Journal de lecture : L’apiculture selon Samuel Beckett

Après avoir picoré de bout en bout Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ? j’ai regardé ce qu’il y avait de Martin Page à la médiathèque et je suis tombée sur L’apiculture selon Samuel Beckett, au titre pour le moins intriguant, vous en conviendrez. Le livre est tout fin, ça m’allait bien, coincée que j’étais quelque part entre la 200ᵉ et 300ᵉ page de Hêtre pourpre ; j’ai pu le lire en contrebande.

Vous visualisez l’esprit de sérieux ? Eh bien, voilà, c’est tout le contraire : Martin Page a l’esprit de fantaisie. Le théâtre de l’absurde, il vous en fait un mini-roman loufoque pas piqué des hannetons. Voici, Mesdames et Messieurs, Samuel Beckett tel que vous ne l’avez jamais vu : l’homme en coulisse invente des archives falsifiées pour les universitaires, cuisine son chocolat chaud maison avec un peu de cannelle parfois, propose à Coluche de lui écrire des sketchs, fait lire au narrateur les lettres dans lesquelles un metteur en scène raconte le Godot qu’il monte dans une prison suédoise… et récolte le miel de ses ruches sur le toit de son immeuble parisien, d’où le titre. C’est clairement la lecture-interlude dont vous ne saviez pas que vous aviez besoin, ludique et faussement légère — comme seuls savent l’être les auteurs de littérature jeunesse ?

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Fun fact de lecture. Le narrateur habite une chambre au dernier étage d’un immeuble parisien : ma cervelle l’a directement logé dans les décors du Pigeon. Rien ne se perd, rien ne se crée… j’ai la lecture zéro déchet.

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Tout en mangeant son sandwich (des tentacules dépassaient du pain comme si le poulpe essayait de s’échapper), Beckett s’est excusé de n’avoir pas pu veni au rendez-vous.

Beckett a insisté pour que nous prenions un goûter (« Quatre repas par jour sinon la journée est gâchée ») […].

Pas de doute, Martin Page est bien à l’initiative de Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ? avec Coline Pierré.

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Petite séquence de kiff universitaire-littéraire :

[à propos des archives] Beckett pensait que cet appétit pour la cellulose était dénué de toute valeur scientifique. C’était un désir de possession, quelque chose qui avait plus à voir avec le fétichisme qu’avec la recherche universitaire.

« Étudier ma vie, c’est un moyen de ne pas voir ce qui se joue dans la leur et que mes livres tentent de révéler. »
Je comprends son point de vue, mais comme anthropologue j’y vois un mécanisme de défense : je sais combien les gens acceptent mal qu’on leur dise à quel point leur vie, leurs origines déterminent ce qu’ils sont et ce qu’ils font.

J’ai dit : « Alors vous êtes du côté de Proust contre Sainte-Beuve. »
« Je ne suis du côté de personne, a-t-il répondu. Il ne faut pas choisir. Proust s’est élevé contre Sainte-Beuve, il s’est affirmé ainsi, il s’est créé. C’est de la mauvaise foi bien sûr. […] »

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Un passage loufoque sur l’addiction, qui m’a bien plu :

Sans un mot, il m’a accompagné dans le salon. Un paquet de cigarette était posé sur la table […]. Il l’a montré du doigt comme il m’aurait montré quelque chose d’à la fois attirant et dangereux. Il semblait prêt à succomber au vertige et à l’objet de son désir. Il m’a demandé si je pouvais lui rendre service en fumant le paquet. J’ai eu l’impression qu’il voulait que je tue un fauve.
[…] J’ai demandé à Beckett pourquoi il ne se contentait pas d’allumer les cigarettes et de les laisser brûler dans le cendrier comme je l’avais déjà vu faire. Il m’a regardé comme si j’étais un enfant attardé :
« De temps en temps, il faut vaincre le paquet complètement, dans les règles de l’art. Sinon, il revient vite. Il faut le mettre à mort. »

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Plus politique et perspicace que la farce le laisserait croire :

Un peu plus tôt, il m’avait dit « ceux qu’on appelle des condamnés sont d’abord des pauvres, condamnés à la pauvreté, la prison, c’est une peine ajoutée à la peine ».

Il avait acheté ces ruches huit ans plus tôt, à un moment où il traversait une période dépressive. S’occuper d’autre chose que de ses écrits et de ses angoisses l’avait sorti de l’asthénie. L’apiculture était devenue une éthique.

Quand Beckett a rangé les tenues d’apiculteur dans le placard, j’ai aperçu des vêtements colorés et des chapeaux étranges. Il m’a expliqué qu’il aimait les costumes et les habits. Mais impossible de révéler cette passion quand il était encore un jeune auteur : on ne l’aurait pas pris au sérieux […]. Maintenant qu’on le considérait comme un grand artiste, il était trop tard. Il avait créé son personnage. Personne ne prendrait au sérieux sa fantaisie.

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Il faut abandonner l’idée d’être compris et bien lu. Le malentendu est la règle. Si on peut vivre en partie grâce à ce malentendu, alors tant mieux.

Bienentendu.

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