Les livres de couleur, c’est décidément la plaie. Celui du titre, vert, était un guide de voyage destiné aux « personnes de couleur » dans l’Amérique ségrégationniste. Il est remis à Tony Lip (Viggo Mortensen), videur de boîte au chômage technique, au départ d’une tournée dans le Sud de l’Amérique ; Don Shirley (Mahershala Ali), pianiste noir et virtuose l’a embauché comme chauffeur et homme-de-la-situation, i.e. prêt à cogner. Le hic, c’est que Tony, d’origine italienne mais blanc comme un redneck, est un homme de son époque : raciste. Et pas qu’un peu : sa femme offre à boire à deux ouvriers noirs venus faire des réparations chez eux ; sitôt partis, Tony met les verres à la poubelle. La scène donne le ton. Heureusement pour nous, la dèche et l’appât du gain sont encore plus forts que le racisme : voilà notre road movie lancé.
On voit bien où l’on va, dans le sens de l’Histoire, vers la prise de conscience – une ligne droite comme les autoroutes américaines et le bon sentiment hollywodien. Heureusement pour nous bis, Green Book n’est pas un film en Noir et Blanc : à la dichotomie raciale s’en ajoute une autre, sociale, qui prend nos deux compères dans un chiasme de privilèges et handicaps. Don Shirley est noir dans une société de Blancs racistes, mais il est aussi riche et fort cultivé, tandis que Tony vient d’un milieu populaire, met sa montre au mont-de-piété, jure comme un charretier et mange comme un porc. Au mépris raciste répond un mépris de classe, contenu comme il se doit : Don Shirley n’est jamais ouvertement méprisant, il est circonspect – méprisant malgré lui, et nous avec lui. On rit du Steinway écrit stain way, de Chopin devenu Joe Pin et de nous-mêmes aussi, lorsqu’on se reconnaît trop bien dans des accès d’élilitisme : poor grammar but kind soul, c’est par cette saillie laconique que Don Shirley décrit son ex-femme ; elle me faisait encore rire après le générique.
De ces décalages culturels le réalisateur tire un nombre incalculable de scènes comiques, qui fonctionnent comme contre-point bienvenu à l’atmosphère raciale pesante, mais valent aussi tout simplement pour elles-mêmes, certaines hilarantes. Il faut voir la tête des uns et des autres : des paysans noirs lorsqu’ils aperçoivent le pianiste à l’arrière de la voiture, et son chauffeur blanc les mains dans le cambouis à essayer de réparer la panne ; de Don Shirley lorsque Tony le force à manger du poulet frit sans couverts ; ou encore des deux autres musiciens du trio lorsque Tony s’assure à sa manière que le piano pourri mis à disposition sera bien remplacé par le Steinway prévu par contrat.
Dans le rire, tantôt aux dépends de, tantôt avec, s’opère un lent glissement ; tout en restant partiellement aveugle à ses propres privilèges (en les minorant), chacun prend peu à peu conscience de ce qui fait la réalité de l’autre. Le chiasme est évidemment déséquilibré, la différence sociale entravant le chemin là où l’injustice raciale le barre catégoriquement, mais ce croisement d’existences opère pour chacun une ouverture à l’autre. La première fois que Tony est traité de « demi-nègre » car au service d’un Noir, c’est sa propre réputation qu’il venge avec les poings ; peu à peu, pourtant, ce n’est plus de lui seul qu’il prend la défense, et là où il n’y avait pour seule motivation que l’argent intervient quelque chose comme une dignité partagée, un principe moral qui se fait jour… et découvre à Don Shirley sa lucidité comme héritière de la méfiance.
Tony a plus de chemin à parcourir que Don Shirley, mais les deux se rapprochent : c’est ce qui fait la beauté du film, et surprend, à rebours d’une bien-pensance qui aurait oublié de penser. On ne l’avait pas forcément vue venir, cette petite marche arrière sur cette grande ligne droite.
Au final, je ne sais pas ce qui étonne le plus, de la violence des préjugés raciaux ou de leur volatilité : lorsque Tony revient dans sa famille pour Noël, on lui demande comment ça s’est passé avec « bamboula ». Don’t call him that, réplique Tony. L’interlocuteur est surpris mais ne proteste pas, et quand Don Shirley se pointe avec une bouteille de champagne, passé un grand blanc, la famille l’accueille chaleureusement – puisque Tony le fait. Je ne sais pas s’il est réjouissant ou déprimant qu’il faille si peu de choses pour renverser la vapeur chez ceux qui se découvrent ainsi comme des « bons gars », par opposition à certains Sudistes inflexibles, catalogués comme abrutis irrécupérables. Réjouissant : la changement est possible ; déprimant : le moyen le plus efficace de se débarrasser d’un préjugé est de le remplacer par un autre. Puisque Tony l’a dit : on imite, on ne pense pas – mais peut-être ressent-on, peut-être l’empathie peut-elle pallier le manque de réflexion. Peut-être même lui est-elle supérieure dans ses effets (quand on sait ce qu’on a fait justifier à la science, des « races »). Ce sera le postulat de l’esprit de Noël.