Et patati et partita

L’archet entame la Partita n° 2 et l’espace surgit – dans l’imaginaire et entre les côtes -, comme à chaque fois que résonne Bach au violon. Chose rare, Maxim Vengerov le joue à la vitesse parfaite pour moi : sans lenteur excessive qui confinerait au maniérisme, mais bien plus lentement que le rythme auquel la jeunesse virtuose se laisse souvent entraîner. Là, on a le temps d’entendre la joie et la tristesse s’élever adossées, discernables mais indissociables, les deux faces d’une même pièce : la nef d’une église, ses immenses colonnes qui s’élèvent, la poitrine à leur pied qui s’abaisse dans un souffle régulier, où l’expiration ne se distingue plus du soupir. Si ça s’accélère parfois, c’est uniquement parce que la joie essaye de prendre la tristesse de vitesse, et je pense à tous ces petits arcs de vie quotidiens, les joies miniatures que l’on se donne pour ne pas voir et soutenir du regard les grands arcs, ceux qui nous font ce que nous sommes et nous entrainent, vers notre fin et notre forme. Il y a là une certaine noblesse sans doute, une beauté, dont l’accélération nous soulage momentanément, avant de nous rendre apaisés – au plus proche de l’apaisement que le permet la fatigue – au cours des choses. Tout est là, la lenteur au coeur de la vitesse, la vitesse au coeur de la lenteur, la vie qui passe à toute allure parce qu’elle piétine, et dure parce qu’on se précipite dans les jours sans cesse renouvelés, identiques, renouvelés. Tout est là, et j’entends dans le grincement de l’archet celui d’une corde, le long d’un cercueil qui descend ; la terre, les branches au ciel, et le chuintement, l’emballement ténu font palpiter la pellicule de tout une vie qui défile devant vos yeux (je vois l’image de la pellicule, pas les images qu’elle devrait me montrer – force de l’abstraction, il n’est pas encore temps). Et ça reprend, ça n’a jamais cessé, tout est là, jusqu’au dernier son, tenu longuement – non pas comme un chanteur virtuose ferait durer les dernières notes : jusqu’à ce que la musique se tienne à la lisière du bruit qui la défait, bien plus que le silence où elle résonne, nous assourdit.

Quelques mesures avant la fin les talons du violoniste décollent, mais cet extrême soulèvement mis à part, Maxim Vengerov ne bouge pas. Son visage est bien traversé de mimiques par la musique, mais ses pieds restent ancrés, ne bougent pas autrement que par les reflets qui glissent sur les chaussures vernies. Cette absence totale de gesticulation, loin d’être monotone à observer, conduit à une forme d’hypnose ; la luminosité semble varier à force de tant de fixité, le regard coulisse avec l’archet et on n’est plus que ce mouvement, cette musique. Les pensées continuent de me traverser mais elles n’agrippent plus, ne s’entortillent plus sur elle-mêmes, prêtes à être développées ou ruminées ; entraînées par le flux musical, elles m’entraînent au plus proche de ce que je peux concevoir de la méditation.

On ne peut pas en dire autant de la suite. Comme voulez-vous qu’après tant de justesse, tout ne paraisse pas accessoire, même avec Roustem Saïtkoulov en renfort au piano ? Mozart dans son salon brillant (Sonate K 454), Schubert en soit-disant Fantaisie, Scherzo de Brahms : trop de notes, trop de décorations, l’archet scie des copeaux de feuilles d’acanthe, il y en a partout, à profusion, ça irrite les voies respiratoires et je n’attends qu’une chose : qu’on en fasse un grand feu de joie. Ce à quoi obligeamment se plie Brahms, avec trois danses hongroises dont la virtuosité brûlent les doigts.

(Retour au calme, en bis, avec un passage lent d’Elgar, et un autre morceau dont j’entends le titre mais pas l’auteur, couvert par l’enthousiasme de fans plus au fait.)

2 réflexions sur « Et patati et partita »

  1. Joli texte sensible pianoté avec talent. Toujours étonnant de voir que 300 ans plus tard, Bach a toujours le même impact sur ses admirateurs (admiratrices).
    Bonne journée.
    Si vous avez l’occasion, je recommande les derniers quatuors de Beethoven. Dans le registe combat de l’hiver et du printemps, c’est sublime.

    1. Merci pour ce gentil commentaire. Je note les quators pour essayer d’effacer mon réflexe dubitatif face à Beethoven.

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