Qu’on court encore

La scène se passe dans des hangars à la Saint-Denis. Quelque chose comme 900 figurants les premiers jours, un peu moins par la suite. Le Vates, miss O., ma pomme et la mauvaise troupe. Des anciens de La Bruyère rempotés sur la montagne dorée – j’espère pour eux que la bouture a pris. Et d’autres dont je ne connais pas les noms, mais que j’avais déjà vu, qui au concours, qui à la confession- comme si le monde entier avait khûbé.

On aurait presque la nostalgie d’Arcueil, de ses vraies salles d’examen et des allées relativement larges entre de vraies tables. Saint-Denis, ce sont des hangars aménagés, avec des tables serrées, à perte de vue, deux toilettes pour deux salles de 400 élèves chacune, et une surveillante à l’âme de dictatrice. Avec une coupe de cheveux comme une corbeille de fruits renversée, qui ne bougeait pas, statue de poivre et sel.

En six épreuves, on a le temps de prendre ses petites habitudes – et qu’elles virent à la superstition. Arriver dix minutes en avance, repérer les membres de sa confrérie (et c’est facile, il y en avait toujours un debout sur le banc), tourner plus vite que les aiguilles de sa montre pour se mettre hors de portée des cigarettes, imaginer les sujets horribles qui pourraient tomber, puis décréter qu’il est temps d’y aller pour remplir nos en-têtes, académie, session, NOM, prénoms, adresse, portable, vous venez prendre un café ? date de naissance, numéro de matricule de candidat, épreuve, repère de l’épreuve. J’ai compris comment marchait la numérotation des pages cette année, i .e. par page et non par feuille ou copie, comme quoi, cela valait la peine de cuber, on progresse toujours.

On se disperse aux quatre coins de l’Europe : on abandonne C. au Royame-Uni, et j’échoue en Scandinavie où, comble de la chose, on crève de chaud. Avec l’EN*, rien n’est impossible. Même non sortie du frigo, la bouteille d’eau sert de rouleau à pâtisserie rafraîchissant à se passer sur le visage. Le climat est un peu plus tempéré en Europe, mais c’est sans compter les courants d’air.

Anonner l’alphabet pour trouver son étiquette, poser son sac, en sortir le sac de bouffe, les stylos plumes, les deux bleus pour ne pas avoir à changer la cartouche, un noir pour le brouillon, crayon à papier et gomme, puis aussi un surligneur, je ne m’en sers jamais sur mes brouillon mais sait-on jamais, et ça permet de voir la vie en rose – et le plus important, les effaceurs dont j’ai cette année vérifié que les réécriveurs marchaient (rien que pour la propreté, ils devraient me rajouter un point). Après, il faut repérer quel est le pied de la table qui la rend bancale, et être adoubé par les sacs des chevaliers arrivants pour installer sa cale de papier brouillon ou d’enveloppe de sujet de khôlle de latin – vous ne direz plus jamais que le latin ne sert à rien. Retrouver les autres pour savoir où chercher les regards de soutien ou de complicité, et râler de sa place ; on trouve toujours un motif : trop loin des toilettes, c’est une perte de temps, trop près, on est dérangé par le va-et-vient, au fonds on se noie dans l’immensité de l’hubris khâgneux (curieusement, j’aime être derrière, je me sens bien avec tous ces gens qui galèrent autant que moi – variante : j’aime bien les avoir devant les yeux, j’ai l’impression que je vais les killer) , tout devant, on se sent poussé par des centaines de regards.

Les consignes ont un petit effet comique, de par leur répétition quotidienne (c’est un peu comme en avion, on pourrait vite remplacer l’hôtesse – les sortie de secours se trouvent à l’avant, sur le côté, à l’arrière… exits are located in the front, at the center and in the back of the aircraft… en cas de dépressurisation, les masques à oxygène tomberont devant vous… pull on the mask to release the oxygen, place the mask over nose and mouth, and breathe normally), et par l’inutilité de certaines, puisqu’il est évident que nous avons plein de résultats à encadrer avec des couleurs autres que le bleu et le noir. Je regrette vraiment que l’usage de la calculatrice soit interdit. Et la liturgie se terminait par « il est interdit de fumer », après quoi on faisait quelques minutes de silence pour faire le deuil de notre optimisme. Il y avait également un autre sas de décompression à la sortie – LEVEZ-VOUS, encartez vos feuilles dans la première copie, tendez-les à l’examinateur, puis rasseyez-vous et ATTENDEZ ! si, si, un tyran dans l’âme parle toujours en majuscules. Et comme elle parlait au micro, je me demande même si ce ne devrait pas être en gras.

Maintenant que vous avez le décor et l’ambiance, passons à l’action réaction répression. Les sujets ne respiraient pas franchement la joie de vivre :

Histoire : L’autorité


Et demerden Sie sich. Comment vous expliquer que je me suis noyée dans mon brouillon puis dans ma copie au point qu’il manque quelque chose comme 25 ans à mon devoir ? Entre-deux-guerres bâclée, Vichy et la IVème République en plan, pas de conclusion – no comment. Epuisée avec ça. Et hystérique à la sortie. Tout ça pour ça. Cuber et progresser pour se planter lamentablement à la première épreuve. Il y a eu besoin d’un soutien texto de masse. Et je suis redevable à la Bacchante d’un hors-forfait qui doit être considérable, puisque j’ai appris par la suite qu’elle était encore en Tunisie. Déprimée, mais du coup beaucoup moins stressée pour la suite.

Anglais : un texte de James Baldwin, auteur afro-american.

 

Problème racial compliqué par l’aspect religieux.Difficile d’être plus précis, chacun en a vu un aspect particulier. Mais quand j’ai lu « perdition »
et « way of cross », j’ai eu une pensée émue pour From-the-Bridge et sa Bible dans la King James version. J’ai un peu expédié la version pour avoir le temps (le temps ! l’histoire m’a traumatisée pour le reste des épreuves) de faire le commentaire. S’ils ne font pas une pétition de principe contre les running commentaries, it should be ok.

Philosophie : Pourquoi punir ?


Très bonne question : pourquoi nous punir d’avoir planché sur droit et politique ?

Pour cette année de réforme à marquer d’une pierre blanche (pouvant muter en pierre tombale pour les cobayes que nous sommes), les sujets sont lapidaires. Et répressifs : l’autorité, la punition, tout ça… Il y a eu une vague de surprise-épouvante nerveuse- aaah- pfff lorsqu’on a retourné le sujet. Je me suis maudite de ne pas avoir rouvert mon classeur d’hypo, mais au final j’ai réussi à ficeler quelque chose, on verra bien.

Français : (citation à venir, j’ai donné le sujet à ma prof.)

 

Je ne suis pas certaine que T. Pavel se soit fait des amis ce jour-là. Un sujet qui ressemblait un peu à rien, et beaucoup à pas grand-chose. Je l’ai tiré d’un côté qui m’amusait à peu près. Ils voulaient des exemples romanesques variés : Scarron, Laclos, Pérec et Proust me semblent assez éloignés – j’espère seulement que le dernier, massivement précisément utilisé dans mon devoir, ne filera pas une indigestion au correcteur. Babak (alias la Bacchante) était là à la sortie, munie de gâteaux. Dans un grand élan d’espoir, on l’a ensevelie sous nos brouillons pour qu’elle nous dise ce qu’elle en pense – texto positif le soir même (oui, on échange des sms avec notre prof de français, et elle signe bizoux).

Latin : Panégyrique de Trajan, 86

 

Continuons dans la politique : après la répression, la flagornerie. Heureusement qu’il y avait le chapô, parce que la flatterie conduit à une logique bizarre : ô toi qui es au pouvoir, comme on doit te louer de ne pas envier ton ami qui t’abandonne pour se consacrer à l’otium. Difficile de savoir qui pleurait dans l’affaire. Autant le sujet de l’année dernière avait été une agréable surprise, autant cette année… du relativement facile ne permettant peut-être pas un départage aisé des candidats à la difficulté qui va couler tout le monde (enfin j’espère ne pas être seule, quoi), il n’y a plus de demi-mesure. Pourtant les trois premiers mots en expression clé dans le Gaffiot, cela augurait plutôt bien…

Spé philo : passage de la cinquième méditation de Descartes où les idées claires et distinctes sont assurées en tant que vérités éternelles


Toujours amusant de constater que les optionnaires philo occupent deux rangs de moins que les lettres modernes.

N’ayant pas voulu réitérer l’échec historique pour cette épreuve de sprint dans ce concours marathon (ne pas seulement penser à finir, essayer de faire quelque chose de consistent, ne pas seulem…), je n’ai pas fait de brouillon – on verra ce que donne l’inauguration de cette nouvelle méthode. Le sujet n’était pas transcendant (ou plutôt, il l’était), mais comme l’a dit l’air soulagé mon voisin de devant à la fin de l’épreuve, déjà ce n’était pas Epictète.

Epictète demain non plus (adaptation d’une blague de From-the-Bridge).

C’est fini.

Le concours est passé.

Il se pourrait que notre chance aussi. Il se pourrait au contraire qu’on en ait beaucoup.

Mais c’est fini.

Il me reste à sevrer mon estomac de sa perfusion chocolat-yaourt à boire de 9-15h.

 

9 réflexions sur « Qu’on court encore »

    1. @Yannick – je crois voir cette phrase partout maintenant que tout est fini…

      @Mimy – j’adore ces quelques jours post-concours. Les seules vacances de khâgne où les profs nous donnent explicitement leur approbation, permission et bénédiction pour la séance de fainéantise suprême qui suit.

    2. « Un sujet qui ressemblait un peu à rien, et beaucoup à pas grand-chose » > joli aussi

    3. Yannick >> Mais un coup de dé n’abolit jamais le hasard… le sort est-il bien jeté ? (frappé, sans aucun doute)

      Bamboo >> Je pourrais devenir cléricale pour cette religion de la fainéantise – otium.

      Sara >> ^^ (

    4.  » sa perfusion chocolat-yaourt à boire de 9-15h. » décidément le chocolat est à la mode (chocolat pain ici), et pour les sujets: « Le choix du hasard ou le hasard de leur choix », dirait Perec, comment pénétrer le mystère de ses phrases qui nous hanteront encore longtemps…

    5. Charmant, ce récit d’un concours.
      Ça me rendrait presque nostalgique, même si les neuf épreuves d’affilée, je ne le referai pas !

    6. Tandis que je parcourais ton article, je me suis dit à plusieurs reprises « oh, elle aussi » ?
      Car faut dire que moi aussi, j’ai rédigé une troisième partie en plan (non suivie de conclusion, of course) pour ce sacré sujet d’histoire, que moi aussi je me suis dit pour la philo « ah oui, l’on avait vu ça en hypo… », et que moi aussi j’ai tartiné avec allégresse ma copie de français de tranches proustiennes – saupoudrées de Scarron et de Laclos, entre autres !-. Sans compter le rapport privilégié avec le prof de français.
      Cela dit, tu as eu le courage de raconter tout cela, pas moi 🙂
      En tout cas, j’espère que les similitudes continueront – même si pour ma part je pense que Lyon me portera plus chance :p -. Bonne continuation !

    7. V. >> Chocolat, de l’or en barre… surtout le Lindt cuisine. Quant à être hantée par les sujets… j’ai déjà oublié celui, tarabiscoté, de français.

      Hadrien >> De l’importance de la modalisation : « presque ». Étais-tu en Lyon pour avoir neuf épreuves d’affilée ? Six me suffisent amplement.

      Cavatine >> Les mêmes exemples quand on n’a pas eu les mêmes cours (ni donc les mêmes réflexes d’exemples récurrents), c’est pas mal, je trouve ! J’espère surtout que si les similitudes continuent, ce sera en bien (j’ai peut-être eu le « courage » de blablater sur le concours, mais pas de préparer ni passer Lyon ;). Bonne continuation à toi aussi !

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