Les paragraphes sont parés de nombres, 1. qui renvoie à (7), 2. à (4), 3. à (9). J’emporte le livre avec moi parce que j’ai spontanément sauté de 1. à 7. et suivi la sidération de l’infirmière face à ce qui s’annonce comme un déni de grossesse. Ça, ça m’intrigue. Je suis donc tout à fait prête à lire à saute-moutons quand, reprenant chez moi les pages liminaires, l’autrice m’avertit que le livre se lit soit de manière classique, linéaire, soit en sautant d’un paragraphe à un autre, auquel cas il faut commencer au 5. Mais la narratrice du 5. ne me plaît pas du tout, c’est une vieille râleuse qui se tient à distance. Alors, sans penser que je pourrais être rebelle et lire à saute-mouton à partir du 1., je prends l’option linéaire : je retrouverai plus vite l’infirmière. De fait, je suis surtout embarquée par des voix d’hommes, de paysans, Dédé qui gère la naissance comme une mise bas, Tony l’ami du couple qui gère tout le reste et Baptiste, le père qui refusait de l’être mais se découvre subjugué par le divin enfant :
j’ai expliqué que tout me paraissait très clair, j’avais besoin d’un enfant alors que je refusais catégoriquement d’en avoir, en le portant bien caché en elle Marion avait permis que mon désir se réalise
La mère, Marion, il faut attendre d’avoir dépassé la page 50 pour entendre sa voix, 50 pages pour ne pas se remettre du traumatisme, juste du choc premier et se réentendre penser — aux brebis laissées là-haut, surtout, dans la montagne.
Cette histoire m’a fascinée, parce que je suis secrètement persuadée que, ne voulant pas d’enfant, c’est ainsi que mon être réagirait si un autre y avait pris place (indifférence, rejet, dégoût — renforcés par l’impossibilité de la fuite, par tout le monde qui s’extasie autour). Violaine Bérot fait bien les choses, narre de manière à ce que cela soit audible. L’enfant qui n’était pas attendu devient désiré, par le père subjugué et par tout le village qui s’unit pour pallier les préparatifs qui ne pouvaient avoir lieu. Ils postparent à toute blinde, aménagent une chambre pour le bébé, menuisent un berceau, tricotent sévère et votent pour élire un prénom, qu’on devine sans qu’il soit jamais nommé. Avec tout cet amour où pourra se nicher l’enfant, il devient possible d’entendre l’absence de lien entre la mère et l’être qu’elle n’attendait pas, l’être qui s’est immiscé dans son corps sans son accord, sans qu’elle le sache même, et en est sorti de même, sans prévenir, la jetant dans la détresse et la douleur.
je ne voyais plus alors que le bébé et la nausée montait, j’avais besoin de vomir, de me vider encore, j’étais persuadée que restaient égarés en moi des morceaux de lui, des bouts pourrissants que je n’avais pas fini d’expulser, je sentais leur odeur, je puais la charogne, j’avais des spasmes qui me déchiraient le ventre, que ce bébé se soit permis de pénétrer à l’intérieur de moi sans ma permission m’était intolérable, je n’acceptais pas la violence avec laquelle il s’était imposé dans mon corps, je ne pouvais supporter cette intrusion, cette souillure, mais à qui aurais-je pu raconter cela, à qui aurais-je pu dire ces mots inaudibles, ce bébé m’a violée
Tombée des nues : c’est la mère jetée à terre et peut-être, aussi, on l’espère, l’enfant tombée du ciel, la chute transformée en miracle par un récit cru et sensible, qui donne à chacun la place d’exister.
elle s’est adressée à moi à voix très basse, sans se presser, comme on murmure une berceuse pour effacer les cauchemars, ce n’est pas vous Marion c’est l’espèce humaine dans son entier qui a perdu cet instinct ce n’est pas vous Marion une naissance c’est une adoption prendre votre temps ayez confiance en vous vous avez le temps Marion vous avez le temps
Mon seul regret est de ne pas pouvoir (de suite ?) rencontrer cette histoire par l’autre voie narrative.
(Je m’en rends compte seulement en recopiant les extraits : il n’y a pas de points. C’est donc pour cela… l’impression que la lecture s’emballait malgré moi, lire à en perdre haleine même sans prononcer un mot.)