : cette fois-ci, la ligne d’arbres nus qui émerge me fait davantage penser à la crête d’un dinosaure (après recherche : un stégosaure).

Le boyfriend me parle de crunch, et il n’est pas question de tablettes de chocolat (quoique).

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Dimanche 17 mars

Illustration de martine en fondu devant

Rêve. Un devoir à rendre pour la fac, sous forme de dessin —dont une quatrième devant fondue avec le buste penché en avant (une position que j’ai souvent adoptée dans la rotonde de l’opéra de Lille lors de la courte improvisation pour accueillir les enfants) ; est-ce que des pointillés renforceraient les torsions ?

Au réveil, ça me rappelle cette illustration de Martine petit rat de l’Opéra.

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Lundi 18 mars

Les suggestions de correction de mon amie M. sont désormais listées dans un fichier, et je les efface à mesure que je les intègre au manuscrit. En prenant une grande inspiration, je scinde et remanie un chapitre en deux, ça semble passer. Je rectifie des questions d’épaulement (l’effacé de l’école française est un écarté derrière dans l’école russe, qui utilise l’effacé pour parler de ce que l’école française nomme ouvert — j’ai dû me faire un tableau de correspondance pour ne pas m’embrouiller). J’avance. Avec enthousiasme. Je me dis qu’à ce rythme, je pourrais avoir fini la v2 en quinze jours.

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Mardi 19 mars

Fin de l’enthousiasme. Les résultats de l’examen blanc communiqués par visio me dépriment. Je me doutais que ce ne serait pas mirobolant, mais je tombe des nues en découvrant que je n’ai pas la moyenne à l’entretien. 11 et des briquettes en tout : ça passe, ça passerait, mais de justesse. Plus que les résultats en eux-mêmes, c’est l’absence de marge qui me zappe le moral : il suffit que quelque chose se passe un peu moins bien le jour J, et je pourrais ne pas l’avoir. Je n’avais jamais vraiment envisagé cette hypothèse dans le cadre d’un travail régulier. Des concours, j’en ai raté — la majorité, même —,  mais des examens, jamais. Le début de panique est étouffé par l’abattement ; ça me renvoie à mes échecs passés en danse, à croire que je suis indécrottablement médiocre dans ce domaine que j’aime tant (ou si lié à la manière dont je me suis construite).

Inutile d’essayer de continuer à retravailler le manuscrit la confiance en berne. Je passe de la créativité à la passivité, à lire Dune dans le jardin au soleil. L’envie de fuir m’ouvre la porte de cet univers de science-fiction que je pensais aride, et dont je me découvre rapidement avide.

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Mercredi 20 mars

Rêve. C’est une session d’éveil-initiation qui n’était pas prévue, dans un drôle d’espace, comme si les studios de danse étaient au centre d’une arène et que les couloirs, arrondis, étaient des parts de camembert entamées tout autour, sur deux étages, je ne m’y retrouve pas.

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Comme d’autres fois, nous nous faisons un banh mi dans le 13e.  Nous mangeons à la même table de pique-nique — à côté d’un rat mort, découvre-t-on à la fin. Il y a du béton partout mais le soleil est revenu. Nous faisons un tour au temple le plus improbable qui soit, dans un parking. Un tour chez les Frères Tang. Un tour pour un gâteau poisson fourré aux haricots rouges — détour, la boutique n’existe plus. C’est étrange, j’ai l’impression que nous sommes en décalé, juxtaposés à nos moi passés que nous décalquons sans les incarner.

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Sur Netflix, nous restons plantés devant Damsel, un nanar comme je n’en avais pas regardé depuis longtemps.

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Jeudi 21 mars

Mon amie L. ne peut pas dire qu’elle va bien, ce serait mentir. Mais elle va, on va dans Versailles, une glace à la main. Attablée devant une part de tarte pas terrible, elle le savait, dans le calme de la Cour des Senteurs qui ne sent rien, il est question d’argent et de deuil, de Titiou Lecoq au passage (je pense à la biographie de Balzac quand elle me parle d’un essai dont je découvre l’existence quelques semaines plus tard à la médiathèque). Avec des frites de patate douce pour la route, elle me raccompagne, on cause, jusqu’à la gare. Le coucher de soleil est beau, un peu triste, à travers les arbres de la lichette de parc qui offre un dernier sas avant le bétonnage massif de la gare routière et ferroviaire. On profite toujours jusqu’au dernier moment, avec L., jusqu’à l’approche du train, presque, cette fois rangées sur le côté dans le coursive extérieure de la gare (pourquoi ne pas l’avoir isolée du froid par des vitres, mystère). Je me sens mieux en revenant — non de m’être éloignée de sa tristesse., mais d’avoir passé un moment toujours si nourri en sa compagnie, malgré les circonstances.

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Dimanche 24 mars

Retour à Roubaix pour préparer les cours — à donner : après un grand moment de flou administratif, je récupère entre 4 et 8h hebdomadaires en tutorat (lequel tutorat devrait évoluer en CDD jusqu’à la fin de l’année scolaire si tout se passe bien).

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Lundi 25 mars

Il me faut à peu près le double d’un cours pour le préparer. Je passe donc cinq heures pour le premier cours de deux heures avec les élèves de troisième cycle. Créer des exercices cohérents qui vont les préparer à leur variation de fin d’année et tombent bien en musique me prend un temps infini. J’écume les albums de Nate (Fifield) pour trouver des musiques avec un tempo qui convient et/ou ajuste l’exercice pour qu’il corresponde à la carrure. Je teste avec mon corps, compte, reteste, fatigue, me rappelle de marquer sans faire à fond. Travailler à partir d’un objectif technique me pousse à des combinaisons qui ne me sont pas naturelles. Plus c’est logique et profondément motivé, plus ça me semble tarabiscoté — jamais je n’aurais proposé ça spontanément (mais aussi : jamais je ne m’en serais crue capable). Les tiraillements entre l’objectif, la prédilection des habitudes et la contrainte musicale transforment la création de chaque exercice en une énigme à agencer — tantôt casse-tête (casse-pied ?), tantôt ludique.

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Mardi 26 mars

Avant le cours, le pianiste me demande s’il y a des morceaux auxquels j’ai pensé : me voilà en train de chantonner la danse des sabots dans la salle des profs (hé mais tu chantes bien ! élue phrase surréaliste de l’année), puis de montrer l’extrait correspondant sur mon téléphone. Il ne connaissait pas, trouve ça génial : il y a un nom pour ce genre de ballets ? ballet comique ? À défaut de mot-clé, je lui passe l’extrait avec les poules. Ça fait toujours un choc quand on découvre que le ballet peut ne pas se prendre au sérieux (il n’est pas prêt pour les Trocks).

Le choc est plus grand encore lors de la découverte mutuelle de notre âge : je pensais qu’il avait pas loin du mieux, et lui, que j’étais proche du sien. Nous avons treize ans d’écart. Lorsque je partage ma découverte sur le groupe WhatsApp, les filles n’en reviennent pas, et se marrent d’avoir vouvoyé comme un aîné ce jeune homme plus jeune qu’elles.

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Se retrouver en salle des professeurs en qualité de future prof alors qu’on est encore élève, c’est aussi essuyer les réflexions d’anciennes danseuses qui ne comprennent pas que les jeunes se tournent vers l’enseignement sans avoir fait une carrière d’interprète. Le pianiste s’en étonne en toute bonne foi : en musique, les deux sont liés, il ne pensait pas que c’était possible. Si, si, c’est mon cas par exemple — petit coucou je suis là adressé indirectement à la prof qui me répond direct, uppercut bien placé : « Je sais, mais ça manque, voilà. » Exit en trombe. On mettra le manque de tact sur le compte de la fatigue — c’est elle qui tient à bout de bras l’école malmenée par les arrêts maladie et départs à la retraite.

Pour le sentiment de légitimité, on repassera. Et pourtant, pour la première fois, que l’argument vienne d’une autre que de moi, qu’il vienne d’elle précisément, me permet intérieurement de le contrer : ses qualités indéniables de chorégraphe dans les spectacles de fin d’année ne sont pas liées à sa qualité d’ancienne interprète et ne se répercutent pas spécialement dans ses cours ; en y réfléchissant un peu, ceux de H., ancienne étudiante de la formation qui n’a pas fait carrière en tant que danseuse, sont même davantage infusés de culture chorégraphique.

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Premier cours aux élèves de troisième cycle. Ma tutrice trouve mes exercices intéressants. Au vu du temps de préparation, j’espère bien. À la sortie, le retour d’une élève me met en joie : ils ont bien aimé le cours, ils ne sont pas toujours stimulés comme ça.

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Mercredi 27 mars

Rendez-vous téléphonique avec la coach-psy mise à disposition par l’école. Il y en aura un second. Elle me fait faire des liens, en délier d’autres (ne pas chercher de la cohérence là où il y a juxtaposition de points de vue divergents). Grâce à elle, je comprends mieux pourquoi la période me met dans cet état — ridicule en soi, mais cohérent si l’on considère qu’elle réactive des enjeux qui m’ont structurée à l’adolescence, et même avant.

Passage pile. Quand un rai de soleil vient taper pile sur celui qui figure sur la photo accrochée

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Jeudi 28 mars

La réunion Zoom de l’équipe pédagogique à laquelle j’ai été ajoutée en qualité de stagiaire me laisse le cul entre deux chaises. Gênée par et pour elle, je ne sais plus où me mettre quand ma tutrice me complimente devant tout le monde alors que ce n’est vraiment pas à l’ordre du jour, et que tous sauf elle en sommes conscients. Pour le reste, en école de danse comme partout ailleurs, les réunions sont manifestement l’occasion de se faire mousser en étalant son parcours, et l’on s’accorde à dire qu’il faut décider sans rien décider.

Premier cours où je fais travailler leur variations aux élèves de troisième cycle. Dans la variation garçon, je corrige l’élan anticipé des bras pour prendre le grand jeté entrelacé ; c’est fou, mais en le faisant à la manière de la vidéo, je me sens adopter une dynamique de danse masculine. Dans le début de la variation, pieds joints en parallèle, je lui demande d’essayer de serrer les genoux l’un contre l’autre ; non seulement cela lui est possible, mais sa ligne se métamorphose du tout au tout

Il y a aussi cette jeune fille qui n’a pas la même variation que les autres, parce qu’un niveau en dessous, et manifestement persuadée de valoir encore moins. J’essaye de l’encourager ; elle me remercie comme si on ne se donnait pas souvent la peine de croire en elle. Sa technique n’est pas robuste, certes, mais ses ports de bras sont aussi beaux que les longues manches délicatement colorées de son justaucorps.

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Vendredi 29 mars

Parfois les possibles l’horizon se rouvrent, pourvu qu’on ne lésine pas quelque effort, tout redevient contingent et facile, fluide. Une douzaine d’heures de cours hebdomadaires émergent d’un entretien informel avec une directrice d’école de danse. La cire dépilatoire disparue des rayons de mes supermarchés habituels est là, au Match au coin de l’école, visité alors que mon interlocutrice m’annonçait une dizaine de minutes de retard. Je retourne tous les savons pour lire le parfum gravé sur chacun d’eux ; pour 1,99 €, j’aurai de la verveine sur les mains. Quand je ressors, j’ai l’après-midi devant moi à Lille avant le cours de posture ; François Civil se présente à l’unique séance de 15h30. Après le siège en tissu de la salle, un siège en faux cuir se déforme à mon séant pendant que la chute du mur de Berlin se répercute dans la Bulgarie communiste entre mes mains. Je replace le marque-page devant la page blanche de la Deuxième partie quand vient l’heure de partir pour le cours, où mon corps répond présent et guilleret. Mes rotateurs sont d’accord pour napper l’extérieur de la cuisse et la rabattre vers l’arrière, à droite comme à gauche. Ça fait du bien. J’ai l’air d’avoir vu la vierge, apparemment ; à chacun sa béatitude. Je la poursuis avec une tartine improvisée à base de ricotta, d’huile d’olive, de tomates en tranches et d’herbes de Provence, et dégustée adossée au micro-ondes.

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Samedi 30 mars

Rêve. Une araignée-migale à éviter, qui s’affine quand il devient question de l’attraper avec une espèce de barquette plastique retournée. Les pattes se défont comme des vers lorsque la barquette la cisaille, et s’enroulent d’elles-mêmes autour d’anses (d’un panier ?) comme des liens magiques, qui deviennent inertes sitôt liés.

Retour de la déprime-anxiété face aux cours à préparer, aux retours anticipés. Fatigue. Je me fatigue.

Février 2024, journal

Début à mi-février

Février, ça a avant tout été un tutorat riche en apprentissage et en émotions. J’ai tout raconté ici.

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Jeudi 1er février

2003 était bien il y a vingt ans : mon examen de conservatoire de cette année-là est sur cassette VHS, l’année suivante encore aussi. Je retrouve les gestes, les bruits oubliés, de pousser la cassette dans le magnétoscope et tâtonner à coup d’avance et retour plus ou moins rapides pour retrouver mon entrée. C’est ma première année en supérieur et seconde année de pointes — un peu catastrophique pour la première et pas si mal pour la seconde. Surtout si je compare avec la vidéo de l’année précédente : je n’en avais pas du tout conscience à l’époque, mais le gap technique est énorme entre la variation aboutie du supérieur (aujourd’hui 3e cycle) et ce travail propret bien posé sur la musique de fin de cycle élémentaire (aujourd’hui 2e cycle). Papageno apprend à faire des poinpointes ; la première phrase musicale et chorégraphique est restée gravée dans ma mémoire depuis vingt ans. Il y a des drôleries dans ma maladresse. Je n’avais pas encore bien compris le concept d’en-dehors à l’époque, et je ne sais pas si je suis plus surprise par mes jolies quatrième dans les pas de bourrée ou par mes pieds résolument en serpette dans les attitudes. Je ris franchement en découvrant mes double pirouettes en-dehors : les coudes ne sont pas le moins du monde arrondis, mes bras tendus comme s’ils tenaient une rambarde de sécurité sur les montagnes russes, au secours, ça touuuuurne. Tout est de traviole, mais survendu avec le smile, c’est féérique. Je repense à ce qu’a suggéré le boyfriend sur ma « construction », ne m’oubliez pas, regarde-moi papa, regardez-moi tous, la présence scénique comme la qualité d’un défaut de.

Lignes allongées ou pied en serpette, tout est dans le timing de la capture…

La vision ne colle pas à mes souvenirs et ressentis, mais l’époque non plus, qui semble avoir coagulé en une période déjà datée : les justaucorps en velours moiré ne se font plus du tout, ni en velours tout court, d’ailleurs ; les jupettes sont taillées beaucoup plus longues (ou courtes) qu’aujourd’hui ; la musique d’Amélie Poulain, dont les accents nostalgiques étaient bien récents alors, fait désormais partie des ritournelles trop entendues par le passé ; et ne parlons pas des académiques en lycra brillants tout droits hérités de la période Maurice Béjart, musique de Messe pour le temps présent ou Boulez-style à l’appui.

Je retrouve des signatures gestuelles bien connues, des visages dont je me souviens et d’autres plus du tout. Qui donc est cette Bénédicte ? ai-je vraiment passé un an avec elle ? Je crois m’en souvenir, peut-être, recrée bien plus sûrement un souvenir. Julie, en revanche, je l’avais oubliée mais je m’en souviens, l’autre grande, des rubans dans les cheveux. Et ce détail me revient de nulle part : elle avait 38° de fièvre le jour de l’examen. La vidéo ne comporte pas tous les niveaux, mais à l’annonce des résultats, mon amie V. trottine pour venir saluer, fillette qui flotte dans son justaucorps, aujourd’hui danseuse pro et maman.

Dans la même journée, je regarde des cours du prix de Lausanne. Deux salles, deux ambiances. Les concurrentes semblent appartenir à une autre espèce animale tant leurs corps sont modelés pour et par la danse —  des avions de chasse, je pense spontanément dans une perspective compétitive / guerrière / technologique, oubliant complètement la dimension sexuelle de l’expression.

Séance de découpage-collage avec les vieux Échos de Mum
Usine au bord de l'eau, avec une gerbe de roses en guise de ciel, et deux silhouettes qui s'étreignent, avec une auréole-champignon derrière la tête.
Collage non collé

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Vendredi 2 février

Palak paneer, biryani, naan peshwari et discussion feutrée avec L.

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Samedi 3 février 

Le boyfriend m’accueille tablette allumée, prêt à reprendre depuis le début le prix de Lausanne que j’ai tenté de regarder sur le trajet, sans le son, l’image tantôt freezée tantôt pixellisée. Si ce n’est pas de l’amour, ça.  La semaine précédente, dans la même configuration, il regardait des combats de sumo — deux extrêmes de corpulences.

Quelle idée d’avoir accepté une soirée jeux ? Je songe battre en retraite, la fatigue poussant à la lâcheté, mais je n’en fais rien et je fais bien : nous mangeons et discutons tant et si bien que nous en oublions de jouer. Les boîtes restent sur la table haute, nous autour de la basse. Je pille le bol de pois chiches croustillants et il est question de spectacles lyriques pour la jeunesse, de cours de dessin et de praliné — la merveille de Yann Couvreur ne vole pas son nom.

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Lundi 5 février

Déjeuner-retrouvailles avec trois anciennes du conservatoire que je n’avais pas vues depuis une bonne dizaine d’années, ainsi que notre professeure, retraitée depuis un bout de temps déjà, et le pianiste, qui accompagne toujours les cours, désormais dans de nouveaux locaux. Toutes trois sont devenues professeure de danse (et mère), avec un éventail parfait des statuts sous lesquels on peut exercer : l’une enseigne en  conservatoire, une autre dans une association et la troisième a monté son école privée. Cela me fait plaisir de les retrouver, mais au cours du déjeuner, j’ai la désagréable sensation de redevenir la petite dernière qui se tient coite (elles étaient de quelques années mes aînées, les « grandes » que j’ai rejoint en supérieur). Quelques jugements implicites me gênent, pétris de moraline versaillaise — elles n’y peuvent mais, c’est leur monde, leur éducation, mais cela me heurte davantage avec le temps. La pizza était très bien, je ne prendrai juste pas de dessert.

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Jeudi 9 février

Déjeuner avec L. chez elle. On discute de tout, de rien, de cacio e pepe, de lectures, un peu, de vieux souvenirs de prépa, pas mal, comme si de rien n’était, comme si on n’avait pas chacune apporté une partie du repas sous plastique et carton, comme si l’hôpital était une réalité parallèle, car c’en est une : en même temps que nous parlons, quelqu’un occupe un lit là-bas, et en même temps qu’il occupe un lit là-bas, nous nous occupons ici et nous prenons du plaisir à causer ; l’un et l’autre sont aussi réels, et c’est peut-être ça le plus irréel.

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Vendredi 10 février

S’il y a bien une chose stupéfiante que j’ai apprise sur moi-même pendant ce tutorat, c’est que je suis capable de ne pas manger pendant sept (7) heures d’affilée, ce qui relève normalement de la science-fiction hors période de sommeil.

Qu’on se rassure néanmoins, le soir même, j’étais redevenue une harpie affamée, et j’ai bien cru qu’avec le boyfriend nous allions nous engueuler, je suis chiante parfois, sous les jolis dragons chinois au corps-guirlande de papier. J’ai noyé ma vergogne dans le tofu sauté et caramélisé au gingembre — du gingembre vietnamien qui avait le même goût que l’infusion dans les montagnes de Sapa !

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Dimanche 11 février

Les stories défilent, mais pouce, je connais cet endroit du fin fond du monde, incrédule qu’il existe dans l’instant pour d’autres que moi : ce sont les îles Lofoten, je reconnais les lieux, les rorbu, la plage de Ramstand, méconnaissable pourtant en nuit et blanc. Et vert boréal. Je regarde les lumières irréelles de ce lieu irréel, les rasades de neige à même le sol comme du sable, qui disent que, peut-être, on n’aimerait pas tant y être, au fond, l’intensité du froid contre celle de la beauté. Les jours suivants, je prends garde à ne manquer aucune story de @la_petite_photographe, pour découvrir une autre saison ce lieu de vacances passées.

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Mardi 13 février

Sur la route pour aller chez ma grand-mère, un panneau lumineux affiche en alternance 55 et 🙁
les 5 km/h au-dessus de la limitation de vitesse me font sourire tristement
j’ai reçu un autre smiley triste le matin même
par texto
un smiley autrement triste
de quand on n’a plus les mots
ni les smileys donc, jaunes et joyeusement dramaqueen
🙁

Nous dînons indien avec ma grand-mère, toujours prolixe lorsque lui est temporairement rendu le public permanent (quoique distrait) que la mort de mon grand-père lui a ôté. Elle nous raconte des souvenirs de dans le temps, j’aime bien, découvrir une époque beaucoup moins ressassée que les broutilles d’aujourd’hui. Il n’y avait pas de frigo dans le temps, c’est vrai ça, et ce souvenir seul ou presque surnage de la conversation comme les œufs que la grand-mère (mon arrière-arrière-grand-mère, donc) conservait dans un liquide brun, elle ne sait pas ce que c’était, une sorte de saumure probablement.

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Jeudi 15 février

Le vrombissement est incessant, couvre largement mon acouphène et entame ma résistance nerveuse. On ne sait pas d’où ça vient avec le boyfriend, de tuyaux probablement, un compteur peut-être ; je trouve en voulant fuir et lire dans le jardin : au sous-sol la chaudière est restée allumée alors que tout l’immeuble est passé à l’électrique et qu’il n’y a plus de fioul depuis des mois.

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Vendredi 16 février

Pour fuir les vibrations infernales de la chaudière, je pars faire la connaissance de la médiathèque de Montrouge. La partie littérature générale est tristounette, vibre elle aussi sous les néons et aérations — c’est une malédiction—, mais je migre vers les bande-dessinées et en lis une entière, assise là, feuilletant les pages à ma main droite en me demandant si j’aurai le temps de finir avant la fermeture ou s’il me faudra revenir demain. Je veux savoir, comment ça se passe pour l’héroïne de Coming in une fois qu’enfin elle se fait son coming out à elle-même, comment elle guérit de ce qu’elle s’est infligé en se maintenant de force dans l’hétérosexualité — et qui elle va embrasser aussi, évidemment, il faut conclure.

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Samedi 17 février

Anatomie d’une chute me laisse sur ma faim par rapport aux précédents films où jouait Sandra Hüller ; je regrette d’y avoir entraîné le boyfriend, qui n’y va presque jamais et a payé sa place plein pot. Le Kodawari ramen d’Odéon ne propose plus son option végétarienne sans champignon et le serveur ne ramènera jamais le dessert que j’ai commandé pour accompagner le boyfriend. Quant à la glace de substitution, je la finis plantée debout, sur place, avant de rentrer dans la bouchée de métro. Rien n’est vraiment réussi et pourtant, je passe une excellente après-midi, ravie qu’on sorte et fasse des trucs ensemble.

Je sautille dans les rayons de soleil enfin retrouvés entre le métro et le ciné, que, seule, c’est vrai, j’aurais reculé à la séance suivante. Le boyfriend me laisse coloniser son fauteuil rouge au cinéma (depuis quand n’avais-je pas été dans un MK2, accompagnée ?), son épaule sous ma tête, son torse sous ma main, son parfum tout autour de moi. On s’esbaudit de la lumière sur Paris pendant que mon téléphone continue de faire la queue pour le restaurant. É. m’offre la moitié de son œuf tamago (je dis œuf œuf si je veux) et j’en viens à espérer que le serveur oublie définitivement mon dessert pour aller prendre une glace chez Grom à la place. Ce sera pistacchio con crema di pistacchio ; ce n’est pas du tout redondant, c’est une tuerie.

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Dimanche 18 février 

Dans la vitre du TGV passe un relief impossible à qualifier de colline boisée : un terril où les arbres sont plantés comme, sur un dessin d’enfant, les épines maladroites d’un hérisson sur un demi-cercle qui, avant cette attaque, aurait tout aussi bien pu représenter la carapace d’une tortue.

À mon retour, de l’eau s’étend sous le frigo dégivré et débranché depuis un mois. Ce suspect écarté, le coupable ne peut qu’être le ballon d’eau chaude derrière le coffrage. Joie, mail, proprio.

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Mardi 20 février

Journée de cours de 9h à 20h.

Personne n’a envie de revenir en cours après le tutorat. La perspective de l’examen, qu’on avait gardée au loin, floue, en vision périphérique, nous attaque comme un aigle en fovéale. Ça irrite l’œil et dès la première heure de l’eau coule chez une, deux, trois, quatre personnes. Jpp de moi.

Après avoir déclenché des niveaux de stress disproportionnés, la mise en situation se passe… bien ? Je donne mon premier cours au format examen, barre asymétrique et milieu complet en 50 minutes. La formatrice a tiqué en recevant mon thème de cours : les épaulements, ce n’est pas très malin quand on se remet d’une hernie discale. « Mais ça correspond bien à ta manière de danser », reconnaît-elle. J’ai de la chance, le pianiste ce soir-là est génial et la moitié des élèves doit partir plus tôt pour aller voir un spectacle ; sauvée par le gong, me voilà dispensée de mener cet atelier que je ne sentais pas du tout.

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Jeudi 22 février

Le cours interne est donné par J. aujourd’hui, la J. dont je vous parlais le mois dernier, à qui la maitresse de ballet demandait pourquoi elle n’auditionnait pas. Structurés autour de la notion de poids, ses exercices sont surtout plein d’élans et c’est très très plaisant dans le corps. Telle suspension en retiré à la cheville qui devient une respiration vers la gauche avant un pas de bourrée vers la droite : tout à fait le genre de chose qui me fait léviter à quelques centimètres du sol pour reprendre de mémoire une citation de Jiří Kylián. Cela fait longtemps que je n’avais pas dansé, en-deça au-delà du mouvement chorégraphié. Je ne m’étais pas non plus lancée à fond dans les sauts depuis le printemps dernier : j’ai l’impression de voler dans de bêtes changements de pieds ; j’avais oublié que la sensation pouvait être grisante.

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Vendredi 23 février

La prof donne les exercices à tout berzingue, la démonstration entrecoupée de pas marqués, voire simplement nommés. Je n’ai pas encore saisi la structure de l’exercice que déjà elle s’interrompt pour donner des indications sur la qualité du mouvement. Mon incapacité à mémoriser me mène à la lisière des larmes et plus je me concentre pour ne pas pleurer, moins je parviens à mémoriser quoi que ce soit. La prof râle : on fait ce dont on a l’habitude au lieu de ce qu’elle nous demande. Le trajet du bras. Son relâché à tel moment. Telle qualité du pas. Meuf, si je chope ce que font les jambes, je m’estime déjà heureuse. Au milieu, je me place en cinquième par habitude docile, mais au bout de deux dégagés, c’est moi qui me dégage sur le côté. L’adage m’apaise un peu : c’est assez lent pour que je puisse copier et retrouver un semblant de sensation. Trop de colère rentrée néanmoins, j’en ressors une partie en donnant beaucoup trop de force pour les tours ; c’est nul, mais ça défoule. Aux sauts, je déclare forfait, couverte par ma ceinture lombaire, et ne me remettrai pas en selle pour les pointes parce que je n’ai pas mis la bonne paire dans mon sac. Sans le cours de la veille, je me demanderais si j’aime encore danser.

Le moral dans les chaussons-troués-qui-puent-la-mort, je me résous à rester improductive et maussade sur le temps de TP, quand la directrice vient, d’une proposition dont je ne sais pas encore si elle aboutira, me témoigner une marque de confiance qui me touche et me redonne un peu d’aplomb.

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Samedi 24 février

Les regards énamourés des deux ados de Heartstopper, c’est tout à fait ce qu’il fallait à mon petit cœur en ce samedi après-midi.

Photo d’écran réalisée pour bitcher sur le titre de la station, sans e dans l’o.

Dans le jardin, les feuilles naissent vertes et minuscules sur les lianes du saule pleureur : sans lunettes et même avec, de loin, on dirait de la mousse.

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Dimanche 25 février

Au parc Barbieux, un géant centenaire a été abattu par le p’tit Louis (et un champignon). Mes semelles se couvrent de boue tandis que je fais le tour du ruban de signalisation. Je suis vaguement soulagée qu’il ne s’agisse pas d’un de mes arbres préférés. Il paraît encore plus grand allongé, les écorces se parcourent de gauche à droite comme des lignes qui n’en finissent plus, se perdent à la fin dans un tas de branches qui tient plus du feu que de la cime. La circonférence des racines mêlées de terre est plus grande que moi, et ce ne sont pas des racines comme on les dessine fines sur les dessins d’enfant ; ce sont des branches souterraines robustes — du moins qui l’étaient avant d’être rongées par le parasite. Dans la chute, d’immenses échardes ont surgi des embranchements et un bois orange vif saille à ces articulations ; un écorché, vraiment. Ici, là, un petit oiseau sautille, picore.

La prochaine fois que je propose à M. de venir manger des gyozas, il faudra penser à lui interdire de m’offrir du thé : c’est encore un Palais des thés beaucoup trop beau pour un repas surgelé, cette fois-ci parfumé à la fraise. On parle des derniers temps, de douleurs aussi, physiques et symboliques. C’est bon signe, pourtant, quand on guette l’heure des métros pour étirer la soirée, malgré notre calme un peu fatigué.

Ensuite, je retrouve le boyfriend en visio après deux jours sans son visage sur mon écran pour cause de week-end amical. Cela me semblait bien peu en amont ; il m’avait manqué en aval.

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Lundi 26 février

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Mardi 27 février

Ma main suit le trajet de l’écorce sur une branche devenue second tronc, massif et noueux comme les jambes du boyfriend, je dois être bizarre de penser ça. L’écorce est plus douce que j’aurais pensé. Surtout, je peux somnoler debout contre le coude de l’arbre au soleil, ignorant le siège créé par la souche d’un second second tronc, quel arbre bizarre lui aussi. Je tente de compter les années, mais passés 40 ans, les traces de scie brouillent tout sur la voie sans graffiti que j’avais empruntée.

J’aère mon anxiété au Parc Barbieux et elle finit par se dissoudre au soleil sur un banc. Un canard à tête blanche émet des bruits de klaxon plaintifs. Des bottines trop citadines pour le lieu sont en quête de data. Debout devant mon banc, on ne peut pas dire que je danse : j’expédie l’adaptation de cours dont je me faisais tout un plat. Tout au bout du parc, dans un téléphone tenu conjointement par un homme âgée et une femme qui pourrait être sa fille, une voix est installée sur un siège et lit quelque chose de tout à fait distrayant — je me demande si elle à l’hôpital ou dans sa véranda. Partout, le printemps est sur les starting blocks, les bourgeons des magnolias sont gonflés à bloc, les saules hérissés de chatons, quelques arbres déjà en fleurs. Je me laisse ébouriffer les cheveux par quelques lianes basses d’un saule, et me rends compte que j’aime les arbres qui dansent en hiver : dont les branches sont suffisamment souples pour que, même nu, l’arbre frémisse dans le vent.

Souris grise sur le goudron gris

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Les aubergines chinoises ressemblent à des anguilles. Il faut encore que je trouve une recette qui leur rende justice, mais je pense que c’est bien ce qu’on avait mangé à La Mer de Chine dans le XIIIe (si vous avez l’occasion, allez-y : le restaurant est moche et le service pas terrible, mais alors ces aubergines… divines).

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Jeudi 29 février

Ma perception émotionnelle rejoint peu à peu la réalité qui n’avait pas bougé — retour à une certaine normalité.

Mes muscles tétanisent vite au cours de posture, mais je veux croire que c’est parce que je comprends mieux comment les engager, pas uniquement parce que les reprises reprennent un peu moins à chaque fois. Une nouvelle sensation s’est installée, une poussée derrière lehaut des cuisses, comme un rouage qui permet de combiner la rotation des cuisses et l’avancée du pubis, et installe la posture pour tous les sauts et relevés. Je suis contente de croiser des visages, d’observer certains mécanismes se chercher ou se mettre en place sur d’autres corps.

Personne chez le glacier. Mon enthousiasme conduit la serveuse amusée à ne pas lésiner sur les quantités. Elle creuse carrément un petit puits dans la glace à la pistache, comme si c’était de la purée Mousseline, pour y verser un beau supplément pâte à tartiner, elle aussi à la pistache. Ce n’est pas aussi divin que chez Grom, mais c’est quand même très réjouissant, surtout par un temps gris comme aujourd’hui (les gens semblent ne pas savoir que les glaces fondent moins vite et se dégustent plus longtemps quand il fait gris).

Une partie de l’après-midi est consumée à refaire mon CV : l’exercice devient difficile dans le cadre d’une reconversion professionnelle, où tout un pan d’expérience, censément le plus important, devient obsolète. La reprise des études crée un paradoxe temporel dans la présentation antéchronologique : faut-il les mettre avec les premières ? faire un fourre-tout de son ancienne vie ? Je noie le poisson en plusieurs colonnes.

Carnet de barre : professeur-stagiaire en tutorat

Revenir

Juste avant le tutorat, je suis prise d’un doute : ai-je bien fait ? De demander à faire mon stage dans l’école de danse que j’ai fréquentée à l’époque où j’espérais encore devenir danseuse ? De revenir en arrière, retrouver le studio au fond de l’allée et mon ancienne chambre transformée en bureau chez ma mère ? Cette école, j’ai cessé de la fréquenter pour des raisons pratiques (j’aurais eu plus de temps de trajet que de danse) mais aussi parce que je ne m’y sentais plus si bien, mélangée aux pré-pro encore à fond dans leur rêve. Me noyer dans la masse parisienne des adultes amateurs a été salutaire, à l’époque. Et aujourd’hui ? Sont-ce les lieux du crime, comme me le fait remarquer Mademoiselle quand je m’esbaudis d’avoir retrouvé parmi les mamans d’élèves une ancienne camarade de lycée perdue de vue, ou les lieux d’une certaine forme de réparation ?

Mademoiselle ? Mademoiselle, c’est Mademoiselle avec un grand M pour les enfants de cette ancienne-camarade-turned-mère-d’élève. À mon époque, on l’appelait seulement par son prénom, en la vouvoyant, et je dois me concentrer pour ne pas paraître familière quand je parle aux enfants : pique dans la diagonale, dans la direction de… , vers Mademoiselle. 

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Professeur-stagiaire

La semaine d’observation tombe la semaine la plus froide de ce début d’année. J’entoure mon immobilité de cachemire, et prends le cours avec les adultes pour me réchauffer. Mademoiselle s’inquiète de tout ce temps passée assise : ce n’est pas trop long, d’observer ? Cela me fait sourire : avec ma blessure, je suis rodée. Je fais seulement attention à mon expression faciale pour ne pas avoir l’air d’une examinatrice sévère à prendre des notes derrière ma table — une table de jardin en bois qu’elle m’a réservée pour que je puisse écrire confortablement (dans sa formation aussi, ils passaient leur temps à écrire par terre).

La deuxième semaine, je regrette de ne pas avoir davantage anticipé : je mets un temps infini à créer mes cours. La même musique boucle cinq six dix fois avant que l’exercice commence à prendre forme ; les muscles commencent à se contracter, les premières notes m’exaspèrent presque. Je bénis Elena Baliakhova, seule pianiste qui a la bonne idée de mettre le nombre de comptes de huit de ses morceaux dans leur titre sur Spotify, et fantasme un fichier Excel avec ces mêmes informations pour les albums de Nate Fifield que j’utilise le plus souvent. J’atteins des niveaux de stress complètement décorrélés des enjeux, apprends par la force des choses à recycler mes cours d’un niveau à l’autre, d’une fois sur l’autre.

Notes préparatoires pour un cours de Niveau 1
Ce à quoi ressemblent mes notes pour un cours…

Sur l’aisance en fonction des niveaux, discussion maïeutique (non contractuelle) :
— Tu te sens plus à l’aise avec les petits ou avec les grands ? me demande Mademoiselle.
— Avec les grands.
— C’est ce que j’ai remarqué. Pourquoi, à ton avis ?
Le relationnel ? Plaisanter ensemble ? L’évidence se retire à mesure que je tente de la formuler.
— Mais les petits, c’est pareil, on peut plaisanter. Pas avec de l’ironie, mais on peut rire ensemble.
C’est vrai. Je cherche.
— Les tout-petits, ça peut encore aller : du moment qu’on y met de l’enthousiasme, on peut leur faire faire à peu près n’importe quoi, ils suivent. Le plus compliqué, ce sont les 7-12 ans.
— Et à quel niveau associes-tu le plus d’enjeu ?
— Le premier cycle.
— Voilà.
Si on caricature : les tout-petits, peu importe ce qu’ils apprennent du moment qu’ils passent un bon moment ; les grands, tant pis s’ils ne progressent plus trop, ils ont déjà engrangé assez de vocabulaire pour avoir de quoi danser. Mais les premières années de technique… Ce n’est peut-être pas que je n’aime pas ce niveau, après tout, mais que je ne me sens pas encore à l’aise pour enseigner les fondamentaux qui doivent structurer le corps.

Donner cours passe beaucoup par la parole : pour donner des explications et des corrections, mais aussi pour nommer les pas et donner les comptes, et les redonner pendant l’exercice, pour soutenir les élèves en mal de mémorisation ou dans le flou concernant la musicalité. Il suffit de deux ou trois cours pour que mes cordes vocales protestent. Avant même de s’attaquer à mon débit de parole, qui peut convenir aux enfants piles électriques mais risque de stresser les plus grands, Mademoiselle me conseille de jouer sur la tessiture : l’aigu dans lequel je m’installe spontanément est d’autant moins audible qu’il se confond avec les fréquences des musiques pour enfant ; je dois descendre vers le grave. Elle remarque en outre que le problème ne se pose pas, ou dans une moindre mesure, quand je donne cours aux adultes, avec qui je me sens plus à l’aise ; c’est donc moins un problème de tessiture que de posture. Prise de conscience : quand je me sens moins sûre de moi, j’adopte sans doute ma voix polie, celle qui sert à demander une baguette s’il vous plaît, à dire merci et au revoir, une voix flûtée qui s’efface dans l’aigu pour éviter de prendre trop de place.

Mon sens de l’adresse souffre aussi de ma difficulté à retenir rapidement les prénoms, surtout quand il y a des homophonies (des Cléa et Léa par exemple) et des airs de famille (au moins trois binômes de sœurs recensés). J’ai bien tenté de m’accrocher à des détails d’apparence (la petite fille avec des lunettes rondes, la métis, celle avec un gros chouchou autour du chignon…), mais la méthode a montré ses limites quand j’ai transposé tous les prénoms d’un niveau à un autre (il y avait bien une petite fille avec des lunettes, mais beaucoup plus grande que l’autre, et une petite fille métis, mais la sœur de la précédente, et les chouchous, très mauvaise idée, trop partagée…). In fine, l’eye-contact a souvent remplacé le prénom comme prélude à ouvre moins le pied ou tu peux me remontrer le mouvement, s’il-te-plaît ?

Je donne seize heures de cours pour ma deuxième semaine de stage et première  de pratique. Je suis rétamée, mais j’ai survécu à mon premier mercredi de professeur de danse. Plus on avance dans la journée, moins je dois me rappeler de prendre du recul ; mes genoux se plient d’eux-mêmes lorsqu’ils rencontrent le coffre-canapé rayé derrière eux, et je me retrouve assise sans même y avoir pensé — c’est le soulagement ressenti qui m’avertit que j’ai changé de position. J’avais sous-estimé l’endurance musculaire qu’il faut avoir pour les petits niveaux, à rester un à deux comptes dans chaque position, le mouvement décomposé en d’infinis demi-pliés. C’est utile pour que les enfants incorporent la posture et développent leur musculature, mais c’est tuant à l’âge adulte. D’autant que certains groupes n’ont pas encore les réflexes de mémorisations qui permettent de retenir un exercice à la volée, et il faut le refaire en même temps qu’eux pendant au moins un ou deux cours. Ce faisant, je récupère rapidement une partie de la musculature que j’avais perdue avec le repos imposé par la hernie discale… laquelle me fiche une paix royale du moment que je n’oublie pas de porter ma ceinture lombaire, alléluia (la seule fois où j’ai oublié, je me suis pris une décharge de douleur de rappel dix minutes plus tard ; je n’ai plus oublié).

Étonnamment, je ne meurs pas de faim les soirs où les cours finissent à 20h45 ; la faim est inhibée, c’est inédit. Le dîner achevé, il est rapidement 22h et je n’ai plus aucune envie de dormir, malgré la fatigue. C’est ce rythme qu’il me faut prendre — rythme biologique… et social, car les possibilités de soirées sont de facto limitées ; je me rends vite compte que le rattrapage amical ne sera pas si pléthorique qu’espéré.

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Défense et illustration de la danse classique

Évoluer dans un milieu 100 % danse classique me fait du bien après plus de 2 ans en minorité à devoir défendre nos spécificités auprès des contemporains. Ici, l’éveil-initiation se fait dans l’esthétique classique, avec jupette (ou collants gris pour les mini-messieurs) et ports de bras. Et je parle bien d’esthétique, pas de technique : l’apprentissage reste celui de coordinations basiques, réalisé dans un cadre ludique. On saute à pieds joints dans des cerceaux et on sautille de gommette en gommette. Ma tutrice tombe d’accord avec moi : « l’absence d’esthétique » qui nous est demandée en formation pour l’éveil-initiation, c’est une esthétique contemporaine qui ne dit pas son nom. Mes camarades en contemporains reconnaissent d’ailleurs que leurs préparations de cours ne sont pas fondamentalement différentes pour l’initiation et pour les premières années de technique qui suivent…

Je suis épatée par la qualité d’attention de ces tout-petits, leur capacité à écouter, observer, attendre leur tour, se placer dans l’espace… Rien à voir avec mes expériences précédentes à Roubaix, où les enfants n’ont pas moins de capacités, mais sont beaucoup plus dissipés. Est-ce le milieu social qui joue, la bourgeoisie qui inculque plus tôt un épais vernis de comme-il-faut ? Ou la forme des cours ? Après avoir suivi le canevas de cours observé dans l’école, j’ai tenté quelques phases ouvertes d’exploration à la sauce DE… et la classe est plus ou moins partie en vrille, comme à Roubaix. L’expérience m’a permis de vérifier que je n’avais pas en face de moi des enfants modèles, mais des enfants amenés à une certaine discipline par la structure du cours — ce qui, en miroir, me donne de l’espoir pour le public plus dissipé que j’ai croisé dans ma formation. « Après 20 ans d’enseignement, ça y est, je me sens prête, » estime Mademoiselle : prête à retenter ce genre d’expérimentations où l’on perd le contrôle de la classe. Et de mimer les réactions des enfants rencontrées lors de sa formation. On part en fou rire lorsqu’elle arrive à l’élève qui court partout bras écartés et mains flapies au vent, qui donne des baffes involontaires en courant au milieu de ses camarades.

Avec elle, j’apprends, j’apprends. Qu’on n’a pas le même tonus musculaire selon les périodes du cycle hormonal. Que les poussées de croissance peuvent créer des raideurs musculaires parce que les os grandissent en premier. Que le buste est ce qui finit de grandir en dernier, après les membres (d’où les proportions parfois arachnéennes de certaines danseuses au prix de Lausanne)(d’où aussi parfois des déconvenues lorsqu’on cesse d’avoir le morphotype idéal). Qu’un jeune enfant souvent régresse à l’arrivée d’un petit frère ou d’une petite sœur. Que les ronds de jambe s’intègrent mieux par quarts en commençant de la seconde. Que la sissonne peut s’enseigner comme un soubresaut qui se déplace avec une jambe en battement. Et ça, ils en disent quoi, dans ta formation ? Rien, souvent. On a trop rarement décomposé les pas pour apprendre à les enseigner de manière progressive.

Mademoiselle et moi nous étonnons des manques de la formation en France, noyautée par les contemporains, désertée par l’Opéra. L’école française reste jalousement chasse-gardée sous couvert de tradition orale, alors que partout ailleurs dans le monde, les pas d’école ont été formalisés et les cours structurés sous forme de curriculum (celui de la RAD en Angleterre, de l’ABT aux État-Unis, la méthode Vaganova en Russie, largement exportée dans le monde…). Au nom de la liberté pédagogique, on ne transmet aucun canevas de cours, alors que l’idée ne serait évidemment pas d’uniformiser l’enseignement, mais d’avoir des exercices types, une terminologie de référence — des repères, en somme !  Je ne peux m’empêcher de constater le delta avec la formation dispensée à l’école nationale de ballet du Canada, documentée par @balletmisfits sur Instagram…

Vous l’aurez compris, Mademoiselle est assez défense et illustration de la danse classique. Ce qui ne vaut pas assentiment à la dureté qui y a régné et y règne encore à certains endroits. Dans nos conversations, on déplore le monde parfois étriqué de la danse (française ?), les mesquineries gratuites, inconscientes presque — simple défiance ? Et ce qui va au-delà : elle me raconte certains abus dont elle a été victime ou témoin, qui s’ajoutent aux scandales de ces dernières années. Est-ce qu’on n’est pas forcément déphasé, je ne peux m’empêcher de penser, quand on s’est pris des thermos de thé en pleine tronche en répétition ? Mademoiselle, elle, a déjà vu une chaise voler dans sa direction. À partir de là : comment ne pas reproduire, ne pas être dure malgré soi ? Comment amadouer le dragon intérieur ? Sans réponse évidente, déjà, poser ces questions comme on pose un garde-fou.

Mademoiselle me raconte aussi le beau, la vraie générosité des grands, comme lors de ce concours américain auquel elle avait participé : le coach d’un de ses concurrents l’avait prise sous son aile quand il s’était rendu compte qu’elle était venue seule. You can’t survivre this alone, quelque chose du genre. Et sa générosité à elle, de m’accueillir en tutorat et de m’encadrer, bien au-delà des quelques heures radines pour lesquelles elle est défrayée.

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Miroir réflexif

Quand je me demandais encore si j’avais pris la bonne décision, de revenir dans mon ancienne école (peut-être aurais-je du viser un conservatoire qui travaille avec un pianiste, pour m’entraîner pour l’examen ?), Mum me rassurait à chaque fois que j’avais fait le bon choix et concluait invariablement par cette remarque sur Mademoiselle : « C’est une fille intelligente. » Je n’y ai pas prêté attention sur le moment, ça me semblait évident. Banal. Or son intelligence n’a rien de banal. Pas plus que n’est anodin cet emploi de « fille » au lieu de « femme ». J’y vois là la trace des usages surannés du ballet (une femme peut être mariée, avoir des enfants… une fille par contraste n’a que la danse dans sa vie, et l’on conserve ainsi les dénominations de filles et garçons quand les élèves sont devenus des adultes professionnels), mais aussi une nuance de « drôle d’oiseau ». Car Mademoiselle est un drôle d’oiseau, tout à fait le genre d’oiseau avec qui j’ai envie de pépier sévère.

Je me souvenais de son enthousiasme et de son caractère affirmé, de son obstination à trouver ce qui marcherait pour chaque élève individuellement, mais cette exubérance avait masqué dans mon souvenir ses capacités d’analyse. Tout est matière à observer, induire, supposer, comprendre, même un exercice d’improvisation pas terrible que je tente avec les éveils : 4 secondes de marche sur les rotules (le temps que je propose un appui sur une zone moins problématique pour y mettre un terme), c’est assez pour constater que cette enfant avec des problèmes de croissance se lance spontanément dans des mouvements mauvais pour son corps si on la laisse faire, et penser à prévenir les parents que la cour de récréation mériterait d’être encadrée. That escalated quickly. Au bout d’une semaine à discuter vivement, ça a fait tilt : HPI, hypersensible, peu importe le mot, ça dépote. Et ça me semble tellement reposant, une intelligence qui fuse. La stimulation est telle qu’il n’y a pas besoin de soutenir son attention, il suffit de se laisser porter, se laisser surprendre ; je me suis trouvée comme un petit poisson dans l’eau, accroché à la nageoire d’un poisson supersonique.

Observer un cours sans le donner, sans avoir à penser simultanément aux enchaînements qu’on a inventé, aux pas à nommer, aux explications à donner, à la musique à lancer, aux corrections qu’on retient vouloir donner à la fin de l’exercice, observer un cours sans le donner donc, permet d’embrasser ce qui se passe d’un regard large et apaisé ; on voit beaucoup plus de choses. Propulsée par ma venue dans ce rôle qu’elle n’avait pas tenu depuis longtemps, Mademoiselle s’est retrouvée dans un coin de la pièce, le cerveau en ébullition sous le coup de cette disponibilité d’esprit accrue, à prendre en note les exercices, à noter mentalement les remarques à me faire, et à faire aux élèves ; à tout voir, tous les placements un peu de travers et pourquoi ; à élaborer de nouvelles hypothèses sur la manière dont s’organisent ses élèves dans leur corps, et à imaginer à partir de là des exercices qui pourraient les aider. Apparemment le feu d’artifice (ce sont ses mots) a été plaisant : Mademoiselle se verrait bien dans le rôle de directrice. Je l’y vois déjà.

Ma venue lui fait beaucoup de bien, me dit-elle. Elle se sert de mes angles morts comme d’un miroir réflexif pour interroger une pratique finalement très solitaire — le professeur de danse est toujours entouré d’élèves, mais il est seul à construire et donner ses cours, surtout s’il n’est pas dans une structure type conservatoire, avec plusieurs professeurs pouvant former une équipe pédagogique. Mademoiselle n’est pas du genre à se reposer sur ses lauriers — doux euphémisme pour quelqu’un à la remise en question perpétuelle —, mais elle n’était pas loin de commencer à s’encroûter. Par contraste avec mes cours à la difficulté mal calibrée, elle diagnostique dans les siens un excès de prudence — qui ne vient pas de nulle part puisque, comme à peu près tout, il a été réfléchi : Mademoiselle veut donner à ses élèves le placement qui lui a fait défaut (toutes proportions gardées, NDLR, puisque c’est au prix de Lausanne qu’elle a compris être à des années-lumière des meilleures). Comme à chaque fois qu’on bouge un curseur, on l’emmène probablement un peu trop loin dans la direction opposée et il faut plusieurs manipulations pour obtenir un équilibre satisfaisant. Mademoiselle souligne des effets de mode dans l’enseignement : on développe un temps des lubies qui finissent par être remplacées par d’autres, et on redécouvre un jour les premières en se disant qu’il y aurait peut-être quelque chose à récupérer, même si on ne le referait pas du tout pareil aujourd’hui. Mademoiselle a ainsi fait un sort à la barre qu’on faisait avec elle à l’époque, très vigoureuse dès le début, avec plusieurs exercices dos à la barre ; j’apprends que c’était la barre de Pavlova — peut-être un peu trop rude pour les articulations.

À deux ou trois reprises, Mademoiselle abandonne son poste d’observatrice en retrait pour prendre le cours ado-adultes que je donne. Ça me fait tout drôle de donner le cours à mon ancien professeur ; je l’esquive soigneusement dans mes corrections, trop impressionnée, aveuglée par son énergie et son plaisir évident. À cause de soucis de santé, elle n’avait pas pris de cours depuis longtemps, et je connais bien cette sensation du corps qui exulte de sa liberté de mouvement retrouvée. Elle me confie ensuite avoir trouvé du plaisir à danser sans craindre ce que pourraient penser les élèves, sans quand même, je vais avoir l’air ridicule et autres protestations intérieures… Le plaisir de danser, sans voix off. En bonus, mon travail sur les épaulements lui a apparemment libéré quelque chose dans le dos ; il n’y avait pas que la hanche de bloquée.

(À cette occasion, je me note ceci sur la modestie turned auto-dénigrement caractéristique des danseuses : il faut vraiment lutter contre quand on devient professeur ; on ne peut pas, avec un niveau a priori plus élevé que celui des élèves à qui l’on enseigne, sous-entendre que ce que l’on fait soi-même est moche, nul ou ridicule.)

Le deuxième cours qu’elle prend est moins agréable, mais intéressant quand même, me dit-il, car avec elle, tout devient intéressant, tout peut être relié à autre chose et se mettre à faire sens. Cette fois-ci, elle a eu du mal à mémoriser les exercices, et le lien s’est fait soudain avec son petit-déjeuner inexistant : cela lui a fait prendre conscience qu’elle avait raté nombre d’auditions… parce qu’elle ne s’était tout bêtement pas nourrie correctement.

Le troisième cours est sur pointes, et tout en éprouvant le cours de l’intérieur comme élève, elle redevient formatrice, m’indique les indications utiles que je ne pense pas à donner, mais que son feedback sensoriel lui rend évidentes.

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Portraits d’élèves

Il y a les caractères, les âges, les morphologies, les expressions et, au croisement de tout cela, les individualités, avec des signatures gestuelles idiosyncrasiques qu’on apprend à connaître.

Il y a celles pour qui on éprouve d’emblée de la sympathie. Celles un peu ou beaucoup moins, et qu’on ne doit pas pour autant négliger. Celles aussi à qui je ne sais pas quoi dire, pour qui ne me viennent ni corrections ni encouragements. Parfois, c’est aussi bête qu’un angle mort : la première à la barre sort de mon champ de vision si le studio est plein (penser à plus me déplacer). Parfois, ce sont des corps plus difficiles à lire, pour lesquels je ne vois pas de correction évidente qui puisse apporter une amélioration (observer encore, observer mieux).

Il y a M., la première à la barre. Elle ne porte pas le même justaucorps que les autres : quelques semaines après la rentrée, il a bien fallu se rendre à l’évidence et la monter de niveau. Sa vivacité me la rend immédiatement sympathique (elle a oublié d’être bête, comme on le dit par litote), mais elle me terrifie un peu. Son regard à la barre est si fixe, cils grand ouverts, que j’ai l’impression qu’elle me déteste, sans rien de personnel néanmoins : n’importe qui pourrait être concerné s’il se trouve face à elle lorsqu’elle est concentrée sur un exercice qu’elle pourrait ne pas réussir. Elle ne cille pas. Au cours suivant, elle rit à une plaisanterie de Mademoiselle, et je découvre un lutin facétieux, nez à retroussettes  — une autre enfant, vraiment, enfantine par son rire qui tinte et contraste avec sa voix, surprenaient grave pour une enfant de son âge.

Il y a A., qui a toujours une question qui n’est pas une question, mais un besoin d’attention et de validation ; je tombe souvent dans le piège. Il y a M., qui porte le même prénom que la nièce du boyfriend. Et H., une à deux têtes de moins que les deux autres, mais quelle bouille.

Il y a D., qui a tout et un casier à son nom dans le vestiaire, présente à tous les cours, les siens et ceux des plus jeunes. Avec elle, n’importe quel exercice tombe juste : travail propre, placement impeccable, souriante et bosseuse, je n’ai jamais rien à en dire, en oublie parfois de l’encourager ; autant dire que rapidement, je ne la vois plus, comme si sa présence, son travail étaient acquis, comme si elle avait bien plus que ses onze ans.

Il y a L., sorte de Bambi peu assurée mais déterminée. Les maladresses qui la fragilisent en classique disparaissent dans le cours de caractère, et je vois le sien qui affleure. C’est le cours qu’elle préfère, me confirme sa mère.

Il y a S., cette femme magnifique dont l’âge ne se dit plus, cou-de-pied qui déborde des pointes chaussées dès la barre, bras de qui a toujours dansé (les ports de bras ne mentent pas). Elle danse en-deça de son talent, dans un espace-bulle replié autour d’elle, et quand je l’invite à projeter davantage son regard, à nous faire profiter de sa danse, c’est comme si elle voulait et ne voulait pas y croire, indifférente et flattée, le bal a déjà eu lieu et elle danse encore. (L’avant-dernier cours, je me fais rabrouer parce que je la vouvoie et qu’il faut la tutoyer comme les autres.)

Il y a A., dont l’âge se dit à nouveau, fièrement, comme enfant les âges et demi : 72 ans, et pas en reste dans les danses de caractères.

Il y a C., plus grande et forte que moi, qui danse plus petit, comme si elle ne voulait pas encombrer davantage. Mademoiselle, qui la connaît mieux, a cru remarquer un changement chez elle, de simplement avoir quelqu’un de sa taille dans le studio — sans se hisser sur demi-pointes, encore moins sur un tabouret, les yeux dans les yeux au bout de la diago, sourire. À plusieurs reprises, Mademoiselle me fera remarquer ces amorces de déclic qu’elle décèle chez des élèves, quand sans le savoir j’envoie une correction dans le mile — quelque chose qu’elle leur a déjà dit mille fois, mais qui, d’être croisé avec la formulation de quelqu’un d’autre, reprend son chemin.

Il y a K., la gouaille rentrée, incroyable sur scène en jeune garçon et discrète en cours, qui pétille de sa voix grave quand on l’entend. Cœur avec les mains, cher(e) Fritz.

Il y a C., ses yeux, son front qui s’étonnent, sa moue qui proteste oui bon chaque fois qu’elle estime rater — sa voix intérieure est un toon muet, mais ô combien expressif. Et la manière dont elle se met à voler quand je lui demande de piquer plus loin dans les quarts de tour planés.

Il y a F., qui me raccompagne en voiture la dernière semaine et m’offre mon tout premier cadeau de professeur, du rooïbos en vrac et un livre fin à la couverture pleine d’enluminures, dans un sachet bleu sur lequel est inscrit : belle continuation « ici ou là ». Je ne sais pas si je suis plus surprise ou touchée, touchée ou surprise.

Il y a aussi celles qui ne sont pas là, les anciennes de mon époque, qui ont fait des études exigeantes, de médecine, de droit, artistiques, école du Louvre ou autre. Il y a une restauratrice de tableaux, mariée, deux enfants ; une chorégraphe contemporaine qui, marquée par la maladie d’Alzheimer de sa grand-mère, travaille sur la mémoire ; une perdue de vue mais qui a dansé aux États-Unis après être passée par le stage de la Julliard et le CNSM ; une qui fait du hip-hop maintenant mais non mais si, il me faut un moment pour superposer l’image de la jeune fille osseuse et mesurée avec la projection d’une autre femme ; une qui a repris des études pour devenir médecin… Ce studio en est si plein, de vie ; j’aimerais que toutes, chacune, me racontent la leur.

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Nouer et dénouer
L’intime, la légitimité et la confiance en soi

Avant les cours, après, à la pause déjeuner du mercredi, on discute énormément avec Mademoiselle. On s’en raconte des choses. Des pas reluisantes, des très drôles, des attendrissantes, des révoltantes, des qui emplissent le vestiaire de silence. (…) Il y a de la confiture sur les tuniques, un fantôme qui déclenche le robinet automatique du lavabo, un massage cardiaque sur un jeune cœur, des professeurs qui n’exercent plus, une autre qui ne l’est jamais devenue, des parents en pagaille.

Ma venue lui fait du bien, c’est Mademoiselle qui le dit. D’un point de vue réflexif, mais aussi cathartique, c’est encore elle qui le dit, après une nuit d’insomnie à repasser en cauchemardant tous ses examens de danse. Mon choix de revenir faire mon tutorat ici la rassure, le regard que je pose sur l’école aussi ; elle voudrait en être certaine, que l’école n’est pas un environnement toxique — elle ne l’est pas.

La vérité est que ce tutorat nous sert de thérapie à toutes les deux. J’évoque à un moment mes questionnements sur la légitimité à enseigner quand on n’a pas soi-même été danseuse, et quelques jours plus tard, sans crier gare, ceci : alle ne sait pas si je serai une bonne prof, elle ne m’a pas encore vue à l’œuvre, mais elle sait que je saurai transmettre mon enthousiasme (amour ? passion ?) pour la danse. Elle le dit samedi matin devant les mamans sur les tapis de Pilates au début de la barre au sol. Et devant les élèves à l’heure suivante, que j’avais une présence folle — une bête de scène, elle utilise cette expression qui me semble réservée aux danseurs de la génération Noureev. Il s’agit en partie de faire accepter ma présence à ses élèves-clientes, mais cela me touche.

Je revois mes tentatives infructueuses pour devenir danseuse par son prisme de professeur : avait-on le droit, avec mes capacités scolaires, de me priver d’études supérieures pour un résultat dans la danse très incertain ? Je n’étais pas assez bonne, je le sais ; j’ai revu les cassettes VHS de l’époque, ma danse en kit. Mademoiselle m’arrête, ce n’est pas vraiment ça, elle cherche… il aurait fallu trouver une école supérieure prête à faire ce pari, de tout rassembler, mais une telle école n’existe pas en France. Il aurait fallu tenter aux États-Unis probablement, mais tout n’était pas si accessible à l’époque qu’aujourd’hui où les écoles s’exhibent sur Instagram ; on ne les connaissait pas. C’est en substance ce que la psy m’avait dit — ce qui m’avait déjà apaisé —, mais il y a certaines choses qui doivent être dites par certaines personnes pour être entendues.

Ce qui achève mes craintes d’illégitimité, c’est J. : ma venue lui aurait donné envie de, peut-être, passer le DE. Cela change tout si, de n’avoir pas été danseuse professionnelle avant, je deviens un modèle plus accessible pour penser mettre la danse au centre de sa vie.

Reste la question de la confiance en soi, indissociable des compétences à acquérir et de leur validation par un regard expert. Que ce soit comme professeure ou formatrice, Mademoiselle sait encourager et se montrer suffisamment confiante pour transmettre cette confiance. Après les tout premiers cours, probablement inquiète pour la progression de ses élèves, elle liste tous les points à revoir ; j’opine et prends bonne note, il y a du pain sur la planche. Le lendemain, me voyant encore plus hésitante que la veille, elle décrète s’y être mal prise dans ses retours et change de méthode. À partir de là, elle me laisse faire la première semaine de cours sans m’interrompre, en m’apportant des retours mesurés et une aide ponctuelle discrète (oui, il faut dédoubler cette musique). Le boost de confiance est énorme : je peux m’en sortir seule. C’est bancal, mais les cours se passent. Seize heures de cours, très exactement.

Notes préparatoires pour un cours de Niveau 1
Story Instagram festive, avec un adorable canard qui danse comme un cygne

Au début de la semaine suivante, Mademoiselle me confie une clé du studio et me prévient qu’elle va intervenir davantage pour m’inviter à rectifier des choses in situ. C’est lors de cette deuxième semaine que j’enregistre un vacillement : voilà que flanche la confiance que je commençais à prendre. C’est très instructif : ces interruptions sont le seul mode de mise en situation que j’ai connu jusque là en formation pour les cours techniques ; ce n’est pas étonnant, rétrospectivement, que j’avance toujours sur des œufs.

Le mercredi de la deuxième semaine à donner cours, au troisième cours de la journée, mon cerveau cesse de fonctionner normalement et je peine tant que Mademoiselle prend en charge la fin du cours. Je peine à aligner deux idées ou plutôt : je peux les aligner, mais pas les juxtaposer ; je ne peux pas soutenir les enfants avec le nom des pas et penser aux corrections à leur donner, ni inventer à la volée un exercice pour pallier ma préparation trop courte. L’arborescence des pensées s’est fait élaguer d’un coup ; je n’ai plus qu’un tronc idiot tout juste bon à être débité en pensées monocordes. Sur le moment, j’attribue ça à un probable manque d’hydratation, mais même réhydratée, le ralentissement mental dure quelques jours — je ne trouve pas le moins du monde lente la conversation que j’ai le surlendemain avec une amie sous antidépresseurs, alors que c’est une chimie qui requiert normalement de la patience… Heureusement, plasticité et rapidité cérébrales finissent pas revenir, aidées par un allégement de l’emploi du temps : je peux me concentrer sur les dernières heures, et finir mon tutorat avec autant d’aplomb que je pouvais espérer y gagner.

Les derniers jours, on finit les cours en se souhaitant de bonnes vacances.  D., en première année, part dans le vestiaire et ressurgit dans l’embrasure  la main levée : elle n’a aucune question mais demande la parole pour raconter que sa famille a prévu de camper pendant les vacances. Chacune enchaîne puis toutes disparaissent fissa. Le tout dernier cours, avec les grandes, est tout autre : les traditionnels applaudissements polis de fin de cours ressemblent à des applaudissements de théâtre, je ne sais plus où me mettre et fais un cœur avec les mains en réponse à une phrase avec géniale dedans.

La semaine suivante, en vacances, Mademoiselle m’offre deux séances de travail théorique qui s’emplissent d’anecdotes partagées. Le dernier jour, elle est toute guillerette d’avoir reçu le faire-part de mariage d’une ancienne (quoique jeune) élève. Plus encore que les jours passés, ses yeux brillent, le visage tranché de son sourire acéré, épanoui de franchise et de générosité. Ces temps à deux m’ont donné une impression de connexion, une sorte d’intimité au sein d’une relation qui reste asymétrique car hiérarchique, mais vécue, sincère. Si ces trois années de formation ne devaient aboutir qu’à ces trois semaines passées avec elle et ses élèves, ça en aurait déjà valu le coup.

Janvier 2024, journal

Début janvier

Seconde semaine de vacances, chez le boyfriend. Il m’a fallu une semaine — une semaine pour me relâcher, et accepter de ne rien faire pour retrouver l’envie, l’énergie (et un peu moins l’urgence) de faire.

  • Faire (ne rien) : des nuits de neuf heures, des rots de bonhomme (celui-là, il était vraiment dégueulasse, s’émerveille le boyfriend, qui apprécie mes progrès en la matière).
  • Faire : bloguer et finir la relecture de mon manuscrit, dont le gros chapitre de 60 pages.

Je me savais fatiguée ; je sous-estimais l’épuisement. Le premier semestre a été hardcore, je le mesure rétrospectivement : la rentrée en septembre avec un lumbago, l’épisode de cruralgie aiguë en octobre qui me vaut un passage aux urgences, l’infiltration ratée qui me cloue de douleur au lieu de me soulager en novembre — quelques jours d’état grippal en bonus en octobre, courtesy du Covid, et la fatigue accumulée qui se traduit et se renforce par quasi trois semaines de crève hivernale en décembre. Les quelques jours d’arrêt pris à chaque mésaventure m’ont permis de tenir le coup, mais pas de récupérer pleinement : je le mesure aux nuits de neuf heures, dont j’émerge avec difficulté.

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Plus je récupère, moins m’exaspèrent les émissions YouTube que regarde le boyfriend — ou plutôt les visionnage d’émissions commentées par des Twitcheurs. Une fois habituée au ton de sa voix, j’apprécierais même Cassandre, ce jeune homme à l’analyse surdouée. J’ai beaucoup plus de mal avec deux de ses potes-admirateurs, qui hate-watchent avec beaucoup de mauvaise foi… Il me faut un moment pour comprendre que ce n’est pas tellement le principe qui me gêne (je ne fais pas autre chose quand je regarde Miss France ou l’Eurovision), que la position depuis laquelle ils parlent. Tout est revu par le prisme de la classe sociale, et forcément, être renvoyé à ses privilèges par le biais de l’ironie, qui plus est soutenue par un brin de mauvaise foi, c’est inconfortable.

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Régulièrement, dans la journée, on se demande où est le chat : souvent, à sa place derrière le rideau ou dans le bac à chaussettes ; parfois, de plus en plus souvent, sous la couette, et alors, à moins d’être démasqué couette levée, il fait le mort, qu’on jette une fringue sur le lit ou qu’on chatouille le boudin de couette à pleine main. Il fait tellement bien le mort qu’on aurait presque peur de l’écraser par inadvertance.

Chaque soir, le chat réclame sa pâtée, le dîner arrive magiquement sur la table (le magicien bosse parfois longtemps en cuisine) et on regarde quelques épisodes de Spy Family, jusqu’à ce que le boyfriend tombe de fatigue et que je relève la tête de sa cuisse (aka la place du chat, la meilleure, celle d’où l’on obtient toutes les papouilles).

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Jeudi 4 janvier

On refait nos mondes à la crêperie avec JoPrincesse ; nous sommes les avant-dernières à partir. Elle m’apprend ceci qui me paraît dingue : le delta de fatigue entre le premier et le second enfant serait plus élevé qu’entre l’absence d’enfant et le premier ; tu débloques un nouveau niveau de fatigue permanent, me dit-elle émerveillée par l’horreur de ce giga-boss.

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Vendredi 5 janvier

Dans le TGV, une phrase improbable émane du carré d’à côté : « Dans la famille des Francs, je voudrais Clovis. » On n’a pas joué au même jeu des sept familles. Qu’on se rassure néanmoins, ce n’est pas parce qu’il y a des Gaulois, Vercingétorix, la Régence ou la Saint-Barthélémy que les enfants n’ont pas fini par se disputer et s’accuser de tricher.

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Premier cinéma de l’année : Iris et les hommes. À voir si (et seulement si) vous aimez Laure Calamy. Je suis seule dans la salle avec un groupe de gamines qui n’arrêtent pas de sortir, rentrer, parler, glousser, commenter. « Mais attends, là il lui fait quoi ? » Un cunni, les filles, un cunni. Merci d’apprécier en silence.

Renversement de situation quand le chauffeur de taxi à l’écran passe une chanson que je ne connais pas plus qu’Iris : les gamines se mettent à chanter-hurler en cœur. Je me suis sentie boomer. (C’était Booba — et de la “socialisation inversée”, j’ai appris ça l’autre jour avec Cassandre.)

Heureusement, la mère d’une des filles est venue les chercher aux trois quarts du film, je ne sais pas comment on aurait toutes ensemble survécu à la scène où l’héroïne rencontre son match NoVanilla, avec cordages et baîllon. Perso, c’est pour l’épisode de comédie musicale au milieu des HLM que je n’étais pas prête.

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Apéro après le cours de posture. Mon cake roquefort-poire-noix semble plaire. Je me laisse fasciner par une nouvelle, qui, en plus d’être ergothérapeute, a tenu une école de pole dance et, depuis qu’elle l’a fermée, a repris des études de psychologie et suis des cours de danse classique et d’escalade deux fois par semaine. Elle a le verbe incisif et brille dans l’auto-dérision, genre de personnage stimulant à côtoyer. Et pourtant. En sortant, je me rends compte qu’elle n’a posé aucune question à personne, qu’elle a absorbé toute l’attention qu’on lui portait, éclipsant même l’amie qui l’introduisait, une discrète danseuse classique que je vois régulièrement et que j’aurais pu apprendre à connaître (le regret était peut-être mutuel, nous avons discuté après le cours suivant…). Quant à S., que je me réjouis à chaque fois de retrouver et avec qui je suis persuadée que je m’entendrais bien, je me suis une fois de plus trouvée dans l’incapacité d’engager avec elle une conversation suivie. Il est parfois bien difficile de se lier.

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Lundi 8 janvier

Cette professeure fait secouer les mains “pour de vrai, jusqu’à ce que ça fasse mal” avant de faire les petits sauts, pour les éprouver sans tension dans les bras. Mon dos m’interdit de sauter, mais depuis mes relevés au fond de la salle, j’aurais tendance à croire que ça fonctionne.

Elle explique que dans l’attitude à la seconde, chez les chorégraphes néo, la jambe en elle-même doit être en dehors, mais pas le pied, de sorte à ce que le cou-de-pied soit visible à son acmé — il doit prendre la lumière. C’est justement le degré de rotation naturel de mon en-dehors à son maximum ; voir la semelle du chausson dans un développé à la seconde est pour mon corps de la science-fiction.

Prêtez attention à ce que fait le pied de derrière, nous enjoint-elle. C’est ce qui fait qu’on regardera un danseur plutôt qu’un autre dans une « simple » marche — ce mot entre guillemets, elle ne l’emploie pas, elle sait, nous rappelle que marcher est l’une des choses les plus compliquées qui soit en danse. Imaginez que vous marchez sur de la mousse en forêt ; c’est comme si vous arrachiez un morceau avec le pied de derrière et le recolliez au pas suivant. 

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La pièce sur laquelle nous allons travailler retrace les dernières heures de filles et femmes fusillées pour résistance pendant la guerre d’Espagne. La maîtresse de ballet évoque leur enfermement, la torture puis leur regroupement dans une même salle en leur demandant d’écrire leur dernière lettre. C’est toujours gai, ce qu’on nous fait travailler, note N. à la pause, nous rappelant le fleuve des damnés et leurs mouvements torturés en septembre. Sans doute expie-t-on des siècles de fées et de princesses sur pointes.

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Chungkinq Express au cinéma. Le changement de protagonistes en cours de route me déroute, faisant du fast-food qui donne son nom au film un simple point relai entre deux histoires.

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Mardi 9 janvier

Rêve. Je retrouvais mon nounours de toujours taché, imbibé par le haut d’une encre orange, la pupille en plastique noir opaque cernée par un plastique translucide marron-orangé, il avait les yeux bleus pourtant ; c’est un autre nounours qui a ses yeux, je les récupère et procède à l’échange, ils partent et se remettent en place avec la facilité de boutons pression ; qui donc dans le bureau a joué cette mauvaise plaisanterie, collecter des ours en peluche et intervertir des parties d’eux, il récidive, je retrouve mon nounours de toujours dans son gris délavé du bleu, mais il n’a pas sa toute petite truffe en plastique depuis laquelle je le faisais tenir en équilibre sur le bout de mon nez, et sa face arrière est doublée d’un autre tissu bariolé ; je ne me rappelle plus si je pleure plus pour le carnage orange ou pour l’hybridation qui fait passer pour du raccommodage un acte barbare qui m’inspire l’horreur qu’on peut avoir pour Frankenstein ; je hocquète avec difficulté le chagrin de l’irréversible, de l’impossible jamais-plus.

Dans le même rêve, je rejoins une tablée avec mes nounours malmenés dans un sac plastique rectangulaire ; la fille plutôt blonde à côté de moi, une fille du passé qui ne m’intéressait guère, me prend les mains, on se prend les mains, sous la table on se caresse les doigts, ma belle-mère ironise en nous voyant, elle comprend mieux ; les rats qui grouillaient tranquillement à côté comme des chiots se mettent à attaquer, un convive puis plusieurs, je défends le sac avec mes nounours mais pas la fille, la fille je la laisse se débattre avec les rats, deux ou trois, qui lui grimpent dessus, tant pis, je dois virer celui qui s’agrippe à mon sac orange avec les nounours, je pars.

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La maîtresse de ballet est une de ces femmes sèches, sèches, sèches et belles, belles, belles. En vieillissant encore, elle deviendra noueuse comme un arbre. Pour l’instant, c’est une liane, dont le corps souple disparaît dans des vêtements noirs, larges même quand ils sont coupés de manière à être moulants. Ses grands yeux reflètent tout avec intensité et sa bouche, fine, fine, fine se tord régulièrement en une amorce de sourire qui désamorce la sévérité de son visage. Deux rouleaux transforment sa queue-de-cheval en une coiffure bien plus élégante, les cheveux non plus attachés mais noués par une unique mèche argentée comme un ruban. Il paraît qu’on blanchit par mèche quand on a traversé un épisode difficile. J’aime que ce signe de vulnérabilité, qui naît dans la nuque et pourrait être dissimulé sous l’épaisseur de la chevelure, soit au contraire ramené dessus, délicatement revendiqué.

Assise pour ménager mon dos en convalescence, je l’observe des heures durant montrer, parler, faire, refaire, montrer encore, inlassablement, sans jamais laisser penser que ça aurait dû être appris les premières fois qu’elle a montré ; c’est normal, ajoute-t-elle même pour rassurer, chacun apprend à sa vitesse, ça va venir. Elle observe, reprend, encourage quand une correction s’incorpore. C’est bien, les filles. L’appréciation ponctue le cours, sans que cela sonne jamais comme les good américains, qui accueillent tout essai, même et surtout médiocre (cette échelle nécessite un very good pour que ce soit pas mal et un excellent pour que ça commence à être vraiment bien). C’est bien, les filles. Commentaire heartfelt, on sent son cœur, sa générosité quand elle le dit ; c’est que c’est vrai, mérité. C’est le jour et la nuit avec le chorégraphe venu en septembre, prêt à nous coller du poisson à tous les repas pour en finir au plus vite, qu’on apprenne vite vite enfin pour qu’on puisse travailler, travailler encore, plus, par-delà l’épuisement, pour peut-être ne pas causer d’injustice à sa précieuse chorégraphie. La maîtresse de ballet a la même exigence, une attention tout aussi poussée au détail, mais elle règne par le partage, non par la peur. Je l’observe des heures durant montrer, parler, faire, refaire, montrer encore, inlassablement. Parfois je ne vois plus ce qu’elle montre, je ne vois que sa beauté, sa mèche de cheveux grise comme le trait argenté d’un calligraphe, son cou-de-pied incroyable, toujours là où il faut, soulignant le travail de la jambe sans préciosité mais avec précision, élégance. Je pourrais la boire à force de la regarder, d’être fascinée à chaque fois par le mouvement qui échappe au corps.

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Vendredi 12 janvier

Si vous avez vu une procession de bunheads portant des chaises rue de l’Épeule à Roubaix, c’était nous. 10 filles, 11 chaises. On aurait dit une performance contemporaine de déambulation urbaine.

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Samedi 13 janvier

Les filles sont déjà sur place depuis plusieurs heures lorsque je les rejoins au théâtre. Autorisée à prendre des photos, j’en profite pour m’entraîner à capter l’acmé du mouvement — qui n’est parfois qu’une vue de l’esprit, une impression de deux moments superposés, parfaitement distincts sur les photographies. En réalité, la jambe est déjà redescendue quand le buste amorce son déséquilibre spectaculaire.

Je me suis dit : ah, elle l’a eu. J., l’une des danseuses, me témoigne la satisfaction d’avoir entendu le déclenchement de l’obturateur aux bons moments. Ce n’est pas très difficile quand on a passé la semaine à assister à la répétition des six mêmes minutes de chorégraphie, et qu’on laisse son appareil en mode automatique (le photographe de l’école me confie s’en contenter lui aussi la plupart du temps). Cela me réjouit quand même, de capter quelques traces de beauté et de les montrer à celles de qui et à qui elle échappe.

Après la répétition, la maitresse de ballet discute un peu avec quelques danseuses restées sur les marches qui serviront de bancs au public. Elle regrette de ne pas avoir eu un temps d’échange privilégié avec chacune d’entre nous, pour savoir par exemple, elle se tourne vers J., pourquoi tu n’auditionnes pas. Désarçonnée par cette marque d’estime décochée avec la soudaineté d’une pique, J. balbutie qu’elle n’a jamais envisagé d’être danseuse, qu’elle pensait ne pas en avoir le niveau. La maîtresse de ballet la contredit : ce type de répertoire lui convient particulièrement bien, elle devrait auditionner ; certes, elle trouvera toujours des filles meilleures qu’elles dans le cours classique, mais quand ils passeront aux ateliers des chorégraphes, là… ils verront ce que nous voyons, mais qui n’est pas audible venant de nous, ses camarades, qui l’est en revanche d’une maîtresse de ballet : J. est une très belle interprète. Nous renchérissons, nous en sommes toutes persuadées, mais elle, tombe des nues. Plus tard en coulisses : ça l’a touchée, elle ne pensait pas, c’est — son cou s’avance et ses yeux s’écarquillent tandis que ses lèvres se resserrent ou se pincent, coites. C’était émouvant d’assister à cette marque d’encouragement sous couvert de comptes à rendre (pourquoi tu n’auditionnes pas ?) — beaucoup de tendresse passée par la pudeur d’une question abrupte. La maitresse de ballet n’a pas tirée J. à part, qui plus est, pour lui signifier une supériorité qui évacuerait le reste de ses camarades ; elle l’a fait devant nous qui pouvions l’encourager, en petit comité. C’était comme un bref moment d’intimité, qui ne nous concernait pas directement mais qui nous excluait pas pour autant, et je me suis sentie à juste distance de l’envie, l’admiration et la nostalgie, confortée dans mon rôle naissant de celle qui encourage, en même temps que meurt le regret de celle qui aurait aimé entendre ces mêmes mots s’adresser à elle — l’adolescente déçue à une distance infranchissable pour le futur professeur assis ici et maintenant à côté d’une jeune femme qui ne sait pas sa valeur.

Plus tard, le public s’installe partout autour de moi et des quelques autres élèves qui n’ont pas pu prendre part aux répétitions. Une professeure qui m’est sympathique me demande si elle peut s’assoir à mes côtés et nous échangeons quelques mots. Elle s’étonne de mes problèmes de dos si jeune, puis comme prise d’un doute me demande mon âge : ah non, plus si jeune. Ça m’a fait drôle, et c’était drôle, un peu, venant d’une femme de bien vingt ans mon aînée, mais c’est vrai, biologiquement vrai, mon corps a commencé à vieillir il y a une quinzaine d’années.

Pendant le filage ou le spectacle je ne sais plus, pendant le spectacle je dirais, de l’eau a coulé sous les ponts sous mes yeux. L’émotion d’être là, de les voir si belles, assise là en face d’elles, à leur place et à la mienne. Je me suis hâtée de faire disparaître les traces de cette émotion kitsch car auto-complaisante (fut-elle pour un soi passé avec lequel on coïncide le temps de s’apercevoir qu’on ne coïncide plus avec lui et d’en être ému).

Les filles : celles du groupe classique (les clacla, dixit les deuxième année) et celles de la promo. Dont Z., dont je découvre le solo lors du filage. Elle danse avec l’intensité qui est la sienne dès lors qu’on n’essaye pas de la déraciner de son vécu de danseuse et chorégraphe (malgache, la cinquantaine), projette une ombre plus grande qu’elle sur le mur du fond, une silhouette assez grande pour que les gants de boxe attachés tout en haut soient à la hauteur de ses poings — en réalité, il faut qu’on lui fasse la courte échelle pour qu’elle les décroche tout juste. À chaque fois que j’intercepte son regard, son sourire en fait naître un sur mon visage en miroir. Pour elle, c’est l’inverse, c’est-à-dire la même chose (elle sourit de me voir lui sourire), si bien qu’on ne saura pas qui d’elle ou de moi est l’œuf ou la poule ; on se sourit, dans le flou du pronom réfléchi. Lors de la représentation, les gants de boxe sont finalement tendus à une enfant qui ne veut ou n’ose pas s’en saisir — c’est qu’il faut soutenir le regard de Z., il s’en passe des choses là-dedans. L’offrande rouge est déposée aux pieds de l’enfant ou récupérée par sa grande sœur, et Z. s’enfuit, méfait accompli.

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Dimanche 14 janvier

Quelle idée de dégivrer son frigo alors qu’il neige dehors ? Les doigts gelés, je repense à l’ex-compagnon de Mum, qui, quand l’une ou l’autre de nous deux avait froid aux mains, demandait si on avait trié les glaçons (lui passait beaucoup de temps à trier des boulons).

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Seconde moitié de janvier

Tutorat de fin de formation, nous y sommes : me voilà de retour dans l’école de danse que j’ai fréquentée à la fin de l’adolescence, pour un stage si riche en émotions et apprentissages qu’il mérite un post dédié.

J’ai un peu l’impression de revivre mes années de fac, à rebondir d’un endroit à un autre, attraper des trains à la volée, une bise à Mum, je rentrerai ou pas pour dîner. J’ai juste remplacé Ivry par Montrouge, la gare des Chantiers s’est modernisée, et c’est l’emploi du temps du studio de danse qui est affiché sur le frigo, avec les cours de Pilates de Mum et ses journées de télétravail rajoutés au crayon. Je fatigue plus vite aussi, et me lie avec le bus 6240.

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Lundi 15 janvier

Sans avoir pris la peine de ne serait-ce regarder un plan, je descends du train et, dix ans plus tard, la ville et les souvenirs s’organisent autour de moi pour me guider naturellement jusqu’au studio de danse de mon adolescence. Dans le jardin qui jouxte la gare, je me demande simplement où est passée la ligne de désir que les habitués empruntaient. Passait-elle à travers l’aire de jeu grillagée ? La contournant, je découvre que le grillage enjambe les dalles d’un chemin pavé ; la confirmation me fait sourire.

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Vendredi 19 janvier

La neige cafte : des pattes de chat sont passées sur le muret.

Les brunchs avec M. sont toujours riches en calories et discussions. Cette fois-ci, j’en ressors avec l’envie de lire un jour le manuel de Clémentine Beauvais sur l’écriture de littérature jeunesse.

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Jeudi 25 janvier

Malgré le plan anti-déprime de janvier de Melendili, l’enthousiasme est en berne. Pour contrer la morosité du froid et des réformes scolaires, on mise sur les bimbimbaps versaillais, les mystères amicaux et celui des kiwis-rouges-au-petit-goût-de-framboise.

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Samedi 27 janvier

Un nuage de brume s’étend juste au-dessus de la pièce d’eau des Suisses comme une installation d’art contemporaine, et le givre blanchit la photo que je laisse filer floue. De Versailles à Saint-Cyr, la lune file entre les branches sans s’y accrocher ; dans le bus on fait la course avec elle. Personne ne gagne, la beauté me déconcentre en chemin. Je tente d’en photographier des traces et lorsque je m’arrête sur celles que les avions ont laissé sur le lavis matinal du ciel, un garçon derrière moi se penche pour voir à son tour ce qu’il y a à voir ; j’espère qu’il a vu.

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Dimanche 28 janvier

Avocat, feta, noix de cajou : dans une soupe maison, les toppings ont du bon.

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Lundi 29 janvier

Portée fermée ou mur reconstruit, béance comblée ?

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Mercredi 31 janvier

Le premier jour du tutorat, une maman d’élève fait signe à la porte-fenêtre. Je me mets spontanément en retrait pour que la professeure de danse puisse s’entretenir avec elle, mais elle me fait signe de la suivre : « C’est une maman d’élève un peu spéciale. » Et pour cause : ce n’est pas une maman d’élève, c’est M., ancienne copine de lycée-prépa-fac que je n’ai pas revue depuis plus de dix ans. C’est elle sans hésitation, et en même temps ce n’est pas elle, c’est une maman d’élève, de deux élèves, même : la petite M., d’accord, je veux bien, à la rigueur quoi, mais la grande L., ce n’est pas possible, comment la grande L. peut-elle être sa fille ? Passés les holala et les mais non, on s’échange nos numéros et on se donne rendez-vous pour déjeuner ensemble le mercredi suivant — seul créneau commun pour une apprentie-prof de danse et une institutrice. Une galette et une crêpe full marron pour se raconter une décennie de vie, par bribes : sa cartographie professionnelle et privée des environs de Versailles, son aînée prudente qui vit danse et musique, sa cadette drama queen qui a hâte d’avoir fini ses études pour vivre sa vie d’artiste (sic), son compagnon reconverti dans l’hypnose, ses récents cours de violoncelle (je veux !)… et toujours la même gouaille brune, opulence de boucles, bijoux et fantaisie.

Le mois a été crêpe…