La formation palpatinienne pour geekification murine continue et j’y mets du mien. Jugez plutôt : j’ai zappé le déjeuner pour seulement prendre une douche après le cours de danse et filer à la conférence de Richard Stallman à l’autre bout du monde. À 15h, je m’installe dans un amphithéâtre de Paris 8, un sandwich pavot-jambon cru-tomates séchées à la main – enfin ! Après quelques bouchées, alors que je peux enfin m’intéresser à autre chose qu’à mon estomac en détresse, je commence à observer la faune qui m’entoure.
Il y a quelques portables de sortis, couverts de stickers contre les DRM et pour les logiciels libres. Je soupçonne leurs propriétaires de les avoir choisis imposants uniquement pour disposer d’une plus grande surface à recouvrir. Les T-shirts ne sont pas en reste, avec les DRM assimilés à des produits toxiques, sigles à l’appui – la parfaite panoplie du militant gauchiste appliquée au logiciel libre. Tout le monde est sous Linux, pardon, pardon, GNU/Linux, et la conférence n’a pas encore commencé qu’on apprend via Twitter que ça bataille entre diverses distributions. Je m’enfonce dans mon siège et serre mon sac contre moi en priant pour qu’on ne découvre pas qu’il contient un Mac. J’aurais peur qu’on m’exorcise à coups de lignes de commandes Shell, la violence physique n’étant pas a priori le fort de cette assemblée à tendance baba-cool, où les cheveux longs ne sont pas réservés qu’aux filles, de toutes façons minoritaires. L’organisateur, qui a probablement pioché dans les élastiques de sa fille pour attacher sa queue de cheval, me fait penser à mon père. Papa poule annonce le programme des réjouissances et Richard Stallman commence, en chaussettes, cheveux et barbe au vent.
La conférence, sans slides ni notes, prend la forme d’un monologue à bâtons rompus par un verre de Pepsi ou une demande de confirmation sur le genre de tel ou tel mot. Cela cause surveillance, collecte des données personnelles, menottes numériques, logiciel malware et droit des utilisateurs avec un curieux de mélange de pessimisme réaliste (à partir du moment où les données personnelles sont à disposition, elles finiront par être utilisées de manière abusive) et d’engagement utopiste (il faut lutter, on doit changer les choses, on doit refuser d’utiliser les sites qui nous fliquent). Alors que l’on se dresse contre le spectre d’une surveillance généralisée – le rêve de Staline, rendu possible par la technologie –, la liberté revendiquée est paradoxalement, comme dans toutes les utopies volontaristes (communisme compris), très contraignante : il faut, on doit, les impératifs se multiplient. Ce qui préserve ces revendications éthiques (le mot revient sans arrêt) de devenir une morale, dangereuse lorsqu’on veut l’imposer à tous, c’est leur fond kantien. La notion de malware universel (Microsoft, évidemment) m’a mis la puce à l’oreille : tiens, tiens, on dirait fort un impératif catégorique. La filiation, quoique tirée par les cheveux, m’a parue évidente lorsqu’il a ensuite été question du critère de bonne volonté. De fait, la liberté des libristes ressemble beaucoup à l’autonomie : la communauté veut pouvoir se donner ses propres règles.
Là où l’on vire au schématisme, c’est lorsqu’on en déduit que liberté et pouvoir sont antinomiques. L’utopisme des geeks flirte alors avec l’anarchisme – à cet énorme détail près qu’ils ne font violence au capitalisme que sous l’égide du partage, en diffusant au maximum les biens culturels. Cela donne lieu à une excellente saillie : lorsqu’on lui demande ce qu’il pense des pirates, Richard Stallman répond qu’il a beaucoup aimé le premier épisode. Ma blague favorite de la conférence, à égalité avec le Kindle rebaptisé Swindle, c’est-à-dire escroquerie – de livres qui ne nous appartiennent plus. En effet, si le libriste a des velléités communistes, il n’est en aucun cas prêt à renoncer à la propriété privée. Ce n’est pas l’objet de la critique, on ne peut plus clair si l’on considère que le logiciel propriétaire a été renommé privateur – nous voilà en plein travail idéologique de la langue.
L’engagement de Richard Stallman va pourtant au-delà du militantisme ; il est presque vertueux. Il lui en faut, en effet, de la virtu, du courage, pour rester cohérent jusqu’au bout, même lorsque ses convictions le font paraître d’une autre époque : il n’a pas de téléphone portable, nécessairement truffé de logiciels espions, et ne commande pas en ligne sur les sites qui exigent des données personnelles (mais quel site ne le fait pas ?). À voir le nombre de téléphones portables dans la salle, où l’on twitte et surfe sur Google Chrome, on voit bien que c’est là que le bât blesse : peu de gens sont prêts à sacrifier un mode de vie ultra-connecté à des principes éthiques. Contrairement à ce que la popularisation du terme laisse penser, le véritable geek n’est pas l’amateur de gadgets technophile que l’on croit. Bien loin des tablettes, le geek libriste a des airs d’ermite : le PC sous GNU/Linux, rien que le PC sous GNU/Linux, tous les PC sous GNU/Linux. Amen. On vient en pèlerinage assister à la conférence de Richard Stallman, même si on n’écoute que d’une oreille le sermon qu’il prêche à des convaincus, parfois pécheurs (pardonnez-moi, seigneur, d’avoir téléphoné sous Androïd).
Au final, je n’ai pas l’impression d’avoir appris énormément de choses (des faits dont je n’étais pas au courant, oui, mais rien qui débouche sur des idées vraiment nouvelles pour moi, fréquentant depuis quelques années déjà un appartement peuplé de manchots). En revanche, la tambouille idéologique dans laquelle elles baignent est franchement fascinante. Je comprends mieux pourquoi, maintenant, les champions du logiciel libre peuvent paraître effrayants. Et j’ai l’impression de mieux comprendre aussi la conception qu’a Palpatine de la liberté, qui m’a beaucoup surprise au début et qui continue de m’étonner parfois encore. On est habitué à entendre que la liberté des uns s’arrête où commence celle des autres. Richard Stallman, lui, revendique une liberté d’expression qui va jusqu’à la liberté d’insulter – et je ne suis pas entièrement certaine qu’il s’agisse d’un problème de vocabulaire. Cette liberté radicale ne tient que dans la mesure où l’on ne cherche pas à imposer quoi que ce soit à l’autre. Même si on est convaincu que ce qu’il pense ou fait, c’est de la merde – et qu’on lui dit ! –, on ne cherche pas à le sauver malgré lui, à le libérer de ce que nous considérons comme une dépendance ou un esclavage. On laisse l’autre libre d’être enchaîné si c’est son choix, s’il a fait le choix du non-choix. C’est une conception de la liberté particulièrement dérangeante dans le pays des droits de l’homme et de son universalisme autoproclamé ; cela protège pourtant en politique d’une ingérence à outrance (par exemple, le colonialisme, moyen de propager la bonne parole – pour éviter les exemples à chaud).
Je peux relâcher mon sac : mon Mac et moi n’encourons que le mépris de ne pas adhérer totalement au plaidoyer libriste. Ouf ! La conférence se finit par la vente aux enchères d’une peluche gnou pour la défense du logiciel libre.
write(0, « Philosophie. Acounamatata !n », 28);