Bulles de BD estivales

First thing first, les chroniquettes

Une année sans toi, de Luca Vanzella (scénario) et Giopota (dessin)

Une année sans toi : le temps de consommer une rupture amoureuse déjà actée au moment où démarre cet étrange récit. Après avoir fait la connaissance du narrateur en train de parler à une version miniature de son ex dans la paume de sa main, on pense en découvrant les bizarreries suivantes qu’il s’agit également de métaphore pour exprimer les affects, mais il faut rapidement se rendre à l’évidence : on nage en plein délire de science-fiction. L’histoire n’a plus cours, on découvre le 31 décembre quelle décennie sera chargée pour l’année à venir. Les figurines des saints étudiés par le narrateur apprenti historien parlent entre elles. Il neige des lapins blancs (apparemment la bataille de boules de neige leur est indolore, je précise pour les âmes sensibles).

C’est une suite de trouvailles et de bizarreries qui surprennent autant qu’elles peinent à faire monde, disparaissant le plus souvent avec le chapitre qui les a vu naître. Au final, j’ai l’impression que le récit affectif et l’univers de science-fiction s’encombrent mutuellement ; j’en viendrais à souhaiter me débarrasser du premier pour explorer le second et découvrir la cohérence qui en ferait l’histoire.

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Appelez-moi Nathan, de Catherine Castro et Quentin Zuttion

J’étais très contente de trouver cette bande-dessinée à la médiathèque, car j’aime bien les dessins de Quentin Zuttion et je ne comprends pas la question trans. Je ne comprends pas : pas au sens où je ne veux pas en entendre parler. Au sens où cela met complètement en échec ma faculté d’empathie par imagination.

Je comprends que le regard de la société pèse énormément quand on est attiré par une personne du même sexe que nous, ou que son sexe ne rentre pas en ligne de compte dans l’attirance qu’on peut avoir pour elle.

Je comprends qu’on rejette une féminité ou masculinité donnée comme naturelle alors qu’elle est culturellement façonnée.

Je comprends qu’on puisse se sentir extrêmement mal dans sa peau et dans son corps, qu’on refuse de se sentir défini par ses attributs et ses limites.

Personnage noyé dans un océan de seins
(J’ai trouvé très juste cette transcription de la sensation d’être débordée par son corps.)

Mais je ne comprends pas comment se projeter physiquement dans le sexe opposé peut aider à résoudre le mal-être initial. Je n’arrive pas à me départir de l’impression (fausse, comme le scandent les témoignages des concernés) qu’il s’agit d’une tentative de « normalisation » par rapport aux attentes genrées (si femme, je deviens un homme, je cesse d’être garçon manqué) ou à l’orientation sexuelle (si femme, je deviens un homme, je cesse d’être lesbienne – cf. la planche ci-dessous).

J’ai du mal à ne pas y voir une fuite de soi dans l’Autre – terrible en ce qu’elle me semble utopique, tendanciellement vouée à l’échec : même avec des opérations, peut-on jamais se sentir tel qu’on se serait senti en étant directement né dans le sexe auquel on se sent appartenir ?

J’espérais que cette bande-dessinée m’aiderait à saisir ce qui manifestement m’échappe, mais je n’ai réussi qu’à reconduire mes incompréhensions à sa lecture. C’est seulement à le dernière planche que j’ai senti qu’on commençait à toucher du doigt ce qui peut-être…

C’est quoi être un homme ? une femme ? Je ne comprends pas que la question n’arrive qu’après la transition… Est-ce une manière de se construire en ayant au préalable détruit au maximum ce qui nous définissait ? Une tentative de survie quand notre condition d’être sexué – et donc mortel – nous terrasse ? Je ne suis que perplexité – soulagée seulement de ne pas me sentir concernée par ce qui a l’air d’entraîner une grande souffrance identitaire.

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Déracinée. Soledad et sa famille d’accueil, de Tiffanie Vande Ghinste

Très séduite par le trait au crayon de couleur, les arbres aux troncs bleus et l’inventivité capillaire de cet univers graphique, j’ai en revanche eu un peu de mal à percevoir cette tranche de vie de famille (d’accueil) comme une histoire à part entière – l’impression d’être restée en surface des relations qui y sont esquissées.

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Les heures passées à contempler la mère, de Gilles Lahrer (récit) et Sébastien Vassant (dessin)

Il est rare qu’une BD soit aussi bien écrite. D’expérience de lectrice, quand le texte d’une bande-dessinée se fait littérature, il prend le pas sur le dessin, lequel se trouve relégué au rang de prétexte à étaler les mots, à les aérer par de l’image là où la poésie se contente du blanc. Or ici, l’équilibre a été préservé ; on n’est pas tenté de courir d’une ligne à l’autre en sautant par-dessus les cases entre lesquelles le récit aurait été fragmenté. Gilles Lahrer a vraiment le sens des dialogues – jusque dans le monologue intérieur de l’héroïne, écrit avec la même dynamique.

Gilles Lahrer est probablement meilleur dialoguiste que scénariste, d’ailleurs ; j’ai toujours un peu du mal avec l’ajout in extremis d’une information retenue pendant tout le récit lorsque celui-ci n’a pas besoin de suspens pour fonctionner… La complétude que l’on attend n’est pas narrative, elle est émotionnelle.

(Rupture, écriture, famille, parentalité)

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La Fille dans l’écran, de Manon Desveaux et Lou Lubie

D’habitude, lorsqu’une bande-dessinée a deux auteur, l’un est au scénario et l’autre au dessin. Ici, les deux autrices dessinent de concert : à gauche, Manon Desveaux dessine le personnage de Coline ; à droite, Lou Lubie se charge de Marley… jusqu’à ce que les deux se rencontrent et fusionnent. J’ai embarqué la BD en voyant le nom de Lou Lubie, découverte dans Goupil ou face, et si son inventivité graphique et narrative est toujours aussi réjouissante, je me suis surprise à m’attarder davantage sur les cases de Manon Desveaux, au trait plus en accord avec ma sensibilité. L’histoire est spoilée par la couverture (l’histoire d’amour lesbienne comme argument marketing ?), mais cela importe finalement peu au regard de son récit tout en humour et sensibilité.

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Fumée, de Chadia Loueslati et Nina Jacqmin

Vous vous souvenez du premier épisode de Mad Men ? On avait presque envie de tousser tellement ils évoluent dans un univers enfumé. Même impression ici avec ce récit muet où toute la vie d’un fumeur, atteint d’un cancer, se déroule en flash-blacks. La pirouette narrative finale, joliment trouvée, illustre de manière percutante le concept d’addiction et fait écho à la citation d’Hippocrate imprimée sur le rabat de la couverture : « Avant de chercher à guérir quelqu’un, demandez-lui s’il est prêt à renoncer aux choses qui l’ont rendu malade. »



Picorage hors-contexte

Extrait d’Une année sans toi, de Luca Vanzella (scénario) et Giopota (dessin)

En voyant cette case, j’ai eu l’impression de voir la gare d’Ivry-sur-Seine. C’est idiot, les auteurs sont italiens, toutes les gares se ressemblent, ce ne sont pas les mêmes lampadaires, et pourtant, à chaque fois que l’image surgit devant moi, c’est Ivry qui surgit avec. Déjà vu.

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Distributeur de boisson avec au choix : eau sale, fange liquide, truc chaud, bouillon noir, infusion douceâtre
Extrait d’Une année sans toi, de Luca Vanzella (scénario) et Giopota (dessin)

On est d’accord que ça correspond à : thé noir, chocolat chaud, soupe, café et thé à la menthe, right ?

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Le perso sort son appareil photo de cartons en disant "Te voilà toi". Une petite vignette à droite indique que la batterie est vide.
La Fille dans l’écran, de Manon Desveaux et Lou Lubie

À. Chaque. Fois.
Fonctionne aussi avec la liseuse (enfin fonctionnait, parce que je l’ai manifestement égarée).

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Présentation reprenant celle de Qui veut gagner des millions ? Question : "Je supervise la gestion des risques combinatoires basés sur l'homogénéisation, dont les impacts financiers." Réponses proposées : "Comme c'est intéressant…" / "Quoiii ?" / "Ok, cool !" / "C'est bon, les financiers !"
Extrait de La Fille dans l’écran, de Manon Desveaux et Lou Lubie

Illustration parfaite de quand on ne sait pas quoi faire de la réponse à la fatidique question « Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? » Parfois, je suis soulagée d’être partie en reconversion professionnelle juste pour ne plus éprouver en miroir la gêne des gens à qui je répondais rédactrice technique. J’avais même pris l’habitude de m’excuser par avance, rédactrice-technique-je-sais-c’est-pas-glamour-désolée (bizarrement tout le monde n’est pas Llu, hyper enthousiaste quand il est question de documentation).

Note à moi-même : penser à modifier la question en « Qu’est-ce que tu aimes faire dans la vie ? »

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L'héroïne pique son sushi en utilisant sa baguette comme un cure-dent. Sa copine la traite de vandale. Réponse : "Je travaille toujours les sushis à la mono-baguette."
Extrait des Heures passées à contempler la mère

« Je travaille toujours les sushis à la mono-baguette. » Cette réplique est parfaite. Tout à fait un truc qu’aurait pu dire Melendili à l’époque où elle travaillait elle aussi les sushis à la mono-baguette. En meuf reloue, je me suis sentie obligée de lui envoyer une photo à la lecture ; en meuf ultra-reloue, j’ai trop envie de le raconter ici sur le blog. Vraiment, j’adore retrouver des gestes anodins mais pas si communs dans les textes ou BD que je lis.


Si vous avez scrollé jusqu’ici, n’hésitez pas à me dire si vous préférez la partie chroniquette ou la partie cases hors-sujet avec digression personnelle. Je serais de plus en plus tentée de m’en tenir à la seconde partie (mais la control freak en moi à du mal à lâcher sur l’archivage personnel).

6 réflexions sur « Bulles de BD estivales »

  1. Merci pour la façon d’exprimer les questions qu’on peut se poser au sujet de la transidentité. Je souhaite grand apaisement aux personnes qui se lancent mais j’ai peur qu’effectivement ça ne soit pas si simple. En même temps je suis consciente de ne pas être en mesure de pleinement comprendre : je me suis toujours sentie une fille, même si en révolte contre le rôle et les goûts assignés aux femmes, et par ailleurs je suis née et j’ai grandi dans un monde où la question de la réassignation n’était pas encore techniquement possible, du moins pour le commun des gens. Je reste persuadée, sans doute un peu vieux jeu que ce qui aiderait tout le monde serait une société où le genre importe moins et que l’enjeu de genre soit moins crucial pour qui que ce soit.
    Et je me pose aussi cette question des années vécues dans l’autre genre que celui qui était le genre ressenti. Je me demande ce qu’en pensent les personnes concernées.

    1. J’ai souvent l’impression qu’il n’y a pas de demi-mesure entre le milieu réactionnaire et le bobo-gauchiste pour qui ça va de soi. Cela me rassure un peu de constater que quelqu’un d’autre de bonne volonté ait aussi du mal à comprendre ce qui se joue là…

  2. J’avoue venir ici moins pour rechercher de l’information (que je trouve quand même au demeurant) que pour le plaisir de partager un certain regard sur les choses, les êtres, et les scones au raisin. Pas trop de sensibilité au type de rubrique, juste je scrolle, je scrolle et flûte le bas du truc arrive toujours un peu trop vite.

  3. J’aime beaucoup tes chroniquettes mais aussi les disgressions personnelles. Comme tu le vois, je suis bon public (mais déçue : ma bibli n’a aucune des celles que tu m’as donné envie de lire)

    1. Mince… Pas de suggestions d’achat possibles dans ta médiathèque ? J’ai découvert ça sur le site de la mienne, et j’ai pu faire commander l’autobiographie d’un danseur.
      (Merci d’être bon public.)

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