En l’absence de ronds de jambe

Le cours se dissout dans les souvenirs de notre formatrice et se transforme en récit de son enfance et sa carrière à Cuba. Elle nous raconte les lieux incroyables dans lesquels ils jouaient, les maisons de riches familles ayant fui la dictature communiste, des milliardaires nous dit-elle sans qu’on sache dans quelle monnaie elle compte, qui avaient tout laissé comme ça, les meubles, les bibliothèques pleines… L’une de ces maisons était une réplique d’Autant en emporte le vent. Ils jouaient là-dedans, et sur les terrains de golf, improvisaient au bord de la rivière avec les étudiants musiciens — elle mime un violoncelle —, dansaient sur les toits de l’école nationale d’art.

Il est question de bâtiments-boyaux, qui vus du dessus représentent l’anatomie des intestins. Je ne saisis pas bien s’il s’agit d’architecture réelle ou rêvée parce qu’elle nous raconte la construction d’un bâtiment qui n’aurait pas abouti, trop proche de la rivière, sur des terres inondables, mais il est question d’un studio où l’on prend la barre sur une coursive en hauteur avant de descendre pour le milieu, et ça me semble plus futuriste que les prisons panoptiques retournées à l’état de ruines.

Elle habitait trop loin pour retourner chez elle le week-end, alors elle restait là, à La Havane, avec d’autres élèves venus de toutes les régions de l’île, danseurs, musiciens, peintres… c’était une école d’art, pas une école de danse ou de musique. Tout était gratuit, on leur préparait le petit-déjeuner, tout était payé, jusqu’aux pinces qu’elle avait dans les cheveux — elle cherche une pince plate autour de son chignon banane comme si c’était une preuve, regardez. Mais à la moindre bêtise, c’était dehors — ses mains se rencontrent et l’une part loin, prend la porte, avant que les deux se lèvent : c’était comme ça. Il y en avait dix, trente qui attendaient de prendre sa place. C’était comme à l’Opéra, mais en moins guindé, moins contraint, pas de révérence à chaque adulte croisé, tous artistes mêlés.

Elle a vécu des choses incroyables, elle a eu de la chance et elle l’a payé cher, aussi. Ou pas cher, elle se reprend, elle préfère voir les choses positives, mais elle a payé son refus de devenir jeune communiste. On le lui a proposé comme un honneur, elle était la meilleure de son groupe, et face à des gens alignés comme un tribunal de l’Inquisition (comme dans Le Nom de la rose, mais non, je ne l’ai pas vu) elle a dit non, non merci. La suite, j’ai du mal à comprendre : elle n’a pas voulu trahir, tous les autres, ceux qui sont rentrés aux jeunesses communistes ont trahi par la suite, elle ne voulait pas risquer par une bêtise de les trahir, qu’on puisse à travers elle reprocher quelque chose au régime. Je ne saisis pas si c’est un positionnement étrange ou une ligne de défense pour continuer à lire des livres qui provoquent des attention chuchotés quand elle en parle, et à rencontrer tous les artistes qui passent à sa portée. Elle refuse de se laisser formater par quiconque. Puis il y a ce mirador du haut duquel un jeune homme s’est jeté ; sa lettre d’adieu révélait qu’il était homosexuel. Elle a la main au cœur, à la gorge, les yeux au mirador en racontant ça.

On lui a fait payer son refus des jeunesses communistes. Envoyée dans une compagnie de second rang alors qu’Alicia Alonso l’avait pressentie depuis deux ans pour intégrer la compagnie, elle retourne se plaindre, au ministère ou je ne sais où, elle est plus maligne, elle intrigue, promet que si elle n’intègre pas la compagnie nationale, elle arrête la danse. Son interlocuteur s’offusque, que la meilleure de son groupe arrête la danse, cela ne se peut, il appelle, intrigue (tout est intrigue alors), se débrouille pour lui faire intégrer la compagnie nationale. À chaque tournée à l’étranger par la suite, elle est suivie, surveillée — d’autant qu’elle fréquente des étrangers et que son mari travaille à l’Université : quand on pense, on est toujours suspect de penser autrement. Cette surveillance lui donne encore des frissons dans le dos ; c’était comme le KGB. Comme les Soviétiques, ils craignaient des défections, mais elle ne l’a jamais fait, on sent qu’elle y met un point d’honneur, à cette loyauté ambivalente, elle n’a jamais trahi. Même lorsque, repérée par le maître de ballet de Béjart, contrat dûment signé, on lui interdit de le rejoindre. D’autres la consolent, elle se console en se le rappelant : à Bruxelles, elle n’aurait dansé que du Béjart, là elle dansait tout, le Lac, Giselle, Béjart, tout, elle a tout dansé.

Comment cette femme s’est-elle retrouvée à Roubaix ?

Journal de lecture : À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie

À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. Le titre-dédicace place haut la barre sur l’échelle du passif-agressif. En même temps, on n’est plus vraiment sur un constat d’ami-connard ; à ce stade, ce serait presque de la non-assistance en danger. Nous sommes à la fin des années 1980, Hervé Guibert est séropositif et l’un de ses « amis » travaille pour un laboratoire qui teste un vaccin, lequel vaccin ne fonctionne pas à plein (nous sommes à la fin des années 1980), mais semble offrir quelques mois de répit dans l’avancée de la maladie. Or l’ami, tout en se posant comme sauveur, ne joint jamais le geste à la parole.

Ça, c’est la fin du livre. Quand le temps du récit a rattrapé le temps de l’écriture. L’auteur s’accroche à cette ironie tragique pour clore son récit, pour rester vivant par la fiction qu’il crée, parce qu’il est dans la merde, comme il l’écrit — il meurt l’année suivant la parution de ce livre (qui n’est pas son dernier !). Avant cette pirouette romanesque qui donne son titre à l’ouvrage, c’est plus décousu. On pourrait dire que c’est : un témoignage de la maladie, de ce qu’on en connaît et en ignore à l’époque, du parcours médical qui se met en place une fois que l’auteur-narrateur a cessé de se leurrer sur sa possible contagion ; mais aussi : un récit fragmentaire de sa vie à lui, de son travail d’écriture, de ses amitiés (la catégorie d’ami semble englober indistinctement amis, amants et compagnons ; on prend les choses en cours de route, devinant puis comprenant au fur et à mesure qui sont pour lui Muzil, Jules et les autres). La forme est floue, les chapitres courts et nombreux ressemblent parfois à des entrées de journal, même si elles ne sont pas toujours datées et conjuguées comme telles. L’auteur n’a plus le luxe de s’assurer l’entièreté d’un récit rétrospectif au passé simple.

J’ai lu tout ça en me demandant pourquoi je le lisais. À la base, je me promenais dans les rayons de la médiathèque en me demandant à côté de qui je me trouverais si je publiais un livre (parce que pourquoi pas un petit fantasme narcissique pour créer une brèche dans les rayonnages serrés), mais la compagnie immédiate ne me disait rien et j’ai dérivé. Hervé Guibert est le premier nom connu qui est apparu. Étudiante à Paris III, j’avais lu un livre de lui sur la photo, qui m’avait fait forte impression — laquelle, je serais aujourd’hui bien en peine de le préciser, mais forte impression. J’ai aussi le souvenir de C. mentionnant À l’ami… même si je ne sais plus si c’était d’un point de vue uniquement littéraire ou littérature LGBT. Et peu importe au fond, puisque les recommandations amicales ne suffisent pas à elles seules à me convaincre d’entamer une lecture. Il doit y avoir autre chose, une occasion croisée. Peut-être était-ce un moyen d’ouvrir une fenêtre depuis ma précédente lecture, L’Été où tout a fondu, et d’offrir un sursis alternatif au personnage qui s’y suicide quand il découvre qu’est atteint du sida le mec qui, il n’y a pas d’autres termes du coup, l’a baisé (en connaissance de cause). Ou peut-être plus simplement cette forme de voyeurisme, de curiosité morbide (qu’est-ce savoir que se savoir condamné ?) était une manière d’exorciser la maladie devenue deuil, vécu par une amie proche. Je ne sais pas trop.

…

Je me suis vu à cet instant par hasard dans une glace, et je me suis trouvé extraordinairement beau, alors que je n’y voyais plus qu’un squelette depuis des mois. Je venais de découvrir quelque chose : il aurait fallu que je m’habitue à ce visage décharné que le miroir chaque fois me renvoie comme ne m’appartenant plus mais déjà à un cadavre, et il aurait fallu, comble ou interruption du narcissisme, que je réussis à l’aimer.

…

Totalement anecdotique, mais savoureux : à un moment, Hervé Guibert s’énerve contre un autre auteur et, parmi la flopée d’insultes, le traite de « diatribaveur enculeur de mouches salzbourgeoises » and I think it’s beautiful.

Journal de lecture : Naissance des fantômes

Naissance des fantômes, de Marie Darrieussecq. La titre m’a plu. La photographie de Francesca Woodman en couverture aussi. Ce livre était dans la boîte à livres de mon quartier… et risque d’y retourner sous peu, sans que cela soit un acte de générosité de ma part.

J’ai lu très vite les premières pages, qui m’ont happée, puis sans trop savoir pourquoi me suis arrêtée. J’aurais du me méfier. Quand j’ai repris la lecture un mois plus tard, le récit s’est mis à patiner à peu près au même endroit, au moment où la narratrice a acté la disparition de son mari, parti chercher du pain, et doit commencer à vivre avec cette disparition. Pas facile de faire avec un vide, d’être présent à une absence. Pas facile à narrer non plus : on raconte quoi, de l’absence, de l’attente, du vide ?

Marie Darrieussecq invente une espèce de fantastique phénoménologique, où la perception distordue de la narratrice instaure une réalité déformée et crée les conditions nécessaires à l’apparition d’une présence fantôme — transmutation de la disparition (du mari) en apparition (fantomatique). Le texte, comme une image floue, se brouille : la syntaxe reste correcte, compréhensible, mais le sens se perd à force de métaphores et de descriptions hyper précises, si chirurgicales et fantasques qu’on ne sait bientôt plus ce dont il est question. À chaque fois que, perdu*, on est sur le point d’abandonner la lecture, la mise au point se refait, la narration reprend sur un épisode tangible et compréhensible… avant de se déliter à nouveau — tant et si bien que j’ai rarement eu autant de mal à avancer dans un texte si court. J’ai voulu vivre l’expérience jusqu’au bout, mais doute que la littérature sous champi soit pour moi.

__________

* Même topographiquement, je me suis sentie perdue : la ville où vit la narratrice, si parisienne dans mon imagination, est placée au bord de la mer, d’îles même, avec des phoques (j’ai pensé aux piers de San Francisco) et une population yuoangui (tout aussi inventée que la Yazigie de Nina Yargekov).

La souris-kangourou du désert

Dune 2, c’est le film parfait à aller voir en couple.

Le boyfriend s’émerveille de la beauté de Zendaya.

Son personnage a du chien, y’a pas à dire.

Je m’émerveille du visage taillé à la serpe de Timothé Chalamet.

En brun aux yeux bleus.

Ensemble nous nous émerveillons de la beauté du désert.

Il ne me restera pas grand-chose d’autre du film (l’intrigue me rentre par une oreille et en ressort par l’autre), mais ça en valait le coup quand même.

Deux pics d’excitation bonus :

1. La souris-kangourou du désert !

Paul-Timothée Chalamet a senti que cette souris risquait de le détrôner dans mon cœur, et a repris son nom dans la langue des Fremens : je peux ainsi kiffer Muad’Dib sans avoir à préciser s’il s’agit de Paul ou de la super-souris.

2. La très poétique danse des Fremens

Pour ne pas se faire bouffer par les gros vers du désert qui sont attirés par le rythme régulier de la marche, les Fremens se déplacent en dansant. Les pas entrecoupés de glissades et ronds de jambe laissent sur le sable des traces qui ressemblent à une partition en notation Feuillet, ça m’a réjouie.  En cherchant (en vain) une illustration, j’ai d’ailleurs découvert que c’est Benjamin Millepied qui a réglé cette courte chorégraphie.

Pour les spectateurs de Dune qui seraient aussi balletomanes, je suis obligée de partager ce meme de niche mais de qualité.

Deux extraits du film qui montrent le visage de Thimothée Chalamet (Paul), l'un résistant à la douleur, l'autre hurlant de douleur, encadrent une photo de podotrainer, une machine pour travailler le cou-de-pied. L'ensemble est une capture d'écran d'une story Instagram d'@audethuries
Dans le premier volet de Dune, Paul doit placer sa main dans une boîte qui inflige une douleur incroyable. Elle a ici été remplacée par un podotrainer, un appareil (de torture) censé développer le cou-de-pied des danseuses.

Journal de lecture : L’été où tout a fondu

Anneso m’avait conseillé ce roman de Tiffany McDaniel pour mon challenge lecture de 2023. Les 473 pages débordaient un peu du format court posé comme prérequis, mais il était au catalogue de la médiathèque. Souvent emprunté. Un jour, je me suis résolue à le réserver ; j’étais la première sur file d’attente… et le suis restée des mois durant. L’ouvrage a finalement été grisé, le visuel de la couverture retiré ; j’ai fait une croix dessus, le lecteur précédent devait l’avoir perdu ou gardé en otage. Une semaine avant la fin de mon tutorat en région parisienne, surprise : un revenant m’attendait à la médiathèque ! Plus vraiment certaine de le lire, je l’ai néanmoins emprunté pour lui donner une chance — ou me donner une chance : je pense à présent que le lecteur précédent a fait semblant de l’avoir égaré pour le garder à ses côtés.

L’été où tout a fondu est une drôle de lecture. Pas drôle du tout, fucking dure même, de toutes les duretés que l’existence peut comporter — racisme, homophobie, maladie, coups, mort, suicide… — et qu’on éviterait listées ainsi, mais qui prises dans la trame d’un été caniculaire adolescent deviennent lumineuses.

Tout commence avec un père procureur qui voudrait voir par lui-même et invite le diable dans sa ville. Il se présente, mais c’est un diable sans cornes, juste un môme de 13 ans en salopette crasseuse, un pauvre diable vraiment. Le mal, il le connait parce qu’il l’a enduré ; s’il le suscite c’est uniquement parce qu’il l’incarne aux yeux des autres : un garçon noir dans l’Amérique encore raciste des années 1980, vous pensez ! L’arrivée de cet ange déchu et déçu fonctionne comme un catalyseur de tout ce que les gens ordinaires peuvent avoir de moins reluisant, et met en branle une série d’incidents > accidents > événements dans la petite ville — le tout narré avec adresse par la romancière qui sait enchevêtrer les origines et les concomitances sans tirer aucune causalité par les cheveux.

Là où c’est très réussi, c’est qu’on y croit, à ce pauvre diable : il a pour lui de surréalistes ses yeux vert vif, des cicatrices d’ailes aux omoplates, et la connaissance gênante des vices et malheurs de tout un chacun, même du vieil oncle mort. Le doute subsiste, même lorsqu’il est levé (on veut y croire, c’est poétique en diable). Tout comme subsiste cette perméabilité entre la souffrance qu’on ressent, à laquelle on se cramponne parfois, et celle qu’on cause, qui peu à peu nous éloigne de celui qu’on aurait pu être, qu’on est peut-être encore pour partie — même si l’écart de l’un à l’autre choque : on se demande pendant toute la lecture comment le narrateur adolescent deviendra, est devenu l’adulte repoussoir qui se donne à voir par intermittences lors de pauses dans le récit rétrospectif (même incrédulité que lors d’un certain rapprochement inattendu dans Westworld).

Pendant toute ma lecture, j’ai éludé la photo de la romancière dans le rabat de la couverture — trop américaine, trop jeune romancière prodige. Il est encore un peu mystérieux pour moi qu’on puisse avoir un tel sens des destins qu’il suffise de quelques pages pour en conter un, deux, trois et faire résonner ce condensé poétique de malheur avec ceux qui se racontent au long cours, sans éveiller aucun soupçon formel de virtuosité. Les images de même viennent de nulle part, en nombre, improbables et immédiatement assimilées, comme si ces métaphores n’en étaient pas dans cette petite ville américaine à la terre craquelée, naturelles pour un adolescent qui admire son grand-frère joueur de base-ball et grimpe aux arbres avec son meilleur ami.

On s’installe dans ce roman comme dans un rocking chair sous le porche ombragé d’une maison en bois, et on en émerge avec une solide insolation, sans s’être rendu compte que le soleil avait tourné et qu’on était en plein cagnard depuis un moment déjà.