Matière à

Je le sais pourtant depuis des années, que l’équilibre est affaire de dynamisme : si l’on se crispe et que l’on retient se respiration, aussi parfaite la position de l’arabesque soit-elle, on ne la tiendra pas. Il faut au contraire que la tension soit extrême entre le bras qui tire vers l’avant (au point que l’on passe « par-dessus ») et la jambe qui tire vers l’arrière (et entraîne le déséquilibre contrôlé de la descente sur demie-pointe). Je le sais et j’oublie que cela vaut en-dehors de la scène et du studio.

Surprise alors, de constater que tout va incroyablement mieux depuis que j’ai du travail au boulot. Je sors moins fatiguée le soir en ayant fait de la préparation de copie, tâche pourtant assez mécanique, que lorsque je comptais sur Twitter pour m’alimenter en articles de presse et me distraire de façon plus constructive que les chaussettes roses des rugbymen en train de s’entraîner, tout en n’ayant pas l’air de ne pas faire autre chose que ce que j’avais à faire, c’est-à-dire : rien. On ne peut pas être efficace sans se sentir utile ; et je n’entends pas par là sauver des vies, hein, juste accomplir une tâche qui sert à d’autres personnes impliquées dans un même processus.

Maintenant que j’ai moins de temps, j’arrive enfin à travailler pour la fac. Les cours sont redevenus des disciplines : l’effort bascule du côté de l’élan plutôt que de l’inertie, les projets retrouvent leur étymologie de projectiles lancés vers l’avant, on se modèle des envies, on retrouve prise sur moi et l’on se sent soudain libéré de l’emprise des choses. Me concentrer me donne un sentiment de puissance, d’existence plus intense, comme si je faisais partie du trio féminin de vampires de Bram Stoker et que je me matérialisais soudain à partir de particules éparses, poussière baignée dans un clair de lune. Ou comme la force au flamenco, qui n’est pas donnée mais surgit. Pas donnée vers l’extérieur, mais irradie d’être ramassée vers l’intérieur. Au bout de quelques mois de cours, je commence à sentir la tension que je constate de visu chez mon professeur. Je me concentre, reconcentre, recentre.

La discipline est en même temps matière, un biais concret par lequel s’appréhender dans le monde. Chaque matière est alors matière à aborder des logiques (ou des illogismes) qui valent partout ou presque – ailleurs du moins –, des structures que l’on retrouve à différentes échelles, dans des microcosmes aussi bien que dans une société tout entière, des raisonnements qui structurent des champs qui n’ont à priori rien en commun. En transposant ces structures d’un domaine à l’autre, avec un peu d’imagination, on peut comprendre ce qu’un savant lettré des Lumières pouvait encore apprendre spécifiquement. C’est ainsi qu’en lisant un bouquin sur le XML pour les éditeurs, sans rien connaître en informatique, je devine pourquoi l’on parle de « langage » de programmation et trouve beaucoup moins curieux qu’Inci, notre éminente latiniste, conjugue à présent linguistique et informatique (le latin mène à des choses très diverses selon qu’on considère sa forme grammaticale ou son contenu stratégique et guerrier, comme zED devenu réserviste – tous les chemins partent de Rome). Le passe-temps de Mimi, qui étudie des grammaires de langues qu’il ne parlera ni n’apprendra jamais, perd son caractère incongru pour devenir une fascinante approche de différentes structures de pensées, aussi divertissante que les systèmes de philosophes particulièrement imaginatifs. Et de retrouver les monades de Leibniz : chacune comporte tout l’univers en miniature si l’on prend la peine de la déplier.

J’ai enfin compris que c’est finalement ce qui fait toute la différence entre une thèse pointue et les traités de la bibliothèque de Pantagruel. Fondamentalement, les sujets des premiers sont aussi restreints et confidentiels que les seconds. Ce qui les en distingue (lorsqu’ils sont réussis) et peut les rendre passionnants pourvu qu’on s’y penche un peu après y avoir été introduit par un chercheur enthousiaste, c’est qu’ils parviennent à rapporter leur îlot d’expertise à tout un continent de pensée (ou des gribouillages-soulignages à une manière d’aborder un texte – faire une lecture, en somme). Ce lien, bien qu’indispensable, n’est pas toujours présent ; j’ai le souvenir d’un séminaire sur le songe à la Renaissance (thématique en soi prometteuse, notamment pour le brainstorming méta- si bien exploité dans des films comme The Eternal Sunshine of the Spotless Mind, Ouvre les yeux ou Inception) qui s’est enlisé dans la description d’espaces oniriques et l’énumération de publications historiques. Lorsqu’on examine un sujet par le petit bout de la lorgnette, il faut savoir à quel moment retourner l’instrument pour prendre une vue d’ensemble significative. L’approfondissement universitaire, antidote à la généralisation stéréotypée, à son tour a besoin de zoom out. Par exemple, j’adore quand un truc aussi anecdotique que les figures en post-it sur les vitres des immeubles de bureau est intégré dans une analyse bien plus vaste sur le management – le détail devient symptôme. Zoom out plus vertigineux encore que ce texte de Michel Serre ; quand il prend de la distance, c’est comme si l’on était d’un coup aspiré dans l’espace, à quelques années lumières des siècles qu’on contemple engoncé dans notre époque. Je déteste les attractions genre Space Moutain mais j’adore son équivalent intellectuel.

2 réflexions sur « Matière à »

  1. Merci pour cet article qui fait du bien à mon petit coeur tout stressé de doctorante qui se demande si tout cela est bien utile, et qui cela va intéresser. Et merci pour les liens, celui sur l’annotation est fascinant, et celui de Michel Serre… me fait vraiment me rendre compte du fossé avec les étudiants. Ce n’est pas une question de milieu, ou de quelques années, mais vraiment un fossé de pratiques et de perceptions cognitives. Dur, mais beau défi!

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