Ici, autrefois et maintenant

Ici, de Richard McGuire

Unité de lieu, kaléidoscope d’époques et d’action : il ne se passe rien dans le séjour que Richard McGuire redessine inlassablement au fil des pages, avec sa fenêtre à gauche, sa cheminée à droite ; il ne se passe rien que le temps. On le voit à la décoration des lieux, à ses habitants, aux objets qu’on déplace, aux silhouettes qui changent de taille ou d’apparence. Au début, on essaye de se repérer : chaque page est datée – puis chaque cadre, à mesure que des fenêtres s’ouvrent sur le passé, au beau milieu du salon.

Un chat passe, oui, mais en 1999 dans le salon de 1957.
Twister, ce jeu intemporel (1971, 1966, 2005).

On rapproche les dates, on calcule à la louche, on essaye de deviner si les vieillards d’ici sont les enfants qu’on aperçoit à présent ou si les propriétaires ont seulement changé. On comprend peu à peu qu’il ne sert à rien de trop se concentrer, et on abandonne, on s’abandonne lorsque les bonds dans le temps se mettent à compter en milliers d’années ; soudain le séjour disparaît dans un marécage préhistorique : c’est autre chose qui se joue là. Même si on referme le livre en se demandant quoi au juste : un vertige face au temps (cela ne prend pas vraiment pour moi après Alpha) ? la tristesse de se dire que nous ne sommes rien ? l’amusement d’en profiter pour s’amuser ?

Saut de biche (chassée quelques pages avant en 1623) au-dessus des chaises musicales en place pour un anniversaire (1993) – les sauts dans le temps ne manquent pas d’humour.
Ici ont eu lieu de nombreuses disputes – éclatement narratif. Des insultes de toutes les époques.
Tous les cadres sont ici de la même année – et on note la place de la cheminée.

Ce roman graphique est plus qu’un truc narratif ; sa lecture muette est une expérience : quelque chose se joue, on le sent, on cherche, on se laisse fasciner par des bribes de vie… et en même temps, il manque quelque chose, quelque chose de l’ordre d’une histoire incarnée. Peut-être n’ai-je pas réussi à accrocher vraiment aux dessins et à ses techniques multiples qui, comme les bonds dans le temps, déroutent : c’est voulu, j’imagine, mais régulièrement, je n’ai pas réussi à intégrer l’image. C’est par exemple une silhouette crayonnée, vibrante, qui ne colle pas au décor quasi vectoriel, celui-ci rejetant celle-là comme un corps étranger, passager… Je me suis trouvée, lectrice, comme cette silhouette, éjectée de l’histoire, de toute histoire incarnée, les pages tournées les unes après les autres : pourquoi déjà ? Et pourtant, déjà, on est allé jusqu’au bout.

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