Rallier Bristol depuis Brighton nous prend quatre heures au lieu des trois annoncées par le GPS : la faute à un énorme accident sur la voie d’en face (circulation à l’arrêt complet sur des dizaines de kilomètres) et un total manque d’anticipation sur la date de cette étape. On aurait dû se douter que nous serions pris dans la migration des vacanciers le samedi de la mi-août. Les aires d’autoroutes sont rares : à mi-chemin, nous sortons à la recherche de toilettes et mangeons nos œufs durs sur un muret devant un pub (privatisé pour la journée). Pour la seconde moitié du trajet, je m’installe à l’arrière de la voiture et m’endors ; les sièges y sont moins hostiles pour le dos (et le nerf fémoral qui envoyait des signaux).
La disponibilité et les tarifs des hébergements nous ont conduit à choisir Bristol comme point de chute pour rayonner sur Bath et Oxford. Par curiosité et parce que nous sommes trop fatiguées pour entamer la visite des joyaux sus-nommés, nous partons à la découverte de Bristol. Nous essayons de ne pas nous arrêter aux habitations sales, tristes et délabrées que nous longeons en traversant la banlieue Est (traditionnellement la plus pauvre des villes) et attendons le centre-ville pour nous faire une idée. Las, la ville est laide. Même les vieilles pierres sont sans charme, telles les ruines de l’abbaye utilisées comme entrepôt-dépotoir par les jardiniers de la ville.
Bristol me fait l’effet de Glasgow : une ville qui n’a pas grand intérêt si on n’aime pas picoler. Nous tombons d’accord avec Mum : nous préférons définitivement l’Angleterre des salons de thé à celle des pubs. L’Angleterre posh, quoi. Bristol restera dans nos souvenirs comme une running joke : à Bath, à Oxford puis dans les villages pittoresques des Cotswolds, on s’excusera l’une auprès de l’autre, je suis désolée, je sais que tu aurais tellement préféré Bristol…
En suivant le fleuve, nous arrivons dans une zone à mi-chemin entre les docks londoniens et le canal Saint-Martin au niveau de la Villette, qui grouille de bars bruyants (il est l’heure de la bière). Au moins est-ce vivant. Près de l’eau, un pantin pendu par les pieds est secoué en tous sens au bout d’un élastique. En nous approchant de l’engin de chantiers auquel il est suspendu, nous découvrons que ce n’est pas du tout un pantin, mais un humain en chair et en os — en vertèbres malmenées, même. J’ai du mal à imaginer que les gens paient pour exercer cette violence sur leur corps, sans qu’aucun système ne sécurise un alignement minimal de la colonne vertébrale.
Entre la bagnole, la marche et le bruit, nous sommes rincées. Le rapport kilomètres / mirettes (neuf / bof) est le plus mauvais du séjour. Quelque part gris, Mum me parle d’un souvenir d’Italie en réalité norvégien, sis à Oslo. Quelque part gris encore, nous cherchons le plus court chemin pour rentrer. On a repéré un restaurant indien pas loin du AirBnB, ça fera l’affaire. Ça fait plus que l’affaire : Msala Library est probablement le meilleur restaurant indien où j’ai jamais mangé, goûtant un plat inouï de mes papilles — des épinards aux pignons de pins, raisins secs, oignons caramélisés, épices et piment, perfect balance between sweet & spicy je confirme. On répète delicious plein de fois, les serveurs papadoum (nous déclinons à chaque fois, les plats sont trop bons pour perdre de la place en galettes).
De Bristol, outre ce restaurant indien, je retiens surtout notre AirBnB, non pour quelque charme AirBnBesque standardisé ou pittoresque, mais pour l’amusement de deviner qui y habite. La bibliothèque et un certificat encadré indiquent que l’on dort chez un psy… sportif ? (des suppléments protéines dans les placards)… buveur de thé (trois boules à thé en forme de boule plus une pyramidale, soit tout de même quatre boules à thé pour un seul homme)… raffiné ou bien conseillé (c’est évidemment un biais sexiste, mais j’imagine spontanément les mugs Morrison, le bain moussant à la lavande et les bougies autour de la baignoire choisis par une femme). En tous cas, on y dort très bien — et Mum, les jambes surélevées, parce que la visiteuse japonaise avait raison : les sols ne sont pas droits.
Les friend awards semblent être un truc apprécié des Anglais. Il y en avait un dans la chambre que j’occupais à Brighton : la classe félicitait cette petite fille pour être une super camarade, toujours prête à partager ses expériences, mais aussi à écouter et aider les autres, toujours de bonne humeur, adorant la gym, etc. Quelque chose à mi-chemin entre le portrait chinois et l’évaluation de soft skills qui ne rentrent pas dans le cadre scolaire mais qu’on voudrait valoriser. À Bristol, un équivalent pro est affiché au-dessus de l’imprimante ; il détaille à quel point notre hôte a été un excellent compagnon d’équipe et énumère tout un tas de qualités et d’événements souvenirs, comme le fait qu’il fasse un ketchup maison meilleur que le ketchup (ou était-ce une soupe ? je ne me souviens plus). Est également mentionné le fait qu’ils ne mentionneront pas l’épisode de l’écureuil ; depuis, cela me taraude : what on earth happened with that squirrel, Alex? I need to know. (I never will.)
À notre arrivée à Brighton, le AirBnB sent l’humidité. Ou le renfermé. Une odeur pas agréable, forte. Je répugne à rentrer après être ressortie pour dîner. Mum prend la chambre du haut et je dors dans celle d’une petite fille qui fait du foot, de la musique, de la gymnastique et de la danse — il y a un diplôme de la Royal Academy of Dance au-dessus du lit. J’envoie une photo à N. (nous avons toutes deux commencé la danse avec cette institution) et elle fond : avec distinction, en plus !
Le pub du coin de la rue a
des burgers VG à la carte (oui, au pluriel, il y en a deux, nous commandons les deux)
une table haute pour bébé
une cookie jar remplie de biscuits pour chien
une guirlande de photos de chiens
un serveur adorable
une tablée de femmes qu’on imagine mères de famille ou pas du tout, ça pourrait être une soirée entre copines, Tupperwear ou queer
— une atmosphère familiale qui, pour tout dire, ne correspond pas à l’idée que je me faisais d’un pub.
Comme la pizza de la veille, frites et burgers se digèrent étonnamment bien.
Jeudi 15 août
Je petit-déjeune d’un scone au fromage assez gros pour, peut-être pas assommer quelqu’un avec, mais disons briser une vitre. Difficile de ne pas jouer avec telle nourriture : Mum immortalise mon (sur-jeu) de casseur agressif. Nous nous attardons à la table du petit-déjeuner bien après avoir fini de manger ; il est si agréable de discuter sous l’ouverture du toit vitré et les quelques rayons de soleil qui nous tombent dessus.
Les habitants ont dû emporter leur sèche-cheveux au camping ; j’agite les miens au-dessus du grille-pain (McGyver ne sort pas la tête mouillée quand il fait frais). Comme convenu, ils ont en revanche laissé leur chat : Bobby-the-cat est très câline quand il s’agit d’obtenir sa pâtée.
Le AirBnB se trouve dans un quartier résidentiel en hauteur. Des rues pleines de petites maisons de couleurs pas toujours assorties : un brouillon de color artist qui ferait des essais pour sa palette perfect. Au niveau individuel, entre murs et porte, ça marche parfois, mais il faudrait un graphiste pour harmoniser les couleurs des rues, en camaïeux ou teintes qui tranchent.
Sur le front de mer, on trouve la fameuse jetée, évidemment, mais on n’imaginait pas le contre-champ comme ça, ni l’une ni l’autre, pas si grande ville, pas avec des bus à deux étages à deux rues de là. Il y a un petit côté destroy aussi, qui peut-être empêche le kitsch ? Authenticité de la peinture corrodée.
Sur la plage, les mouettes : they own the place. Quatre jeunes gens en maillot de bain vont dans l’eau, entre les deux drapeaux qui délimitent l’aire de baignade, dans le vent, le froid et les rouleaux. On les regarde sous la capuche de nos hoodies, les mains un peu plus enfoncées dans les poches.
À 15h, nous déjeunons indien au milieu d’une forêt magique de guirlandes lumineuses et de cordes : les lianes ne sont autre que les tenants de balançoires, à l’amplitude restreinte par des chaînes pour qu’on n’aille pas faire du tape-cul aux voisins. Le serveur propose des chaises normales comme alternative, mais évidemment nous préférons the fun ones. Et le cœur et le corps balancent devant la carte. Nous découvrirons plus tard que le restaurant est franchisé : watch out for Mowglie.
Les peluches Jellycat se multiplient dans les vitrines : des marshmallows chez Waterstone, une aubergine Dracula dans une boutique de jouets, une grosse mouette en peluche sur une maison de souris un peu plus loin. Toujours l’enfance, partout. Et l’inventivité graphique. Dans les papeteries, sur les présentoirs des cartes postales, les devantures des magasins et les murs de la ville, omniprésente. Les o des DoNUTS volent.
Ni couleurs, ni revêtement, ni métaux : le Royal Brighton Pavilion ne nous emballe guère avec ses formes indianisantes sans aucun atour. Nous le contournons, dubitatives, en cherchant toutes les quotes qui pourraient résumer le lieu :
« Une maquette en attente d’être peinte. »
— la souris
« Comme si on avait mis du fond de teint et oublié de se maquiller. »
— Mum
Le seul véritable attrait de ce bâtiment est de n’avoir rien à faire là. Incongru, je l’aime autant en silhouette sur les poubelles de la ville. Une photo que je n’ai pas prise : le pochoir blanc du Royal Pavillon sur une poubelle vert sombre devant une maison vert clair.
Le crachin nous fait accélérer le pas — en montée. La soupe réchauffée est tout indiquée. Mum s’endort devant Les Animaux fantastiques, alors que je suis tout heureuse de retrouver le Niffleur et les fossettes d’Eddy Redmayne. J’ai l’impression de l’avoir vu hier. Hier il y a 8 ans.
Vendredi 16 août
Au réveil, je repense au SDF croisé sur la promenade près de la plage dans son sac de couchage, la tête relevée par le coude, un Philippe Katherine Poséidon qui regarde passer les touristes. La lumière filtre à travers les rideaux, projette sur le mur des rayures chargées de la couleur des boules en papier qui enguirlandent la fenêtre. Je me rendors. Au réveil, j’ai l’impression que je pourrais dormir toute la journée, enveloppée dans la douceur de l’oreiller et de la couette, pourtant pas si douce. Toutes les sensations me semblent pouvoir être ressenties avec volupté. La fraîcheur du (beau) jour en passant la tête par le vasistas. La proximité de la mer invisible autrement que par le cri des mouettes.
Cette fois nous descendons jusqu’à la mer par Queen’s Park – l’occasion de croiser des écureuils et des nénuphars en cage (leur nature expansive contenue par des espèces de casiers à homard, des mouettes pour geôliers). La mer en vue n’est pas pour autant directement accessible. Passage souterrain à emprunter, voies à traverser, murets à enjamber : c’est comme en Calabre, la plage se mérite. Et elle a ceci de génial : des toilettes publiques (certes partagées avec les mouettes, dont une perverse qui ne me quitte pas des yeux).
Il fait beau. Presque chaud. Beaucoup plus beau et beaucoup plus chaud qu’on aurait pu l’escompter en partant ce matin — sans maillot de bain. Entre les vagues si grises hier et l’air si frisquet ce matin… Je regrette. J’envisage me baigner en culotte et serais presque prête à faire fi de la gêne seins nus s’il n’y avait le froid et l’humidité à mettre en balance pour la suite de la journée. C’est trop bête. Cela prend si peu de place, un maillot. Sur un coup de tête, j’abandonne le conditionnel passé (j’aurais du) et décide de faire l’aller et retour, vingt-cinq minutes de marche en dénivelé, pour aller chercher maillot et serviette. Je laisse Mum dorer somnoler sur la plage et me lance, transpirante, enthousiaste, dans ma virée un peu folle, un peu fofolle.
Je marche seule à grande enjambée, prise d’un sentiment de liberté vivifiante, vole quelques photos au passage, suis enfin de retour, puis dans l’eau. Cela aurait été trop dommage de louper ce bain de mer, mon unique occasion du séjour et de l’été. La brasse face au Pier a quelque chose d’improbable. Moins cependant que la discussion que j’engage dans l’eau avec une Allemande de Cologne, qui a laissé son boyfriend sur la plage. On échange des banalités puis des tips, elle me conseille The Little tea room in The Lanes et je tente de lui décrire le cheese scone : — It’s like Brot und Käse, only… — … only better, that’s what you’re trying to say ? elle rigole.
Je cherchais juste : plus chmouch chmouch, plus moelleux. Fluffy? Mon anglais est rouillé.
Lunch time : sandwich triangle et pas triangle. 2 x 2£ et nous nous promenons sur le Pier, dénichons deux transats un peu éloignés des attractions bruyantes. Ici, les glaces à rien sont servis avec un bâtonnet de chocolat : whip & flake, je dois goûter. Après quelques stands hors de prix ou en rupture de stock, c’est chose faite : le bâtonnet s’émiette, on dirait une stracciatella en kit, non mélangée. On digère et on somnole sur un banc étoile pas loin de la maison renversée qui marche sur le toit puis on longe la plage longtemps, jusqu’à une langue de pelouse et un Crescent bien peu balnéaire qui s’avèrent appartenir à la commune suivante, Hove.
Après quatorze kilomètres de balade dans les pattes, nous sommes de retour. Ratatouille et œufs cassés dedans façon chakchouka, nous dînons à la maison. Puis regardons la fin de Fantastic Beasts. J’ai décidément grand plaisir à le revoir.
Je pars pour Paris un peu à reculons alors que je me stabilisais dans une routine-reprise en main. Mais le boyfriend et nos discussions et son amour, ce qu’il me fait comprendre de moi, enveloppée dans sa tendresse.
Mardi 2 juillet
Rêve. Fête familiale. Mon ex fait un malaise, il faut faire vite, les numéros d’urgence ne fonctionnent plus, le 18, rien, 118-218 n’est pas adapté, il est raide, il va mourir, je m’escrime sur mon téléphone, il meurt, il est mort, je suis secouée de spasmes insurmontables. Je ne sais pas si ce sont eux qui me réveillent ou les enfants du dessus.
Un bon ramen au bouillon épais, mousseux presque, avec sésame, cacahuète, noix de cajou : je me brûle un peu les papilles dans ma hâte-appétit.
Mercredi 3 juillet
Rue du Maine, deux imbéciles à deux roues manquent de me renverser en voulant dépasser une file de voitures arrêtées, alors que, les ayant dépassées sur le passage clouté, je vérifiais les véhicules qui auraient pu arriver en sens inverse. Cri. Ma transpiration se met à puer.
Mon ancienne carte bleue de bibliothèque est découpée aux ciseaux, consciencieusement en six morceaux. Cela m’attriste un peu, mais je lutte contre la nostalgie : elle est remplacée par une carte rouge aux lettres blanches qui me fait par contraste prendre conscience du graphisme daté de celle qu’elle remplace. À nous deux (ressources numériques de la ville de) Paris !
Le boyfriend et moi retrouvons Mum dans une crêperie de Montparnasse pour se voir et fêter la non-retraite mais quand même départ de Mum, que ça chiffonne, les choses pas carrées. Elle est enfaitée de sacs et en sort : un guide de vacances de l’Angleterre avec un post-it coloré qui mène directement aux Cotswolds ; des petites boîtes en carton allongées qui contiennent des éventails corporate (j’ai failli les refuser puis me suis rappelée que je suis prof de danse, maintenant, et que cela peut être fort utile pour travailler la variation de Kitri) ; mon manuscrit pour me montrer ses corrections, que je prends en photo au téléphone — nous sommes côte-à-côte. En face de moi, le boyfriend s’aperçoit quand sa galette arrive devant lui qu’il a oublié de la demander dans une crêpe de froment, mais se régale sans que son allergie au sarrasin déclenche autre chose que mon inquiétude.
Jeudi 4 juillet
Rêve. Embauchée dans le corps de ballet de l’Opéra (!) c’est mon premier spectacle. Je me rends compte juste avant que je n’ai pas de collants roses ni de poudre blanche pour l’acte blanc. Pas de faux chignon non plus pour coiffer mes cheveux courts. Et il faut que je révise la chorégraphie que je ne connais qu’à peine, c’est la panique. Tellement la panique que je n’entre pas en scène, je me saborde, on ne voudra jamais me garder après ça, c’est la panique. Mais quand je m’explique-excuse auprès de Claude Bessy (mon inconscient a vraiment du retard), elle semble comprendre. Je dois me reprendre, travailler.
Vendredi 5 juillet
16 km dans Paris, avec C. (nous suivons le GR75) puis L. (nous poursuivons l’idée d’une glace Berthillon, qui se transforme en sorbet). On parle d’argent, de budget, pas mal (avec C. et avec L.), de ce qu’on mange ou grignote quand les soirées se font sur l’heure du dîner, de changement professionnel et des fleurs qu’on se met à apprécier en vieillissant, c’est un truc de vieux, des trentenaires qui disparaissent dans leur famille (avec C. dont la sociabilité se reforme autour de compagnons culturels gays) et des gens qui semblent plus beaux à Paris mais qui sont probablement juste mieux habillés, peut-être aussi plus riches et mieux soignés (suggère L.).
Je prends des nouvelles de Paris : la ligne 14 à Maison Blanche et la voile tendue au-dessus de la station, qui de loin semble refléter les moirures d’une étendue d’eau et de près se morcelle en milliers de carrés de papier qui ondulent sous le vent ; le prix des glaces Berthillon grimpé à 6,50€ chez les revendeurs les moins chers ; les barrières métalliques partout à cause des JO, les gradins vides le long de la Seine boueuse, des palmiers sur le pont Louis-Philippe-sur-la-Croisette ; la flèche de Notre-Dame ré-érigée, construction bicolore que la pollution n’a pas encore harmonisée.
J’ai enfin la sensation de profiter des longues soirées d’été, les fesses posées sur diverses pierres, diverses marches sur les quais de Seine puis dans un square près de Saint-Michel — jambes et salive épuisés.
Survoltée, j’assaille encore le boyfriend avec le récit de la journée. Il trouve comment m’ôter les piles : en me massant les jambes. Je grogne de plaisir et douleur mêlés, glissant toute douce toute huileuse d’arnica dans un pré-sommeil sans courbatures.
Samedi 6 juillet
Rêve. J’ai un devoir à rendre avec des réponse sous forme de dessins, mais le temps mais la tâche, ça m’échappe.
La chouine de m’arracher au boyfriend (concomitance de chouine hormonale, je réaliserai dans le train).
Goûter de balletomanes. On se croisait il y a tellement d’années que (hormis IkAubert, que j’ai davantage côtoyée) les retrouvailles ont des allures de rencontre. C’est techniquement vrai pour deux des trois pulls rayés : S. est venue avec ses filles de 9 et 12 ans, dont j’ai peut-être eu vent de l’existence bébés. Pour les adultes, les mères, je mélange pseudos et prénoms, mais je reconnais les visages, retrouve leurs expressions, leur beauté approfondie par les années, plus personnelle, plus elles. On hésite, on commande : mon moelleux à la crème de marron n’est pas très grand mais il est très moelleux, et le thé vert glacé gingembre-citron-menthe me ravit, sans trace de ce goût âcre que donne souvent le thé trop infusé. Je sirote et la boisson et la conversation avec plaisir. Tout le monde est encore fervent balletomane, même si tout le monde ne pratique plus aussi assidûment depuis le Covid, depuis les enfants, depuis l’inflation aussi. Nous connaissons mieux désormais les noms des étoiles qui partent ou sont parties à la retraite, remplacées par les anciens petits jeunes eux-mêmes remplacés par des visages et des noms dont nous avons perdu ou commençons à perdre le fil. IkAubert nous appâte avec des programmes de ballet dont elle voudrait se délester et qu’elle sort de son sac — c’est la ruée vers le passé, les dates sur les tranches décorrelées de mes souvenirs. Les quatre petits cygnes s’envolent pour le Lac à Bastille (la team rayée, rejointe par une cousine) et nous sommes encore trois à discuter trois quarts d’heure sur la place. La prochaine fois, avant dix ans.
On me demande le matin en allant voter si je veux bien venir dépouiller. Les résultats de ma circonscription ne devraient pas être trop déprimants, je veux bien. Dans ma tête, je vais dépiauter, pas dépouiller : dépiauter, c’est culinaire, papillote, c’est joyeux ; dépouiller, ça pue la mort, la démocratie n’est pas encore un cadavre à qui on ferait les poches.
À 18h, on installe les tables dans la cantine, on répond à l’appel de nos cartes d’électeurs et c’est parti. On attend. À notre table de quatre, le small talk est apolitique mais citoyen, nous avons des habitués du dépouillage qui se gardent bien de toute référence partisane. Les accrochages de la cantine scolaire divertissent le temps qu’il faut ; j’aime bien les hiboux vert, jaune et rouge où sont accrochées des pinces à linge au nom des enfants. Ma voisine à la beauté aristocratique éthérée est complètement hors sol ; dans l’attente des enveloppes, elle… prie ?
Le départ est difficile, avec deux nuls sur les quatre premières enveloppes, difficiles à cataloguer. L’enveloppe vide ou avec un papier blanc, c’est facile, mais deux moitiés de bulletin déchirés tombent-elles sous le coup des deux bulletins dans l’enveloppe ou du bulletin déchiré ? Je me sens idiote de ne pas trouver le bon code pour ce bulletin nul, d’avoir à lire toute la liste à voix haute. Je me demande si les gens qui votent nul ont déjà dépouillé ; s’ils ont vu comme c’était laborieux, de catégoriser, agrafer et faire parafer l’anomalie par tous les responsables du bureau de vote. Blanc, je ne dis pas, mais nul ? La seule consolation à ce traitement chronophage est l’inventivité dont ils font parfois preuve.
Le stylo que j’ai attrapé à la dernière minute avant l’oubli est en fin de vie, je suis obligée de crayonner à chaque barre du décompte, sachant que les pointillés imprimés pour guider sont très rapprochés. Ma voisine et moi traçons des bâtons puis on échange au lot suivant, ma voisine ouvre les enveloppes et j’annonce à voix haute les noms pour les messieurs qui sont déjà sur leur feuille parce qu’ils ont aperçu par transparence la couleur ou la mise en page du parti. J’écorche le nom du candidat RN ; Leys comme les chips ? Je dis David Guiraud des dizaines de fois, la table derrière ne dit même plus David, juste : Guiraud, ça pop dans la salle comme si c’était un gazouillis d’oiseau. À la sortie, on se demande si dépouiller a été une diversion éphémère dans une enclave protégée du RN ; en réalité, le soulagement est national.
Ma voisine et moi rentrons d’un même pas. Je laisse affleurer mon étonnement pour les voix RN dans une ville caractérisée par son vivre-ensemble, et la jeune femme perchée me répond dans un rire un peu triste, sans animosité, que ce n’est pas son expérience, qu’elle s’est faite harcelée pendant toute sa scolarité. Je n’en suis pas malheureusement surprise : ses airs surannés de portrait en camée l’auraient désignée comme drôle d’oiseau à parquer dans n’importe quelle cour de récré. L’enfant est un loup pour les zèbres-brebis.
Lundi 8 juillet
Pourquoi l’envie de faire se mue chez moi en devoir faire ?
Par hasard sur Arte.tv, alors que c’est le dernier jour de (re)diffusion : Le Carré noir, une comédie allemande donc barrée avec Sandra Hüller.
Mardi 9 juillet
Comme ça, j’ai eu envie de mettre à jour ma blogroll. La page datait de 2017 et j’ai dû télécharger un éditeur de code parce que je n’en avais jamais installé sur cet ordinateur. J’ai Ctrl C, Ctrl V puis tout cassé (Ctrl C, Ctrl V en sens inverse) ; j’ai tâtonné, bidouillé, me suis acharnée au point de ne pas avoir envie de m’arrêter pour déjeuner (ce que j’ai tout de même fait après avoir réalisé que je venais de manger la moitié d’un Babybel familial). J’avais oublié comment ça pouvait obnubiler, de bidouiller du HTML / CSS. Jusqu’à en avoir mal aux yeux, devenir fébrile devant l’écran. J’avais oublié aussi la satisfaction qui en découle, quand ça tombe bien, quand les colonnes sont alignées ou une icône pivote dans le bon sens (en réalité est remplacée par une autre) quand on clique dessus. Dans la foulée, j’ai rétabli les icônes FontAwesome : adieu petits rectangles qui envahissaient discrètement le blog comme des mauvaises herbes. C’est in fine assez inutile, mais très satisfaisant.
J’ai pris conscience que c’était probablement ce qu’essayait de m’expliquer le boyfriend à propos des jeux vidéos « très punitifs » qui l’énervent souvent mais dans lesquels il s’obstine : d’être retardée, la satisfaction n’en devient que plus gratifiante. On a mis beaucoup d’effort dans quelque chose qui ne sert objectivement à rien (une blogroll en 2024, lol), mais je suis d’accord, « c’est très satisfaisant ». Ça m’a même fait beaucoup de bien de m’acharner sur quelque chose de si futile : ça replace l’envie au centre, plutôt que de se focaliser sur un résultat et ce qu’il peut avoir de vain. (L’été est souvent un moment de lutte contre la vacuité, chez moi. J’imagine que ça vient avec la vacance.)
Après dîner, un tour de pâté de maison et du parc Barbieux pour évacuer la fébrilité, puis encore de l’écran pour visionner Written on water, une fiction sur une chorégraphe qui crée une pièce sur le désir. Je l’ai regardée parce qu’Aurélie Dupont y joue, mais c’est la peau et les lignes d’Alexander Jones qui m’ont fascinée (thématique désir, on ne l’a pas choisi pour rien).
Mercredi 10 juillet
Phase de détestation de soi-même. Attendre que ça passe.
Lu une très belle BD : Au-dedans, de Will McPhail. Qui m’a fait rire au-dehors et placée à la lisière des larmes.
Il y a quelques jours, l’idée de changer de signature a émergée. Comme une mue, laisser la signature adolescente toute barrée-barricadée — imitation de la graphie de ma mère avec le nom de mon père. Au stylo fuchsia, j’ai tenté quelques grigri-gribouillis sur une feuille de brouillon où j’étais en train de lister les livres que je voulais chroniqueter, et avant que j’en ai vraiment pris conscience, une bourrasque d’initiales s’est abattue là-dessus commune nuée de criquets. Je voudrais faire apparaître l’initiale de mon prénom, mais ne sais pas très bien comment l’harmoniser avec l’initiale de mon nom de famille ; je ne les dessine pas dans le même alphabet : la famille est restée dans la graphie scolaire bien déliée tandis que le prénom s’est approprié des fioritures traversées en calligraphie — je découvre d’ailleurs un angle pointu dont je n’avais pas conscience. À un moment, je passe l’initiale familiale en minuscule et je la termine d’un point, comme si l’affaire était réglée : elle ne l’est pas, mais ça m’apaise étrangement.
Jeudi 11 juillet
Rêve. Nous sommes dans l’appartement de Sanary, des petits taureaux passent dans la chambre, nous nous abritons derrière mon canapé-lit orange renversé, les cornes dépassent quand ils l’embrochent, attention, on se recule, heureusement que ce ne sont pas des adultes, on ne survivrait pas ; ils passent et se stockent sur le balcon. Avant ou après, il se passait autre chose, avec un grand drap rouge que l’on tentait de faire tomber-blouser comme au théâtre dans les pièces de danse contemporaine.
Au réveil, les cornes du taureau se confondent avec les initiales pointues. L’après-midi, je remarque sur la grand place un restaurant qui a presque repris la silhouette de Buffalo Bill.
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Aspirateur superficiel, poussière de-ci de-là, micro-rangement d’une pièce à l’autre, relève de la lessive, séance cardio vidéo sur la terrasse, marche jusqu’au bon pain, jusqu’au supermarché asiatique : je travaille à m’épuiser. Et ça marche, retourné activement contre moi mon énervement se dissipe. Il faut, non pas que je fasse quelque chose, avec un résultat productif, mais que je m’active, que mon corps soit de la partie. Vers 16h30 enfin, je peux ralentir, et j’ai plaisir à lire au soleil, à sentir ma peau caressée et mon corps stocker de la chaleur — l’été est enfin là, pour une journée, dans le ciel et dans ma tête.
Vendredi 12 juillet
Rêve. Je donne mes premiers cours, ce n’est pas dans le bon bâtiment, je découvre les niveaux, une barre au sol débutants, une barre au sol sportive, j’improvise.
Lors de la séance cardio d’hier, j’ai pris la plupart des options « low impact » proposées pour les débutants, les femmes enceintes et les personnes en surpoids bien que n’étant rien de tout ça, mais j’ai quand même senti mes quadriceps se tétaniser et ce matin, le grand dentelé me donne l’impression d’avoir des moignons d’ailes dans le dos à chaque fois que mes omoplates bougent. Nouvelle séance en évitant toutes les fentes-tueuses-de-cuisses : je découvre les pogo jumps, le nom me ravit.
Il pleut des cordes, ça scintille d’impacts sur la terrasse. L’après-midi se passe en ligne avec Mum à effectuer toutes les réservations pour notre voyage dans la campagne anglaise. Can’t wait to meet Bobby-the-cat dans l’un des cottages AirBnB.
Vers 22h, fringante, j’essaye de créer sur Canva un template de publication pour mon Instagram danse. Grave erreur. Je suis avalée par l’infini des variations, il y a toujours une autre forme, une autre typo, une autre couleur avec laquelle ce serait mieux, et quand je vois l’heure, rien ne change, les formes, les couleurs et les possibles continuent leur danse macabre dans ma tête, dans mon lit.
Samedi 13 juillet
Rêve. Mon ex se prend une balle de son cousin, mais j’ai quelque part où je dois être alors j’y vais et ce n’est qu’après que je panique, si ça se trouve il n’est pas mort, et la police, je cherche et pianote fébrilement le numéro du commissariat de sa ville, en vain, encore s’efforcer, s’inquiéter, ne pas parvenir. // Cher inconscient, tu l’as déjà tué il y a 11 jours.
Sur la grand-place que j’ai ralliée d’un bon pas, la petite foule familiale est en place pour le feu d’artifice. Ceux des villes moyennes sont maintenant ceux que je préfère ; la musique n’empêche pas d’entendre les explosions, et le spectacle est beau sans que la débauche soit telle qu’on ne puisse plus apprécier quelques fusées individuellement. Roubaix a le bon goût des fusées dorées — et des palmiers fous dont les branches se subdivisent en têtes chercheuses qui s’éteignent après ricochet (on est plus dans la métaphore vidéoludique que végétale). Je découvre au passage qu’il existe tout un lexique des feux d’artifice et que les palmiers sans tronc sont des pivoines ; les saules pleureurs sont bien des saules pleureurs, en revanche. Sur le retour, je prolonge les festivités d’un cornet de glace — industriel, un peu dégueu, mais qui a quand même le goût des vacances.
Comme tous les soirs, j’ai ouvert la fenêtre de la chambre pour aérer avant de dormir. Bien mal m’en a pris. Quand je suis revenue dans la pièce, l’air était irrespirable, empli des fumées de pétards tardifs. J’ai déplié le canapé-lit dans le salon.
Dimanche 14 juillet
La colère-restlesness est passée. Calme, les abords de l’eau, moi qui coule paisiblement dans le parc. Il ne reste rien des pétarades de la veille si ce n’est quelques touffes d’herbe ou de macadam brûlé, des bouts de fusées dans l’herbe. Un homme me demande si je suis d’ici, il cherche les jeux pour enfants ; oui (je serais d’ici !), derrière le restaurant. Des petites feuilles vert clair sont apparues sur le pourtour de la caverne formée par un hêtre — j’aime percevoir les transformations silencieuses qui métamorphosent discrètement le parc. Les canards font des bruits de canard en plastique — si ce n’est pas une pensée de citadine. Des enfants leur intiment de se taire, taisez-vous les canards, et hurlent plus fort que cancanneront jamais lesdits canards. Pas moins fort en revanche que les gros muscles qui courent, traînent des pneus et font des roulés-boulés sur la pelouse. Lorsque le gars qui court avec un gros sac sur l’épaule en attrape un second et continue sa course un gros sac sous chaque bras, oscillant comme un personnage de dessin animé, je me revois courant comme une folle avec les deux valises cabine de Mum et moi pour ne pas louper l’Eurostar, le rire me rattrape.
Plaisir à retrouver du plaisir à chroniqueter mes lectures. Plaisir de sentir son corps se gainer jour après jour (narcissisme abdominal). Plaisir à regarder nuages et feuillage après les étirements, à deux doigts de m’endormir sur mon tapis de sport. Plaisir de voir le visage du boyfriend sculpté par la pénombre de la visio et de parler, longuement, de toucher à.
Lundi 15 juillet
Y’a des jours comme ça, où la première recherche Google du jour, c’est « trajet nerf fémoral » et oui, même si je ne l’avais jamais éprouvé dans cette section, il va jusqu’au bord interne du genou, c’est bien lui que j’ai réveillé en étirant l’ilio-psoas hier. La douleur reflue quand je marche pendant un moment.
Sursaut à la fin de la lecture de ce billet des Carnets de la Grange : c’est toujours étonnant de se découvrir exister chez les autres. Ses extraits de lecture mêlés au récit de son quotidien me donnent envie de rassembler ici les extraits que je dépose sur Twitter et Mastodon.
Hydrangea ? Hortensia japonais ? Les fleurs semblent des papillons qui virevoltent autour d’elles-mêmes, manège de chaises volantes. C’est tout autre chose que j’entreprends de dessiner, un hêtre comme un massif.
Io sono l’amore sur Arte.tv : pour la langue italienne, le charme italien (des Italiens ?) et Tilda Swinton. La métaphore des plaisirs de bouche pour ceux de la chair est à la fois convenue et enivrante, tout comme l’étreinte de la belle bourgeoise et du bon gars de la campagne filmée au ras des épis de blé et des insectes — L’Amant de Lady Chatterley sous des températures plus clémentes (je ne suis pas la seule pour qui le parallèle est évident, même si je suis en revanche complètement passée à côté des références à Vertigo). Comme la scène n’a pas la puissance du livre, j’ai surtout été agacée par ce truc de la femme qui ne peut que recevoir (le corps, le sexe, la semence, le plaisir, la révélation), révélée à elle-même passivement, sur le dos, par un homme, dans le sexe forcément. Ça se finit un peu en eau de boudin, mais eau de boudin fracassante.
Mardi 16 juillet
Rêve. Il ne faudrait pas, mais l’amoral disparaît dans le désir : sexe avec mon ex, son dos qui contente mes mains et pas loin de ma bouche son sexe dont je n’avais pas ce souvenir, long et fin comme une asperge. Mon écart me traîne à la porte de quelqu’un d’autre (un twittos je crois), qui m’accueille dans son appartement immense, j’abuse, dans un coin ombragé que je n’avais jamais remarqué se tient une table aussi grande que celle de réception où s’attardent quelques amis à lui, c’est estival, l’appartement se confond avec la terrasse, il n’y a plus forcément de toit, on voit loin, toute la Seine en enfilade, jusqu’à la mer tout au fond, je ne savais pas qu’on voyait jusque-là depuis son appartement. // Mon inconscient, cette grosse feignasse d’IA qui a tout repompé sur le film de la veille ! La grande tablée, l’été, la vue imprenable, la scène de sexe… Il a transformé un épi en asperge, piqué une transition issue de Dès que sa bouche fut pleine, deux deepfakes et youpla boum.
La chroniquette sur l’Éloge de la fadeur m’occupe une bonne partie de la journée. D’abord ça me rend guillerette, ça se tient, ça se tisse. Puis plus. J’écris en roue libre, feuillette le livre à la recherche de quelques citations, voudrait rajouter des oublis et la complétude se défait dans la tentation de l’exhaustivité. Écrire ne domestique plus le chaotique, redevient un exercice d’enregistrement vain.
Temps pluvieux, venteux. Lors d’une éclaircie, je sors avec l’intention de me promener ; arrivée au bout de la rue, j’hésite, stationne trente secondes et rebrousse chemin. Le boyfriend me comparera au chat qui met la patte sur le rebord de la fenêtre et décide que, finalement, rien de tel que le bac à chaussettes. Tapis de yoga pour moi, sur lequel je ne fais pas cette fois du yoga mais du cardio.
Le moustique vespéral ne m’aide pas à rétablir une heure décente de coucher. Le rythme 1h-9h est trop bien implanté.
Mercredi 17 juillet
J’aimerais rencontrer des gens, oui, mais pas nécessairement un gars de 40-50 ans qui fait demi-tour à vélo après m’avoir vue esquisser quelques pas de danse et insiste pour avoir mon numéro après un échange que je pensais bon enfant sur la danse kabyle. Googler Massa Bouchafa pour voir comment danse cette chanteuse dont je n’ai jamais entendu le nom, oui, avec plaisir, essayer de reproduire ses gestes, c’est marrant, mais non, je ne veux pas aller m’asseoir un moment à l’ombre pour mater des vidéos YouTube que je devine très bien sur mon écran. Dire que je me suis soupçonnée de paranoïa narcissique en le soupçonnant de drague. Mon hésitation sur ses intentions a manifestement été interprétée comme une hésitation sur ses avances, et il a mis un moment à reprendre sa route. J’aurais pu couper court en partant, mais je ne voulais pas partir, je voulais que lui parte pour pouvoir finir mon dessin — de cet arbre depuis ce banc. Faut-il vraiment caser une allusion à son couple dès la deuxième phrase pour entamer une discussion sereine avec un homme ?
D’un coup, ce qui était procrastiné est décidé : piscine. Les premières longueurs sont difficiles : l’essoufflement est immédiat, lil faut juguler la panique respiratoire, apaiser le souffle, le ralentir, l’allonger. D’une, je passe à deux brasses sous l’eau pour avoir plus de temps pour expirer, puis reviens à une seule, lente, bien articulée, me laissant glisser plus qu’il ne faudrait, mains jointes et pointes de pieds tendues. En me concentrant uniquement sur le geste et la respiration, je peux enchaîner les longueurs. Lorsque les sifflets invitent à sortir du bassin, j’ai nagé 40 minutes et la surprise d’avoir la tête qui tourne en remettant les pieds sur le sol ferme, carrelé. Un qui-sait, assis, boit à grandes goulées une bouteille d’eau remplie de jus de fruit ; du sucre, voilà qui est bien anticipé. Les sèche-cheveux ne marchent plus ou le personnel ne souhaite pas que l’on s’attarde. Vingt minutes de marche pour récupérer ; je suis délicieusement épuisée.
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Après trois ans à batailler, Mum obtient de Foncia le remboursement de la caution de mon appartement parisien. Ils ne pipent mot des quelques milliers d’euros d’intérêts de retard, qui leur vaudront donc des poursuites en justice.
Jeudi 18 juillet
À ce cours de stretching postural, on ne travaille quasiment que des muscles sur lesquels ne j’ai aucun contrôle, qui ne sont associés à aucune sensation (vous avez une commande au niveau des omoplates, vous ?) ; ça m’énerve vite.
— On ne s’énerve pas avec son soi-même, observe la prof.
— C’est quand même énervant, je rétorque spontanément, faisant rire mes deux compagnes.
Après avoir tergiversé, je m’offre une glace Meert deux boules. Le chocolat n’est pas corsé du tout, et pourtant fort savoureux ; l’adjectif qui me vient, curieusement, c’est : rond. Ce chocolat est rond. Les mots pour parler de saveurs et de musique restent pour moi un mystère ; le lexique, d’accord, mais comment sait-on si on y associe tous la même saveur ou sonorité ? Il faut entendre, goûter. (Il faudrait probablement juste apprendre.)
Il reste du temps avant la séance ciné, et je constate à quel point il est difficile de trouver un coin agréable où se poser sans consommer dans le centre de Lille. Par agréable, j’entends : ombragé, relativement calme, qui ne sente pas la pisse. La ville ne veut que notre argent.
La bande-annonce n’avait pas menti : Les Fantômes est un bon film. Très bien (sous-)joué par Adam Bessa
Samedi 20 juillet
Une pièce par jour : c’est le programme ménager, après une longue période d’absentéisme. Miettes, traces de graisse, calcaire sur l’évier, traces sur les plaques (après y être allée avec le dos de la cuillère, j’y vais avec le dos de l’éponge et c’est beaucoup moins inefficace, tant pis pour les rayures), projections sur les meubles, les murs, désincrustation de moucherons muraux, moustiques muraux, un coup de grattounette un coup de torchon, aspirateur, serpillère, plinthes et sol et non, les joints j’en gratte deux, ce sera pour une autre fois. Je comprends mieux pourquoi le grand ménage de printemps a lieu au printemps, et pas en été. Chaud. Mais grande satisfaction ensuite à chaque fois que je passe devant la cuisine : c’est propre, net, espacé, tranquille. Le contraire d’une tâche à faire procrastinée où que l’on pose les yeux. Comme une promesse de vie qui se reprend en main.
Mes mains justement protestent tout le reste de la journée à chaque fois que je les lave. J’ai mis des gants pourtant, même si l’index droit est troué au niveau de l’ongle. J’ai mis des gants. En latex. Soudain je fais le rapprochement avec les bas autofixants qui me faisaient des plaques rouges à la fin de la (demi-)journée. Allergie.
Le soleil, ça tape : Jésus, amen, Jésus… Jésus, amen, Jésus… ni slamé, ni psalmodié, on dirait un vieux mec sous psychotrope qui essaye de chanter. Une seconde voix, type bourré, bredouille sur des âmes perdues — original pour une chanson à boire. Je ne sais pas s’ils rendent le micro, mais ça se met à ressembler davantage à de la musique. Heureusement, parce que la kermesse catho pousse le son et ça s’entend d’un bout à l’autre du parc Barbieux, pourtant tout en longueur. C’est la même chose en boucle depuis tout à l’heure, non ? demande un ado à sa famille. Maintenant qu’il le dit, on n’entend que Jesus / No life (sur l’air de No Women no Cry ?). Je presse le pas, dans la mesure de la chaleur et des sandales qui me chauffent le talon.
La Petite communiste qui ne souriait jamais. Vidéos de gymnastique. Tisane glacée.
Dimanche 21 juillet
Rêve. Sur la vidéo Instagram d’un danseur, j’aperçois au fond, près du miroir, une silhouette floue comme sur une caméra de surveillance, en haut de forme. Au mouvement par lequel il glisse son téléphone dans la poche arrière de son téléphone, je suis sûre qu’il s’agit de mon ex. Sur une vidéo Instagram.
Toilettes et salle de bain, le récurage continue. Marche et séance cardio de 15 minutes. Corpus sanus in casa sana.
M. et moi habitons dans deux villes différentes la même allée et rue. Elle vient d’adopter une chatonne : j’assiste à la saison 1 de Poussière, mieux que Netflix !
Araignée du soir, espoir hurlement ravalé en petit cri, Timberland et Sopalin que j’ai ramassé sur lui-même sans le retourner. Elle était juteuse.
Lundi 22 juillet
Un jour peut-être, je cesserai d’être cette personne qui attend cinq, dix minutes que le cours commence, à quinze se dit que la prof-ostéo a pris un patient en urgence, à seize prend son téléphone et à trente comprend qu’il n’y a personne, que la prof pensait qu’il n’y avait personne. J’aurais dû toquer à la porte du cabinet pour me manifester. Au point où on en est, je me rabats sur le cours suivant et pars chercher à manger : je suis incapable de gérer et la faim et la frustration. Je mange ma colère, remâche le gâchis et digère les 180g de taboulé en serrant les abdos, le cours de stretching postural a commencé.
Découverte du jour : pour que les chevilles soient stables en première, il faut « pousser » vers l’extérieur (si on passe une bande élastique autour des chevilles, contre elle en dégageant à la seconde). Et bien penser à descendre le talon et allonger le pied à mesure qu’on éloigne la jambe dans le dégagé, au lieu de pointer en hauteur, ce qui décale le bassin en faisant lever la hanche. (C’est sûrement opaque pour le profane, je le note pour m’en souvenir.)
On travaille aussi l’en-dehors de l’humérus : c’est comme le fémur, dit la prof — sachant que je ne maîtrise pas plus la rotation du comparé que du comparant. Je penserai à la bayadère qui soulève les bras pour attiser le feu sacré, la sensation correspond à l’amorce de ce port de bras. Si on ajoute du poids dans la hanche opposée au bras qui se lève, une ligne de force traverse le buste — exactement celle dont j’ai besoin dans l’arabesque.
La troisième révélation du cours reste mystérieuse ; je n’ai pas encore mémorisé ni même compris le chemin pour développer la jambe en arabesque plongée et obtenir cette liberté articulaire absolument incroyable qui me fait instantanément retrouver un degré de souplesse que je pensais perdu. Quand j’essaye seule, ça bloque à la hauteur habituelle. Manipulée par la prof, je ris de perdre à moitié l’équilibre ; ça me rappelle les souvenirs joyeux du conservatoire, quand on se « forçait » les arabesques (en réalité un moment de détente où on abandonnait notre jambe sur l’épaule d’une camarade qui faisait office de treuil).
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Retour du mode vener. Je sais ce qu’il me reste à faire : de l’exercice physique. Je passe en accéléré une barre au sol (les exercices assis avec les jambes à 90° me semblent désormais d’une inutile violence) et commence à régler des exercices en musique pour la rentrée. J’identifie ce qui me bloque et me faisais baisser les bras : devoir choisir entre plusieurs options pour un même type d’exercice et ordonner leur succession. Pour contrer ça, je décide de régler des exercices dans le désordre et de me filmer ; je piocherai ensuite de quoi constituer un cours d’une heure. Retour à l’idée de bibliothèque d’exercices que je voulais constituer au début des vacances, quand il n’était pas encore temps de s’y coller.
Puis se filmer est instructif. Outre la confirmation d’un manque évident de rotation au niveau des cuisses, je note ce qui bouge, lâche ou au contraire ce qui reste surprenamment aligné — utile si jamais je voulais enregistrer des vidéos pour les partager. Mon déroulé du pied paraît relativement pro, mais je me crée un triple menton tout en tension en voulant les apercevoir et je suis incapable de commencer un exercice sans me réajuster mille fois. C’est vrai que tu pattounes, comme un chat, confirme le boyfriend, témoin de mes séances matinales de yoga.
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Lors de notre visio vespérale, il est question entre autres de masculinité et de féminité. Les signes extérieurs de féminité telle qu’elle est valorisée dans notre société patriarchale (minijupes, talons, maquillage), je les ai arborés tant qu’il s’est agi d’un jeu (provoquer les regards, remodeler mon visage pour la ville comme je le faisais pour la scène). Quand se maquiller est devenu un geste automatique à faire avant de sortir de chez soi, comme se brosser les dents, j’ai abandonné. Je ne me sens pas spécialement femme. Je sais que j’en suis une, je n’ai pas de problème de genre, mais ça m’indiffère globalement ; je me pense davantage comme un lutin ou un zébulon, un truc asexué, vaguement enfantin — adulte quand il le faut vraiment. La sensualité, lolilol. J’en dégage pourtant, dixit le boyfriend nécessairement biaisé. Serait-ce ce qui m’a surprise de moi sur les vidéos enregistrées dans l’après-midi, cette espèce de fluidité un peu précieuse qui m’échappe en dehors des exercices ? De fait, les rares fois où je me fais draguer, c’est toujours quand je suis en mouvement, jamais immobile — pas photogénique mais cinétique, on va dire. Ce n’est pourtant pas du tout l’impression que j’ai ou cherche à avoir ; je préfère me penser comme puissante plutôt que féminine. Le boyfriend avait remarqué, oui : j’ai le déplacement dynamique, efficace. N’empêche que transparaît quand même autre chose, selon lui. Ça me semble réducteur. Il argumente contre ma moue : il n’y a pas à opposer puissance et féminité ; il y a aussi une puissance de la féminité. Remuer du croupion comme un tralalalalère clôt le débat.
Mardi 23 juillet
Je change les draps, lance une machine, récure la douche à mains nues puis avec de nouveaux gants sans latex après un intermède Leclerc, nourrit la poubelle jaune de l’immeuble, étend la machine, fais le rapprochement entre les tickets de caisse accumulés et mon compte en banque, saute d’un verbe d’action à un autre, mi-fatiguée mi-galvanisée.
Mercredi 24 juillet
Non, les douleurs ponctuelles dans le nerf fémoral gauche ne sont pas bon signe. Oui, un autre nerf s’était mal positionné à droite. Posturologue et spécialisée en danse, l’ostéo passe un bon moment à m’expliquer comment engager un retiré par les ischio-jambiers plutôt par le quadriceps — ce qui, dans la répétition et par extension (monter les escalier, marcher…) cause ledit problème. Remplacer un réflexe de plus de 20 ans par un autre n’est pas une mince affaire. De fait, la gêne revint dès le lendemain.
Jeudi 25 juillet
Fin du grand schlem ménager. 3 épingles, 1 pince, 1 élastique et quantité indénombrable mais importante de poussière et toiles d’araignée sous le canapé. L’appartement est désormais dans le même état que chez les gens qui font régulièrement le ménage.
Vendredi 26 juillet
Rêve. Une autoroute passe désormais derrière la maison de mon arrière-grand-mère et le chemin que seuls les riverains empruntaient est devenu une départementale très fréquentée. Le terrain est triangulé-isolé, vision en hauteur, la maison a fortement perdu de sa valeur, adieu le coin d’arrière-pays tranquille de mon enfance, les cigales remplacées par les voitures. Le dénivelé entre la terrasse et le jardin est devenu un canyon carrelé de motifs géométriques colorés irréguliers, triangles aigus, angles brisés, éclats de couleurs (les mosaïques de mon grand-père ? du MuSaBa ? les murs anti-bruits des autoroutes ?). Au réveil, ces murs hauts empruntent autant aux angles morts labyrinthiques qu’aux tombes des empereurs accompagnés de légions de soldats en terre cuite.
Rêve. C’est un dîner. D’anniversaire, je crois. Du mien, il me semble. Mum veut payer pour tous, mais quand le serveur annonce une somme à six chiffres, elle tique, carte bleue à la main, et rétrograde à la moitié. Je veux recalculer l’addition, des plats à 40€ c’est cher d’accord mais pas au point de valoir le prix d’une maison, 40 x 4, non combien sommes-nous, 40 x 7 + 10 * 3 les entrées les desserts est-ce que l’astérisque est bien prioritaire sur l’addition, je recommence, n’y arrive pas, la calculatrice me donne comme résultat une somme à six chiffres, moindre que celle du serveur, mais tout de même, cela doit être ça, cela ne peut pas être ça, comment de 40 passe-t-on à près de 400 000, l’ordre de grandeur m’échappe. // Mon inconscient aime me faire pianoter en vain sur des boutons, c’est comme au début du mois quand j’essayais d’appeler les secours pour sauver mon ex mourant.
Rêve. Dans le rêve, je me dis que je dois m’en souvenir, et de fait je m’en souviens au réveil, de cette pièce lumineuse avec ses ouvertures de palais et ses trois ornements de pierre, pommes de pin stylisées, évidées, lacis minéral, dont l’une est penchée, cassée. Mais du reste, des autres pièces, du contexte, des enjeux, rien. Rien que la lumière et ces plugs de pierre dressés sur une balustrade, gargouilles abstraites, boules de cristal qu’on accroche en bas des escaliers bourgeois.
Not un rêve. Not le Gorafi. Suite à une attaque sur le réseau SNCF, les TGV ne circulent plus et probablement pas du week-end : from boyfriend H-10 to boyfriend J-3 real quick. Joie envolée devant mon frigo méthodiquement vidé comme un porte-monnaie où l’on prélève pile l’appoint. Puis c’est la valse des rafraîchissements, sans paille mais avec F5, des atermoiements car le train n’est pas annulé, il circule ! avec un retard certes, compris entre 1h30 et 2h tout de même, temps de trajet triplé, reporter à lundi ou tenter, la tête dépitée du boyfriend par anticipation, je tente, sac ou valise, entrerai-je dans le métro, une rame toutes les 9 minutes avec les Lillois qui ne savent pas optimiser l’agencement de leurs corps, ils n’ont pas été entraînés aux grèves du RER C ni même à la 13 en heure de pointe, je juge la trottinette pas repliée et la double-poussette portant un bébé, ça oui, mais aussi un enfant en âge de marcher, pendant que les autres peut-être me jugent avec ma valise cabine que je serre de mes adducteurs pour qu’elle ne roule sur aucun pied, oui j’ai réussi à rentrer. Sur le quai du TGV, je me sers de la poignée comme d’une barre pour faire des relevés. Have you done your calf raises today?
Au premier arrêt, une cinquantenaire sans gêne (blanche) éjecte une gamine (noire) de sa place sans même attendre que revienne la mère, descendue en vitesse pour remettre un paquet. S’ensuit une altercation à base de bon droit, de racisme et de dignité outrée. Des flics en civil se pointent, posture d’autorité torse bombé, avant-bras sur les sièges : le ton monte. Des agents SNCF les remplacent, parlent à voix très basse à la personne lésée qui en faisait des caisses : désescalade immédiate. Belle démonstration de communication non violente.
Le TGV circule à petite vitesse, ralentit puis s’arrête à Albert, que j’imagine être encore dans le Nord rapport à l’architecture en briques rouges de la gare et de l’église — surmontée d’un improbable dôme doré. Tandis que mon cerveau entonne le générique d’un dessin animé de mon enfance, Albert le cinquième mousquetaire, on m’apprend sur Mastodon que je suis dans la Somme et que cette église, en réalité une basilique, est célèbre depuis la première guerre mondiale.
En 1915, un obus toucha le dôme soutenant la statue, qui s’inclina, mais resta dans un équilibre précaire et impressionnant. Cet événement donna naissance à une légende : « Quand la Vierge d’Albert tombera, la Guerre finira. » disaient poilus et tommies.
De fait, l’église a été rasée par les bombes en 1918. Right on time. On ne peut pas en dire de même du TGV. 1h, 1h30, 2h, le retard n’en finit plus, mais je reste relativement guillerette, égayée par les commentaires de la cérémonie d’ouverture des J.O. sur Twitter. Twelve points go to France, c’est la même vibe que pour l’Eurovision. J’arrive grosso modo pour Céline Dion. Il aura fallu 3h30 pour faire Lille-Paris, soit environ 5h pour faire Roubaix-Montrouge.
Dimanche 28 juillet
Zapping pour tenter d’attraper les épreuves de gymnastiques. La télévision ne retransmet pas les épreuves in extenso, seulement un zapping des disciplines où s’illustrent des Français, comme si on ne pouvait pas vouloir suivre un sport sans biais nationaliste. Ce n’est pas beaucoup mieux sur la plateforme france.tv : la rubrique « gymnastique » comporte uniquement le passage à la poutre de Simone Biles.
Lundi 29 juillet
Rêve. On écope les conséquence d’une magouille entrepreneuriale de mon ex qui n’est plus là. Escape game à la vie à la mort, dans des eaux sauvages de la terre des courants, j’aide un binôme à avancer, ne pas se noyer, ne pas se faire rattraper au milieu des couloirs, casiers de piscine, quelqu’un nous aide à nous exfiltrer et le passage par la prairie, bien sûr, entre les clôtures.
Les anciens programmes de spectacles que j’étais passée chercher chez I. se sont transformés en prétexte à discuter tout l’après-midi devant un thé à la menthe non marocain (Mariage frères) et des cookies sans farine de blé (avec noisettes et pépites de chocolat). Dans la cuisine, tous les accessoires tous sont rouges, toutes les épices rangées dans les mêmes bocaux Rollinger ou Bonne Maman — je pensais que c’était uniquement dans les magazines de décoration ou les AirBnB, où la sédimentation du quotidien n’a pas à être matée. L’appartement dans son ensemble, avec son unique mur de couleur dans des pièces blanches, son rangement au cordeau et sa décoration assortie me fait penser à celui de Mum. Il y a même un monstera. Comme un fait exprès, I. me confie se sentir proche de ce que je raconte de Mum sur ce blog. Et je découvre au cours de la discussion qu’elles partagent un même goût juridique et humain pour les procès. De fait, I. serait impeccable comme témoin tant tout chez elle est narré méticuleusement, dans l’ordre, avec tenants, parenthèses relevant (« ce n’est pas intéressant » ajoute-t-elle aux faits détaillés) et aboutissants. Certaines choses peuvent être passées sous silence, mais pas d’ellipse ou de résumé pour ce qui peut être raconté. J’échappe à l’interro surprise en sortant des toilettes, où sont scotchées les fiches de révision tout aussi méthodiques de sa fille.
Mardi 30 juillet
Rêve. Je replace les petits êtres figurines que j’abrite sous moi, corps gainé en planche, comme d’autres en rosace autour de moi. Ceux du dessus brûleront dans l’explosion mais protégeront ceux du dessous. Sauf que ce n’est pas une explosion, mais un incendie, je vois le mur en flamme nous sommes enfermés nous allons mourir j’espère que le monoxyde de carbone nous fera perdre connaissance avant de brûler vif, avant la douleur, mais le feu prend tout doucement, comme des braises qui grignotent doucement leur bûche, nous allons mourir oui mais plus tard, plus vieux, nous avons le temps de vivre en attendant, le feu nous rappelle à la joie de nous éprouver vivant quoique/car mortels.
Rêve. J’essaye des vêtements, hésite, ressort du magasin sans avoir tranché, avec tout sur le dos. Le burger qui reste à 22€ même végétarien, non, même s’il est bon, le plat à 17€ non plus, je prends le riz cuisiné à plein de choses à 11€, c’est bon.
En visio avec une maman soucieuse d’accompagner au mieux sa fille, que sa prof dit douée pour la danse, je brosse un panorama des écoles supérieures à la wannabe ballet mum. Quand je lui explique que sur mettons deux cents gamines, l’Opéra en sélectionnera une dizaine seulement, lui échappe un ah oui quand même. Eh oui, c’est un peu comme une équipe olympique. On parle morphologie, souplesse, cours particulier et summer intensive. Je lui parle des parcours qui peuvent s’envisager, des CNSM, du CRR de Paris et de Boulogne, et aussi de tous les équivalents de l’Opéra à l’étranger : la Royal Ballet School lui plait bien pour l’inclusivité promue via les photos de son site web, et l’académie Princesse Grace, ça, ça lui vend du rêve ; elle m’arrête en revanche quand je mentionne Palucca ou l’école du ballet de Hamburg, l’Allemagne manque manifestement de paillettes. Je démultiplie les possibles pour qu’elle encourage sa fille à intégrer une formation professionnalisante sans se focaliser uniquement sur l’Opéra — statistiquement, il y a plus de chances de ne pas y être acceptée que de l’être. Être douée et bosseuse ne suffit pas forcément, et c’est quelque chose de compliqué à (faire) entendre. J’espère y être parvenue, être restée encourageante sans susciter de faux espoirs.
Au dîner, le chirashi est bon mais vite lourd — cette chaleur… À 23h, en revanche, en compulsion, le bol en plastique ressorti bien froid du frigo, c’est divin.
À lire l’autobiographie de Fabienne Verdier après la biographie de Nadia Comaneci, c’est de ça dont j’ai besoin : de persévérance, de discipline qui se confond avec la curiosité et l’entêtement.
Mercredi 31 juillet
Rien à faire, je regarde le sport avec l’œil de la danse. La compétition, la vitesse, les matchs, les armoires normandes de muscles : bof. Ce qui me réjouit, ce sont les corps maîtrisés, précis et puissants, les corps gainés-galbés arqués en virgules suspendues au-dessus des barres asymétriques comme des signes diacritiques, propulsées dans les airs en double salto tendu (Simone Biles !) ou fendant l’eau dans l’épreuve de plongeon synchronisé (au premier coup d’œil, le boyfriend me prévient que cette fois-ci, c’est du plongeon en solo, la seconde chinoise disparue derrière sa coéquipière).
Incapable de me lancer dans une activité qui exige une quelconque concentration comme de prendre plaisir à ne rien faire ou pas grand-chose, je m’enferme dans une humeur massacrante. Verrouillage hormonal activé. Contre ça, lire et suer il n’y a que ça de vrai, faire une course, gesticuler, s’étirer jusqu’à se prendre soi-même au piège au jeu et régler quelques exercices pour une future barre. La sueur s’ajoute à l’anti-moustique, à la crème solaire et aux 30°.
Un ami du boyfriend passe dîner, ça cause conflit israélo-palestinien et prénoms de son futur enfant. Les débats animent le boyfriend, de l’intérieur, visage éclairé, marré, je l’observe très séduisant depuis ma position de tiers, sans avoir à le faire à la dérobée, en me dédoublant-dédouanant de ma position d’interlocutrice qui est mienne lorsque nous ne sommes que tous les deux. On devrait inviter P. plus souvent, rit-il en fin de soirée, bien après le départ de P., alors que le canapé est redevenu lit.
Remplaçante de remplaçante, je donne un cours one-shot avec les élèves de première année, à tâtons. Un radiateur grille-pain tente de faire monter les 17° du studio ; les élèves se stockent devant à leur arrivée. Autant dire qu’on a arpenté la salle à coup de grands pas glissés et sautillés avant de se mettre à la barre. Ah, vous n’avez pas encore vu les dégagés derrière ? Et vous les faites face à la barre ? Alors, on va les faire devant et côté face à la barre ! Arrivés au milieu, je commence à les trouver chou, alors qu’on s’entraîne aux triplettes tous ensemble dans un grand cercle. Les sautillés rencontrent toujours un franc succès ; j’ajoute au bout deux petits tours en piétinant sur soi pour travailler la tête des tours, comme me l’a appris ma tutrice : ils n’ont jamais fait ça et s’en sortent très bien !
La seconde heure est occupée par un atelier sur la pantomime. On apprend quelques gestes ensemble et on sous-titre un passage vidéo pour qu’ils puissent ensuite inventer leurs propres histories par petits groupes. Ils se trucident à tout va, et semblent adorer ça. Comme ils ressuscitent facilement, je n’y vois pas d’inconvénient. À la question finale de savoir quel était le meilleur mime, je me garde bien de répondre, même si j’ai un faible pour le résumé éclair du Lac des cygnes avec princesse des cygnes, promesse d’amour, mariage et trahison.
Je leur souhaite un bon week-end et les enfants me demandent si ce sera moi la semaine prochaine — non — ou l’année prochaine, alors, est-ce que j’ai les deuxième année ? — non, non plus — mais est-ce que c’est moi qui choisit, qui ne veut pas être là l’année prochaine ? — non, je reviendrais avec plaisir, mais ce n’est pas moi qui décide, je ne suis que remplaçante — deux secondes de déception et ils sont en week-end.
Une fois le studio vidé, j’aperçois devant le radiateur grille-pain un sweat et un livre éventré par une lecture interrompue — tiens, les enfants d’aujourd’hui lisent encore les aventures des orphelins Baudelaire. Je ramène ces objets trouvés à l’orée du vestiaire, des mains s’en emparent, le livre était ouvert page 52, je précise. En repartant vers le studio, j’entends une petite voix s’exclamer « Elle est trop sympa » et mon petit cœur les trouve, eux, trop sympas.
L’après-midi, le remplacement concerne une classe de fin de deuxième cycle que j’ai déjà eu une fois — un bon groupe bosseur. J’entends mal un prénom et déclenche les rires en répétant, un peu incrédule, Huguette ? (Depuis que j’ai croisé des Lucien et Lucienne parmi les plus jeunes, je ne suis plus sûre de rien.) Huguette qui n’est donc pas Huguette le prend bien, elle serait capable d’en faire une running joke.
La fin du cours technique est joyeuse, un peu bordélique, avec des piqués sur une musique électro et un grand pas en manège qu’elles n’ont pas l’habitude de faire. Elles commencent à fatiguer alors je les rassure, il n’y a qu’un seul pas un peu difficile dans cet exo, dont je commence la démo : pas de valse en tournant… pas de valse… posé tour développé seconde… Ah bah, il est là ! s’exclame une élève. Le pas un peu difficile. Elles ne l’ont jamais travaillé, mais plus de peur que de problème, elles s’en sortent pas mal du tout. L’une d’elles restent même suspendue la jambe en l’air, surprise par son propre équilibre (j’adore ces moments).
On passe ensuite au travail des variations pour leur examen, et qu’est-ce que j’aime ce travail individuel d’accompagnement ! Les personnalités ont toute la place de se développer, et les difficultés propres à chacune mettent en évidence la cohérence d’une organisation corporelle qu’on ne faisait qu’apercevoir par bribes lors du cours collectif. J’embête chacune sur un terrain différent : monter sur la pointe et pas la carre pour L., trouver davantage de rotation dans tous les mouvements pour A., mettre moins de tension pour É. qui en finit avec le pied légèrement en serpette, définir le trajet des bras pour V., les habiter davantage pour L. et relever les yeux, pardi ! Son regard la déséquilibre, je ne la lâche pas, mais je mets du temps à comprendre qu’elle ne regarde pas tant par terre qu’en elle-même. C’est sur le trajet du retour que je le comprends : « Mais je regarde quoi, du coup ? » Elle demande quoi et pas où : regard fovéal et non périphérique. J’aurais dû lui dire que c’est comme quand on attend quelqu’un sur le quai d’une gare : on ne scrute aucun point précis, mais on balaye l’espace pour y voir surgir ce quelqu’un.
Pendant la majeure partie du cours, A. semble sur la défensive quand je tente de lui donner des corrections… et se détend quand je lui suggère d’aborder sa variation d’examen avant la même présence folle qu’elle avait sur scène pendant le spectacle. À la fin des trois heures que nous passons ensemble, je sens qu’elle reçoit mes corrections non plus comme une critique, mais comme une tentative de ma part pour l’aider. Le dialogue est ouvert quand je lui explique que j’ai le même défaut qu’elle, les jambes arquées pour avoir forcé l’en-dehors sans la rotation adéquate, mais qu’on peut rééduquer ça avec de la patience, et que ça soulagera probablement son psoas douloureux (c’est de là que s’est engagée la discussion). Sans avoir la même morphologie ni le même caractère qu’A., je me suis un peu retrouvée en elle, dans l’impasse de progression où elle va vite se trouver, à être solide techniquement, solaire sur scène, mais mal placée, presque en-dedans à force de sous-exploiter son en-dehors. Est-ce donc ça, devenir professeur, tenter de donner aux élèves ce dont on a manqué, pour les voir briller ? Et s’en trouver nourri dans le même mouvement, comme si une réparation s’opérait ? J’ai l’impression de retrouver l’élan de mes années de conservatoire, non par procuration, mais par imprégnation, en étant à une autre place avec elles, mais dans la même vitalité.
Les dernières minutes s’éparpillent en étirements, rangement, conversation, au milieu de quoi L. me dit avoir adoré le cours, c’était génial — mais c’est vous qui êtes géniales, bordel, je ne dis pas bordel, je ne dis pas non plus le début, ça me surprend toujours autant que ça me ravit. Foncièrement heureuse avec le sentiment d’être à ma place, je traîne mes courbatures précoces à toute allure sous la douche puis à l’Opéra de Lille, où je renoue avec mon ancienne vie de balletomane-mélomane en assistant à la générale de La Chauve-Souris. Il n’y a personne pour poser une main sur mon genou pendant la représentation, mais il y a le velours des fauteuils, l’orchestre qui s’accorde, l’obscurité vivante de la salle, l’inventivité folle, follement joyeuse, de la mise en scène et, parmi les figurants, une danseuse croisée au cours la semaine passée.
Euphorie peu avant minuit, lorsqu’en discutant avec une ancienne camarade récemment diplômée, j’entrevois une solution possible pour ménager la chèvre et le chou (conservatoire et école privée) sans avoir à me dupliquer le samedi matin à la rentrée prochaine, ni à me dédire et mettre quiconque dans la panade. Dans cette perspective, je lui cède des cours plus rémunérateurs et récupère des cours moins éloignés de chez moi, sans éveil-initiation (l’idée de faire 1h20 de trajet pour me trouver à 9h face à 18 petits monstres me terrifiait un peu —dix-huit dans un studio de danse !). J’espère que ça pourra se faire, je sens à ce que ça dénoue en mois que c’est ce qui me conviendrait. Le sentiment de libération est tel que j’ai du mal à trouver le sommeil.
Dimanche 2 juin
Rêve. Je me réveille (dans mon rêve ?) au moment où je me faisais draguer par Gaspard Ulliel. Je prends un car pour Saint-Rémy-lès-Chevreuse et, une fois dedans, ne parviens plus à me souvenir pourquoi… une histoire de remboursement lié à des transports… à une journée à Disneyland ? La gare ferroviaire et routière de Saint-Rémy a tellement changé, presque méconnaissable ainsi modernisée en espace souterrain ATM avec des portes coulissantes et des boutiques — dont une un peu tarabiscotée de matériel d’art et produits culturels. Il n’y a pas le DVD que je cherche, mais des pinceaux de calligraphie chinoise qui m’inspirent des usages érotiques, calligraphier sur le ventre avec les sécrétions transparentes récupérées un peu plus bas.
Du Preljocaj à la télé ! Je regarde Mythologies assise sur mon coussin jaune, par terre, comme un enfant au milieu de ses camardes, mais seule, adulte, simplement parce que je regarde si peu la télé qu’elle est éloignée du canapé jusqu’à l’autre mur. Ça me suffit généralement pour bitcher d’un œil distrait, mais là je veux voir, les gestes, les corps, la chorégraphie, j’ai besoin de me rapprocher, de rester assise, attentive, au milieu de la pièce sur mon coussin jaune, radeau d’enfance, de jeune adulte, depuis lequel je renoue avec ce plaisir un peu oublié de spectatrice — recevoir les images, s’en étonner, interpréter et changer d’hypothèse à mesure que les indices et les tableaux fluctuent.
Lundi 3 juin
Une nouvelle fois, je me retrouve seule à un cours collectif, qui devient de facto un cours particulier. Cette fois-ci, c’est le cours de stretching postural et on travaille sur l’arabesque. La prof m’asticote puis, tenant ma jambe pour que je me concentre uniquement sur le buste, m’enjoint de me regarder dans le miroir : ce n’est pas une belle arabesque, ça ? De fait, c’est une belle arabesque, avec un dos joliment creusé que je ne m’étais jamais vu. Mon corps en est donc capable ; reste à en devenir moi capable, et à pouvoir reproduire la torsion qui me manquait au niveau des côtés. Je ne sais pas si la connexion neuronale-musculaire n’a jamais été établie ou si elle a seulement été « débranchée » suite à la hernie discale, mais il me faut le cours entier (et une manipulation pour détendre le carré des lombes, complètement réfractaire) pour convoquer le mouvement. Je n’y réussis qu’à grande peine, devant sans cesse lutter contre des mouvements parasites (décalage des côtés, rotation des épaules…), alors que la prof tourne à ce niveau aussi facilement que pour faire des non de la tête.
Mardi 4 juin
Rêve. Je retrouve mon ex qui n’est pas ex, nous n’avons pas formellement rompu quoique cela fasse quatre, cinq mois que nous ne nous sommes pas vus, lui avec sa copine, moi avec le boyfriend. Il me fait visiter sa cuisine refaite, la salle de bain aussi, nickel, équipé, ça pue l’argent, la manière dont il en fait étalage, très arriviste, montre argentée au poignet, j’ai décidément changé de vie par rapport à lui. Nous nous essayons à fricoter, nous embrasser, mais ça ne prend pas, il ferait mieux de retrouver sa copine, factuellement, car je n’éprouve aucune jalousie, rien, il a cessé d’avoir une emprise affective sur moi, il faudrait seulement acter ce qui a cessé d’exister. // Bravo mon inconscient d’arriver à cette conclusion trois-quatre ans plus tard.
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Les maisons de Roubaix et des environs ont souvent des fenêtres arrondies en haut, l’arche soulignée par des briques de couleur. En bus, j’aperçois un immeuble plus récent que ces maisons typiques, où les fenêtres tout ce qu’il y a de plus rectangulaires sont surmontées par un petit arc de briques plus claires, sans autre soubassement que la tradition : les fenêtres ont des sourcils ! Il a suffi d’un décalage de vingt centimètres entre la fenêtre et son arche pour que s’y glisse cette poésie.
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On m’a donné rendez-vous au centre sportif Domyos pour d’éventuels cours de danse. Le lieu est une espèce de dystopie commerciale new age : on rentre dans un espace typer hangar avec d’un côté une cafétéria et l’entrée au club de sport, de l’autre un espace boutique non délimité, comme en libre service. Une femme se plante devant une caisse automatique, paye son dû, repart, pas de temps à perdre, pas de vigile ; les gens circulent là-dedans en sachant où ils vont, comme des voitures autonomes. Tous en legging : des clones en combinaison. Je me demande un peu ce que je fais là dans mon pantalon noir à pinces, i.e. le pantalon un peu informe que j’enfile comme un jogging un peu moins crasseux, un peu plus passe-partout — sauf ici, donc, où il est tout sauf neutre.
La prof avec qui j’ai rendez-vous me fait passer par une porte réservée aux collaborateurs et, après avoir traversé un espace de co-working dans lequel ça co-work chill, me fait découvrir la salle de danse, avec miroirs, sans barres. Je comprends immédiatement pourquoi la salle est utilisée pour les cours de yoga : la longueur qui fait face aux miroirs est entièrement vitrée et donne sur un plan d’eau artificiel, au-delà duquel quelques personnes baguenaudent sur des bancs et tables de pique-nique — une aire d’autoroute sans le passage des voitures. Le studio, très silencieux, est en soi apaisant. On y passe près d’une heure ou deux à discuter de ce qu’on pourrait y faire, de nos parcours, de comment on envisage les choses. C’est tellement autre chose qu’un entretien d’embauche, d’être sur un plan d’égalité, même s’il y a asymétrie. J’espère qu’on réussira à faire des choses ensemble ; il me plairait de revoir cette personne et de travailler avec elle.
Mercredi 5 juin
C’est l’anarchie. Les enfants m’ont demandé si on pouvait réviser l’examen, et les sentant un peu inquiets, j’ai fait l’erreur de dire oui. Je ne maîtrise plus rien. Ce n’est pas moi qui ai réglé les exercices, je ne les connais pas, et eux… les connaissent mieux les uns que les autres. À chaque fois que je demande à un élève de faire la démonstration de l’exercice avec les comptes (pour que le pianiste, qui n’est pas plus dans la confidence que moi, ait une idée de quoi jouer), c’est la foire d’empoigne : t’as oublié un dégagé, non on a changé mardi dernier, n’importe quoi t’étais pas là, en fait jeudi… Je m’emploie à les faire revenir à un silence plus fécond, sans avoir la présence d’esprit de revenir au cours que j’ai préparé et d’imposer ce dont j’ai la maîtrise. N’ayant pas l’initiative, je n’ai pas non plus le dernier mot. Tout le cours en devient laborieux, même quand la démonstration fait l’unanimité. Je réussis quand même à leur faire améliorer leurs pas de valse en tournant, leur faisant répéter jusqu’à ce qu’ils passent en brossant par la première position, jusque-là escamotée. Ils pourraient progresser tellement plus vite s’ils n’étaient pas si dissipés ! Et avoir du plaisir à danser, au lieu d’être coincés dans ces temps de discipline inter-exercices. Un petit garçon très calme affiche un visage ostensiblement blasé par la situation ; je sais que je lui fais défaut.
L’agacement grandissant, je dois me retenir de rabrouer cette petite fille avec des facilités incroyables qui vient me trouver pour une fois de plus se lamenter qu’elle n’y arrive pas, alors qu’elle y arrive très bien, une fois sur deux, certes, mais c’est un pas nouveau, c’est normal. Son caractère geignard a tendance à m’exaspérer ; je dois me rappeler que c’est juste une petite fille en mal d’attention, juste une petite fille avec un besoin immense d’attention, auquel je ne peux ni entièrement céder (outre que ce ne serait pas lui rendre service, c’est pas possible avec le reste de la classe) ni tourner le dos. C’est là que je vois un manque crucial dans la formation : des notions de psychologie, pour savoir comment gérer certains comportements et quels comportements soi-même adopter, qui puissent réellement aider les enfants.
À la pause, une autre enfant demande à me parler : d’autres élèves ont mal parlé d’elle dans son dos pendant le cours. Une copine la rejoint, puis une autre et bientôt nous sommes un petit groupe dans le coin de la salle. Je les écoute attentivement, reçois leur parole, mais n’ayant rien entendu moi-même, ne veux évidemment pas prendre parti. J’ai en revanche ma responsabilité dans le bazar du cours ; je n’ai pas réussi à maintenir un cadre tel que ces commérages aient été impossibles pendant le temps du cours. J’apprends au passage que c’est le bazar chez moi et chez l’autre jeune prof, mais pas chez la doyenne, dont ils ont peur. On fait quoi alors ? On ne va quand même pas régner par la terreur…
D’un coup, la parole se libère. Une jeune fille me raconte : elle s’est fait crier dessus une fois et n’est pas revenue au cours la semaine suivante car elle en avait mal au ventre ; une autre : quand cette prof passe auprès de chaque élève pour corriger une posture, elle la saute systématiquement (et cette enfant qui n’a pas un corps particulièrement arrangeant se doute bien que ce n’est pas parce que sa posture est juste à chaque fois) ; une autre : elle m’a donné une seule correction depuis le début de l’année (être ignoré en cours est à la longue d’une grande violence ; je le sais et fais de mon mieux pour quand même établir un lien avec les élèves à qui je ne trouve pas spontanément quelque chose à dire)… Me voilà bien embarrassée : je connais cette professeure, ai moi-même suivi ses cours et sais d’expérience comment on peut être affecté par ses sautes d’humeur. Et je suis adulte, je sais que son ton parfois cassant n’est pas dirigé contre moi ni contre personne en particulier. Il résulte seulement d’une intense fatigue : en l’absence de la directrice, elle gère toute l’école à bout de bras. C’est globalement grâce à elle si les cours ont lieu… mais à peu près tout le monde se prend son stress en pleine tronche à peu près tout le temps.
Que faire dans un cas si contraire ? Dans l’immédiat, passer au cours du culture chorégraphique. La descente des Ombres rencontre un beau succès, les enfants veulent recommencer encore et encore… pour être devant, certes. Ça se chamaille dans la colonne avant que la musique commence, puis tous jouent le jeu et ils sont beaux, appliqués dans leurs arabesques de guingois et leurs ports de bras inspirés. À la fin de la séance, il y a une belle harmonie et synchronicité dans ce corps de ballet houleux… Certains veulent faire un dernier tour de manège, c’est d’accord mais seulement ceux qui veulent, c’est un peu dur pour les jambes à force. On me répond que c’est surtout les bras. Le petit garçon, lui, confirme que ce sont les jambes, mais il veut quand même le refaire une dernière fois — ça me rassure sur sa mine que je pensais triste et qui n’est simplement pas souriante. Ça ne sert à rien de sourire, lance-t-il à une camarade en rangeant ses affaires. Et de décocher un sourire comme s’il faisait la grimace.
Jeudi 6 juin
C’est curieux comme je comprends assez rapidement ce qui cloche pour certains élèves, mais sèche pour d’autres — et presque toujours les mêmes, comme si je loupais quelque chose dans leur organisation posturale. Je vois que ça part de traviole, sans réussir à trouver quoi actionner pour rectifier le tour ou l’enchaînement. Ça me donne envie de m’excuser, ils ne méritent pas une prof en carton. Puis je montre à une autre élève comment anticiper et soutenir le mouvement avec les bras, et son entrelacé s’en trouve immédiatement métamorphosé. Je pressens qu’il va falloir se méfier de cet effet d’immédiateté si satisfaisant en tant que professeur, et ne pas lâcher l’affaire avec les autres.
J’ai aussi corrigé deux postures d’arabesque… défaut très similaire à celui qu’on m’a corrigé cette semaine. Combien de choses ne vois-je pas parce que je ne les ai pas bien incorporées ?
Vendredi 7 juin
Mon visage est une soupe où tombent des cheveux blancs. Leur présence loufoque m’amuse, ils ne savent pas se tenir et zébulonnent. J’en ai découvert de nouveaux aujourd’hui et j’ai compris que, si je les aime bien, c’est parce que j’ai l’impression qu’ils se surajoutent aux autres, comme les années à ma petite existence. Tant que c’est en plus, ça me va. Mais si je songe que c’est à la place de, que ce sont des cheveux qui ont perdu leur couleur, et qu’à force, je pourrais perdre ma couleur, comme on perd le fil de son identité, alors là j’aime beaucoup moins les cheveux blancs. Alors je n’y songe pas, et je chéris mes cheveux blancs qui ne sont pas blancs, d’ailleurs, mais argentés. Châtain avec des rehauts en fil d’argent, c’est chic, non ?
Samedi 8 juin
Rêve. Le boyfriend a changé de corps, mince-fuselé, je sens ses crêtes iliaques contre moi, ses os, ça me plaît. Il a aussi changé de tête ; lui sur moi, je n’avais pas remarqué. Il me charrie : je croyais que tu n’aimais pas les blonds. C’est vrai, bon, ça ne se voit pas trop. J’aime son nouveau corps, dans lequel il n’éprouve pas de douleur, c’est la première fois qu’il parvient à le revêtir dans le désir. Je crains pourtant de regretter son ancien corps, douillet et douloureux, c’est que j’y suis attachée à son ancien corps, même s’il est moins proportionné, moins directement excitant peut-être, j’y suis attachée à son corps que je connais, je l’aime — mais comment puis-je regretter un corps qui lui procure de la douleur ?
Le grand beau ciel bleu ne devrait le rester qu’une heure ou deux alors je file au parc Barbieux sans même me doucher. Les pâquerettes ne sont pas encore réveillées, j’avais oublié que, comme d’autres fleurs, elles se recroquevillaient dans la rosée (je les préfère ainsi, délicates plutôt qu’immuables). Je reste sur la rive ensoleillée puis dans l’arène du mini-amphithéâtre, bordé par un olivier, où je ne m’étais encore jamais vraiment attardée. Évidemment, je fais un manège de piqués pour prendre possession des lieux (évidemment). Un buisson de fleurs me happe pendant un moment, j’essaye de photographier la douceur translucide des pétales, traversée en pleine ombre par le soleil ; quand je me retourne, quelqu’un a libéré la Palestine en lettres de couleurs, sur une marche dont je n’avais perçu que l’aspect minéral. Je n’ai vu ni senti personne passer. À quelques pas de cette troublante manifestation colorée, je bouquine un improbable essai poétique, militant, jusqu’à ce que s’avancent les nuages annoncés. Une voix impérieuse gueule près du pont en contrebas, photo ou poisson, je ne distingue pas, les deux sont également probables et improbables, le coin est photogénique et traversé d’un cours d’eau artificiel — à la répétition, je comprends que ça a mordu, ça canne à pêche dans l’étang.
Dimanche 9 juin
Dans mon bureau de vote, une femme de mon âge, habillée elle aussi en robe T-shirt noir (moi avec un sweat, elle avec un joli bijou fantaisie et une poussette), prend les deux mêmes bulletins de vote qu’il y a, pré-pliés, dans mon sac. Moi seule est happée par ce jumelage secret, aucun lien ne s’établit, je finis mon origami de A6 à A7 seule dans l’isoloir.
Mon quota journalier d’énergie décisionnelle a été aspiré dès le matin par le départage entre les deux listes de gauche ; je passe ainsi le début de l’après-midi à hésiter en boucle entre profiter du soleil et profiter d’une réduction sur les billets pour aller voir Secrets du ballet. Une demie-heure après n’avoir rien décidé au parc Barbieux, le soleil commence à se voiler — le non-choix n’est jamais un bon choix. Heureusement, le narrateur de mon roman mange une pomme, et ça me déclenche une envie de pomme aussi puissante que si c’était un mi-cuit au chocolat : en quartiers croquants trempés dans du peanut butter, c’est extatique. Le dîner bâclé pour finir le tofu soyeux et les résultats de l’élection, beaucoup moins. Les trois derniers épisodes de Derry Girls me font sourire et renouer avec l’espoir historique.
Nouvelle recette : mieux qu’un polanski, une polantarte, aka ratatouille sur lit de polenta.
Lundi 10 juin
Aujourd’hui, au menu du cours de posture, la rotation de la hanche et l’engagement du couturier dans le retiré… ce qui m’a ensuite permis, pour la première fois de ma vie, de trouver la sensation de reculer pour mieux avancer-rotationner-présenter la jambe développée en quatrième devant dans la jambe sur la barre. Le tout en débriefant-bitchant avec une camarade de la formation. Ça me met la patate pour la journée.
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Mum m’a mis en copie de son dernier mail à Foncia qui, trois ans après avoir récupéré les clés de mon appart parisien, n’a toujours pas rendu la totalité de la caution. Ils prétendent n’avoir pas récupéré le dernier relevé de charges… ce qui ne les a pas empêchés de clôturer mon dossier. J’imagine qu’ils arnaquent souvent les gens comme ça. Sauf que le gens, ici, a une maman juriste, ascendant pitbull. Extrait de son dernier mail : « Votre politique est l’inertie mais sachez que je n’abandonne jamais. » Je la connais depuis 35 ans, les gars, ce n’est pas du bluff. Je serais vous, je rendrais le pognon fissa.
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En ouvrant le sachet de gyozas pourtant surgelés, je suis assaillie par l’odeur de la viande. L’agression se répète les jours suivants à chaque fois que j’ouvre le congélateur, alors que l’odeur de la viande en train de cuire reste généralement alléchante pour la végétarienne que je suis devenue. Puis l’arôme fruits rouges du bonbon Kréma avalé par le boyfriend se diffuse autour de lui avec la même intensité que si c’était le nuage d’une cigarette électronique, et alors je fais le rapprochement (qui ne passe pas par la gélatine de porc) : à l’approche des règles, mon odorat est bizarrement décuplé — timing parfait pour profiter pleinement de l’odeur dégueulasse du sang…
Mardi 11 juin
Tiens, si on regardait The Fabelmans ? Le boyfriend n’aime pas trop Spielberg, mais il veut bien tenter. Le film est tellement plan-plan, tellement américain, que j’attends que quelque chose d’autre que le petit train du gamin déraille. Mais toujours rien au bout de 25 minutes, le héros est désespérément sur les rails d’une carrière au cinéma. C’est tellement mauvais que je prélève quelques carottes dans le reste de la timeline et c’est tout vu, on arrête là les frais. Pour ne pas rester sur un échec, le boyfriend lance le premier épisode de The Office : c’est un second échec.
Mercredi 12 juin
Un petit garçon du cours de danse est victime de harcèlement de la part de trois de ses camarades — l’affaire a éclatée samedi dernier. Le directeur du conservatoire passe faire une intervention auprès des élèves. Très calmement, sans identifier personne, il rappelle la définition du harcèlement, insiste sur le caractère répétitif de cette violence — s’il s’agissait d’une seule occurrence, son auteur pourrait ne pas s’en rendre compte, pourrait faire une blague, par exemple — expose les peines prévues par la loi, et réinscrit son intervention dans un cadre bien plus large qu’un rappel d’autorité. Il explique comment se situer au sein du groupe, que la compétition c’est avec soi-même mais pas avec les autres, qu’on grandit soi artistiquement et humainement avec les autres, en s’entre-aidant. Malgré son costume qui tire aux entournures, il est assis par terre avec les enfants, en cercle, prend son temps pour bien se faire comprendre, sollicite et répond aux questions. Il fait ça très bien, j’en prends note au cas où ce genre de recadrage m’échoirait un jour. Pendant qu’il parle, je regarde les élèves, que je n’ai jamais vu aussi attentifs, je scrute les attitudes et les regards. On m’a communiqué des noms en aparté, et l’une des bullies regarde ses chaussons pendant la majeure partie de l’intervention — j’imagine que le message est passé. J’ai du mal ensuite, à l’encourager autant que les autres élèves pendant le cours.
Le cours reprend, les conversations avec : je n’ai vraiment aucune autorité, ni naturelle ni artificielle. À la fin M., une élève que je ne reverrai pas (le groupe a examen la semaine prochaine et elle sera partie en vacances la semaine d’après) me demande si je veux bien lui écrire un petit mot dans son cahier en souvenir. Oui, bien sûr, si ça peut lui faire plaisir. Mais aussitôt, quoi écrire ? Je me lance, deux autres élèves par-dessus mon épaule s’étonnent de mon écriture — j’avais oublié l’effet que produit une cursive fine et régulière sur mon prochain (ça et le stylo-feutre fuchsia, me revoilà collégienne). M. remercie, sort de la salle puis revient : elle a été contente de m’avoir comme professeur — et moi comme élève ! — est-ce qu’elle peut avoir un câlin ?
Un bel été pour M., belle danseuse à la fois discrète et solaire. Toï toï toï pour tes examens et au plaisir de te revoir danser sur scène l’année prochaine.
Pas sûre que ce soit éthique et responsable, comme disent les vrais profs de l’Éducation nationale. Je n’ai pas été briefée sur le harcèlement et les petits mots dans le cahier.
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Je suis contente de découvrir Tenet en streaming avec le boyfriend pour qui c’est un second visionnage : on peut appuyer sur pause quand le besoin s’en fait sentir et débriefer de ce qu’on a vu à l’aune de ce qu’il revoit. Le boyfriend m’avait prévenu que c’était difficile à suivre et je craignais de m’énerver en quête de sens, mais c’était sans compter sur l’excitation que les paradoxes temporels génèrent chez moi. Ces films ne manquent pas de sens, jamais, tout au plus en ont-ils trop : trop de sens de lecture et relecture, d’hypothèses et interprétations possibles. Ça me va, le surplus de sens, je gère beaucoup mieux que la vacuité de son absence, surtout quand on a des failles dans lesquels le balancer — ce qui échappe se met aisément sur le compte du paradoxe, je l’admets bien plus volontiers. Bref, j’ai kiffé. Et la poésie des oiseaux qui s’envolent à rebours dans le monde à entropie inversée…
Jeudi 13 juin
Après une journée de YouTube politique :
— C’est la sénatrice, là…
— … celle qui fait exploser les têtes.
— Ah mais oui !
Les souvenirs reviennent peu à peu tandis que nous commençons la saison 4 de The Boys.
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Le boyfriend est d’humeur indienne, ce qui est assez rare pour commander : je découvre ainsi le saag paneer, au goût plus riche (et épicé) que le palak paneer que je pensais retrouver. Apparemment, la crème y est optionnelle et les épinards peuvent être mêlés à d’autres types de légumes verts tels que des feuilles de moutarde. Je me régale aussi de la touche à peine perceptible mais umamiesque qu’apporte l’eau de rose à mon naan kashmiri, qui en devient un dessert.
Vendredi 14 juin
Rêve. La directrice de l’école de danse avec qui j’ai une entente pour la rentrée prochaine m’annonçait que, finalement, il n’y aurait que 5h de cours sur la dizaine prévue ; les autres, ce serait l’encadrement de la partie gymnase, nettement moins rémunérées. Je peste de m’être fait avoir, mais décline et y trouve finalement mon compte : ça libère le jeudi pour des cours à Domyos, cette fois-ci actés. Je me suis réveillée presque déçue que cet arrangement n’ait pas eu lieu.
Samedi 15 juin
Le boyfriend m’emmène à ma première manifestation. Il y a du monde, mais pas trop, pas au point d’avoir peur de la foule, de fait plutôt familiale. Après avoir piétiné pendant une heure de discours (je me distrais en cherchant la créativité dans les pancartes), on se met en marche. À tout moment, des gens rallient ou quittent le cortège, reviennent avec une bière trop chère, rejoignent une connaissance. C’est un peu comme une promenade du dimanche, avec vraiment beaucoup de monde qui fait sa promenade du dimanche en même temps, un samedi, au milieu de la rue, avec des drapeaux qu’il faut éviter quand il sont maniés avec désinvolture par plus petit que soi, juste devant soi.
Ça y est, nous avons trouvé notre nouvelle série à regarder ensemble : Fargo, thriller perché qui fait buguer plus que peur.
Dimanche 16 juin
Menues tâches que je procrastinais néanmoins : résilier ma carte UGC Illimité, désherber la terrasse. C’est fou l’énergie qu’il en coûte de se mettre à faire ce qui n’en requiert en vérité que très peu. Une information à chercher, un formulaire à remplir, une tâche simple à effectuer… c’est comme si je ne pouvais faire qu’une ou deux de ces choses dans la journée, en matinée, et ensuite le quota est épuisé, il faut attendre le lendemain matin, pour au final me demander ce qui là-dedans était si sorcier.
L’inertie du boyfriend installe sur le canapé un trou noir auquel je veux, voudrais, n’essaye même plus de résister. Je supporte un temps les voix qui sortent continuellement de sa tablette, des voix enjouées, déprimées, qui s’enthousiasment ou s’engueulent, s’invectivent souvent — des piques de son qui m’agressent d’autant plus que j’essaye de les ignorer, me faisant gratter la couenne par le boyfriend qui a parfois d’un côté le chat et moi de l’autre. J’ai quelques jours de résistance, puis je demande la grâce des écouteurs, quand je commence à déteste la personne velléitaire que je me sens devenir. Contrairement à ce qu’il pense, ce n’est pas une question de savoir profiter de ne rien faire, de prendre plaisir à pas grand-chose, c’est justement que je n’y prends aucun plaisir ; mon plaisir passe par tout ce qui peut naître du silence.
Lundi 17 juin
Me bziter à l’oreille à chaque fois que je suis sur le point de m’endormir est une technique assez sûre pour me mener au bord de la crise de nerf. À deux heures du matin, le boyfriend m’entend pester et me sauve du moustique qui me harcèle en proposant d’échanger de pièce. Il ne l’entendra pas de la nuit.
À chaque fois que le boyfriend s’en va, c’est la même chose, ça va, ça va aller, puis c’est l’appel d’air de la tendresse suspendue, ma peau esseulée, et ça me tombe dessus, une tristesse antérieure qu’il faut purger, laisser s’écouler par la cornée et la trachée. Je m’agite pour éloigner le spectre du jamais plus, vide la litière du chat, ramasse les verres, les mouchoirs, un papier de Michoko, compresse une bouteille de Coca vide, remise la seconde couette, range, nettoie, efface toute trace de présence pour ne pas ressentir l’absence. Un tour au parc Barbieux et c’est bon, je peux rentrer chez moi, je n’y suis plus seule, seulement chez moi.
Au parc Barbieux : Elle passe son temps au cinéma, les derniers films, elle les a tous vus. Elle n’a pas vu un film depuis, depuis que. Je n’entends pas l’évènement perturbateur. Un autre binôme : Tu peux te réjouir pour elle ; elle a un bon salaire, ta sœur… Après une après-midi passée à écouter des vidéos anticapitalistes affalée sur le boyfriend comme du fromage à raclette, ça fait étrange. Je mets enfin le doigt dessus : Frédéric Lordon a des airs de Fabrice Lucchini.
Mardi 18 juin
Cours de stretching postural. J’ai senti mes ischio-jambiers (en contraction, parce qu’en étirement, j’ai l’habitude).
Mercredi 19 juin
Ravitaillement à la médiathèque. J’ai besoin d’apaiser mon esprit qui stresse pour le cours de demain : est-ce qu’on fait un atelier de composition chorégraphique, par exemple en transposant leur variation comique en mode tragique, sur le Lacrimosa utilisé pour l’une de leur variations personnelles ? Mais ils en ont soupé, de leur variation. Alors profiter de ces heures de fin d’année sans plus d’objectif pour travailler sur le placement, à la recherche de sensations fines ? Mais ce n’est pas très fun, et je ne suis pas certaine d’avoir du matériau pour deux heures s’ils n’entrent pas dans le jeu. Une nouvelle variation, alors ?
Je cherche une variation « unisexe » pour un atelier avec mes 3e cycle (en 2h, on ne va pas travailler deux variations différentes). J’ai Vaslaw en tête, mais persuadée que c’est de Béjart, ne trouve aucune vidéo. Quand je comprends que je fais erreur, qu’il s’agit d’une pièce de Neumeier, le prix de Lausanne me vient en aide. Leurs archives sont une mine d’or (même si je regrette de ne pas trouver le coaching, qui aurait été utile pour comprendre l’esprit de certains passages). Sur les trois candidates, je choisis de me fier à celle dont les comptes sont les plus clairs, même si je préfère l’interprétation d’une candidate qui n’a apparemment pas allée en finale. L’apprentissage est laborieux ; j’ai beau alterner entre analyse frontale et ordinateur face au miroir, j’ai toujours des problèmes de latéralisation dans les changements de direction, surtout quand la caméra fait des plans serrés et que je perds de vue les coulisses.
En feuilletant l’autobiographie d’Aurélie Dupont, j’ai crains un style type procès-verbal (qu’on retrouve souvent dans les ouvrages de qui n’a pas l’habitude d’écrire), mais le dialogue en cause était une fausse alerte : c’est très intelligemment mené, à l’image de l’artiste et de sa danse.
L’idée de créer une chaîne YouTube consacrée à la culture chorégraphique commence à faire son chemin et même à m’obséder. J’ai du mal à m’endormir, rêvant hors sommeil à des vidéos sur le ballet blanc, la présence, les mains, les métaphores…
Jeudi 20 juin
Heureusement que j’ai prévu un travail un peu structuré ; on avait oublié de me prévenir que le cours était portes ouvertes. Heureusement bis, il n’y a qu’une seule maman, adorable. Puisqu’on a du public, je propose qu’on commence en mode spectacle par les variations de l’examen qui est déjà passé. La maman est gênée, il ne faut rien changer pour elle, elle va se faire toute petite et regarder ce qu’il y a à regarder, tout est intéressant, que je fasse comme d’habitude, surtout. Elle est quand même contente de voir sa fille danser, me remercie ; les parents assistent au spectacle de fin d’année, mais ont rarement l’occasion de voir le travail fourni pour les examens. Les filles passent toutes, et se saisissent de l’occasion pour se filmer les unes les autres, pour montrer à leurs parents, justement.
On s’attaque ensuite à la variation de Vaslaw. Le garçon qui avait contraint et orienté mon choix est absent ; je me dis que j’aurais pu en choisir une autre… Mais elle plaît manifestement aux quatre filles qui sont là ce soir, et même très fort à l’une d’elle (je savais qu’elle lui irait), alors ça va. Évidemment, dans l’élan, j’oublie devoir ne pas arrondir le dos ; la ceinture lombaire me permet d’assurer le reste du cours, mais le mal est fait. Trop tard, tant pis. Je suis épatée par la vitesse à laquelle la variation entre dans leur corps, malgré la rapidité des pas et mon décryptage parfois approximatif. Il y a quelque chose de fascinant à voir cette danse passer d’une candidate du prix de Lausanne à ces élèves, de la vidéo au studio, par l’intermédiaire de ma personne qui jamais ne l’a dansée. Je peux donc transmettre quelque chose que je ne possède pas, comme à table on passe un plat que l’on n’a pas préparé.
Puis vient le moment de se quitter, je n’avais pas anticipé leurs retours adorables. Je les imaginais tolérer les tâtonnements d’une prof débutante, elles m’apprennent que je donne des supers conseils et qu’elles se sont senties moins délaissées grâce à ma présence. Tous nos petits cœurs fondent, nous discutons une bonne vingtaine de minutes, échangeons nos comptes Insta — est-ce éthique et responsable, aucune idée, elles sont pour certaines majeures, pour d’autres pas encore ; toutes ont un petit choc en découvrant que je n’ai pas 5 mais 15 ans de plus qu’elles. On finit par se quitter, je les laisse prendre des selfies souvenir dans ces studios qu’elles quittent après des années et des litres de sueur, et croise dans le couloir la maman qui attend que sa fille se rhabille après avoir attendu vingt minutes de discussion : « On ne sort jamais vraiment d’ici. » Elle me dit que sa fille lui a parlé de ces cours, et d’une autre phrase avec un accent slave émerge le mot « inspirant ». Je repars en serrant contre moi le petit pot de fleurs tout rond d’arrangement et de forme que sa fille m’a offert — autant de volume que ses cheveux détachés lorsqu’elle dansait la pièce contemporaine de sa classe lors du spectacle.
Vendredi 21 juin
Gloria au cinéma : ça me donne la patate.
Le micro de mon téléphone est bel et bien HS. Il faut remplacer tout la façade avant : 185€, m’annonce le génie du bar Apple. Heureusement sa collègue laisse traîner une oreille et me suggère d’utiliser les écouteurs, avec micro intégré : cela tiendra ainsi jusqu’à la fin de la batterie.
Dimanche 23 juin
Vers 1h (donc techniquement lundi), je finis d’intégrer les dernières corrections : le manuscrit de mon bouquin sur la danse est terminé.
Joie : j’avais commencé en 2015 (je me souviens être stoppée dans l’élan du NaNoWriMo par les attentats du Bataclan).
Abattement : jamais je ne trouverai d’éditeur.
Lundi 24 juin
Cours de stretching postural : encore beaucoup de rotation à acquérir.
Maria au ciné. Il faut croire que je suis sur une lancée de films féministes redresseurs de torts passés.
Mardi 25 juin
Quand je n’ai pas mis mes chaussures depuis plusieurs jours, je vérifie qu’aucune araignée ne s’y est glissée : l’inspection ne révèle la présence d’aucun insecte, mais de plein de petits morceaux de papier à carreaux. Intriguée, je fais tomber tout ce que contient la chaussure, défroisse et tente de recoller les bouts… pour comprendre qu’il s’agit d’un petit mot glissé par une élève… il y a quinze jours ! Cela fait quinze jours que j’écrabouille un mot doux, glissé dans mes chaussures de marche comme dans des souliers par le père Noël. Je ne sais pas si je suis plus éberluée par le fait de n’avoir rien senti (les chaussures sont un peu larges) ou qu’il reste encore assez de morceaux pour que le message puisse être reconstruit avec son autrice.
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Il y a toujours quelque chose à observer au parc Barbieux. Aujourd’hui, des chiens et leur maître sont stationnés, respectivement assis et debout, à un mètre et demi de distance les uns des autres, sur l’allée qui serpente sous les branchages bas du hêtre pourpre. On dirait la répétition d’une parade ou d’un défilé à l’arrêt. Je remonte la file et les dépasse par la pelouse.
Une autre fois, un mec adulte court comme un enfant avec son seau pour puiser de l’eau dans le canal et venir arroser un énorme poisson qui gît sur une toile noire — vraiment énorme, très très dodu. Je me demande pourquoi il ne le rejette pas à l’eau s’il ne veut pas le voir mourir, et je comprends en apercevant son énorme réflex qu’il prolonge l’agonie (ou la délivrance ?) de l’animal pour pouvoir le photographier.
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J’y suis conviée le matin pour le soir : assister aux cours de danse adulte que je vais reprendre à la rentrée, pour voir le style de cours dispensé et rencontrer les gens. La barre à terre est du genre bourrin, ce qui tout à la fois me rassure (le public est bosseur) et me laisse dubitative (j’ai le quadriceps tétanisé et, quatre jours plus tard, encore des courbatures aux cuisses, soit pas franchement ce que je vise comme renforcement — work smarter, not harder). Le cours suivant, j’observe. La barre est complète, costaude, un peu chorégraphiée, avec des exercices qui se concatènent, mémorisés pour être enchaînés et gagner du temps ; je comprends mieux comment le cours peut ne durer qu’1h15. Assise par terre, je suis épatée par les demi-pointes hyper hautes ; ce n’est manifestement pas un hasard statistique. L’ambiance est folle, tout le monde rigole et se charrie, au moins autant qu’ils bossent. Ça se confirme à l’apéro de fin d’année et de départ à la retraite qui suit, auquel je suis conviée sans avoir rien apporté. Ça va, on ne t’a pas trop effrayée ? me demandent les unes et les autres. Que nenni. Il est 23h passées quand une jeune femme me raccompagne au métro ; elle vient d’obtenir son master de droit et embraye en deuxième année de médecine. That kind of danseur amateur.
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Le boyfriend aimerait bien lire mon manuscrit. Il a l’impression que je fais de la rétention alors que je me retenais surtout de faire l’enfant de 5 ans qui a besoin qu’on regarde ce qu’il fait — ça, je le fais pour un dessin, parce qu’un coup d’œil ne mange pas de pain, mais 196 pages, c’est autrement plus indigeste.
Découverte du soir : le boyfriend fait très bien le speaker des années 20-30. La voix nasillarde et gouailleuse, les césures dans la phrase, le vocabulaire désuet, c’est incroyable.
Mercredi 26 juin
J’ignore si c’est dû à la chaleur (31° dans le studio) ou à la présence des parents en cette journée de portes ouvertes, mais les enfants sont d’un calme exceptionnel. Il reste encore trente minutes quand on arrive au point où l’on devait s’arrêter les cours précédents. La vérification est éloquente ; les bavardages font perdre un tiers du temps d’habitude… Comme ce n’est pas le dawa, j’ai la disponibilité d’attention pour remarquer les progrès, les pieds présentés sans serpette à la barre et tout le monde qui tourne dans le même sens dans les pirouettes au milieu.
La présentation des chorégraphies créées par les enfants en petits groupes récupère l’attention des parents qui s’éventent. Lorsque j’explique qu’on est parti de l’idole dorée pour s’inspirer de son esthétique, sans travailler la variation en elle-même qui est beaucoup, beaucoup trop dure, la maman qui corrigeait des copies a laissé échapper un « ça, c’est sûr » — et une maman balletomane, une ! À l’autre bout des bancs est assis un papa qui manifeste son empathie pour tous les enfants, et pas seulement sa progéniture. Les ridules autour de ses yeux s’animent aussi quand un petit garçon lit consciencieusement son exposé sur Carmen — tout pour l’opéra et pas un mot sur le ballet de Roland Petit, ça m’a fait sourire. Un autre groupe pitche Raymonda comme si c’était une princesse Disney incarnant un message de développement personnel. Mes sourcils se sont probablement levés un certain nombre de fois. Ils sont un peu petits pour se livrer à un tel exercice, demandé par la professeure que j’ai remplacée. Je leur ai proposé de les présenter uniquement pour qu’ils sentent leurs efforts valorisés et n’aient pas l’impression d’avoir travaillé pour rien.
Et puis, rien, c’est fini. J’écris deux mots pour deux enfants qui arrachent une page de leur cahier à cette fin, rassure une maman pour lui dire que tout se passe bien avec sa fille, et apprend de l’administration que j’aurais pu avoir 8h de cours l’année prochaine — 8h à 12 minutes à pied de chez moi, mais comme il ne m’en ont rien dit, c’est trop tard, je me suis engagée pour 10h à 1h30 en transports de chez moi. Et, comme ça, ce sont les vacances.
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Le boyfriend prend son rôle de boyfriend relecteur très au sérieux. J’ai droit à des messages de retour au fil de sa lecture (sachant que ce n’est vraiment pas un mode de communication qu’il adopte spontanément) et presque à une critique littéraire le soir. Je suis touchée, et songe à faire une revue de presse pas du tout biaisée avec les retours de mes proches :
« La lecture est très fluide, oscillant entre analyse pointue, légèreté amusante et sensibilité poétique. » — Le boyfriend
« C’est clair, pédagogique sans être ennuyeux et les traits d’humour donnent une respiration agréable. » — Mum
Jeudi 27 juin
Une réunion Zoom est programmée par l’école pour présenter la nouvelle organisation des conservatoires. J’envoie un message pour demander si cela a du sens que j’y assiste sachant que je ne ferai pas partie de l’équipe pédagogique à la rentrée, espérant esquiver poliment le pensum, mais la directrice me répond que si, si, ça complètera à merveille ma formation, je suis la bienvenue. Cinq minutes après m’être connectée, je le regrette déjà. Pourquoi ne pouvais-je pas m’en foutre ? Il faut une bonne heure pour arriver aux nouveautés concrètes — c’est dense, se plaindra une participante après une vingtaine de minutes où, enfin, le rapport entre quantité d’informations délivrées et temps passé est décent.
J’admire surtout la poker face d’une ancienne camarade que je vois prendre connaissance de mes messages WhatsApp idiots sans que l’expression de son visage soit en rien affectée, et je travaille la mienne quand j’entends une professeure confirmer que, oui, elle a guidé les élèves pour leur composition personnelle, ils ont crée seuls puis elle leur a donné des indications et y a mis son grain de sel — les mêmes élèves qui m’ont dit se sentir livrés à eux-mêmes et démunis par les remarques très vagues qui ont accueilli la présentation de leur work in progress, que nous avons pris le temps de retravailler plus en détail ensemble. J’ai du lutter pour que mes sourcils ne se haussent pas à la découverte de cette réalité alternative. Finalement, la réunion a été fort instructive.
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L’air semble contenir bien peu d’oxygène, comme poussiéreux, comme si toute la ville était en travaux, saturée par les effluves de meuleuse. C’est, plus que la chaleur, ce qui me rend meh, incapable de me projeter dans grand-chose jusqu’à ce que le vent se lève et les températures tombent. J’en profite pour finir l’autobiographie d’Aurélie Dupont, en alternance avec la magnifique bande-dessinée Céleste.
Vendredi 28 juin
Se rendormir deux heures : se réveiller dans un état où l’anodin retrouve sa saveur. Je lis L’Art d’être distrait et découvre des nénuphars au parc Barbieux. Une grosse mouche est garée dans ma rue, carrosserie vert-bleu et pare-soleil en alu irisé rouge.
Samedi 29 juin
Sur la table de l’ostéo, je m’imbibe de sa tristesse. Quelqu’un qui répare si bien les autres mériterait plus de chance — oui, je sais, la chance ne se mérite pas.
Au petit Carrefour à côté du cinéma, le vendeur s’excuse de ne pas pouvoir me donner une petite cuillère pour mon sundae, il y a les caméras, vous comprenez, je comprends. À vrai dire, je ne comprends pas, pourquoi il est peiné de me vendre un set de couverts en carton-bois à 0,75€. Le questionnement fond comme sundae au soleil, c’est parfait, j’ai eu mon shoot de ville à la petite cuillère.
Kristen Stewart est terriblement attirante dans Love Lies Bleeding. Je crois que c’est même pour ça que je suis allée voir ce film. Je veux dire, je suis sûre d’être allée le voir parce que Kristen Stewart y joue ; je crois aussi y être allée parce que je soupçonnais qu’elle serait sexy dans cette improbable histoire d’amour et de meurtres avec une bodybuildeuse. À la sortie, il pleut, je cours sur les pavés et sous les auvents.
Dimanche 30 juin
À la sortie de l’école-bureau de vote, une petite fille tourne en vélo autour de sa mère qui discute avec une connaissance : Allez, maman ! Elle continue à scander : Allez, les Bleus ! Allez, ma-man ! Allez, les-Bleus !
De retour du ciné, une porte s’ouvre dans la rue : un vieil homme en blouse de chimiste apparaît dans l’encadrement, puis la tête d’un aspirateur. Chirurgien nostalgique à la retraite ? Peintre dans une phase Malevitch blanc sur blanc ? Grand-père ayant récupéré la blouse de son petit-fils collégien ?
Au cinéma : Elle & lui et le reste du monde — « le reste du monde » en tout petit, mais bien là néanmoins parce qu’Elle & lui était déjà pris. Et parce que la comédie romantique qu’on entrevoit dans la bande-annonce est surtout l’écrin qui aide à faire passer la médiocrité du monde, ascenseur en panne, photocopieuse capricieuse, V-lib’ HS, flics surmenés, agressés, relation toxique, travail de nuit, travail au noir, travail merdique, licenciement et arrestation en vue. Le film n’est constitué que de contretemps et s’achève quand la comédie romantique commence, quand les deux protagonistes se sourient dans le premier métro. C’est un écrin sans bague, avec menottes —un film qui aurait pu figurer dans l’Éloge des fins heureuses de Coline Pierré, la fin heureuse et politique, comme perspective depuis laquelle se donner la force d’envisager le reste.
J’ai beaucoup aimé aussi l’animation typographique du générique, où quelques lettres changent aléatoirement de couleur, de police voire s’envolent en exposant.
Marchant aux côtés de C., je parle trop vite trop fort trop — pour faire taire les perspectives qui s’ouvrent comme une nuée de points d’interrogation ? Pour ne pas entendre la demi-teinte dans sa voix posée ? Son agenda et ses stories débordent de musées, de concerts, de spectacles, de galeries, de randonnées, d’une vie culturelle intense, et elle s’excuse de ressentir au milieu de tout ça de l’ennui, comme si c’était une faute, comme s’il était commode toujours de trouver un chemin où s’épanouir. Cela me fait penser à toutes ces années si proches où, à force d’ingérer de la matière sans savoir comment la transformer, j’ai fini par consommer la culture comme un narcotique qui me ferait vivre en rêves, par procuration. « À mon avis, c’est ça qui déglingue les gens, de pas changer de vie assez souvent. » J’ai croisé cette citation de Charles Bukowski sur Instagram il n’y a pas longtemps ; la traduction claque encore plus que la VO (“that’s what kills a man: lack of change” from Tales of Ordinary Madness). Comment se réinventer à la trentaine quand on n’a pas envie de fonder une famille ? La reconversion m’a bien aidée sur le coup, mais on n’a pas forcément l’envie ou la chance de se le permettre. Alors quoi ? Alors des valeurs sûres de menus plaisirs, des variations et des écarts, notre vie qu’on se raconte en marchant au hasard dans Paris.
Sur le boulevard Saint-Michel, peu après la fontaine, nous tentons un glacier italien que nous ne connaissions pas et qui fait donc les glaces les plus grasses qui soient — préférez remonter le boulevard jusqu’à la Fabrique givrée, rue Soufflot. Dans le jardin du Luxembourg surpeuplé, je raconte à C. une idée de double narration pour un roman qui n’existera probablement jamais. On tourne dans le monde, puis on s’échappe, avançant dans une direction vague (le Sud), avec pour seule contrainte d’éviter les grands axes bruyants. On trouve encore des coins que l’on n’a jamais arpentés, dont une fresque et de magnifiques roses dans une impasse perpendiculaire à la rue Raymond Losserand. Un morceau de la ceinture verte préserve la fin de notre promenade du bruit de la ville, et nos corps fourbus du bitume : la boue et les copeaux entre les rails amortissent nos derniers pas, hâtés par les odeurs de peinture quand on arrive devant des toiles de béton qui se font bomber.
Jeudi 2 mai
L’amitié est une affaire sérieuse. C’est donc à un dîner d’affaire que L. me convie, macaronis réchauffés dans la cafétéria déserte de son espace co-working. On y cause d’antidépresseurs, rapidement, de relations, longuement, de mariage et d’argent, d’application de rencontre installée pour voir et rapidement désinstallée, on a vu, d’amitiés, de je comprends qui montrent qu’on ne comprend rien, de ça va auxquels on ne peut pas répondre, non de toute évidence, mais y’a-t-il quelque chose à y faire ? Autre que d’engloutir un éclair avant les macaronis ?
L. me raconte comment le deuil l’a menée malgré elle à devenir un soir l’assistante numérique bénévole d’un vendeur de pierres. Je pense lithothérapie, m’étonne, mais c’est de curiosités géologiques dont il s’agit, morceaux de roches, cristaux, crabe encadré comme une gravure hyperréaliste au-dessus d’innombrables tiroirs en bois, j’imagine les étiquettes calligraphiées, les inventaires toujours repoussés. Bonne poire, L. ne parvient pas à refuser le morceau de corail vieux de 45 ans que l’homme lui offre en remerciement, aboli bibelot d’inanité endeuillée qu’il faudra désormais penser à dépoussiérer.
La tour Eiffel n’est pas encore allumée quand nous partons : le jour a progressé, malgré la grisaille grand angle. Il est encore temps pour L. d’attraper le train direct de 58 —l’horaire me revient comme un réflexe, il n’a manifestement pas changé depuis quinze ans.
Vendredi 3 mai
Ma tutrice m’a invitée pour être jury à l’examen des élèves. J’ai hâte de les revoir, et un peu peur du rôle que je voudrais bien jouer — j’espère être juste et généreuse. De fait, on distribue des mentions Bien et Très bien à toutes les petites élèves de cette première session.
Samedi 4 mai
De mon tout premier examen de danse, j’étais ressortie avec des quasi-crampes au visage : mon professeur nous avait dit que, si on souriait, l’examinatrice ne regarderait pas nos pieds. J’avais souri, premier degré. J’y repense pour ce premier jury en tant que professeur de danse, essayant de maintenir sur mon visage une expression encourageante, qui puisse tempérer le stress des élèves.
Ma tutrice et moi donnons spontanément des notes similaires, cela me rassure ; je suis en dessous d’un point une fois ou deux, et au-dessus la plupart du temps. La même note recouvre parfois des réalités très différentes : niveau constant pour une élève, moyenne camouflant une grande disparités entre les exercices pour une autre. Nous distribuons des mentions Bien à tire-larigot, quelques mentions Très bien et une ou deux avec les félicitations du jury — notamment à une jeune fille qui n’a aucune facilité physique, mais une présence de dingue, même dans un studio, même à la barre.
Certaines élèves ont fait des progrès visibles en seulement deux mois (deux ont les jambes qui commencent à se redresser, c’est assez spectaculaire) ; d’autres débordent la justesse à l’opposé d’où elles péchaient (des antéversions devenues rétroversions, par exemple), ce qui augure d’un équilibre proche. Une jeune fille semble avoir énormément gagné en aisance, c’est étonnant, je m’en étonne : ma tutrice m’explique qu’elle s’est métamorphosée depuis qu’elle a arrêté le lycée (où elle se faisait harceler) et s’est inscrite pour la rentrée prochaine dans une filière pro pour apprendre le métier artisanal qu’elle sait vouloir exercer. Il y a de la beauté et de l’évidence dans les choix qui conviennent.
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La réservation n’est pas au nom mais au prénom de ma grand-mère ; c’est la première fois que je retrouve la vibe Starbucks dans un restaurant. Qu’est-ce qu’on commande, les filles ? demande le serveur. Les filles de respectivement 84, 63 et 35 ans prennent respectivement des linguine alle vongole, qui arrivent dans une assiette spéciale avec une excroissance où mettre les coquilles vides, des pâtes aux gambas et une pizza quatre fromages, dont du taleggio et de la mozzarella fumée. L’affogato de ma grand-mère arrivera dans une coupe transparente avec une ouverture décentrée, comme un fauteuil-œuf — la vaisselle m’aura davantage marquée que les plats qui y sont servis.
La nouvelle lubie de Mum : conduire un semi-remorque. Elle aimerait vachement et mime le volant immense, les joues gonflées. Quand je lui fais remarquer qu’elle pourrait chercher une auto-école qui prépare au permis poids lourd pour prendre une leçon, je sens à sa réaction qu’on peut ajouter l’item à la bucket list de la retraite, après le stage « faux ciels » à l’école d’art mural et l’initiation à la joaillerie. Mum, mère de contrastes.
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Je pose là une énumération d’items à ajouter dans la salière de la vie🧂, que je pensais poursuivre de manière quotidienne mais qui s’est tarie : apercevoir l’avant du train depuis l’intérieur, quand il s’incline dans une courbe ; s’arrêter pour photographier les iris devant lesquelles on est passé en trombe la veille, ourlées de perles de pluie ; suivre de haut et de loin le trajets des trains comme de longs asticots au sortir d’une grande gare.
Dimanche 5 mai
A French experience, entends-je sur la place du marché de Versailles où j’attends Melendili. Il faut dire qu’outre les étals alléchants, ça manivelle à l’orgue de Barbarie et ça tracte pour les européennes. Je louvoie pour éviter les programmes puants, tiens à l’œil la poignée de personnes rassemblées autour d’un gaillard qui pourrait avoir de l’allure s’il n’exultait le rance avec la cravate bien parallèle à des bretelles qui tirent sur leurs suspensions.
Nous pique-niquons sur un banc d’emplettes libanaises faites au marché, et c’est un mezze de relations amicales que nous discutons en même temps. Il est notamment question de phases, de mauvaise passe et de fatigue, comme dans un vieux couple — certaines situations me rappellent d’ailleurs les dernières années avec mon ex. La réciprocité achoppe souvent, qui propose, qui questionne, relance, s’intéresse, parle de soi — jusqu’à l’évidence redoutable : une fois qu’on a remarqué une forte asymétrie, il est difficile de ne plus la voir, de ne pas en souffrir. Et en même temps, nous n’avons pas tous le même rapport à la parole que l’on prend ou que l’on attend, à la place qu’on occupe, qu’on laisse, qu’on ménage ou qu’on néglige. Tandis que Melendili parle de ses autres amitiés, je me demande ce qu’il en est de la nôtre et des miennes, à quel point l’éloignement géographique et la focalisation sur ma reconversion sont des prétextes à ma paresse ou ma maladresse amicale. Entre deux conversations, je perds souvent le fil, relance peu, tard ; j’espère que le silence entre se mue en écoute pendant — même si parfois, je suis aussi cette amie qui ferait mieux d’aller voir le psy avant, et qui parle trop, trop vite. Le rééquilibrage se fait souvent dans l’asymétrie : il y a des amies avec qui je parle plus, et d’autres que j’écoute plus.
Nos sorbets pamplemousse nous remettent en mouvement. La conversation est passée à la famille lorsque nous arrivons sur les pavés du château. Les grandes eaux payantes nous font rebrousser chemin. En famille comme en amitié, les difficultés de chacun resurgissent sur les relations si on n’y prend garde ; on a beau vouloir aider, on ne peut assumer ce qu’il revient à l’autre de décider. À la pièce d’eau des Suisses, Melendili trouve les relations humaines décevantes, se demande si elles sont si importantes que ça, si elle n’est pas un ours, un peu. On respire, pourtant, autour du plan d’eau, de son vert à profusion. Au niveau des parcelles de potager, pour lesquelles, m’apprend Melendili, il existe des listes d’attente considérable, les gouttes commencent à nous tomber dessus à travers les frondaisons — influence du temps sur l’humeur et la durée de la conversation.
Avec le boyfriend, on discute jusque tard, de famille, de place, tout est question de place pour moi, je ne m’en étais jamais aperçue.
Lundi 6 mai
Le boyfriend me tient littéralement la jambe en se rendormant contre moi, le visage contre ma cuisse tandis que je pianote sur l’ordinateur. La position n’est guère pratique, mais c’est doux.
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Ma princesse est tout d’orange brûlé vêtue, rinceaux végétaux métalliques suspendus à ses oreilles et assortis à son pull. Je ne la vois jamais manger sa crêpe, je ne vois que son visage. Ses yeux animent et cristallisent nos flux de paroles, son travail et la recrue toute mignonne qui arrivera dans l’été, les relations avec la hiérarchie ; la danse, les cours qu’on prend, qu’on donne, qu’on organise ; son fils qui commence à parler, dîne avec son sac à dos petit ours brun qu’il faut longtemps le convaincre d’ôter pour se mettre en pyjama ; le sexe qu’on n’envisage plus pareil à la trentaine qu’à la vingtaine, qui nous fait douter de nos sensations, souvenirs et conceptions — le serveur pas si loin, a-t-il écouté ? Nous sommes l’avant-dernière table à partir. 23h passées, dont trois au plaisir de se retrouver.
Mardi 7 mai
Les oiseaux pépient de-ci, de-là la rumeur de la ville, frémissements, calme dans le jardin où je lis. Un paragraphe s’emplit de points, de tant qu’il ne sert plus à rien de passer le doigt dessus pour évacuer la poussière, les coquilles ; ce sont des accents ronds choisis, qui ponctuent l’accès à une conscience aigüe du personnage. Alors le bruit de la pluie se met à tomber, dans le jardin, les feuillages, tout autour de moi qui n’en sens goutte, pourtant à découvert. Perception parallèle, aussi furtive que le roman de Damasio.
Les genêts à balais <3
Jeudi 9 mai
La sexualité a perdu de son évidence pour moi. Pendant des années, elle a été inconsciemment un accès à la tendresse, un moyen de faire l’amour, de le faire naître (renaître ?), de le fabriquer (le bricoler ?). Maintenant que la tendresse m’est offerte sans condition, à foison, mon désir diminue. Ou plutôt, il persiste dans ses élans, me pousse à enlacer, à embrasser, à réclamer… et tombe dès qu’il s’est communiqué à mon partenaire — désir consumé avant d’être consommé. Je me transforme en allumeuse éteinte, honteuse d’avoir une fois encore inconsciemment cherché à me rassurer, dans cet ancien schéma où être désirée m’évitait de me demander si j’étais aimée. Maintenant que je me sens aimée, indubitablement, qu’il n’y a plus d’ambiguïté entre être sujet ou objet du désir de l’autre, être désirée me donne l’impression d’être ravalée, ramenée à cette ambiguïté non plus excitante mais douloureuse. Après tant d’années passées à baiser (une modalité du sexe qui a ses joies et ses jouissances, et que je nomme sans jugement), alors que j’ai (re)découvert la douceur inouïe qu’il y a à faire l’amour, toute pénétration, même la plus douce, est parasitée par une perception de violence latente. Positions, puissance, le champ de mes possibles, de mes agréables, de mes tolérables s’est réduit de mois en mois. Bonus pour le cercle vicieux qui s’est mis en place : sondant le désir dès qu’il arrive en me demandant s’il se maintiendra, je me coupe de la situation qui le suscite et anticipe-précipite son déclin (comme un homme qui se mettrait la pression avec son érection, en somme). Passée l’intensité des retrouvailles, il n’y a plus désormais que quelques jours dans le mois où les hormones suffisent à court-circuiter le cercle vicieux (les jours où bizarrement, il y a un nombre incroyable de nuques et de pommettes croustillantes dans le métro). Et les rares fois où il y a une pression à évacuer, où il y a besoin de se défouler, de baiser, là, pour le coup — mais je ne suis pas certaine, alors, de ne pas décharger une certaine colère dans l’acte. Que se passera-t-il le jour où nous habiterons ensemble, où il n’y aura plus d’absence ni de retrouvailles ?
Le boyfriend ne me reproche jamais la frustration que j’engendre malgré moi, quand j’ai envie puis d’un coup plus. Il est même souvent le premier à s’en rendre compte, alors que je suis encore en train de chercher où est passé le sens de mes mouvements, quels gestes les ont initiés. Il m’arrête doucement. Ne veut rien faire peser sur moi. Mais le regard de profonde désillusion que je lui ai vu ce soir-là — vu et pas aperçu, car le désarroi a suspendu des paroles qui ne lui venaient pas ou qu’il cherchait encore à formuler —, ce regard qui ne m’était pas destiné m’a retournée. J’ai senti cette douleur que je connais trop bien, la fissure née d’une incompatibilité que l’on constate et dont on aurait voulu ne rien savoir, avec laquelle on pourra certainement coexister bien des années, mais que l’on sondera et que l’on verra grandir avec inquiétude.
Peut-être aussi que je plaque sur ma nouvelle relation des peurs héritées de l’ancienne. Le regard qui m’a trigger, par exemple : ce temps de latence dans le vide, dévié, était chez mon ex le prélude à un énoncé mi-compatissant mi-méprisant — le risque d’incompatibilité ne serait pas discuté, je n’avais qu’à m’en charger si je m’en souciais. Avec le boyfriend, on parle. Il accueille ce qui ne fait pas sens, ce qui est bête, idiot, et m’aide à articuler ce que j’ai du mal à m’avouer. Sans jamais me laisser en lisière, dans le doute, sur la sellette ; toujours en me rassurant, a priori et a posteriori, m’assurant de son amour. Ça me fait d’autant plus chier, de lui faire recoller les pots cassés par l’ex, et d’alimenter son impression que je ne le désire pas, ou pas vraiment, ou pas lui tout entier (quand je parviens à verbaliser la crainte un peu absurde d’être quittée et de me retrouver toute seule comme une idiote, il demande : la vraie crainte serait-elle d’être quittée-coupée de lui ou d’être moi seule ?). Bref, ça sent le psy. En espérant que, PNL ou autre, on puisse reprogrammer sa sexualité, réconcilier la tendresse et le sexe, réaligner ses fantasmes avec ce qu’on désire, et désirer qui l’on aime.
Vendredi 10 mai
Nous sortons pour aller chercher des sushis… et restons dîner sur place, rapport au barbecue coréen… que le restaurant japonais en réalité ne propose plus : nous mangeons sous une hotte éteinte de délicieux chirashis,
et le boyfriend finit plein comme une (l)outre. J’aime cette absence d’anticipation, ce dîner imprévu qui nous remet en tête-à-tête en nous extirpant du canapé où nous mangeons côte-à-côte.
Au-dessus de nos bols de saumon, j’essaye à la demande du boyfriend de définir ce qui me fait rire. Pas facile, à brûle-pourpoint. Je ris rarement aux mêmes choses que lui : les chansons idiotes dont il se délecte me laissent au mieux sidérée, les chroniqueurs radios m’exaspèrent, Groland est trop gras, et l’idiotie simulée n’est pas loin de me paniquer. Nous n’avons pas le même humour, c’est sûr, mais quel est le mien ? Qu’est-ce qui me fait rire, à part ses tendres bêtises ? Je sèche un peu, cherche parmi les comiques : les sketchs bilingues de Paul Taylor qu’il m’a fait découvrir, le générique des émissions de David Castello Lopez… Mais encore ? L’humour anglais de Coup de foudre à Notting Hills, les saillies de Polly dans Peaky Blinders, de Lady Violet dans Downton Abbey, l’ironie de manière générale, souvent littéraire, un peu cinglante, David Lodge, Dickens, quand tout le monde en prend pour son grade… L’humour snob, quoi, résume le boyfriend pour me charrier. J’avance pour ma défense le lapin dans le Sacré Graal, qui m’a fait tomber du canapé, mais dois convenir que pas les Monty Python en entier, non, c’est vrai — l’absurde, oui, l’errance, non.
De fait, les deux personnes avec qui j’ai le plus ri dans ma vie, c’est ma mère et mon ex… soit deux personnes ayant quelques difficultés à exprimer et tolérer des émotions négatives, préférant les évacuer par l’humour, souvent corrosif. J’ai tout oublié de ce qui provoquait le rire, mais je me revois encore sur un trottoir en Asie (ce voyage a été le chant du cygne de cette relation) m’arrêter quelques secondes sur place pour laisser passer les premiers éclats. Je sais aussi que j’ai de moins en moins ri, peu à peu exaspérée par l’escamotage continu d’émotions qu’il aurait été nécessaire d’exprimer, de sujets mis sous le tapis à coups d’ironie.
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Saison 6, épisode 6 : c’est la fin de Peaky Blinders, avec un final twist que je n’avais pas vu venir — et qui fait que, finalement, ce ne sera pas si final.
Samedi 11 mai
La vitesse du TGV aide à réfléchir — les pensées ne s’agencent pas plus vite, mais elles se défont avant qu’on se mette à boucler, entraînées comme des gouttes de pluie-spermatozoïdes sur la vitre (il fait grand soleil).
Rallumant l’écran de mon portable à un moment ou un autre comme l’accro que je suis devenue, je constate que l’école s’est aperçue de son erreur et a remplacé le billet qu’elle m’avait attribué pour le spectacle de samedi soir par un billet pour le spectacle du dimanche après-midi. J’aurais pu partir plus tard.
Pourquoi je rentre, in fine ? Quand le boyfriend reste à Montrouge. Pourquoi m’entêter à vouloir vivre là ? Le métro de Lille après celui de Paris, quelle différence. Quand j’émerge dans les rues de briques à un pâté de maisons de chez moi, l’air est plus pollué qu’à Paris, le déjà-cent-fois-vu qui met sur des rails, identique. Lassitude et dilution du sens, des importances. Le soleil a cette laiteur ironique, mal assortie à la joie qu’il ne suscite plus, aux ruminations que je traine avec moi, indépendamment de la météo.
Sas de fraîcheur en arrivant dans la maison-immeuble. Puis j’ouvre la porte de chez moi, l’odeur, la lumière, le souvenir de mon emménagement m’arrivent en même temps : le soleil qui se déverse sur le parquet à damier que je ne supportais plus dans mon studio parisien et qui ici s’éclaircit, baigné par le calme, le jardin juste derrière le grand rebord de la baie vitrée, et le flot de sérénité estivale, la promesse d’une nouvelle vie apaisée, des grandes vacances quotidiennes comme réalité parallèle à la réalité parisienne, je retrouve tout ça en rentrant, je retrouve l’évidence d’être chez moi, d’y être bien.
Une araignée bien touffue bien trapue bien poilue m’attend en évidence devant la porte-fenêtre, déjà recroquevillée, déjà morte ? Ça fait une sorte d’octogone quand je soulève la Timberland, pas un mouvement, pas un spasme. Grimace et sopalin.
Seule, sans plus chercher à m’accrocher à des marques d’affection qui ne seront jamais de taille à rassurer ma peur irrationnelle de l’abandon, mon équilibre se raffermit, je reprends pied, je reprends joie, piqués attitude à la cheminée, amorce de barre, je leur ferai travailler les équilibres, tiens, dîner Tartibon et haricots verts tirés du bocal en écrasant les bouts. Il est encore tôt ensuite, il est encore soleil, temps pour une promenade au parc Barbieux surpeuplé. Les gens qui ne sont pas assis en grappe déambulent, s’attardent, on se croirait sur la promenade d’une ville balnéaire, sur les chemins, sur les pelouses, des conversations des cris de jeux des silencieux alanguis, un sourire en foulard qui minaude de loin, déborde des cartes UNO de près (+4 pour les préjugés), deux jeunes gens plantés derrière leur canne à pêche devant la mare aux canards, des robes, des shorts, des hijabs plus colorés que d’ordinaire. Je bouquine un chapitre sur une pelouse en pente encore au soleil jusqu’à ce que l’ombre me rattrape, et repars en lisière sous les platanes. Des portières claquent comme le long de la plage, un homme avec une glace dans chaque main en tend une à travers une vitre, un autre d’une autre famille décharge le matos pour pique-niquer là, faut que t’apprennes à gérer tes émotions, dit-il à son fils avec une diction des cités, qu’on entend toujours dans les films au moment où les émotions débordent le dialogue, justement — amusement furtif sur le coup, que je n’élabore pas jusqu’à la consternation auquel ce réflexe d’étonnement devrait mener. À la sortie du parc, un hijab d’un beau bordeaux s’est fait niquab-isé par une pièce de tissu noire ajoutée, qui semble peu compatible avec la canette que cette femme porte à la main. Si nous étions des êtres de logique, ça se saurait, en même temps.
Sur invitation WhatsApp de la princesse, la télé est rebranchée pour la seconde fois de l’année : après Miss France, l’Eurovision, avec sa débauche de kitsch, de maquillage, de vêtements lacérés, évidés, échancrés, rembourrés, de peau de paillettes de show. La surenchère dilue les tentatives de provocation (more is less), mais assure de quoi bitcher — même s’il faut pour cela surmonter les effets lumineux interdits aux épileptiques et l’influence de TikTok sur le montage.
Dimanche 12 mai
Je suis rentrée à Roubaix pour le spectacle de l’école. J’observe les petits niveaux en prenant mentalement note de tous les artifices chorégraphiques possibles pour les faire danser malgré leur peu de vocabulaire (jouer sur les formations de groupe, emprunter aux danses folkloriques, poser les choses avec lenteur ou, au contraire, escamoter dans la vitesse). Musique qui dépote, les 1C3 sont les plus souriants de l’école, ça me fait tellement plaisir de les voir ainsi. Et quand ils s’élancent dans une série de temps levés ponctués par un saut de chat, un rire m’échappe : c’est une diagonale que nous avons travaillée ensemble, qu’ils ont de toute évidence proposée à l’enseignante-chorégraphe (autre astuce, donc : réutiliser du matériau traversé en cours).
Face aux niveaux plus avancés, je redeviens simple spectatrice… ou presque, car une dimension affective s’ajoute quand dansent des élèves que j’ai en cours (même si seulement une heure par semaine, même si seulement depuis un ou deux mois). La pièce des classiques avancés comporte une diagonale où les danseuses se plantent sur la pointe en quatrième et, tour à tour, ouvrent les bras de première à troisième en couronne ; dans ce simple port de bras, je retrouve la personnalité de chacune : L. lumineuse et engagée, O. presque brutale d’énergie concentrée, C. moins tonique mais ample…
La plupart des élèves sur scène sont conformes à ce qu’ils dégagent en studio, mais deux exceptions m’épatent : D., danseuse classique peu sûre d’elle, se glisse dans la pièce contemporaine de sa classe avec une fluidité incroyable, corps et cheveux qui ondulent, la déploient dans l’espace ; plus étonnant encore, A., renfermée et volontiers grognon en cours, est rayonnante sur scène, un sourire et une présence de folie, autour desquels semble graviter le reste du groupe. J’avais déjà entendu parler de ces métamorphoses d’élèves réservés en bêtes de scène, mais n’y avais jamais assisté de visu.
Au cours de posture, j’apprends qu’on est censé engager la chaîne postérieure dans la descente des pliés, et pas seulement dans la remontée (lol). On passe aussi un certain temps en jambe sur la barre, à tenter (pour moi) de reculer la fasse sans reculer la hanche (lolilol). Tous apprentissages sanctionnés par des courbatures à gogo.
Mercredi 15 mai
Les troisième année découvrent leurs abdos lors d’un exercice de barre au sol. Une élève se tâte le ventre, surprise : « C’est tout dur ! » Réaction immédiate de sa voisine : « Moi c’est un peu mou, ça doit être dur ? » Les index se sont mis à s’enfoncer ou rebondir sur les ventres, et je me suis retenue de rire en les voyant ainsi se tâter.
J’ai placé le cours de culture chorégraphique sous le signe de l’idole dorée — parfois aussi appelée idole de bronze, ai-je découvert dans ma quête pour trouver une version intégrale, où le danseur ne soit pas en string. La variation est impossible de difficulté, c’est entendu, mais offre une plongée dans une esthétique dépaysante, d’une grande richesse pour le travail des bras : position des mains empruntée à la danse indienne, travail de rotation des poignets pour jouer entre supination et pronation, maintien des avant-bras sans laisser tomber les coudes… on expérimente, puis on marque ensemble en musique les déplacements et les ports de bras du début de la variation. Je les laisse ensuite se mettre en petits groupes pour composer une courte chorégraphie inspirée de ce qu’on a traversé, et ce à quoi ils parviennent en un quart d’heure m’épate complètement. Non seulement ils arrivent à se mettre d’accord hyper rapidement (essayez ça avec un groupe d’adultes, tiens…), mais leurs propositions sont pleines de trouvailles. Un peu arrangées et répétées, elles pourraient être présentées sur scène — il faudra que je m’en souvienne quand viendra le temps de chorégraphier pour les spectacles de fin d’année.
Je sors de cette séance réjouie. Lorsqu’un cours se passe bien comme ça, ça me porte, vraiment. (Et je suis plus à même de pouvoir savourer un vrai moment de détente ensuite.)
Jeudi 16 mai
Il y a beau ne pas y avoir grand-chose à préparer pour ce cours, je stresse en amont. Sur place, l’appréhension disparaît. Ils ne sont que quatre, et fatigués, me prévient la prof qui vient de les avoir en cours. Mais bosseurs. On bosse leurs variations. Les difficultés viennent pour beaucoup des appuis : déplacer son poids, ajuster, plier, plier.
Les cours de danse ont souvent lieu en fin de journée. 18h-20h, pour celui-ci. Il va falloir que j’apprenne à profiter de mes journées en amont de ce que j’ai à y faire, sous peine de passer mon temps dans l’attente-appréhension.
Vendredi 17 mai
Avoir fini son pavé de 900 pages implique de pouvoir aller s’emparer d’un nouveau butin à la médiathèque. J’adore ça, les livres tout à fait légalement volés, autant que les multiples premières pages lues debout dans les allées.
Le soir, j’assiste à la restitution du stage auquel je n’ai pas participé et au cours duquel je n’ai donc pas eu l’occasion de me blesser — blessed. Pendant quelques secondes, je regrette de ne pas m’être essayée à cette gestuelle forsythienne sur pointes, mais voyant que la pièce dure et que les vingtenaires au top commencent à lutter contre la fatigue, j’éprouve un haut degré de félicité à les admirer depuis mon fauteuil. Ça a de la gueule, quand même, ce qu’on peut faire avec des gens de notre niveau, même si on est loin de celui de danseurs professionnels. Un vrai spectacle. Avec cette dimension affective de voir sur scène des gens que l’on a côtoyé en studio. C’est une chose à laquelle je pourrais m’habituer, l’affectif sur scène. Très bien, même.
Samedi 18 mai
Le mood est euphorique.
De part et d’autre de la nuit, je lis un recueil de poésie,
une vie condensée, diffractée en Nuits de noces au pluriel,
toutes les nuits où la narratrice s’unit avec l’homme qu’elle aime, qui a d’abord aimé les autres avant de l’aimer elle et de quitter la prêtrise.
J’envoie un mail que je devais envoyer,
discute avec Mum au téléphone,
me renseigne sur le statut d’auto-entrepreneur et cette clause de non-concurrence dont m’a parlé la directrice de cette école privée.
Petit un, ce n’est pas une clause de non-concurrence, laquelle s’applique après un contrat, mais une clause d’exclusivité,
merci de bien articuler et détacher toutes les syllabes pour prendre le ton insupportable qui convient,
petit deux, cette clause d’exclusivité est illégale, doublement illégale même, parce que,
petit a, la clause d’exclusivité ne s’applique que dans le cadre d’un contrat à temps plein,
or on me propose un temps partiel,
petit b, la clause d’exclusivité ne s’applique que dans le cadre d’un contrat salarié,
or on me propose un contrat en auto-entrepreneur,
CQFD, petit un, petit deux, petit a, petit b dans ta face,
je comprends soudain la jouissance du juriste,
purée, j’ai tout capté,
je me sens surpuissante, invulnérable,
puis déchaînée quand je découvre l’existence d’un musical adapté des Pinky Blinders,
un musical des Pinky — FUCKING —Blinders, dude, need, va-t-on le voir à Oxford ou Edimbourg ?
c’est la seule question qui vaille, mais le boyfriend me refroidit : c’est un peu ridicule, quand même.
Et alors ? Tsss… Il ne faut pas le dire, juste scander en rythme.
Dimanche 19 mai
Rêve. Je me pelotonne contre un ami dans un grand lit où me rejoint le boyfriend, nous commençons à faire l’amour tous deux, dans cette promiscuité.
L’élan enthousiaste est retombé, le quota de décision et d’auto-contrainte épuisé à la mi-mâtinée, avant même d’avoir créé mon cours pour la mise en situation de mardi au conservatoire. Légère culpabilité et anxiété latente, ignorées tant bien que mal par la lecture. Je finis Le désir est un sport de combat, commence Nos puissantes amitiés, emmagasine la chaleur du soleil sur ma peau.
Mardi 21 mai
Trois professeurs, une RH et le directeur-adjoint : je ne m’attendais pas à autant de monde pour le cours d’essai au conservatoire. Le stress me rend survoltée, je tente de faire passer ça pour de l’enthousiasme au cours de l’entretien un peu brouillon. Quand ça retombe, le sentiment de honte prend toute la place — darling, tu as été un brin hystérique. Il me faudra l’aide du boyfriend pour analyser autrement l’épisode, et voir la mise en scène d’un pouvoir asymétrique, avec quatre personnes en face de moi, à une table qui n’avait rien de ronde — un jury, encore une fois.
Je m’écœure de toute cette docilité dont je me suis empressée de faire montre à les brosser dans le sens du poil, oui, l’improvisation, évidemment l’atelier, à parer les aspects les moins adaptés de mon CV comme une leçon bien apprise. Tout ça pour quatre heures hebdomadaires, mes cocos, quatre heures hebdomadaires payées au lance-pierre pour lesquelles vous êtes en rade de prof diplômé. Comment j’envisage la chose pour les amateurs ? La question me surprend : les cursus danse-étude avec qui j’ai fait le cours d’essai, à une exception près peut-être, sont des amateurs. De toutes façons, tous les enfants méritent un enseignement de qualité, quelles que soient leurs prédispositions. Ceux qui viennent trois fois par semaine progresseront plus vite que ceux qui ne viennent qu’une seule fois, voilà tout.
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C’était avec N. un sujet de réjouissance convoquée par anticipation : quand nous serions diplômées, nous irions nous acheter des chaussures de prof de danse. Symbole. Délice. J’essaye à peu près tous les modèles de la boutique ; mon pied est trop large pour le classique des sandales grecques et je finis, je m’en doutais un peu, par privilégier des sneakers. Je m’y sens comme dans des chaussons, mieux même que dans les chaussons de demi-pointes. L’amorti, similaire à des baskets de running, va soulager mon dos et m’autoriser la démonstration des sauts sans craindre pour mes lombaires, tandis que l’interruption de la semelle sous l’arche du pied permet un passage aisé par la demi-pointe sans ruiner la chaussure. J’adore.
J’ai encore deux-trois heures à tuer sur Lille avant le cours de stretching postural du soir (j’ai entendu un élève employer ce terme, ça sonne plus juste que « cours de posture »). Je m’introduis dans une médiathèque qui n’est pas la mienne, quand bien même aucune médiathèque n’est à personne, et sans même la visiter, me cale dans un gros fauteuil turquoise près des périodiques pour y lire en loucedé un ouvrage emprunté à la médiathèque de Roubaix. (Il faudrait que je pense à m’acheter un fauteuil, un jour ; on y est bien mieux installé que sur une chaise ou un canapé pour bouquiner.)
Cours de stretching postural : ça vient (la rotation de l’en-dehors au niveau de la coxo-fémorale).
Le soir venu, le boyfriend m’aide à prendre de la distance par rapport à l’entretien — tant et si bien que le sujet est balayé, notre visio se mue en conversation fleuve sur le désir, la question de l’identité, lui, moi, nous mêlés à la société, je lui raconte ce que j’ai lu dans cet ouvrage de sociologie, ça déclenche un partage en miroir, on s’analyse et s’enthousiasme à qui mieux mieux, c’est précieux, c’est joyeux, même quand ça ne l’est pas. La sociologue a vu juste, je me reconnais dans ces femmes pour qui, à rebours de la plupart des hommes (hétéros), le sexe n’est pas nécessairement le moyen privilégié de créer de l’intimité. Nos visios quotidiennes, certains jours à n’en plus finir, ne sont pas pour moi qu’un pis aller à la distance : comme protégés par l’écran et animés par le désir de rester en présence, nous parlons, pour ne pas raccrocher, pour grapiller encore la présence de l’autre, nous parlons prosaïque, dîner, cacaphorie du chat, et parfois de nulle part, de là précisément, de l’absence, de la distance, ça surgit, l’intime, nous parlons et nous parlons vrai.
Mercredi 22 mai
Le cours est moins chaotique. Je trouve même des moments de respiration pendant la barre, où je balaye paisiblement la pièce du regard sans me sentir obligée de soutenir les élèves par la parole. Penser à me taire davantage.
On se sent beaucoup plus prof, m’assurait N. à propos des sandales grecques que nous lui avons offertes pour son anniversaire — soit les chaussures de la prof de danse classique. De fait, je ne sais pas quelle est cette sorcellerie, mais je me sens beaucoup plus légitime avec mes nouvelles sneakers aux pieds. Exit les demi-pointes de l’élève maladroite, à la rotation de jambe lacunaire ; les sneakers coupent la ligne et ne laissent plus voir que la cambrure de la demi-pointe. Bref, l’habit ne fait pas le moine, mais les chaussures font le professeur de danse.
En culture chorégraphique, les élèves continuent de travailler sur leur composition en petits groupes, sur la musique de l’idole dorée. Mise en espace, canons, contrepoint, humour… je suis épatée de voir ce à quoi ils parviennent en si peu de temps. Eux sont moins impressionnés manifestement, et de la double consigne : énoncer ce qu’ils ont aimé et trouvent créatif / suggérer des pistes pour aider le groupe à améliorer sa proposition, ils finissent par s’engouffrer dans la seconde en zappant la première.
J’ai un gros coup de cœur pour la proposition en apparence simple, en réalité très musicale et diablement efficace d’un groupe de trois. Il ne faudrait pas grand chose de nettoyage pour pouvoir la présenter sur scène. J’aime particulièrement le moment où en cercle, elles se passent le relai d’un port de bras délié, avec le poignet qui s’articule pile sur l’accent musical, dans une esthétique mi-baroque mi-hindouisante. Vraiment stylé.
Un autre groupe joue la carte de l’humour en mettant une élève en avant, qui donne le la et que les autres sont sommés de copier… jusqu’à ce que l’un d’eux se rebelle et l’écarte pour prendre sa place : en resserrant un peu l’avant-bras et en désignant ses biceps du regard, il mêle aux bras hiératiques de l’idole dorée l’image du gars qui fait valoir ses biscottos. Que le petit garçon en question soit adorable et taillé comme une ablette ajoute encore au savoureux du détournement.
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Il est question d’art contemporain pendant la visio du soir. Le chat se manifeste hors champ et le boyfriend se penche vers lui : « Toi, tu t’en fous de l’art contemporain, hein ? » Je rétorque qu’il fait quand même du Pollock sur le mur blanc derrière sa gamelle de pâtée, et le délire exégétique nous prend sur l’œuvre du chat, le travail de sédimentation de la pâtée dans le temps, la manière dont il questionne le vide et la présence dans son installation (croquettes répandues autour de la gamelle vide)…
Jeudi 23 mai
Cours à 5 et 26,5°. Les variations imposées commencent à prendre forme. Certains défauts reviennent (naturel, chasse, galop), mais d’autres sont durablement gommés : ce sont, oui, des progrès ! Je suis capable de faire progresser les élèves (laissez-moi à la joie de croire que j’y suis un peu pour quelque chose, rien qu’un peu) !
Pour les variations personnelles, E. reprend celle qu’on avait revue ensemble pour l’EAT (l’interprétation s’est affirmée !) et je découvre celle de C. avec pour mission de trouver comment améliorer la prise d’espace — sa prof lui a dit qu’il y avait trop d’allers-retours droite-gauche. J’avoue sécher ; l’espace me paraît au contraire bien occupé. J’aide comme je peux, en reprenant deux trois points techniques et en suggérant de plier davantage pour ajouter des contrastes d’amplitude et lever l’ambiguïté à certains moments (est-ce intentionnel ou est-ce que le genou lâche ?). Intervenir sur une composition personnelle est délicat ; il ne s’agirait pas de dénaturer l’intention initiale. À la fin, C. m’explique que sa prof lui a dit que ça n’allait pas sans lui dire quoi et comment modifier pour autant ; en comparaison, mes maigres tentatives d’aide semblent pratiques et pertinentes. Ouf. Joie.
Vendredi 24 mai
C’est le premier cours de danse que je prends en étant diplômée — élève donc, toujours, mais plus étudiante, plus évaluée. Le bien que cela me fait. La formatrice m’embrasse, me demande si je suis contente de donner les cours que je donne, je le suis, c’est tout ce qu’elle veut savoir, c’est le principal.
Une ancienne étudiante, revenue dans la région pour compléter ses heures d’intermittence en faisant de la figuration à l’Opéra de Lille, prend le cours avec nous. J’aime sa manière de se mouvoir, jamais impressionnante, mais toujours personnelle, fluide, délicate ; les traits de son visage et sa maigreur, aussi, même si ce sont des choses qui ne se disent pas. Elle est d’une beauté assez incroyable. On discute un peu après le cours, de vie privée et professionnelle. Elle me raconte qu’on lui disait à 21 ans qu’il était un peu tard pour commencer une carrière, mais ce n’est pas vrai, il y a toujours des choses à faire ; elle est mi-prof mi-danseuse et quitte à la rentrée prochaine son poste en conservatoire pour donner la priorité aux projets artistiques.
C’est un peu fourbue, après un cours de Pilates en sus du cours de danse, que je finis ma journée à Paris, le genre de journée où on a l’impression d’en avoir vécu plusieurs.
Mum et moi avons pris le prétexte de la fête des mères pour nous faire cette virée projetée à Nogent-sur-Seine et visiter le musée Camille Claudel. Nous loupons la sortie de l’autoroute parce que le GPS s’est tu sans crier gare tandis que nous discutions (le téléphone cesse d’émettre par le haut-parleur dès qu’on le branche pour le recharger). Ce n’est pas la première fois que cela nous arrive et nous pouvons en rire : le détour n’est pas aussi long que la fois où nous avons dépassé Cognac alors que nous nous dirigions vers Périgueux…
Pourvu qu’on ignore l’usine agroalimentaire et les cheminées de centrale nucléaire en amont et en aval du fleuve, Nogent-sur-Seine est une bourgade très mignonne, avec des maisons à colombage, des bâtiments un peu anciens et travaillés en briques (comme à Roubaix <3) et des bords de Seine très verts, arborés. On s’y promène avec plaisir à la sortie du musée, après une limonade en terrasse sur la place du théâtre.
Nous sommes également allées faire un tour dans l’église pour voir les vitraux de Fabienne Verdier, que j’imaginais plus grands. J’ai été davantage saisie par celui qui se trouvait dans l’escalier du musée Camille Claudel, et Mum dans l’église en a préféré un autre pour lequel (motif ou exposition ?) la technique du jaune d’argent ressortait mieux.
Lundi 27 mai
Rêve. Mon ex avait amorcé sa transition trans, et ça expliquait des choses (?). Mon inconscient a surtout une manière fort contestable d’agencer des éléments épars croisés la veille, à savoir un panneau Ivry-sur-Seine sur le périphérique et la bouche-anus d’un personnage de Preacher défiguré suite à une tentative de suicide.
Journée à ne rien faire et à y prendre plaisir. Il y a l’espace nécessaire pour que le désir affleure, surprise, au-dessus de moi.
Mercredi 29 mai
Coup de téléphone : les 4h en conservatoire sont pour moi, payées pas chouille. Je crains maintenant de m’engager fermement dans une voie qui en fermerait d’autres plus rémunératrices (puisque le samedi est un jour prisé).
Premier cours où je dois hausser la voix et devenir cette adulte relou qui aimerait ne pas avoir à être cette adulte relou. Les 6 degrés de moins dans le studio leur ont rendu de l’énergie, il faut croire. (Leurs battements frappés à la seconde m’épatent, en revanche, cuisse tenue et tout.)
Rendez-vous au débotté avec la directrice de l’école privée avec qui j’ai un accord tacite pour un certain nombre d’heures. Nous discutons longuement, les anecdotes prenant rapidement le pas sur les modalités pratiques. Elle veut le samedi, évidemment, offre le même nombre d’heures que le conservatoire, mieux payées. Assez loin dans l’agglomération lilloise, avec des plages de 4h de cours sans aucune pause, et une jauge de 18 élèves pour les 4-6 ans (j’essayer de ne pas laisser mes yeux trop s’arrondir : un groupe de plus de 10/12 devient une foule pour des enfants de cet âge dans l’espace libre d’un studio de danse qui, pour eux, s’apparente à une cour de récré). Mon dilemme ne devrait pas en être un (il faut bien trouver de quoi payer le loyer), mais subsiste : je n’aime pas faire faux bond et me défiler d’un engagement, même si rien n’a encore été officiellement signé. En sourdine me dérange aussi, m’alerte, un sentiment d’enfermement dans une routine épuisante, où je me ferai essorer — je ne peux pas dire exploiter comme le veulent certains bruits de couloirs, parce que les règles du jeu sont posées dès le départ et je comprends la directrice, qui est prof mais aussi business woman : les studios et les plages horaires où donner cours ne sont pas extensibles à l’infini, il faut que tout ça soit rentable, optimisé ; on ne peut doublement pas décevoir ses élèves quand ils constituent une clientèle.
Au cours du soir, je suis fatiguée, les élèves sont fatigués, c’est une séance en demi-teinte, empreinte de lassitude. Pour le dernier gros quart d’heure, je propose des étirements, remplacés par des massages à la demande générale. Une chaîne de masseurs-massés se met en place, petit-train qui change de locomotive à intervalle régulier. Je ferme la porte du studio pour ne pas me faire griller en train de ne pas donner cours — même si, après des dizaines d’heures de tutorat non rémunéré, je ne me sens pas en faute. Je ferai mieux la semaine prochaine, voilà tout.
Vendredi 31 mai
Les rares inscrites au cours de Pilates ont décommandé, je me retrouve seule, mais il est maintenu. Le dernier cours de l’année sera donc un cours particulier ! Et je suis servie, avec une révélation posturale : mon bassin reste rarement aligné à l’horizontale parce que je me raccourcis sans cesse au-dessus de la hanche gauche… du côté de la dysplasie, comme par hasard. Mes radios pour la hernie ont permis de découvrir incidemment un col du fémur un peu riquiqui à gauche ; ça facilite la coaptation de l’articulation et donc la stabilité, mais entrave la décoaptation et donc la mobilité. La prof du cours de stretching postural me fait souvent remarquer que mes hanches ne sont pas à la même hauteur (quand j’ai un genou au sol, notamment), mais je n’avais jamais associé ça à une sensation. Là, d’envisager la portion des abdominaux obliques juste au-dessus produit un déclic : ça y est, j’ai une sensation à partir de laquelle travailler ! Pendant une heure, la prof de Pilates m’aide à prendre conscience de ce réflexe postural et me donne des pistes pour le détricoter. Il faudra évidemment du temps pour le contrer et intégrer la posture juste, mais c’est une avancée énorme, qui me réjouit au plus haut point. Le rééquilibrage devrait en outre soulager mes lombaires (il n’est pas improbable que la hernie ait été une conséquence à long terme de cette posture entraînée par la dysplasie).