La représentation de vendredi soir affiche complet et lorsque je passe à la billetterie, on me dit qu’il ne reste plus que des places à visibilité réduite et que j’aurai plus de chances le lendemain. Samedi, à 13h, il reste en tout et pour tout quatre places décentes, relativement chères : Palpatine et moi prenons le parti d’aller déjeuner ; on reviendra pour voir si des spectateurs ne revendent pas leurs places devant le théâtre. À 14h30, repus, on s’aperçoit que la file des dernières minutes non seulement existe mais avance. À 14h40, on se retrouve avec deux places centrées au premier rang du balcon. Soit, à deux sièges près, les meilleures places de tout le théâtre. Je renonce à comprendre la logique du théâtre du Châtelet et décide que c’est Noël.
Au début de la représentation, mon voisin renifle fort, en rythme avec la musique (!). Lorsqu’il se met à parler avec son voisin, je suis sur le point de leur demander de se taire mais leurs voix basses et graves ont un air étrangement professionnel, qui me retient d’interrompre ce qui s’avère être un bref échange. Je ne suis plus dérangée par la suite, sinon par la musique trop forte qui m’oblige à me boucher les oreilles. Pour une fois, je ne suis pas la seule, mon voisin se bouche aussi les oreilles ; je l’aperçois même me devancer, avant un surgissement sonore qu’il était impossible de prévoir : il connaît manifestement la musique, je me cale sur lui.
Aux saluts qui précédent le premier entracte, il nomme les danseurs par leurs prénoms à son voisin, qui acquiesce. La lumière se rallume et je vois que, sous son bob de touriste américain, mon voisin ressemble étrangement à Forsythe. J’adore me faire des films ; j’étais persuadée, en venant, que l’homme en face de moi dans le métro était un danseur du ballet de l’Opéra de Lyon : et que j’appuie de la main au-dessus du genou jusqu’à avoir le mollet parfaitement à l’horizontal, et que je change de jambe en retroussant mon pantalon un peu trop serré, et que je me masse le haut du mollet, et que je me tortille sur mon siège pour soulager des courbatures… Quand vous faites du premier inconnu sportif venu un danseur du ballet de l’Opéra de Lyon, que votre voisin ressemble à Forsythe, c’est bien la moindre des choses.
Mais alors qu’au second entracte, mes voisins discutent volume sonore, juste après avoir entendu my neighbour too, il me prend à partie : « The music was too loud, right ? » Le voisin du voisin renchérit, en français dans le texte : on n’a pourtant pas arrêté de leur dire qu’il fallait baisser le son…
C’était donc bien Forsythe, parti avant que je ne reprenne mes esprits. Après que son acolyte est revenu pour organiser le décalage de la rangée, de manière à ce que « Bill » soit sur le côté pour aller saluer, que je lui ai tendu la veste que le chorégraphe a laissée sur son siège et que Palpatine a entamé le deuil de l’autographe qu’il comptait demander, je me rends compte que « Yes » aura été la seule chose que je lui ai dite.
Mais qu’aurais-je bien pu dire d’autre que « Thank you » en quelques minutes d’entracte ? Je n’ai rien à dire et tout à observer. Tout ce que je veux entendre est là, devant moi : le théorème des membres, dans l’espace de la scène, envahi ou structuré par d’immenses suspensions, et l’espace des corps, terriblement acérés, terriblement sexy, des danseurs du ballet de l’Opéra de Lyon.
Si on place un objet en travers d’une source lumineuse, il projette nécessairement une ombre ; si on lance une jambe en déhanchant, alors le poids du corps est nécessairement projeté vers cette jambe ; si on lance les bras en avant, le buste recule ; si on les lance en arrière, il est projeté en avant ; si, si, si, si A, alors nécessairement B, et c’est comme cela que l’on se met à chorégraphier, en explorant les possibles du corps à partir de ses contraintes, et c’est comme cela que l’on se met à scénographier, en structurant l’espace par des dispositifs qui y font obstacle. De l’ombre projetée successivement par un immense carré pivotant sur l’un de ses sommets, un mur ondulé et une sculpture-conque de bateau, surgit la poésie en même temps que les corps, qui ne cessent de disparaître pour mieux connaître, naître avec – avec la lumière et de nouvelles figures. On est toujours surpris : par un danseur qui prend la tangente, par un autre qui déboule dans un pantalon à franges lui donnant un volume inattendu, par une forme qui descend le long d’un mur et devient un danseur une fois arrivé sur le plateau ou encore par les ondulations d’une corde agitée en coulisses, qui hypnotisent comme le cardiogramme d’une bête inconnue.
Placé sur le côté, on doit louper une bonne partie des effets, mais du milieu, le divertissement est total, sans cesse diverti, averti, que l’on est par le surgissement d’un membre, d’un mouvement. On s’éclate, comme cette danseuse sur le côté, qui va, balançant les bras, d’avant en arrière et d’arrière en avant, pas loin mais avec beaucoup de rebond, comme si elle était sous une lumière stroboscopique en boite de nuit. Yo, man ! Voilà tout ce que j’avais envie de dire à Forsythe. Ce n’est peut-être pas plus mal que je sois restée muette, tout compte fait.