Noël, c’est aussi

Je perds l’attention d’É. et cela me fait prêter l’oreille à ce qu’il se passe derrière nous. Des éclats de voix. Rends-moi mon téléphone. Tu te fous de ma gueule. Tentatives de récupération, esquives, ils bougent dans l’espace vide du RER comme dans une cour de récréation, mais ce ne sont pas des enfants. Rends-moi mon téléphone. La répétition est suppliante, mais le ton ne l’est pas, ni en colère, plutôt neutre (pour ne pas envenimer les choses ? parce qu’elle sait que c’est vain ?). Tu te fous de ma gueule. Ça se charge de colère. Tu ne trouveras rien, il n’y a rien. On se demande avec É. s’il faut intervenir, et surtout comment. On se lève, on  se place derrière eux, derrière les portes. Tu te fous de ma gueule : sur le téléphone confisqué, il scrolle à toute vitesse une discussion de toute évidence graphique privée. Il n’y a rien. Tu te fous de ma gueule. Les monologues rayés continuent de se juxtaposer, mais la présence d’É. derrière lui l’a fait descendre d’un ton. Terminus : tout le monde descend. Il voudrait la planter là, trace dans la colère. Elle lui trottine après. Rends-moi mon téléphone. Cette fois l’imprécation a fonctionné, si l’on veut : on regarde avec incrédulité l’écran briller au sol ; il l’a jeté derrière lui avec force comme un fumeur énervé se débarrasserait d’un mégot. La violence physique écartée dans l’immédiat, on ne s’en mêle pas, espérant que la jeune femme poursuivra son chemin seule plutôt que si mal accompagnée. On poursuit le nôtre. Quelques centaines de mètres plus tard, derrière les vitres de la voiture venue nous chercher, des éclats de voix percent l’habitacle : ce sont les mêmes qui s’obstinent à faire couple et s’invectivent, encombrés de paquets.

Noël, c’est aussi la bûche dans la cuisine avec le colonel Moutarde.

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Ma grand-mère fatigue debout à émietter le saumon ; je prends le relai. J’ausculte du bout des couverts la chair translucide, tout juste précuite, écarte le blanc, le gris, le gras, les arrêtes prises dedans. J’émiette. Derrière moi, chacun s’affaire ou attend une tâche de Mum, qui orchestre la brigade de cuisine. Le riz, les épinards et le biscuit à la cuillère sont réservés. Le caramel menace de brûler. Les blancs comment à monter en neige dans le robot pâtissier. La vaisselle s’accumule et disparaît en fonction de la disponibilité de l’évier. Les torchons n’ont pas le temps de sécher. Il faut étaler la pâte feuilletée. Encore un filet à émietter. Où sont rangés les plats qui vont au four ? Au final, j’aurai juste (un peu trop) cuit les blinis, émietté le saumon, concassé la nougatine refroidie. Trois arrêtes m’auront échappées mais toutes retrouvées dans ma part de koulibiac, c’est justice.

Noël, c’est aussi Mum qui s’affale crevée dans le canapé au moment de lancer les festivités ; elle est en cuisine depuis le milieu de l’après-midi.

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Ma grand-mère a installé sur le buffet l’immense crèche provençale de feu mon grand-père : les santons par dizaines, mais aussi les petites maisons fabriquées en cageot, le ciel peint en carton, la rivière en papier d’alu.  Ce n’est pas affaire de religion, mais de collectionneur. Il y a d’ailleurs quelque part un fichier Excel avec le nom de tous les santons acquis année après année à Aubagne, et des casiers numérotés pour les ranger, réalisés sur mesure pour correspondre aux formes variées (n’oublions pas le montreur d’ours, l’âne, le mage agenouillé, le meunier avec ses sacs de farine sur l’épaule). On s’amuse de l’Arlésienne toute poitrine dehors, de la facture plus ou moins léchée des figurines et inévitablement, on se remémore les anges de ma cousine et moi. La peinture de santons bruts en terre cuite avait occupé un après-midi d’enfance, avec des résultats très contrastés. En bonne élève appliquée, j’avais peint la robe bleu pâle, les cheveux blonds, la bouche rouge, lèvres légèrement séparées, et les ailes blanches avec, comble du raffinement, de légers traits argentés — un ange parfaitement niais. Ma cousine, moins patiente, plus anticonformiste, avait barbouillé son santon selon l’humeur du moment : robe noire, yeux charbonneux, cheveux roux dégoulinant en flammes de l’enfer — meet Lucifer. Montre-moi ton santon, je te dirai qui tu es. Chaque année, on s’en rappelle en riant, chacune plus admirative du santon de l’autre (plus appliqué, plus orginal), mais se moquant également de l’un et de l’autre, l’ange kitsch et l’ange hard rock.

Noël, c’est aussi É. qui offre un caganer à ma grand-mère, un santon typiquement catalan qu’on ne retrouve pas dans la crèche provençale, pantalon baissé, en train de déféquer.

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Noël ne serait pas vraiment Noël sans tête de moine, ce fromage qui se froufroute à la manivelle et se mange avant même d’avoir été déposé dans une coupelle. C’est probablement l’aliment de fêtes auquel je tiens le plus, bien davantage que le foie gras (boudé comme toutes les viandes depuis que je suis devenue presque VG), les huîtres (objets d’un désamour) ou le saumon fumé (banalisé). Cette année, la sainte-trinité a d’ailleurs été partiellement rétrogradée de l’entrée à l’apéritif, de sorte que nous avions encore faim pour le koulibiac et sa divine pâte feuilletée maison. Un peu moins en revanche pour la mini-fondue savoyarde qui a suivie, le Mont d’or ayant été chargé à lui seul de remplacer le plateau de fromages. L’omelette norvégienne au sorbet poire a glissé toute seule, minuit à l’approche.

Noël, c’est aussi chercher la recette du Mont d’or au four, s’apercevoir qu’on n’a pas de vin blanc et, qu’à cela ne tienne, le remplacer par du champagne.

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Maison Kaufman & Broad de série américaine avec salon cathédrale (et des lézardes de plus en plus grosses). Flûtes ouvragées en cristal épais (caisse de champagne achetée via le CE). Pulls en cachemire (Bompard dans les paquets ou sur Vinted). Cadre argenté sur un guéridon (bouille ronde de mon cousin qui a depuis coupé les ponts). Carafe à vin de dessin animé, à soulever à deux mains (pour aérer un vin bouchonné : 2006, c’était il y a 16 ans. 16 ans à la cave). Assiettes assorties (d’un service désuet). Tapisserie murale, cadres et tapis épais (parfois élimés).

Noël chez ma grand-mère, c’est aussi me rappeler que, même sans rang de perle, sans messe, sans être propriétaires, sans en avoir le mode de vie quotidien, nous sommes des bourgeois, nous avons la chance d’une certaine aisance, l’habitude des belles choses et de parfois les oublier.

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Mi-bas noirs dans des sandales dorées : c’était déjà un choix contestable niveau mode ; cela s’est révélé une mauvaise idée niveau sécurité.

Noël, c’est aussi Mum qui tombe dans l’escalier et n’en finit pas de chuter. Le tube de Voltarène aura été son premier cadeau.

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Noël c’est aussi et surtout la lumière, toutes les lumières, celles qui flambent autour de la bûche dans la cheminée, en guirlande dans le sapin, en reflets qui tintinnabulent silencieusement sur les boules et l’ange en verre, le long des parois des flûtes en cristal, sur le plateau argenté, en bordure des cadres métallisés, sur les bolduc frisés, les papiers cadeaux bientôt froissés, dans nos yeux un peu plus myopes d’être fatigués, multitude de lumières prêtes à être transformées en bokeh par la mémoire, d’autant plus rayonnantes et chaleureuses qu’elles seront floues – un cocon qui nous récupère d’année en année. Je m’y sens bien l’espace d’une soirée, dans cette parenthèse d’enfance où l’âge adulte ne peut arriver.

2 réflexions sur « Noël, c’est aussi »

  1. Bonne année à l’animatrice de ce blog, et au blog lui-même d’ailleurs, toujours aussi instructif. Bolduc, bokeh, les ignares (moi) ont intérêt à s’accrocher. Et la tête de moine qui froufroute, au milieu de reflets qui tintinnabulent silencieusement : les figures de style se succèdent en virage serré sur l’aile, pas question de somnoler.
    Le pire, c’est qu’on en redemande 🙂

    1. Y’a pas de mal à en reprendre une petite tranche si ça ne mène pas à l’indigestion. J’espère que c’est comme de la bûche glacée et que ça passe tout seul.
      (Ce n’est pas la première fois qu’on s’étonne du terme « bolduc » ; du coup comment l’appelle-t-on au moment de faire les paquets ?)

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