Avril 2024, journal

Lundi 1er avril

Sur Arte.tv, je découvre une version de Coppélia particulièrement cheloue… qui expirera à minuit. La soirée est déjà bien trop engagée, mais sous couvert de regarder à quoi ça ressemble, je me mets à regarder en accélérant certains passages. Ce n’est pas une captation, mais un film d’animation avec des danseurs (et pas des moindres) en incrustation — ça bave un peu, d’ailleurs, on perd parfois un bout de cheville ou de mollet dans le mouvement. C’est cheapouille, mais pas que. On est quelque part entre Barbie Lac des cygnes, Wes Anderson, le dessin animé, la comédie musicale et le jeu vidéo. Impossible de trancher : est-ce merveilleusement ou affreusement kitsch ?

Pas de deux dans un décor dessiné

Escadron d'infirmières 3D en pointes
Stormtroopers version infirmières sur pointes

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Jeudi 4 avril

Est-ce ce jeudi ou un autre ? Peu importe. Nous sommes nombreux. La professeure, qui souvent donne ce cours sans s’appesantir sur quiconque, vient me corriger pendant un exercice. Une fois le piano silencieux, elle attire l’attention de toute la classe sur cette correction (une bonne chose en soi car nous sommes nombreux à laisser partir notre bassin en antéversion) en soulignant que c’est faux, c’est faux ce que je fais, et tandis qu’elle me fait reprendre la position pour montrer ce qu’il faut et ne faut pas faire, je ne peux m’empêcher de penser qu’elle procède rarement de la sorte dans ses cours. Qu’elle le fasse justement quand nous sommes avec les élèves de troisième et fin de deuxième cycle, soit l’ensemble des élèves à qui je donne cours en tutorat, me fait sourire intérieurement : c’est un peu gros, un peu grossier, comme coup bas. La honte que j’aurais pu en concevoir est immédiatement balayée par l’amusement. N., qui a de la situation la même interprétation que moi, s’étonnera ensuite de ce que je l’ai si bien pris : l’amusement m’a donné le détachement nécessaire. Cette bonne humeur annule la mesquinerie ; j’y gagne même quelques nouvelles corrections, cette fois-ci dispensées sans fanfare ni trompette. Si ses élèves doivent aussi m’avoir comme professeur, autant limiter la casse en me faisant progresser un peu.

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Vendredi 5 avril

Is Arte.tv the new Netflix? Cette fois-ci, je regarde Ballerina Boys, un documentaire sur les (débuts des) Trocks, une troupe de ballet drag queen connue d’à peu près tous les balletomanes.

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Samedi 6 avril

Dans mon frigo : des crèmes au chocolat, des crèmes aux œufs au chocolat, des viennois au chocolat, des mousses au chocolat. Corrélation n’est pas causalité, mais le DE est dans 19 jours.

Rêve (une nuit de début avril, sans assurance du jour). Mon ancien professeur de danse du Marais sait le danger imminent, il va se faire assassiner. Il a ouvert sa maison à ses amis et dispatche ses possessions. Je retrouve des papiers de moi ou de lui qui datent, une liasse, rassemblée à d’autres choses plus récentes, c’est l’émotion, qu’il soit sur le point de disparaître alors qu’il habite une si jolie maison, je monte dans la chambre, fenêtres à traverses, cosy.

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Dimanche 7 avril

Magnolia sur un ciel pommelé de nuages

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Semaine du 8 au 12 avril

Deux semaines avant l’examen, nous sommes en stage avec Blandine, une notatrice qui remonte pour nous des extraits de Four elements, de Lucinda Childs. Elle le résume très bien : « Pour les classiques, c’est du contemporain et pour les contemporains, c’est du classique. » Le processus de composition, par modules répétés et agencés de manière à produire des échos géométriques, est résolument contemporain, tandis que le vocabulaire utilisé a une base classique. Lucinda Childs, nous explique-t-elle, ne revendique pas de style chorégraphique propre, et adopte celui des danseurs pour qui elle chorégraphie — en l’occurrence les danseurs de la compagnie Rambert.

Chaque danseur est désigné par un symbole géométrique sur la partition. Je suis carré blanc et j’ai un mal fou à retenir la succession des modules : rien, rien, step back, rien, step back qui finit de dos, rien, step back qui finit de face, step back qui finit de dos, arm up, chainé, arm up, duo… Heureusement, je peux copier sur mon binôme rond blanc. La géométrie ne me rentre pas dans le corps. On s’emmêle, et quand on veut continuer sans tout reprendre depuis le début, cela donne des conversations du genre (extrait non contractuel) :
— On reprend au troisième step back.
— Le troisième step back de losange noir, qui est le deuxième de rond blanc ?
— Non, deux comptes de huit après.
— Hein ? Quand on arrive face à face ? ou quand on repart ?

La dimension spatiale domine dans la chorégraphie ; c’est très cérébral, et mentalement épuisant. Les plages horaires de 5h que nous avons à notre disposition sont à la fois un luxe et une aberration : Lucinda Childs elle-même ne travaille jamais plus de 2h d’affilée avec ses danseurs, nous raconte Blandine. De fait, au bout de 3h dans un studio qui avoisine les 30 degrés, je bénis ma camarade qui a du Doliprane sur elle.

C’est aride. Le plaisir physique que j’associe à la danse est ici absent. Mais l’expérience est d’autant plus intéressante que j’ai beaucoup aimé les pièces de Lucinda Childs auxquelles j’ai pu assister ; impossible pourtant de retrouver en tant que danseuse l’état de fascination hypnotique dans laquelle cela me plongeait en tant que spectatrice.

Heureusement, notre intervenante est passionnante et adorable. Elle nous ménage des pauses, reprend sans jamais s’impatienter et nous propose une matinée une présentation comparée des systèmes de notation Laban et Benesh (dont je conclus que, si je devais en apprendre un, ce serait Benesh : Laban exige manifestement un esprit plus scientifique, avec des facilités de visualisation dans l’espace).

32 heures de cours à suivre
+ 6 heures de cours à donner :
je finis à peu près dans le même état que mes chaussons.

 

 

 

 

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Jeudi 11 avril

Rêve. Je conduis la voiture de ma mère, qui ne passera pas dans cette ruelle étroite, je risque de la rayer, et même si je passe, je ne pourrai pas continuer ensuite, j’aperçois des escaliers qui descendent, je me concentre pour faire marche arrière et garer la voiture sur le côté, c’est la Bérézina pour me rendre là où je dois me rendre.

Le passage, la psy avait raison.

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Dimanche 14 avril

Un cours de Munz floor a exceptionnellement lieu à deux stations de métro de chez moi, dans le studio où I. donne cours. Après avoir fait une rapide recherche et être tombée sur le terme « spirale », j’en conclus que ce n’est pas indiqué dans mon cas. Mais I., qui a suivi le cours de la veille, m’explique que la technique a été mise au point par un danseur atteint de lombalgie, que c’est tout en lenteur et que l’intervenante est très à l’écoute. Ah ? Elle s’occupe de me réserver une place. Un peu avant l’heure dite, je pars avec le pressentiment de faire une connerie, mais je ne me vois pas décommander après avoir dérangé I. Je me dis que je pourrais toujours adapter les exercices, dans la lenteur je ne risque pas grand-chose.

Et j’adapte. Et c’est lent, comme du buto. Je retrouve les effets de seuils et les a-coups microscopiques de l’extrême lenteur, le gainage qui surgit dans des gestes où on ne le soupçonnait pas, suivi d’un relâchement profond des tissus musculaires (un peu comme chez l’ostéo). Je vois en quoi cette méthode peut faire du bien. Quand on est assez couvert, du moins : le sol du studio est froid et le corps baisse en température comme à l’approche du sommeil, si bien que, malgré mon sweat à capuche, je suis rapidement gelée. Au retour d’un temps dilaté en double retiré, une douleur surgit au niveau de la jambe le long du nerf fémoral. Je grimace, réadapte le mouvement pour que ça aille. La professeure vient me replacer correctement, m’assurant que c’est ma réticence qui joue contre moi. Cela se peut fort bien, mais la peur est difficile à désamorcer quand elle a quelques racines légitimes.

En sortant du cours, je sens beaucoup trop précisément le trajet de mon nerf fémoral. Je ne dirais pas que je panique, je dirais juste que le DE est dans 10 jours. J’ai fait une connerie. Eh merde.

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Enfin je me résous à regarder les vidéos de l’examen blanc. Je coupe le son pour ne pas m’entendre, et j’observe les corps, les postures, vois ce que je n’avais pas su voir.

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Lundi 15 avril

Les décharges électriques quoique rares me dissuadent de prendre le cours. J’observe et ça y est, je vois, des choses, et plus que des corrections : l’équilibre des postures, la manière dont chacune s’organise, avec les points qu’il faudrait aborder pour retrouver un bon placement. Le pied droit de H. m’épate, la serpette si bien dissimulée à l’extrémité d’un corps contrôlé.

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Mardi 16 avril

L’ostéo, qui m’a rappelée suite à un désistement, me remet d’aplomb : c’était coincé au niveau du sacrum, pas des lombaires, alléluia ! Le spectre du lumbago s’éloigne en se dandinant.

Nouvelle recette : galettes de lentilles corail.

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Mercredi 17 avril 

Aujourd’hui, j’ai testé pour vous : récupérer l’attention des enfants après que des grêlons sont tombés dans le studio. Au moins un a fondu dans la bouche d’une jeune fille avant que j’ai eu le temps d’émettre des réserves sur cette manière de faire disparaître le problème. Heureusement, il y a le piano pour faire les gros yeux d’un accord bien grave et bien sonore.

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Jeudi 18 avril

Mon sac accroche un tableau dans le couloir de l’école, le cadre se brise en deux en tombant. Confuse, je réordonne l’affiche, la Marie-Louise, superpose les arrêtes nettes du cadre pour voir si c’est réparable, mais la dame de l’accueil ne s’en offusque pas : ah, encore un. Une élève en passant cherche à savoir quelle image a été décrochée, et s’éloigne en minimisant la perte, ça va, ce n’est pas l’une de ses préférées. Alors ça va.

Les élèves de troisième cycle travaillent cette variation de Béjart. Parce que leurs bras manquent encore de tonus dans le passage où la danseuse donne des petits coups de pieds en avançant, mains flex derrière elle, je mime le passage comme un caprice d’enfant : « Non, je ne veux pas y aller ! » L’éclat de rire est immédiat — général, joyeux. Il me décontenance, car j’avais l’impression de souligner quelque chose qui était déjà là dans la chorégraphie, et n’avais pas eu conscience de faire le pitre. Une élève décide qu’elle pensera désormais ce passage-là comme ça.

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Vendredi 19 avril

En récupérant ma note de contrôle continu, je me dit que c’est quand même étrange que ce soit dans un domaine où je suis très moyenne que je m’éclate le plus. J’ai été abonnée à la mention TB dans mes études supérieures, et là je suis de justesse au AB, mais c’est là que j’ai envie d’être.

À quelques jours de l’EAT, E. me montre les variations qu’elle a travaillées  seules — aucun professeur de l’école n’a trouvé un moment pour l’aider dans sa préparation. Elle a fait du très bon boulot, et notre séance de travail s’apparente à du peaufinage : chercher des qualités de mouvements plus contrastées (des détournés plus incisifs, par exemple), relire sur la vidéo certains mouvements peu académiques, trouver comment les fluidifier (E. a cessé de lutter avec l’espèce de rond de jambe en dedans quand je lui ai fait remarquer qu’on voyait davantage une seconde qui se soulevait de diagonale à diagonale) et préciser certaines positions. C’est souvent lié à la conscience du corps dans l’espace, où placer quoi ; E. vérifie de ses mains où sont ses genoux, ses orteils, merci d’enregistrer, cher cerveau. Après une correction minime (fixer la pointe dans le creux derrière le genou et pas en haut du mollet), elle fait trois tours au jarret et nous sommes toutes les deux si surprises que cela part en fou rire, je me rassois à moitié à côté de la chaise.

La variation imposée lui va vraiment très bien ; elle me confirme en être tombée amoureuse dès qu’elle l’a vue. Il y a dans sa danse une forme de douceur, de pudeur, de sensualité discrète qui font affleurer toute la vie intérieure du cygne blanc. Dans sa variation personnelle, en revanche, ces mêmes qualités donnent parfois l’impression qu’elle est en train de marquer, qu’elle n’ose pas sortir de sa retenue pour investir le mouvement. Pour que son interprétation de la variation imposée soit perçue comme un parti-pris esthétique, et pas comme un heureux hasard de compatibilité, il faut davantage faire ressortir les contrastes de sa variation personnelle. Synchroniser le regard pour donner plus de puissance au mouvement, trouver le repousser en allant tester une pompe verticale paumes contre le mur… Je ne fais que souligner ce qui est déjà là dans ce qu’elle a chorégraphié, essayant de lui donner des pistes pour se mettre davantage en valeur. Et souvent, elle n’a pas besoin de moi, comme ce moment magnifique où elle remonte du sol de dos, pied pointé en quatrième derrière : avec sa tresse, elle ressemble à Nikiya.

En enlevant ses pointes, elle me dit se réjouir quand elle voit que c’est moi qui donne cours, parce qu’elle trouve mes exercices « agréables » et n’a pas peur de se faire rabrouer si elle se trompe. Pardon, mais ça vaut tous les DE du monde (même si cela signifie aussi que la barre est basse niveau bienveillance). Gros boost à 5 jours de l’examen.

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Le boyfriend et moi ne nous sommes pas vus ailleurs que dans nos écrans depuis quatre semaines. À l’apercevoir sur le quai, je me transforme en zébulon. Par ici, par ici la joie.

Son visage clair de l’autre côté de la table, tandis que nous dînons au restaurant.

Il me masse le crâne doucement avec le geste sûr de qui gratouille des chats depuis toujours, jusqu’à ce que j’arrive à la lisière du sommeil et de là, il s’efface, éteint la lampe de chevet, referme la porte, s’éclipse de l’autre côté de la cloison. Y a-t-il plus beau geste d’amour qu’un câlin d’endormissement ?

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Samedi 20 avril

Au grand matin, j’entends au bruit caractéristique de sa vapoteuse qu’il est réveillé et, sans même enfiler un pyjama, je change de lit, me glisse dans le sien et nous nous rendormons l’un contre l’autre dans ses ronflements.

On rit en imaginant les rencontres les plus improbables qui pourraient avoir lieu si nous nous mariions et réunissions tous nos amis ensemble.

Je regarde et ne regarde pas The Peaky Binders à côté de lui et derrière son dos. Thomas Shelby, c’est un peu comme Don Draper, il séduit mais finit par lasser. Je ne me lasse pas en revanche de la musique du générique, ni de répéter By order of the Peaky fucking Binders en mettant l’emphase qui convient sur la fricative du juron (tout comme je ne me lasse pas de sonoriser What the phoque à chaque fois que je me sers de mon mug What the phoque).

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Dimanche 21 avril

Nos corps comme des cires amollies par une présence prolongée, à pétrir, caresser, mordiller, malaxer, embrasser, enlacer, serrer, parcourir, sans fin, me font l’effet d’une douche chaude d’amour. Cela me laisse à chaque fois un peu incrédule, d’être autant, si bien, si intensément aimée.

Installés sur le rebord de la fenêtre au soleil, il me fait découvrir toutes les horreurs musicales qu’il a découvertes en écumant les bas-fonds d’Internet. La moins pire implique un Japonais qui caquète et yodle en tenue bavaroise.

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Lundi 22 avril

À chaque cours de posture, sa découverte d’une sensation non cartographiée. Je vais finir par penser qu’on a trop d’articulations dans le corps pour en avoir jamais fait le tour.

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Mardi 23 avril

Le problème des toiles d’araignée est qu’elles impliquent la présence d’araignées. (J’ai hurlé, éteint l’aspirateur, enfilé des gants de vaisselle et saisi une Timberland.)

Carrot cake, thé vert, thé noir, rooibos, tisanes, tout est prêt pour accueillir la formatrice qui m’a très gentiment proposé de peaufiner une dernière fois ma séance pour le DE.

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Jeudi 25 avril

DE, jour J. Je suis la toute première à passer ; j’ouvre à l’un des membres du jury en arrivant. La feuille scotchée sur la porte du studio jaune m’apprend que le président est l’ancien directeur danse du CNSM de Paris. Ah oui, quand même. Je souffle dans une paille rigide pour regonfler les ballons d’AFCMD qui me serviront en éveil. Jupette rose ou jupette noire ? Décision de dernière minute avec notre directrice dans les couloirs. Effervescence. Time-timer. C’est l’heure. Les enfants sont hyper sages. Le jury, adorable : visages détendus, parfois souriants, questions formulées avec soin, posées et non lancées, pendant l’entretien. Tout se passe comme si c’était une mise en situation, et non l’examen final.

Quand on me demande ensuite comment ça s’est passé : ni bien ni mal, ça c’est passé, c’est passé. Et le studio jaune est toujours jaune. Nos camarades de première et deuxième année s’ennuient dans les couloirs quand ils ne sont pas réquisitionnés comme élèves sujets. N. coince un ballon au-dessus des tuyaux de chauffage pendant sa mise en loge. Blague qu’elle ne va pas faire le cours toute seule quand les élèves-sujets tardent à rentrer. On échange quelques mots qui se veulent rassurants avec la candidate libre qui nous nuit, qui était avec N. en compagnie et qui irradie de beauté et d’anxiété — mais c’est son caractère, elle est un peu comme toi, m’apprend N.

À 14h, à la tisanerie, les filles autour de nous actualisent en boucle la page qui doit dévoiler les résultats de l’EAT ; à 14h05, une élève-sujet s’exclame qu’elle l’a, la tisanerie explose en applaudissements et félicitations. E. l’a aussi ! La liste est passée au peigne fin, c’est vite fait pour le classique. Un peu plus long pour le contemporain, d’autant qu’on la parcourt plusieurs fois parce que manque un nom qu’on pensait y trouver : des deux amies qui l’ont passé ensemble, une seule l’a eu, qui du coup peine à se réjouir.

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Vendredi 26 avril

Les épreuves sont passées et rien n’a changé, c’est irréel. Le soulagement tarde à se faire sentir ; la fatigue a pris sa place. Un vague sentiment de honte s’accole à chaque retour mental sur ma prestation. Cours trop facile par rapport au niveau tiré au sort, la polka (pourquoi la polka ?) qui s’est immiscée pendant les grands battements, les hanches au niveau des crêtes iliaques, du grand trochanter ou de la coxo-fémorale, la bienveillance du jury ou sa pitié, ce que j’ai dit, ce que je n’ai pas dit, ce que j’aurais du dire… J’essaye de couper court aux ruminations.

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Samedi 27 avril

Tout le monde est passé, les épreuves sont terminées. On se retrouve pour prendre un verre dans un bistrot aussi fatigué que nous.

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Dimanche 28 avril

La directrice nous téléphone les unes après les autres pour nous communiquer les résultats, que l’on suit avidement sur le groupe WhatsApp de la promotion. Après un contretemps qui occasionne quelques frayeurs, nous pouvons toutes nous réjouir : toute la promotion est diplômée — seules une ou deux candidates libres en contemporain ne l’ont pas eu.

On se retrouve quelques heures plus tard pour fêter ça, dans un bar lillois organisant des concerts de jazz. J’ai pensé piano, contrebasse et saxophone ; manque de bol, c’étaient des cuivres amplifiés. C’est bruyant mais tolérable au début, la première heure. Alors que je viens de payer ma commande pour un burger VG (manger >> boire), le volume monte : certains glissandos me provoquent des crispations involontaires ; épaules et mâchoires encaissent la douleur sonore. Les autres n’en paraissent pas spécialement incommodées ; c’est fort, oui, elles crient davantage pour se faire entendre, voilà tout. Pour moi, c’est de la torture. J’attends le burger, mains sur les oreilles, l’engloutis rapidement (en mettant de côté une part de la galette végétale qui me dégoûte d’aussi bien imiter la viande) et fuis rapidement. Se retrouver dans le calme bruit de la ville est un soulagement. Seule, aussi : j’ai décidément du mal à me sentir à ma place dans un (relativement grand) groupe autour d’une table.

Dans le métro du retour, je prends connaissance de la fiche d’évaluation et des commentaires du jury. Certains ne me surprennent guère (parler trop vite, l’histoire de ma vie), d’autres me dépitent. À peu près toutes les cases sont cochées à cheval entre le + et le – ; c’est médiocre. Les sentiments de honte et d’illégitimité reviennent en force, me débordent, je les sanglote en arrivant chez moi — ne m’en déferai-je donc jamais ?

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Lundi 29 avril

J’ai décroché alors que les portes du métro s’ouvraient et je fais les cents pas dans la cour devant chez le boyfriend avec la formatrice d’éveil-initiation au téléphone. On parle de notation, de khâgne (sa fille en sort), d’université, de créativité, de ce qui stimule et de ce qui enferme ; je raccroche rassérénée.

Je retrouve les bras du boyfriend, où ma place ne se discute pas, retrouve l’amour qu’on reçoit, qu’on donne, qu’on fait.

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Depuis la variation sur Le Sel de la vie, je me demande si ce n’est pas ainsi que je devrais consigner les plaisirs des jours, pour que la plaine quotidienne transparaisse au moins autant que les reliefs qui l’altèrent. Pour avril, cela donnerait : envoyer un message de félicitations à quelqu’un qu’on avait encouragé ; faire ce qui est à faire et n’est donc plus à faire ; coller un par un les livres à rendre à la médiathèque devant le clapet de la boîte à livre, attendre le sésame vert, déposer le livre à l’intérieur et attendre rouge qu’il soit avalé par le montre de métal, monte-charge, boîte aux lettres, four à papier ; découvrir après les pivoines, après tout le monde, qu’il existe des fleurs qui se décolorent à mesure qu’elles s’épanouissent ; traverser en tant que danseuse des styles qu’on a apprécié en tant que spectatrice ; soulever son T-shirt pour se retrouver peau à peau avec la personne qu’on aime ; sentir sa chaleur, son odeur, la douceur de sa peau ;  se presser à craindre pour ses côtes ; suivre l’avancée du printemps dans le jardin par la fenêtre ; comprendre subitement et comprendre par infusion ; appuyer à temps sur le bouton pour entendre en totalité le générique d’une série dont on enchaîne les épisodes…

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