Roberto Juarroz : un nom que je ne me souviens pas avoir croisé pendant mes études de lettres, que j’ai découvert récemment au détour d’un blog et que j’ai recroisé dans la foulée à la fin de Camille va aux anniversaires. J’ai eu l’impression que c’était un signe, j’ai emprunté ce que j’ai trouvé de lui à la médiathèque : Fragments verticaux, traduit par Silvia Baron Supervielle (tiens, que devient Jules ?). Debout devant le rayonnage poésie, la forme fragmentaire m’a plue avec ses courtes entrées numérotées, mi-mystérieuses mi-catchy, et le livre en lui-même avec sa couv’ vieillotte, le papier dont on voit la trame et surtout sa typo aux o, c, b si ronds, l’interlettrage tranquille, on allait prendre le temps de la lecture.
Je l’ai pris, ce temps, puis de moins en moins, j’ai accéléré, lisant à l’aveuglette ce qui me passait au-dessus pour m’arrêter quand j’étais retenue. Le fragment comme « forme tangentielle de poésie et aperçu de l’architecture profonde et secrète de la création humaine » est devenu de plus en plus méta-, de moins en moins ce que j’avais envie de lire : la poésie ci, la poésie ça, la poésie à la bouche, la poésie nulle part. Beaucoup d’auto-référentiel dans ces fragments verticaux ; j’aurais peut-être eu plus de chance avec les divers recueils de poésie verticale listés en début d’ouvrage. Je suis allée jusqu’au bout pour m’assurer que je ne laissais pas en chemin quelques morceaux à ramasser, mais bon, voilà, alors même que je m’en suis mis plein les poches trouées, la rencontre est manquée.
Pourtant, j’étais prête à renoncer « à la tentation du développement », d’accord que « la réalité ne se livre que par fragments et dans des moments exceptionnels ». Mais des épiphanies ? « Comment mettre en sûreté ces rapts révélateurs de l’ouvert et nous rapprocher d’eux avec le mot juste ? »
Tout ce qui suit est citation (fragment de fragment ?) ; je laisse tout en corps de texte normal pour faciliter la lecture et mets d’éventuels commentaires idiots entre parenthèses.
Presque poésie
1
La mémoire me manque : je me rappelle trop. Je me rappelle, par exemple, que je n’étais pas.
13
Il faut affûter la vie comme un crayon et copier à la dictée.
24
Éteindre une lumière m’éblouit plus que l’allumer.
(Vérifié avec ma mappemonde de chevet.)
72
Chaque chose porte en soi son antithèse. Elle ne pourrait pas exister sans elle. La condition de la réalité est sa propre contradiction. Imaginer une réalité sans contradiction est une autre contradiction.
80
Mon habitude de moi me sauve quelquefois, mais je ne sais pas combien de temps je pourrai la faire durer.
81
Les ruines sont une autre façon des semailles. […]
85
Pour trouver un paradis, il faut avoir été expulsé d’un autre paradis. En revanche, pour rencontrer un enfer, aucun préalable n’est requis.
Presque raison
24
Il n’est pas possible de vivre ni d’écrire tous les jours. […]
30
Le progressif ne pas avoir le temps pour faire ceci ou cela, peut conduire à ne plus avoir le temps pour ne pas le faire.
53
Développer quelque chose, c’est le perdre. Il faut trouver le moyen de le faire croître ou décroître vers soi-même. C’est pourquoi l’idée d’implosion est en physique si séduisante. Seule une explosion invertie semble impliquée, par une hausse illimitée de densité, la présence du noyau essentiel d’une chose. […]
54
Il n’est pas pareil de lire un poème le jour, que de le lire la nuit.
83
La mémoire est un jeu bifrons : d’un côté vers plus et de l’autre vers moins. […] La mémoire vers plus est accumulatrice, impérieuse comme une croisade contre l’oubli. La mémoire vers moins ressemble en revanche à un sapeur du dépouillement, qui progressivement écarte les souvenirs parasites à la recherche du filon le plus enfoui, au bord du rien, dans la vapeur étrangement créatrice qui s’élève du vide. […]
90
À la fin de sa vie, Borges déclara que le langage est poésie fossile. Par conséquent la poésie est et fut langage non fossilisé.
140
Comme on doute de n’importe quelle foi, on pourrait également douter du manque de foi. Douter du non-croire, douter de l’incrédulité. Il se peut que celle-ci soit une dimension plus créatrice du doute. Et nous conduise à une autre façon plus libre de la foi : la foi dans le doute.
151
Il y a des êtres qui seront toujours trop créateurs pour avoir un destin.
172
[…] Et il est parfois plus difficile de se séparer de ce qui pourrait être que de ce qui est.
195
Le flot illimité d’images, non seulement se saisit du regard, mais aussi de la pensée, à laquelle, contrairement au paysage et à la peinture, il ne lui est pas permis de retour. L’empressement hallucinant étouffe la cadence naturelle de l’être humain et l’absorbe pathologiquement d’une mouvement précipité qui altère son véritable rythme.
(S’il pensait cela de la télévision, que dirait-il de TikTok ?)
Presque fiction
33
Le zéro équivaut au néant, au vide ? Pourtant, placé à droite d’un chiffre, il sert pour le renforcer. Cela se produit-il avec toutes les choses, si on leur ajoute un zéro ?
42
Rompre le dialogue intérieur conduit irrémédiablement à la folie. De même que l’intensifier à l’excès. L’autre chemin pour devenir fou, c’est transformer ce dialogue en monologue.
51
Ce qui existe, console-t-il ce qui n’existe pas ? Ce qui n’existe pas, console-t-il ce qui existe ? Ou les deux se désolent-ils mutuellement ?
67
Parfois la pensée m’empêche de lire.
(Pensée improbable : créer des kits de magnets poétiques pour frigo. Un set par poète, avec ses tics / mots-clés favoris. Ici, par exemple : la poésie, ce qui est, ce qui n’est pas, centre, périphérie, être, ne pas, réalité, moitié, contradiction — évidemment à compléter de connecteurs la, le, est, de, du, etc.)
75
Il se fatigua de vivre. À cela s’ajouta la fatigue de devoir mourir. Il trouva alors le moyen de regarder ailleurs. Et bien qu’il ne vît rien, au moins cessa-t-il de se sentir fatigué.
78
[…] attendre, c’est l’art de peupler le vide sans le remplir de fantômes. Et cela suffit. L’attente la plus pure est celle qui se déprend de son objet.
79
[…] Dieu doit être une création de l’homme. Cela est plus important que le fait que l’homme soit ou pas une création de dieu. […] l’homme n’existe pas s’il ne crée pas dieu. […]
87
Tout se trouve au terme d’une longue patience. Tellement longue qu’elle semble parfois outrepasser la vie.
88
Il faut avoir la prudence de ne changer que par parties, puisque changer complètement c’est adopter l’inconnu inconditionnellement.
94
Même si on ne s’en aperçoit pas, toute aurore est cruelle parce qu’elle est une promesse qui ne va pas s’accomplir. Ou qui s’accomplira à moitié.
101
Au moment de partir, ne pas regarder derrière. Ou regarder si loin derrière que devant et derrière se rejoignent.
109
Le monde est une serre pour les contradictions. Que se passerait-il si la serre était détruite ? Les contradictions supporteraient-elles les exigences extrêmes de l’hiver ?
110
Oublier qu’un résultat peut s’invertir, équivaut à oublier la vie. […]