Pourquoi vous n’habitez pas ensemble, avec Palpatine ? La question revient souvent. Je réponds souvent en riant que nous sommes l’un et l’autre bien trop bordéliques pour cela. Nous sommes des conservateurs de la pire espèce, sentimentaux envers le moindre bout de papier non-administratif. Vous n’imaginez pas le capharnaüm. Surtout que nous ne sommes pas bordéliques de la même manière : Palpatine envahit l’espace par piles, surtout sur le canapé et les chaises, tandis que je laisse les objets là où ils me sont le plus utiles, donc, oui, le déodorant dans le salon, parce que c’est là que je m’habille ; les lunettes de piscine dans la cuisine, parce que même en cuisinant peu, j’épluche plus souvent des oignons que je ne fais des longueurs ; la tenaille dans la salle de bain, parce que l’échangeur, cassé, reste parfois coincé ; et un certain nombre de trucs par terre, parce qu’au moins, ils n’iront pas plus bas.
Non mais sérieux ? Ah. C’est un sérieux handicap, pourtant, d’être bordélique. Mais soit. Lorsque j’ai emménagé dans mon studio et que la mère de Palpatine lui demandait si ça allait entre nous, j’ai trouvé la parade : je n’allais tout de même pas passer de chez ma mère à chez mon mec ; c’est so XIXe siècle, du père au mari. Non, j’allais vivre seule un peu et apprendre à me débrouiller. Argument imparable pour l’empotée du logis que je suis j’étais.
Mais maintenant, ça fait deux ans… Je pourrais arguer le manque de place et le marché de l’immobilier ; ce serait crédible. Mais ce n’est pas la raison véritable, celle que l’on a tant de mal à faire admettre auprès d’une certaine partie de notre entourage : nous sommes mieux chacun chez nous. Pour des raisons pratiques, déjà : avoir chacun son chez soi, c’est vivre dans son bordel comme on l’entend, pouvoir aller se coucher sans craindre d’être réveillée deux heures plus tard ou de se faire grogner dessus par une souris-ours, avoir des meubles en bois apparent ou entièrement peints en blanc, ou encore assurer la non-contagion par une mise en quarantaine du malade #CâlinsVirtuels. C’est déjà beaucoup, mais ce n’est pas l’essentiel. Parce que, si l’on ne considère que l’aspect pratique, il y a aussi des désavantages. Nul besoin de vivre une double vie pour que s’applique l’adage Qui a deux maisons perd la raison : même si, au bout de 6 ans, les objets du quotidien ont été dédoublés, deux brosses à dents, deux paires de chaussons, deux râpes à fromage, il arrive encore de buter sur une pénurie de culottes ou de pester parce que le fichier dont on a besoin est resté sur l’ordi que l’on n’a pas pris.
Tu as peur du quotidien… Arrivé à ce stade, c’est généralement le diagnostic de mon interlocuteur, qui, par quotidien, entend prosaïque. Cela me fait doucement rire. Je veux dire, Palpatine lave des culottes que j’hésite à chaque fois à mettre au sale ou à la poubelle (je me dis que je les jetterai propres et du coup, rebelotte), et je retire au Sopalin les cheveux de Palpatine dans la douche (pour tout vous dire, ça me fascine : comment peut-il en avoir encore sur la tête alors qu’il y a à chaque fois de quoi garnir une perruque ?). Le glamour, on l’a abandonné à Berlin lors de notre premier voyage ensemble, où, la Wurst aidant, nos intestins ont fait connaissance (l’intimité sexuelle est une chose, l’intimité intestinale en est une autre, ce n’est pas Carrie Bradshow qui me contredirait).
Ce n’est pas le quotidien que je redoute, pas ce quotidien. Mais cela a rapport au temps, d’une certaine manière, un rapport d’être au temps, dans le temps. Quand je suis chez Palpatine ou chez moi avec lui, je glisse malgré moi dans une posture d’attente. Il ne s’agit pas d’attendre réellement (sauf pour passer à table, mais je commence sans lui), mais d’être en quelque sorte sur le qui-vive, dans l’attente, dans le désir, de l’interaction, de l’autre, de son surgissement. En étant sous le même toit, il me faut deux fois plus d’efforts pour me concentrer, i.e. rentrer en moi. Même si la télé est éteinte, même si Palpatine ne jure pas en codant toutes les deux minutes (Paris est déjà en bouteille), j’ai un mal fou, par exemple, à écrire des chroniquettes chez lui ; les rares fois où j’y arrive, c’est en m’isolant dans la pièce à côté, succédané d’un chez soi. Ce n’est pas pour rien que Virginia Woolf militait pour une chambre à soi (essai que je dois toujours lire, d’ailleurs). Je crains qu’à vivre à deux, je finirais par en vouloir à Palpatine de ce que, dans l’attente de lui, je ne me suis pas résolue à faire – même en sachant le reproche infondé, même en sachant que j’attends trop de l’autre. Je le sens déjà au bout d’une semaine passée d’affilée ensemble : j’ai presque plus de déplaisir à le quitter que de plaisir à le retrouver.
Je me souviens du Vates que je regardais avec des yeux ronds lorsqu’il disait détester être amoureux. C’est le seul homme que j’ai jamais entendu parler de ce phénomène de dépendance – sans lui, je croirais à une soumission essentiellement féminine, conditionnée par l’histoire, sorte de scorie d’une domination masculine profondément intériorisée. C’est ce qui me fascine le plus, je crois, dans les lettres de Simone de Beauvoir à Nelson Algren ; comment la féministe raconte à l’homme qu’elle aime tout ce qu’elle fera pour lui, le ménage, la cuisine (je vous jure, tout une lettre sur ses talents pour cuisiner les pommes de terre et cacher le goût de la viande avariée pendant la guerre…) – et comment, par instants, elle dit se détester de penser cela. Le rôle endossé (celui de la parfaite femme au foyer) est historiquement marqué, mais importe peu au regard du mécanisme ; il s’agit de se soumettre entièrement à l’autre, se donner entièrement à l’autre, l’obliger à nous prendre avec lui, en échange de quoi on attend tout de lui. Le caractère paradoxal du don, que Kundera avait très bien vu en ce qui concerne les cadeaux1, fonctionne aussi pour le don de soi. Se soumettre volontairement à l’autre devient un moyen retors de s’imposer à lui, sans que la dépendance soit jamais jouée. Elle est réelle et potentiellement douloureuse : passionnée.
C’est la passion que je crains. Je suis assez monomaniaque2 pour sentir que je dois craindre la passion. Que je ne dois pas oublier, ne serait-ce qu’un instant, que Palpatine et moi sommes et serons toujours deux êtres distincts, jamais transparents l’un à l’autre – mais que c’est justement cela qui nous permet d’être si proches : être distincts. J’ai mis du temps à m’apercevoir que notre relation s’est construite en prenant la passion comme repoussoir – et la passion est si communément admise comme représentation paroxysmique de l’amour, qu’autour de moi, au début, on ne me trouvait pas très amoureuse. Quand nous nous sommes rencontrés, Palpatine sortait d’une relation fusionnelle. Il a connu la passion. Moi pas. Il est plus simple, j’imagine, de se tenir à l’écart de ce que l’on a éprouvé, de résister à la fascination de la passion quand on l’a vécue pour le meilleur (d’où la tentation) et pour le pire (d’où la résistance). Parce que c’est une tentation, oui, de ne faire qu’un, de ne se définir que l’un par rapport à l’autre, d’être transparent l’un à l’autre.
Alors oui, quelque part, j’aimerais bien habiter avec Palpatine, mais je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée. Je suis même convaincue que ce sera d’autant moins une bonne idée que j’en aurais plus envie. Habiter chacun chez soi m’aide à trouver et à garder l’équilibre. Ni trop raisonnable ni trop passionné. Ni trop loin, ni trop près, comme deux aimants qu’il faut sans cesse ajuster pour qu’ils continuent à s’attirer sans pour autant se coller ni s’ignorer. Ivry-place d’Italie. L’essentiel dans le fait de ne pas habiter ensemble, pour moi, du moins, c’est ça : la dynamique que cela instaure.
Ce que j’ai présenté de manière essentiellement négative (ne pas tomber dans la relation passionnelle) a un envers positif, peut-être moins compréhensible si on l’expose de but en blanc : le luxe de la solitude. Un luxe, car il n’est pas question d’isolement, seulement de pouvoir se retrouver seul avec soi-même, au calme, et de faire ce que l’on a envie de faire sans aucune considération extérieure, manger ce que l’on veut au moment où l’on veut, lire en prenant toute la place sur le canapé, dormir en étoile de mer, s’absorber dans ses pensées et les prendre pour seule autorité. C’est une relâche délicieuse que de s’autoriser non pas à être soi (par opposition à une personne que l’on s’efforcerait de paraître au yeux de l’autre, des autres), mais à n’être rien de défini, en deça des rôles sociaux que l’on endosse, au travail, avec ses amis ou en amoureux3. Je ne fais rien que je m’interdirais en présence de Palpatine, mais je le fais sans penser au regard que je pourrais rencontrer. En somme, je suis dans mon studio comme un enfant dans une cabane, retranché du monde extérieur pour mieux le recréer en miniature et s’y replonger ensuite. Plus je passe de temps chez moi seule, plus je vais avoir envie de nouvelles lectures, de séances d’écriture, de spectacles à voir, de brunch entre amies où faire et défaire le monde… La solitude, loin de me couper du monde, m’y propulse avec une énergie renouvelée.
Et cette vie cultivée à part, je peux à nouveau la partager avec Palpatine. Si on fonctionne en vase clos, qu’a-t-on à offrir à l’autre, qu’a-t-on à en attendre ? On se vampirise puis on passe à quelqu’un d’autre. J’ai remarqué que Palpatine et moi échangeons plus sûrement sur un film que nous avons regardé chacun de notre côté que sur un film que nous avons vu ensemble ; quelque part, on a l’impression que, parce qu’on a vécu quelque chose ensemble, on l’a vécu de la même façon (même si c’est faux ; les souvenirs le rappellent de manière cruelle : on ne voit parfois pas de quoi l’autre veut parler, parce qu’on a de ce souvenir une clé d’entrée totalement différente – quand on ne l’a pas tout bonnement égarée…). Ce n’est pas pour rien que l’on parle d’histoire d’amour : pas parce qu’on enjolive, mais parce qu’on se raconte l’un à l’autre, dans un récit à deux voix.
Évidemment la parole ne fait pas tout, évidemment on a besoin de la présence de l’autre, même pour la sentir simplement, sans rien faire ensemble de particulier. Évidemment, j’aime regarder un épisode d’How I met your mother en m’appuyant sur une épaule osseuse, avec un cou pas loin où faire des bisous ; j’aime les câlins où je fais la petite cuillère – et même ceux où je fais la big spoon ; j’aime quand nous sommes tête-bêche sur le canapé, avec nos ordinateurs sur les genoux, à caresser sans y penser la jambe à côté de nous, comme on le ferait d’un chat ronronnant… ces moments ordinaires de vie commune, je les apprécie, comme n’importe qui d’autre. Mais c’est comme la musique baroque : passé une certaine durée, ce qui m’apaisait commence à me hérisser. Quelques heures en duo sur le canapé, c’est sympa ; un week-end entier, et j’ai des envies d’expulsion.
Alors bien sûr, tout ceci n’est qu’une question d’équilibre, et chacun le trouvera d’une manière différente, pourquoi pas au sein d’un même foyer. Pour moi, habiter des appartements séparés est la manière la plus simple de matérialiser cet équilibre, de le faire advenir et de le retrouver lorsque je le perds. C’est le soupçon d’égoïsme dont j’ai besoin pour ne pas me laisser fasciner au point d’en oublier les autres, moi compris.
– Pourquoi vous n’habitez pas ensemble ?
– Pourquoi habitez-vous ensemble ?
1 « En l’espace de quelques années, Laura donna à sa sœur et à son beau-frère un service de table, un compotier, une lampe, une chaise à bascule, cinq ou six cendriers, une anppe et surtout un piano que deux robustes gaillards apportèrent un jour à l’improviste, en demandant où il fallait le mettre. Laura Rayonnait : »J’ai voulu vous faire un cadeau qui vous iblige à penser à moi, même quand je ne suis pas avec vous. » » Kundera, L’Immortalité, « L’addition et la soustraction », p. 155.
2 Il y a toujours eu une personne dont j’étais plus proche que les autres, même si cette personne a varié dans le temps, au gré des classes dans lesquelles je me suis trouvée, des déménagements et, plus largement, des rencontres que j’ai pu faire. Je fonctionne en binôme.
3 Cela me fait penser à la distinction que fait Kundera entre vivre et être :
« Vivre, il n’y a là aucun bonheur. Vivre : porter de par le monde son moi douloureux.
Mais être, être est un bonheur. Être : se transformer en fontaine, vasque de pierre dans laquelle l’univers descend comme une pluie tiède. »
L’Immortalité, « Le hasard », chapitre 16, p. 381.
Conquise par ta façon d’écrire, j’ai tout lu. Je n’ai rien à en dire, juste ça 😉
Eh! je n’avais pas lu ce billet-là! Je souscris à (presque) tout! Au moment où je me demande comment, historiquement, on en est venu à cette conception là du « couple » (je hais ce mot, très biologique) et de la famille…
C’est courageux d’écrire tout cela… Parfois la formule des « royals » est bien aussi : never complain, never explain. Cela fait très longtemps que je cite en exemple Michele Morgan et Gérard Oury, amoureux, et LAT : living apart together. Rien ne me semble plus faux que l’idéalisation de la vie ensemble, 24/7. Je ne vois simplement pas l’intérêt de tout partager, splendeurs et misères… Tout ne mérite pas d’être vu ni d’être montré… Une forme d’élégance, finalement. Essentielle si on veut que ça dure… Et oui, la solitude est un luxe, mais c’est un peu faux tout de même. C’est un luxe quand elle est choisie et non subie. Quant aux moments de solitude voulus peuvent succéder les moments ensemble, voulus également. Bref, le luxe absolu, c’est le choix… Après, comme des esprits chagrins me l’ont souligné un jour : quid de la fidélité dans un couple qui s’évertue à vivre séparé ? Oops. Je n’y avais simplement pas pensé. That’s so not the point… Si je devais absolument répondre, je dirais qu’en 2016 être infidèle de 5 à 7 (ou de 17h à 17h15) semble être devenu tellement simple avec le quick sex via internet… Non, that’s not the point. Alors le point c’est quoi ? Peut-être ceci : trouver un équilibre entre l’autre et soi-même. Vaste programme. Dixit : Une femme qui vit ensemble ensemble et pense que c’est bien de vivre ensemble séparément.
Quel régal de te lire ! percutant, fin, drôle .. je suis comment dire?..sous le charme
Elle >> Awww. Merci ! 🙂
Cela faisait longtemps que je n’avais pas fait de billet racontage-de-vie. J’ai de plus en plus envie d’y revenir, parce que je me rends compte que c’est ce que je préfère lire chez les autres…
Alena >> J’en viens à me demander pourquoi on invente ces images-là précisément, qui manifestement n’existent nulle part… Une amie récemment installée avec son ami m’a confié qu’elle était bien contente de le voir partir en week-end avec des amis de temps en temps et d’avoir l’appartement à elle toute seule ; alors que je ne connais pas binôme mieux assorti – copains comme cochon, comme on dit.
Par curiosité, à quoi ne souscrivez-vous pas ? (Je sens que ça pourrait être intéressant.)
Anne >> La solitude n’est un luxe que lorsqu’elle est choisie, effectivement – à la différence de l’isolement.
Pour ce qui est de la fidélité comme de l’amour en général, j’ai cessé d’avoir un avis/jugement sur la question ; je sais simplement qu’il y a des choses qui me conviennent et d’autres qui ne me conviennent pas. Que les autres fassent comme ils peuvent, si possible en évitant de se faire souffrir.
L’équilibre entre soi et l’autre, oui. Et de soi à soi. Comme en danse, je ne pense pas qu’on le trouve, seulement qu’on le reprend. Encore et encore. J’espère inlassablement.
Florence >> Ravie de te croiser par ici ! (J’ai supprimé mon prénom de ton commentaire pour conserver le relatif anonymat que j’entretiens ici 😉
Cela fait longtemps que j’ai laissé ce billet actif dans mon lecteur RSS afin que je le commente, je m’y attelle enfin. Tout d’abord, j’ai adoré lire cet aspect de ta vie et te découvrir un peu plus en tant que personne, donc je me joins à ton envie de publier plus d’articles dans ce registre 🙂
Je comprends parfaitement l’idée de vivre ensemble, mais séparément, surtout si les personnes en question sont introverties. J’avoue profiter énormément des moments où je peux être seule chez moi, tout autant que je me sens bien d’y vivre avec mon compagnon de vie. Aussi j’envie votre fonctionnement à Palpatine et toi car il me paraît plus « libre », bien que plus compliqué au niveau organisationnel. Hélas, ce dogme du « couple qui vit ensemble » est à mon sens imposé d’un point de vue financier : vivre à deux à un seul endroit est bien moins cher, et souvent la seule possibilité…
Idéalement, pour avoir le meilleur des deux mondes, j’imagine un foyer commun mais où chacun aurait sa pièce « rien qu’à soi » pour épancher son besoin de solitude. Oui, cette organisation me plairait 🙂
Eliness >> Je ne suis donc pas la seule à marquer les articles comme non lus dans mon lecteur de flux RSS pour y revenir plus tard. ^^
Financièrement, effectivement, il est plus facile d’être en colocation ou en couple. Je vis donc dans un studio (de 32m2, ça va, j’ai eu de la chance) dans le XIIIe et Palpatine dans un 2 pièces de surface à peu près équivalente en proche banlieue. Comme je dis en rigolant : quand je serai grande, j’aurai une chambre. En attendant, j’ai presque mieux qu’une « chambre à soi », j’ai un studio à moi. Et toujours pas de table ni de chaises pour organiser des dîners, parce que je crains de ne plus pouvoir me retourner dans le salon-chambre (et de ne plus avoir la place de mettre un tapis au sol pour faire des exercices de Pilates).
(Dans mes rêves les plus fous, on aurait un duplex et chacun un étage – dans mes rêves les plus fous, donc.)