Les pétasites bourgeonnent
(Merci de me confirmer que vous avez vous aussi dû googler les pétasites.)
Lundi 20 janvier
Je recouds : l’index d’un gant, le bouton du haut de mon manteau.
Il ne fait plus assez chaud pour une douche à deux. Même collés buste à buste sous l’eau chaude, nos dos ont froid. J’alterne le jet de lui à moi, de moi à lui, lui que j’aime, que je voudrais caresser de chaleur, mais vite un peignoir, me coller au radiateur.
Me blottir contre lui encore un peu, profiter de son odeur, sa chaleur, sa présence, la tête penchée avec lui sur des suites, couleurs, double paires, jokers, tarots et autres supercheries inclues dans le jeu.
Grand froid, oui. Les températures négatives nous saisissent après une journée sans sortir.
Toujours la sensation d’abandon déchirant quand le boyfriend part, même en faisant le trajet ensemble, même en sentant ses doigts de laine presser les miens avant de descendre du métro. J’ai bien observé les croisillons métalliques de la vitre inter-rames jusqu’à la station suivante.
Mardi 21 janvier
Radio du genou : rien. Reste qu’après 20 minutes pour aller au centre d’imagerie et 20 minutes pour en revenir, la douleur revient.
Le téléphone est interdit dans la salle d’attente. J’ignore si c’est vraiment le téléphone ou les appels et les vidéos bruyantes, mais je ne cherche pas à feinter et le temps long me trouve, à évaluer la croûte qui me fait face, préférer les dizaines de diffraction qui passent dans les carreaux en même temps qu’une voiture, tenter de modéliser la forme perturbante des chaises, pieds arrière qui se resserrent, pieds de devant qui s’écartent, jauger de ma vue en lisant tout ce qui peut être lu, tout ce qui me tombe sous le regard, c’est si étrange ce temps sans intérêt ni distraction.

Au lycée, une jeune fille demande à me parler en dehors du studio. Elle se sent mal psychologiquement en ce moment et n’arrive pas à danser quand elle est encadrée. Par ses camarades, par moi, professeur ou remplaçante, je ne sais pas, mais c’est le mot qu’elle utilise : encadrée. Je tente de la mettre en confiance en lui disant qu’elle peut aussi tenter et arrêter à tout moment, mais je vois dans ses yeux que ça la panique, je lui dis, je vois que ça te panique, alors machine arrière, pas de souci pour s’asseoir et regarder, la panique reflue, elle s’apaise, passe le cours un cahier sur les genoux, qu’elle consulte à peine.
À la fin du cours, une élève me demande si elle peut travailler vite fait une variation et j’ai le plaisir de la voir danser La Belle au bois dormant, c’est un délice à voir. Elle n’a pas les facilités qu’ont certaines de ses camarades pas loin d’être ahurissantes, mais elle a mieux encore : une danse mature, précise plus que délicate, pleine de vie et d’épaulements, de musicalité dans les muscles, de vivacité dans le regard. On ne se dit pas forcément au premier coup d’œil qu’elle est danseuse, elle n’attire pas l’attention à la barre, mais quand elle danse, elle est déjà une artiste.
La jeune fille qui a démissionné du conservatoire était ce soir à la barre à terre, manifestement très heureuse des nouveaux cours qu’elle a trouvés avec d’autres professeurs au sein de cette école. Cela m’a fait grand plaisir (elle parlait d’arrêter la danse).
Mercredi 22 janvier
En sortant de l’école de danse après ma sixième heure de cours, j’ai réalisé ne ressentir aucune anxiété. Pas plus en sortant de la douche, après avoir simplement coupé l’eau, à brûle-pourpoint, sans compléter ni même amorcer la série de gestes que je radote habituellement pour retarder la transition, l’absence de chaleur soudaine, devoir enchaîner avec le reste. (Certes c’était la seconde douche de la journée, plus un bonus qu’une vraie douche, mais quand même.)
En sortant de l’école de danse, ça sent l’escargot. Aucune métaphore relative à la pluie, ça sent le beurre d’ail. (Je doute que je m’en serais souvenue si je ne venais pas de lire L’Appel des odeurs.)
Jeudi 23 janvier
La boulangerie et le conservatoire sont à une distance d’un croissant (pas trop gras, plus moelleux que feuilleté). Je secoue d’éventuelles miettes avant d’entrer. Sur la table de la réunion, des viennoiseries de la même boulangerie.
Tout ne me concerne pas, mais j’observe, j’écoute, je ris aussi, découvrant chez la prof qui me terrifiait secrètement un franc-parler et un humour corrosif tout à fait à mon goût. Les discussions croisées me font entrevoir comment les choses fonctionnent (ou dysfonctionnent) dans le département en particulier et dans le service public en général. Je ne suis pas la seule à m’y perdre : une collègue titulaire pensait que les 20h de temps de présence face aux élèves étaient calculées pour constituer 35h avec la préparation des cours et le tâches administratives. Pas du tout, nous explique la figure gradée de cette réunion, c’est un régime différent, où la référence est de 20h de face-à-face pédagogique pour un temps complet. Les temps de préparation, les réunions, tout le reste est de « l’accessoire nécessaire aux obligations de service » — un formidable flou qui peut rendre corvéable à merci si on n’évolue pas au sein d’une équipe bienveillante. Venant du salariat privé, cela me semble assez dingue qu’il n’y ait pas un forfait d’heures administratives estimé en amont.
J’ai cours à Lille le soir, mais rentre tout de même passer l’après-midi au calme chez moi. Tant pis pour l’aller et retour, je goûte le silence, la chaleur. Et goûte à l’accessoire nécessaire aux obligations de service qu’est l’envoi de mails aux familles. Je passe un temps infini à formuler et présenter toutes les informations pour que ce soit aussi rapide et précis que possible. Quand je crois que c’est terminé, ça commence, des mails en retour, l’un pour relever une erreur de date (dans un texte pourtant relu une bonne dizaine de fois), d’autres pour demander la confirmation de modalités pratiques pourtant détaillées dans le mail initial.
« Merci d’avoir choisi Métro Airlines. »
« Le monde de Narnia, c’est par là. »
Les gars qui font la circulation entre la ligne 1 et 2 du métro lillois ont manifestement eu une longue journée.
Partir en jupe et oublier de prendre une paire de chaussettes : le meilleur moyen de renouveler son stock avec un passage éclair au supermarché juste avant le cours. Five shades of grey mediocre socks.
J’introduis de nouveaux exercices à la barre à terre. Manifestement, je tiens cinq cours sur la même trame avant de commencer à m’ennuyer. L’hyperlaxe blasée est de retour ; son corps exprime très clairement ce qu’elle tait, contrairement à cette gamine du mercredi pour qui les étirements sont explicitement trop faciles, même quand elle est tout de traviole.
Aux adultes débutant, j’apprends le début de la variation de la claque dans Raymonda. Il faut les voir : débutantes, mais avec superbe. Rapidement, les corps gagnent en allure. Le répertoire me met en joie quand les exercices m’assèchent, a fortiori s’ils doivent être très accessibles techniquement. J’aimerais réussir à faire simple et dansant, mais faire simple est encore compliqué pour moi. J’ai besoin de réinjecter du dansant ; j’aimerais réussir à le faire sans forcément passer par le répertoire.
Nul besoin de le dire, le boyfriend sent ma joie à mon débit de parole. J’objecte que ce n’est pas un indicateur fiable : l’anxiété aussi peut précipiter les mots. Mais il a l’oreille bien plus musicale que moi et m’explique que ma joie s’exprime en un flot continu tandis que l’anxiété me fait certes parler très vite, mais avec des interruptions (surgissement du doute par rapport à une action passée, de la crainte envers un événement futur, du conditionnel sous toutes ses formes, à tous les temps, enrayement de la vitesse jusqu’au court-circuit). Pwnd.
Vendredi 24 janvier
Au cours de stretching postural, j’apprends à resserrer les omoplates sans les resserrer, so much for le principe de non-contradiction. J’aurais dit : resserrer les omoplates sans les rapprocher. Il faut sentir un verrouillage musculaire et les omoplates doivent disparaître dans le dos. Je tente également d’apprendre à mon cerveau à tourner la cage thoracique sans tourner ni les hanches ni les épaules, une jambe étirée vers l’arrière (encore une amorce au travail de l’arabesque) ; ça tire sur les obliques du côté étiré, jusque-là tout va bien, mais aussi sous les côtes du côté vers lequel on se tourne, et là je bugue. C’est encore les obliques, apparemment, trop courts.
Toujours en travaillant la mobilité de la cage thoracique, aller chercher loin sur le côté et remonter comme si on nettoyait le miroir, je m’y vois, en mini-short noir et débardeur bordeaux, le déhanché proportionné à l’étirement recherché, et soudain je vois autre chose qu’un corps au travail en vêtements de sport élimés, je me trouve sexy. Sans surjeu, sans ridicule, juste sexy. Le narcissisme est moindre que la surprise : sexy, c’est quelque chose d’incongru, que je ne pense pas de moi.
Je me couche beaucoup trop tard après avoir parlé beaucoup trop longtemps avec le boyfriend qui a raison, il faut du temps pour en arriver au plus intéressant. On aborde toujours ce qui quand il n’y a plus le temps de. J’ai déjà remarqué ça, et pas qu’avec lui, c’est au moment de se quitter que surgit l’essentiel comme en passant, ça nous échappe quand on peut s’échapper, l’intime se découvre plus facilement quand il n’y a plus le temps de creuser. On le prend pourtant, on creuse, en moi comme souvent et en lui comme rarement. Il me raconte l’immobilité dans laquelle il se sent piégé tandis que les tâches s’accumulent autour, devant lui — ses mains dessinent une grotte, un tunnel, la vision est presque cinématographique. Nous avons tous deux parfois du mal à faire les choses, même si je m’insupporte plus vite que lui à ne rien faire de ce que je devrais ou voudrais, quand lui y prend un réel plaisir — ne rien faire est dès lors ambivalent. J’admets le besoin de contrôle, même si beaucoup moins la nécessité de lâcher-prise, Dieu que ce terme me hérisse, lâcher, lâcher, lâcher quoi ? Je me sens bien quand je suis en maîtrise, de mon corps comme du reste. Le boyfriend en profite, il rebondit sur l’épisode du sexy et revient à la question de la psy, se sentir femme. J’admets me sentir plus fille que femme. Je rechignais à le formuler parce que ça m’emmerde que ça soit considéré comme engendrant des problèmes — le boyfriend propose : des décalages.
La glace s’épaissit sur l’eau
Samedi 25 janvier
La choré est approximative. Sur les comptes (moi), dans les corps (les élèves), dans l’espace (on est dans le petit trop petit studio aujourd’hui).
Vous m’avez fait aimer le classique, me fait savoir la dernière élève à quitter la salle. Étant donné son engagement artistique et son intérêt pour les logiques du mouvement, j’étais persuadée que c’était déjà le cas, qu’elle appréciait le classique. Elle me détrompe : à la base, elle est là pour le contemporain. Vous m’avez fait aimer le classique. Je range précieusement cette phrase dans le tiroir des remèdes en cas de sentiment d’imposture ou de coup de mou. Ou de choré approximative.
Au déjeuner en salle des profs, il est question d’un Bertrand que je ne connais pas entre un professeur-formateur-ancien danseur et une ancienne danseuse invitée comme répétitrice. À un moment, le ballet du Rhin est mentionné et l’autocomplétion a lieu dans mon esprit : Bertrand d’At ! Je n’ose mentionner mon amie danseuse qui a brièvement dansé sous sa direction au début de sa carrière à elle. Le monde réel se télescope avec mes souvenirs de lecture de Danser et Danse magazine ; je suis à la même table que ces gens, que cette femme aux yeux si bleus si généreux (la beauté des femmes qui ont été danseuses…), on attend ensemble notre tour de micro-ondes et j’ai l’impression de m’être retrouvée par erreur à la table des grands. En même temps s’ancre plus consciemment la joie d’être ici, dans ce costumier, au dernier étage d’un conservatoire, dans une vie qui n’est certes pas celle d’un interprète, mais qui gravite tout de même autour de la danse, ce n’est pas rien.
Invitée à assister à la répétition du Junior Ballet après mes cours, je découvre le pas de deux du Roméo et Juliette de Bertrand d’At qu’ils s’emploient à remonter (visible ici à 1’10). Roméo est un élève de troisième cycle qui vient en plus à mon cours de deuxième cycle du samedi matin. Je ne connais pas sa Juliette, mais l’observe intensément pendant une bonne heure. Le partenariat est costaud. J’ai le souffle coupé quand Roméo cueille-fauche Juliette qui se retrouve par-dessus son épaule, tête en bas (porté à 2’46 pour vous faire une idée). Je ne m’attendais pas à ça avec des élèves de conservatoire. Mes années conservatoire datent un peu, on n’avait pas du tout ce niveau-là à l’époque (ni cette ouverture de pluridisciplinarité et d’artistes invités il est vrai). Vraiment, le Junior ballet n’usurpe pas son nom, même si ce ne sont évidemment pas des professionnels, qu’il y a des maladresses, des choses à adapter ; mais si peu, eu égard à la difficulté globale.
Juliette n’arrive pas à respirer dans le porté renversé qui m’a moi aussi coupé le souffle. Roméo manque de la laisser tomber à force de réesssayer, tombe plutôt avec elle, sous elle, ils se rattrapent, recommencent, s’accordent, mains, poids, souffle. Je suis étonnée de la maturité que le pas de deux requiert, au-delà de la technique ; la main de l’autre à conduire sur sa poitrine, les prises, caresses, enlacement, tout une intimité artistique à trouver à un âge où on n’a pas nécessairement beaucoup vécu la sienne (mais peut-être que là encore, je date ?). Il n’y a ni gêne ni familiarité ; l’exigence de la chorégraphie les unit dans la camaraderie. Les passages où les corps se touchent me touchent à leur tour. Quand elle saute dans ses bras candélabres et que ceux-ci ne se referment pas sur elle, la laissent glisser le long de lui. Quand elle glisse ses doigts à elle dans ses cheveux à lui. Quand elle se raccroche à lui sitôt reposée du portée, bras qui enlacent précipitamment, jambe en attitude qui garde à elle — le koala, c’est le surnom donné au passage par la répétitrice.
Vers la fin de la répétition, on change de Juliette. Juliette n° 2, que je soupçonne d’être Juliette n° 1, est en rade de partenaire ; son Roméo s’est blessé. Bon prince, le Roméo du jour rempile et c’est une tout autre histoire qui se déroule. D’un coup la chorégraphie est plus lisible : les hésitations, les résistances, la violence presque, passent sous le coup de la passion. Juliette n° 2 est une Juliette certifiée conforme, blonde, bouche souvent entrouverte, regard éperdu, implorant, cajolant. Le chignon haut, plat, la danse vive, ronde, elle est incontestablement meilleure danseuse que Juliette n° 2 ; tout est plus fluide, je ne me demande plus ce que fait tel ou tel passage dans un pas de deux de Roméo et Juliette. Mais tout est plus lissé, aussi. Cela ressemble bien aux pas de deux lyriques que l’on trouve dans moult ballets… qui me font souvent décrocher en tant que spectatrice. Je me prends à regretter Juliette n° 1 et ses aspérités. Avec elle, je ne comprends pas tout, mais je m’interroge plus : du désir, elle laisse entrevoir l’attirance, mais aussi la peur, la sauvagerie (ça me traverse l’esprit : je la verrais bien dans une pièce de Pina Baush). Elle a beau être moins aguerrie en tant que danseuse, Juliette n° 1 touche plus juste en tant qu’artiste, quand Juliette n° 2 a tendance à gommer l’ambivalence si fondamentale des gestes, qui ne sont alors plus tant des gestes, dotés d’intentions sujettes à interprétation, que des mouvements signifiant la passion. — Je trouve ça dingue qu’on voit déjà tout ça chez de si jeunes interprètes.
Dimanche 26 janvier
J’étais si fatiguée que je me suis dispensée de mélatonine. Erreur de débutant : mon corps me réveille à 5h30 et refuse de se rendormir, même après quelques amandes grillées, même après quelques pages apaisantes de poésie. À 7h, je jette l’éponge, si bien que je suis douchée et sustentée avant midi — un record pour un dimanche. La fatigue a ceci de bon que je ne m’efforce pas de faire les choses, je les fais (du moins j’en fais certaines). C’est reposant.
Plaisir à écrire ici. Un nouveau butin à la médiathèque. Les passages dansés du gala des 150 ans de Garnier en replay. Le début de la troisième saison d’Insecure.
Lundi 27 janvier
Inaccomplissement. Le chafouin n’est pas loin. Je le tiens à distance en parcourant les lignes de La Vie têtue et celles que trace mon exacto sur une image de distillerie que j’évide de son fond — méditation autour des tuyaux (je verrais bien des vitraux derrière cette dentelle de métal). Je prends le soleil sans prendre le vent, bien au chaud dans mon salon.
Mardi 28 janvier
Dans la petite casserole : des pâtes pour mercredi midi.
Dans la grande casserole : des paillettes de savon de Marseille, du bicarbonate et de la soude.
Dans la petite casserole : du riz pour le déjeuner.
Dans la grande casserole, lavée de la lessive maison : le même riz sauté avec poivron, courgette, sauce soja et 125 grammes de noix de cajou (moins cinq-six grignotées pendant que ça cuisait).
Mercredi 29 janvier
Une petite fille a été larguée à l’école une heure en avance par la mère de sa belle-mère, qui ne savait pas à quelle heure elle avait cours de danse. L’énonce implique une certaine tristesse, mais je n’arrive pas à gérer la voix aiguë dont elle émane. Je tiens à ma pause entre deux et quatre heures de voix aiguës, et décrète une sieste-étirement sur tapis de yoga. Quand la prof d’à côté finit son cours, je la rejoins pour dire bonjour et papoter, mais elle a un coup de fil à passer : c’est moi qui suis devenue la voix inopportune.
Les poules commencent à pondre leurs œufs
Jeudi 30 janvier
Les conclusions de l’avocate m’arrivent par mail, je lis une condamnation de 1000 € pour avoir osé traîner en justice l’agence immobilière refusant de payer les indemnités de retard prévues par la loi après avoir refusé pendant trois ans de rendre la caution (puis cédé et rouvert le dossier devant l’insistance de ma mère juriste). J’ai un moment de panique, j’ai oublié de rappeler la date de l’audience à ma mère qui devait m’y représenter, c’est passé, c’est ma faute, j’aurais dû, je n’ai pas — la panique débarque. Après un coup de fil à ma mère et avoir compris que ces conclusions ne sont pas une condamnation du tribunal, mais ce que va plaider la partie adverse à l’audience du lendemain, je m’apaise un peu. Assez pour soudain voir que la psy avait raison : mon anxiété est bien liée à un sentiment de culpabilité. Ou du moins celle-ci agit fortement comme catalyseur. L’incident me rend fébrile pour la journée, mais vérifie une mécanique de comportement fort intéressante.
(Le lendemain, l’audience a lieu et la justice demande de saisir non l’agence immobilière mais le propriétaire qui avait confié son mandat de gestion à l’agence — propriétaire qui n’habite plus à l’adresse indiquée. On est censé engager un détective privé pour obtenir réparation ? Et surtout : le propriétaire n’est en rien responsable des manqués de l’agence immobilière. Des pros ne font pas leur boulot, et c’est le particulier qui a eu recours à leurs services qui devrait être inquiété ? Cela donne fort l’impression d’un système mis en place pour garantir l’immunité aux agences — et aux propriétaires in fine, puisque l’agence les couvrira dans les faits pour prendre en théorie à leur place.)
Je me rends à la répétition sans savoir si mes élèves en horaires traditionnels auront pu se libérer assez tôt du collège. Elles n’ont pas pu, il n’y a personne. Alors j’assiste à la répétition des horaires aménagés. Un numéro de jazz dansé par les plus jeunes me bluffe dans son dynamisme et sa mise en espace. Je confie à la prof, une femme extrêmement chaleureuse, que de mon côté, ce n’est pas aussi abouti. Elle a un mouvement de surprise : Tu trouves ça abouti ?! Puis elle se reprend, tant mieux, rejoint ses élèves du regard et mon manque de jugement se transforme en regard extérieur — un regard qui se réjouit de ce qu’il découvre sans guetter toutes les anicroches auxquelles il se doit de remédier. J’espère que ce sera la même chose avec mon groupe, que quelqu’un qui ne juge pas son propre travail jugera celui des élèves satisfaisant.
En sortant, je passe acheter la suite du matériel de linogravure, rouleau et peinture. Il faut se faire un peu confiance pour s’encourager à commencer.
À la barre à terre, une personne suspecte que ce n’est pas normal de ne pas sentir l’effort, elle ne comprend pas ce qu’elle doit sentir. D’autres se manifestent à sa suite, et je passe davantage entre les élèves pour aider à la recherche des sensations. Quand les deux hanches sont bien l’une au-dessus de l’autre allongé sur le côté, la recherche de l’attitude derrière engage tout de suite davantage les ischio-jambiers — l’exclamation des élèves ne trompe pas. Tu sens, là ? Leur oui bien franc trahit un oui, un peu trop même.
Je suis toujours partagée en barre au sol entre faire les exercices avec tout le monde (pour fournir un modèle à copier en temps réel et encourager par l’effort partagé) et passer entre les tapis pour aider chacun à ajuster sa posture (ce qui peut aussi prendre des airs de sergent instructeur s’assurant de la bonne exécution de ses recrues, lui debout, elles en train de s’époumoner au sol).
La jeune femme hyperlaxe qui a une si belle maîtrise de son corps et cherche toujours le cheminement juste des mouvements n’a pas seulement fait beaucoup de classique comme je le suspectais : elle est psychomotricienne. Atteinte d’endométriose également, qui lui vole ce soir son habituel enthousiasme.
Les diagonales de piqués sans tourner de mes adultes débutantes commencent à être stylées quand elles parviennent à faire taire leur crabe intérieur — ma nouvelle image favorite pour désigner un piqué sur jambe pliée. Je les lance donc dans leurs premiers piqués tours (ou tours piqués ? je me demande si je ne calque pas les piqué turns anglosaxons). S’ensuit une heure à papoter à deux dans les vestiaires (pas de piqués tours ni de tours piqués).
Vendredi 31 janvier
Simili malade au réveil, je passe la journée à moitié fiévreuse sur le canapé et me traîne masquée à la Nuit des conservatoires. Mes élèves n’ont pas eu de répétition dans le studio où se déroule la présentation ; j’espère grappiller un moment sur le temps d’échauffement. Sauf que, surprise, un caméraman et une présentatrice occupent les lieux et, surprise bis, la directrice du département me demande d’improviser un échauffement pour les premières élèves qui sont arrivées. La moitié ne me connaissent pas, il n’y a pas de barres, je suis en pantalon à pinces, mon cerveau est ralenti par la crève. Bouffée de stress immédiate, mon pull en porte encore la trace après lavage. Je fais n’importe quoi, un déroulé de colonne après des demi-pliés, des dégagés avec des temps liés, des tours à la demande générale, quelques étirement en fente, n’importe quoi donc, mais n’importe quoi, c’est déjà quelque chose, et le binôme de France 3 finit par partir.
Je demande deux minutes pour faire passer une fois mes élèves dans le studio rétréci par les lumières installées au sol et la moquette posée pour que le public circule sans abîmer le sol (on n’a pas été prévenu de ça). Évidemment mes dix-huit élèves sont à l’étroit, mais pas le temps de tester des ajustements, il faut échauffer les autres élèves qui sont pourtant là depuis le début de l’après-midi et ont bénéficié de plusieurs heures de répétition la veille. J’imagine qu’on n’attend rien des élèves en cursus traditionnel et que ce faisait, on se donne raison.
On a à peine le temps de s’échauffer dans le studio voisin que la première présentation a déjà commencée et le reste de la soirée se déroule ainsi, dans une précipitation qui n’en finit pas. Faire la circulation des élèves et du public, prévenir, remédier, faire au mieux à l’arrache au petit bonheur la chance avec les moyens du bord. Aider une enfant dont on ne connait ni le visage ni le prénom à accrocher les crochets de sa jupe, houspiller les filles au fond du vestiaire pour qu’elles se préparent à entrer, ménager le passage, improviser une quatrième présentation au lieu des trois prévues.
À chaque fois je me glisse dans le studio à la suite de mes élèves qui se débrouillent plutôt bien compte-tenu des circonstances. Au premier passage, un développé manque de peu un projecteur au sol. Au deuxième, un groupe a modifié son orientation pour sauter sans atterrir sur les spectateurs. Au troisième, les filles sont au point — au point où elles auraient été dès le premier passage si elles avaient eu une répétition. Au quatrième et dernier, elles sont rodées, A. croise même son arabesque auparavant seconde. Il est 21h15, je suis lessivée et n’ai plus qu’une idée : fuir les autres manifestations et me faufiler jusqu’à la sortie.
Samedi 1er janvier
La choré a plu, me rapporte la seule élève du groupe à être là à l’heure le lendemain. Ah oui ? Je pense aux parents, mais elle désigne les plus jeunes derrière elle et M., que j’ai aperçue la veille dans le public, opine de la tête avec le regard énamouré qu’elle a dès qu’il s’agit de danse. Public captif, mais adorable.
Le cours est clairsemé, les horaires exceptionnels sont rentrés par une oreille et ressortis par l’autre. Tant pis tant mieux, c’est calme ; les bavards arrivent à l’heure habituelle de reprise, juste à temps pour répéter avec les musiciens, un élève altiste accompagné au piano par sa tutrice. Je craignais le passage à la réalité fluctuante et grinçante après l’assurance métronomique de la musique orchestrale enregistrée — allait-on se repérer sur ces Méditations de Thaïs si élusives, aux comptes si espacés qu’ils se diluent dans le flux ? Il y a autant de fausses notes que de jambes en dedans dans les arabesques, mais tout se passe mieux que je ne l’avais imaginé. Le tempo globalement plus rapide ôte quelques longueurs (hop, je fais disparaître un pas rajouté pour meubler) et les musiciens sont d’accord pour ralentir quand c’est nécessaire pour les danseurs. Quel luxe que ce sur-mesure ! L’enseignante musicienne semble surprise de mon enthousiasme : c’est normal qu’ils s’adaptent ; je suis surprise de sa surprise : je pensais que ces variations de tempo risquaient de dénaturer la partition.
Ma tarte aux oignons rouges a bleui le temps de refroidir : mes entrailles ont une réaction de quasi dégoût instinctif devant cet amas de petits poissons gluants. Pensée pour Maggie Nelson et sa couleur fétiche rare en cuisine. Cette recette végétarienne mérite soudain son nom de pissaladière.
Dimanche 2 février
Passion voir la lumière avancer sur le saule pleureur…
Deux articles de blog, une lessive et la journée m’échappe. Le soleil est déjà bas quand il a quitté mon salon et que je le rejoins au parc Barbieux, avant l’heure du goûter. Quand je quitte son aire lumineuse, je ne passe pas à l’ombre, c’est lui qui se retire, c’est comme ça que je le ressens — à chaque fois, ça me jette un froid au cœur et une envie lointaine de pleurer, la chaleur perdue, le froid plus froid qu’avant. Au bout du parc, ça va mieux, ça va toujours mieux à la moitié de la promenade, quand tout autour de moi a infusé en moi et que les boucles de pensées se sont dénouées échappées — comme la teneur en sel d’une casseroles de pâtes s’équilibre à la cuisson, la moitié qui passe dans les aliments, la moitié qui reste dans l’eau, je m’équilibre dans la promenade.
Le canal est gelé, des bris de glace scintillent à sa surface au loin. Les gens ne peuvent s’empêcher d’éprouver la réalité en l’abîmant, il leur faut lancer des cailloux et briser la glace pour s’assurer de son état, comme si les canards qui marchent sur l’eau, réinfiltrée par une brèche, ne suffisaient pas. Accroupie, je promène un doigt déganté à la surface de l’eau solide, allège la pression quand ça menace de céder, quand l’eau revient liquide. Un peu plus loin, une feuille a été prise à la verticale, elle ne frémit pas du tout, la glace doit être épaisse par endroits.
Au téléphone avec Melendili, je vois depuis mon canapé la nuit qui infuse en rose, violet bleuté, bleu foncé, mon saule pleureur bientôt en ombre chinoise, lune en réhaut. Je vois et j’entends ce qu’on se raconte de famille, d’accompagnement psy, comme il est difficile parfois de ne pas se laisser définir par l’absence de.
Lundi 3 février
Au cours de stretching postural, on passe une heure à marcher. À réapprendre à marcher, faudrait-il dire. À ne pas déposer son poids à chaque transfert, mais à le faire passer au-dessus d’une voûte plantaire dynamique, qui participe à la spirale de la jambe. J’apprends que le pied doit aussi se dérouler selon un mouvement spiralé, en soulevant l’arche intérieure (ce qui me donne l’impression de partir en inversion) puis en appuyant davantage sur le gros orteil et son voisin (sans chercher à garder les autres au sol) pour conserver la cheville dans l’alignement (ce qui me donne l’impression de rouler en-dedans, en éversion). Quand j’arrive à maintenir l’engagement du pied, la spirale se répercute jusqu’en haut de la jambe, c’est assez impressionnant. Mais difficile pour l’instant : je perds régulièrement la sensation et dois la réinstaller presque à chaque transfert de poids. Sur un couloir de marche voisin, une vétérane en legging s’aide de ses mains pour visualiser les mouvements musculaires au niveau des hanches ; elle vient de comprendre dans son corps ce que la prof lui dit depuis des années. Avec ma copine de short noir et de haut bordeaux, on se demande combien d’années il faut pour en arriver à s’occuper des hanches ; nous, on n’a pas dépassé la cheville !
Cette marche en conscience est d’autant plus difficile que la prof nous raconte en même temps comment elle s’est défendue de l’agression qu’elle a subie vendredi dernier. Nous médusées, elle imperturbable. Elle est fière de ses cours qui la maintiennent bien en forme, loin de la fragilité qu’on imagine pour une dame de soixante-dix ans seule le soir : ils ont du s’y mettre à trois (sur quatre) pour lui faire lâcher son sac. Elle exhibe la bande violette sur son bras, on hallucine, elle nous reprend, les mollets le dos là tu as lâché tourne remonte, puis reprend son histoire, elle a lâché l’affaire quand ils se sont mis à la frapper, elle s’est dit que s’il fallait refaire des couronnes et des lunettes à 1000€ ce n’était pas rentable (sic). L’heure est ponctuée de bruits de téléphone divers et de mots de passe confiés à voix haute tandis qu’une élève tente de configurer et récupérer ses données sur le téléphone qu’elle est allée acheter samedi après les cours.
Je mange au soleil rapidement avant d’avoir les doigts engourdis et me réfugie à la médiathèque où je lis presque en entier, damned presque, L’homme pénétré. Je vais bientôt avoir une bande-dessinée entamée et reposée dans chaque médiathèque que je fréquente.
Sur le canapé de la psy, je me mets à me gratter les avant-bras ; ils ne me démangeaient pas le moins du monde cinq minutes avant. Le temps passe, j’avise un sujet dont tout de même j’aimerais parler, j’en parle sans transition, en passant, il me semble que ça alimente l’anxiété en sourdine. Au bout de quelques minutes, la psy me fait remarquer que j’ai cessé de me gratter. Il fallait manifestement que ça sorte, c’était ça. Même si je n’avance guère dans le (dé)tricotage du problème, lui donner de la place en tant que tel soulage, on dirait.
Le cours achève de me remettre sur les rails de la semaine, entamant la vision en bloc que l’anxiété me faisait appréhender. Une fois n’est pas coutume, je prends le temps avec ce groupe de faire une manipulation en binôme, pour sentir et maintenir la rotation jusque derrière dans le rond de jambe. On enchaîne sur des tentatives de rotation des jambes en parallèle, sans bouger les pieds : c’est le nœud de la guerre, j’ai l’impression. Faire accepter aux élèves de moins ouvrir les pieds pour être mieux ancré et tourner davantage toute la jambe. (Problème de vocabulaire : je demande spontanément de refermer un peu les pieds, ce qui provoque la confusion en seconde position ; il faut que j’affine mon lexique : tourner vs rapprocher, peut-être ?).
Quand je montre le pas de pirouette, une élève se demande si je ne les ai pas surestimés, quand même. Que nenni, ils me confirment en être complètement capables. Quant aux sauts de basque découverts ils y a trois semaines, ils s’intègrent maintenant en manège avec une précision variable mais une coordination acquise pour toutes.