Quand Georges songeait qu’il allait dîner avec Ann il en avait les larmes aux yeux. Même s’il ne pleurait pas en vérité il se disait : « Je mange avec elle. J’en ai les larmes aux yeux. »
Villa Amalia, Pascal Quignard,
première partie, chapitre IV
Palpatine parti, nostalgie intense de manger ensemble, envie immense d’aller au restaurant. Il est revenu, je peux vous raconter. Manger avec…
Incitatus. Autour du 14 juillet dernier. C’est la dernière fois que j’ai mangé de la viande, à un gyoza ou une figue au foie gras près. Des brochettes de caille, je crois. Je n’ai pas eu le cœur de refuser, j’ai demandé à n’être pas trop servie et n’en ai pas repris. C’était plutôt mauvais en bouche, même si objectivement bon, bien cuisiné, comme toujours chez Incitatus. J’étais contente de mon cadeau, un roman graphique bien épais, relecture de Faust que je n’avais pas lue mais qui m’avait plu de ce que j’en avais feuilleté. Inci avait feuilleté de même. Connivence de qui hante les FNAC. J’étais bien dans ce salon salle à manger, mi-amis mi-famille, sa sœur et le copain de celle-ci, qui me plaisait bien. C’est si rare de se sentir rapidement à l’aise avec quelqu’un qu’on a tôt fait de prendre ça pour de l’attirance s’il est du sexe convoité. J’ai souri après, quand on a visité son-leur nouvel appartement de couple qui ne vit pas ensemble, avec un mur orange et une peluche brocoli, avant ou après les fondations de la future maison de la mère, avec ouverture, sans étage, sans toit, sans pièce. Mes souvenirs se visitent de la même manière. Je peux revenir à table, entendre le rire de mon amie, voir le sourire de sa sœur, couper le son et m’imprégner de la lumière d’été nuageux, mimer le béluga, il paraît que je mime bien le béluga, dixit la sœur, je crois, j’invente, je me souviens avoir été épatée par son enthousiasme pour son boulot. J’aimerais tellement aimer vendre des ascenseurs. Tout doit être plus facile quand on aime vendre des ascenseurs. Et les faire installer et les maintenir, attention, jusque dans des endroits incongrus (une cathédrale, l’anecdote disait).
Melendili. Passé proche, et déjà plus tant que ça. On sort de chez Mûre, salades colorées à notre table, car deux fois la même d’affilée, et on s’offre des éclairs à l’Éclair de génie. Peanut butter, passion et un troisième, je ne me souviens plus du parfum, ni de celui que nous avons partagé, ni de celui que nous avons préféré, je me souviens seulement que ce n’était pas celui que nous aurions cru. Que croyions-nous alors ? (Je triche, ce ne sont pas des dîners.)
O. et teacher, sa prof de danse au conservatoire (la mienne aussi). Je suis surtout là pour O., qui nous raconte la misogynie qui règne encore dans l’armée en 2017, et ses manœuvres pour s’y soustraire, parce qu’il en faudrait plus pour l’abattre. Elle nous fait rire. Je ne connais personne de plus équilibré, je crois (sûrement faut-il l’être quand on risque d’avoir un jour à lancer des bombes). On parle aussi de l’époque des pointes et du conservatoire, avec de grands yeux agrandis au mascara, et d’un passé qui, à une année près, n’est pas le même pour moi, déjà éloignée, des noms que je ne remets pas. Teacher, qui a eu des générations d’élèves, m’éjecte trop promptement des rêves que je nourrissais alors, comme s’ils n’avaient jamais existé. Fille de militaire, je me rends compte qu’elle a, du ballet, essentiellement embrassé la discipline. Cela fait des années que je ne parle plus d’elle comme de mon professeur, alors qu’elle a compté. Généreuse mais sans folie, beaucoup trop polie. Je me surprends à parler avec la grossièreté de l’à peu près, de tout un tas de bibelot qu’on voudrait bazarder. Sans le faire exprès : je ne parviens pas à l’éviter lorsque je m’en rends compte. Munster et boules et gomme quant à mes provocations involontaires ; la farandole de tartes maison, elle, est délicieuse. Contrairement à moi. Épilogue : O. et moi partageons deux gâteaux tandis que teacher opte pour un dessert glacé. Il est des désolidarisations comme des solidarités, mystérieuses. (Je triche, c’était un déjeuner.)
P.-L. Il y a déjà quelques mois. Nous étions camarades de classe en seconde ; j’ai changé de lycée ; nous avons correspondu à l’ancienne, par lettres, pendant ses études de cinéma, puis nous avons oublié de nous répondre. Le nom composé, unique, a surgi un jour sur LinkedIn parmi ces gens que vous pourriez connaître (et avoir oublié). Nous nous sommes donné rendez-vous dans un restaurant des Halles que je n’avais jamais remarqué, encore moins essayé : son QG. Devant des frites de patate douce, oh mon dieu comment rester concentrée, et des boulettes de manioc, nous avons updaté avec force sourires d’excuses pour des parcours déviés, manqués, en pointillés. Résumez dix ans de votre vie, vous avez dix minutes. Par où commencer, qui ne ressemble pas à un CV ? Des masters, du cinéma, du job alimentaire, chez Picard et ailleurs. Je ne sais plus si j’ai goûté les frites de polenta ou si je les ai lorgné dans l’assiette d’à côté. Comme à chaque fois que j’explique ce que je fais, je m’excuse de mon métier, qui ne vend pas du rêve ; lui s’excuse de celui qu’il n’a pas ou pas encore, il se laisse deux ans pour en décider et enfin emménager chez lui. Je mesure à ce qu’il n’a pas la chance de ce que j’ai, et à ce qu’il a et que je n’ai plus, le chemin parcouru, l’enthousiasme diminué que je tente dans la conversation de ranimer. Il a toujours cette politesse surannée d’enfant trop bien élevé, à présent dans un corps d’homme gringalet. J’ai repensé à Raveline, qui se plaignait de ce que la galanterie était devenue si rare que le croyait toujours en train de flirter. J’ai eu le soin, peut-être un peu précipité, de glisser mon copain comme à chaque fois qu’il pourrait y avoir un doute (moins parce que je plais qu’on pourrait me plaire ? Laissez-moi dans le doute ; l’hypothèse me laisse moins vaniteuse).
P. Mon agenda me dirait ça si je remontais le temps. Encore une délicieuse aubergine farcie de légumineuses. Toi, introvertie ? Je parle trop vite et trop fort, comme parfois lorsque j’ai peur d’écouter ou de m’entendre.
P. Rue Bichat, sur une chaise en hauteur, bol bobo façon bobun. P. m’explique les différents systèmes informatiques qui ne fonctionnent pas ensemble, avec lesquels elle doit bosser, et s’étonne de ce que je comprenne si vite les problématiques (master informatique). À chaque fois qu’elle parle de son boulot, P. me fait penser à ma mère. Même assurance, même look professionnel, vaguement le même domaine. La ressemblance rend plus saillante cette vérité vérifiée auprès de mes amies : je suis à la traîne des responsabilités. Gérer, gérer. Je me sens enfant face à P. comme elle l’était face à moi lors de sa maladie.
H., nouilles soba chez Aki, crêpe chez Framboise. À chaque fois que je la vois, je m’étonne de ce que nous ne serions probablement pas entrées en contact si nous n’avions eu le paravent du web. Il me faut toujours quelques minutes pour m’ajuster à son enthousiasme péremptoire (si ça se trouve, c’est moi quand je suis avec d’autres). Poésie, thèse, LGBT. Nouveauté : le tarot, pas pour deviner, pour interpréter. Je pense à Llness. Il n’empêche : on cherche toutes. Le sujet de thèse a depuis la dernière fois changé ; le coming out, en réflexion dans la soupe miso, est passé avec le cidre (même si sa mère pense encore que ça lui passera). Et cette poétesse morte, pour qui elle se damnerait. H. est si universitaire. J’ai l’impression de revenir en arrière, à mes années littéraires, à des années lumières. (Déjeuner, déjeuner.)
Tout autre H., la semaine dernière. Aubergines alla parmigiana parce que je n’ai pas très faim, tiramisu au speculoos parce que tu vas voir, il est super léger. J’ai vu et H. m’a demandé de fermer les yeux. Quand j’ai eu l’autorisation de les rouvrir, il y avait une souris en tissu avec une écharpe et des jambes en tricot. J’ai eu 5 ans, évidemment ; j’ai parlé avec ma voix d’enfant, celle qui sort malgré moi quand on n’a plus grand-chose à se dire, mais pas envie de se l’avouer parce que reste l’envie d’être là. Masquer ça. (Ce n’était pas un dîner.)
La joie de Georges s’enflamma. C’était un homme extrêmement sentimental. Qu’est-ce qu’un homme sentimental ? Quelqu’un qui adore ne pas manger seul. Quand Georges songeait qu’il allait dîner avec Ann il en avait les larmes aux yeux. Même s’il ne pleurait pas en vérité il se disait : « Je mange avec elle. J’en ai les larmes aux yeux. »