Précisons-le d’entrée de jeu : le mélange des genres n’a pas été jusqu’à la tragédie, j’ai eu les places que j’étais venue chercher pour Palpatine. Enfin, eu… j’ai pu les réserver, dirons-nous, ce qui est encore heureux après avoir fait trois heures et demie de queue. Je suis très amoureuse, direz-vous. C’est ce que je me disais d’un monsieur qui avait pris un jour de congé pour venir et faire plaisir à sa femme. Détrompez-vous (enfin… là n’est pas le propos), on cesse très vite d’attendre pour quelqu’un : d’une part, parce qu’à force d’entendre le programme détaillé par tous ces gens passionnés, ma curiosité s’est aiguisée, j’ai eu envie de voir ce qui valait une telle peine, et j’ai abusé de la proposition de mon commanditaire en cochant plusieurs dates où l’accompagner ; d’autre part, parce qu’on a le sentiment de faire quelque chose d’héroïque.
La file avance aussi vite que l’Ulysse de James Joyce, on mesure son avancée dans l’espace grâce à la vitrine d’un commissaire priseur et dans le temps, grâce à la réception qui s’y prépare : bout de la vitrine, une table est avancée ; milieu de la vitrine, la table est dressée ; avant la porte, ça remue à l’intérieur ; devant la porte, il faut se pousser, les gens arrivent… Vous n’imaginez pas la promotion que représente l’arrivée devant l’immeuble suivant, même si monter dans la hiérarchie suppose de savoir ouvrir des parapluies… que je n’ai pas, donc je bénis l’inventeur de la corniche. Même si ce n’est plus dans celui du marchand d’art, on continue d’être dans le passage ; les plaques de cabinet d’avocats et de médecins justifient la fréquentation. Les patients s’étonnent de ce que nous le soyons autant. Lors de leur station au digicode, l’un de nous ne manque pas de les renseigner sur l’origine de la file et exhibe fièrement le temps qu’il a déjà attendu. Deux heures, déjà. Des rumeurs circulent, comme quoi le début de la file serait sur les lieux depuis 11 heures. Cela ne se peut, on ne le veut croire, et pourtant, notre heure de passage entérinera la vraisemblance de cette formidable affirmation. Dépassé l’immeuble, la question devient de savoir si nous arriverons à temps pour sauver notre attente de l’absurdité, avant la fermeture des guichets. Une dame un peu pincée a fait la queue la veille à Pleyel, et pour rien, à 11 heure, il n’y avait plus de places abordables pour Cecilia Bartoli.
On se le dit encore : trois heures et demie. Je ne suis pas sûre d’avoir même attendu tout ce temps à Dinseyland ; la file traversait toute la place et, comme dans le parc d’attraction, la file d’attente cachait quelque détours à l’intérieur, hors de notre vue. Notre – le « on » est devenu un « nous » : en trois heures et demie, vous avez le temps de discuter avec vos voisins. Le monsieur qui me suit, le ventre bonhomme, la conversation amicale, vient de Clermont-Ferrand ; on apprend à la vitrine qu’il monte régulièrement à Paris pour les opéras, même s’il y a là-bas une bonne saison lyrique, il le répète aux snobinards parisiens, une bonne saison lyrique. Au niveau de l’immeuble, il me raconte que cela date de sa jeunesse, lorsqu’il venait prendre tous les samedis son cours de chant avec un professeur du conservatoire. Cet homme m’est très sympathique ; lorsqu’on l’entend parler des spectacles auxquels il a assisté, il sent qu’il sait s’enthousiasmer. Ce qui n’est peut-être pas le cas de la dame blonde de Pleyel, qui lui envie sa si bonne mémoire. Au regret que sa voix trahit davantage encore que ne l’exprime sa parole, cette femme me paraît plus pitoyable qu’antipathique. Son sourire horizontal n’est pas mitigé, il force un visage qui n’a pas l’habitude de l’accueillir : l’étirement de ses lèvres est déjà douloureux, elle ne pourrait pas en relever les commissures. Elle ne sait pas, n’ose pas s’enthousiasmer, il lui faut attendre l’avis des autres pour enchérir, mais alors il est trop tard pour s’animer. Ne s’enthousiasmant pas, elle ne se souvient pas, et d’un coup, je ne l’envie plus d’avoir lu dans son petit agenda que c’était dans la distribution d’Aurélie Dupont et Nicolas Leriche qu’elle avait vu la Bayadère – elle vient à la danse par l’opéra, tout comme je viens à l’opéra par la danse. Alors que j’explique que le corps des chanteurs d’opéra me dérange parfois, comme dans la danse de Salomé, le Clermontois se rappelle l’astuce d’un metteur en scène, qui avait fait doubler chaque chanteur d’un danseur qui le suivait comme son ombre et prenait sa place lorsque les circonstances l’exigeaient. Cet assemblage à la Janus me ravit.
Tandis que la conversation roule sur les dé-mises en scène qu’on est parfois contraint de voir pour entendre un opéra, le Clermontois nous raconte des souvenirs de lectures intelligentes, et s’excuse parfois auprès de ses auditeurs qui n’en ont jamais entendu parler : c’était il y a vingt ou trente ans. Il y a un Don Carlo qui revient souvent et dont il ne s’est visiblement pas remis.
Puis, à défaut de faire le tour de la place, nous faisons celui de l’Europe, ce qui a été vu en Espagne, en Allemagne. L’admirateur de Don Carlo me demande si j’ai réussi à avoir facilement des places à Covent Garden, et je lui décris la salle et mon étonnement d’un système de réservation si bien fait, sur quoi on ne manque pas de jeter un œil à nos montres – trois heures et si loin encore- et de déplorer la non-organisation des salles françaises. La dame de Pleyel est écoeurée lorsqu’elle apprend d’un monsieur intégré à la conversation qu’il a eu des places pour Bartoli après onze heures. A sa place, je me méfierais, il pourrait se faire braquer, comme les spectateurs munis de leurs précieux billets qui ressortent au compte-compte, harassés mais victorieux. Le cercle de la conversation est devenu une ellipse : alors qu’on touche au but, un autre monsieur devant moi (celui qui fait plaisir à sa femme) plaisante et suggère que nous achetions moult billets pour les revendre au prix fort à ceux qui sont en bout de queue et ne veulent pas finir à bout de nerfs – crise d’une demoiselle dont la pause sandwich au troquet du coin n’a pas suffit à enrayer le tremblement des mains. On devient solidaire, on garde la place lorsque la dame de Pleyel va reposer son dos en s’asseyant un peu plus loin (sur une page du 20min pour ne pas se mouiller le postérieur – on lui a pourtant proposé une petite consultation chez le kiné qui affiche sa plaque dorée sur l’immeuble vert, elle aurait le temps), ou lorsque l’homme un peu taciturne, barbu et sexy va déjeuner (c’est l’heure du goûter) toujours au même café. Qui va à la chasse conserve sa place, mais on reste sur nos gardes : alors qu’on approche du but, le cercle redevient une ligne. On récapitule inlassablement l’ordre, répété pour tel inattentif ou tel sceptique : moi d’abord, le Clermontois, la dame de Pleyel, l’homme restauré ; le mafieux qui fait plaisir à sa femme, la demoiselle, le Clermontois, la dame blonde ; on se recompte, 1, 2, 3, on va à l’opéra, 4, 5, 6, pas pour des queues d’cerises, 7, 8, 9, on marche sur des œufs, 10, 11, 12, je voudrais qu’ça bouge.
Enfin, le dénouement tant attendu et redouté arrive et là, la gentille guichetière (qui commence à être en surchauffe) crie au miracle : pour toutes les dates choisies par Palpatine (sauf une, où il le deuxième choix sur cinq devient second) reste son premier choix de place, celle dont il craignait la razzia par les ninjas à cause de leur bon rapport qualité/prix. Et parce que, bon, il fallait une petite pirouette finale, je ne peux pas payer, tro
p compliqué avec le passeport jeune, mais ouf, les places sont bloquées, je peux exulter, passer un coup de téléphone triomphal et me faire détester par tous ceux qui attendent encore. J’en ai oublié de saluer mes compagnons de fortune – peut-être les retrouverai-je lors de nouvelles aventures.
Bienvenue au club des faiseurs de files. :p
À Bastille, c’est 7h du matin à 10h30 pour *chaque* opéra (hiver compris, j’ai déjà fait du -5°C comme ça). À Garnier de même, d’ailleurs (souvenir de Cendrillon).
Sans compter les dernières minutes qui deviennent souvent des « dernières heures » (4h30 de queue pour ne pas avoir de place par-ci, une autre aprem’ par-là…). Je me suis fait les meilleurs amis, comme ça ! (Christian, l’ami berlinois, l’ami japonais, l’amie japonaise, etc : tu les as presque tous vus)
Comme c’est choupinement dit ! :p
Franchement, le mélomaniaque n’a rien à envier à la balletomaniaque.
Les « dernières minutes » sont très élastiques, il faut croire, les « dernières heures » pouvant donner leur résultat à la « dernière seconde » – et là, il n’y a plus qu’à cavaler dans les escaliers pour arriver avant la fermeture des portes.
Peut-être croiserai-je mes compagnons d’attente à l’Opéra comique, ce serait assez drôle. Ou pas : j’ai recroisé l’homme barbu au sandwich dans le rer C (le même jour où j’ai vu un ancien khûbe à Saint-Michel: peu étonnant vu le quartier, tu me diras – sauf à être en école de commerce en province), mais il n’y a pas eu le moindre soupçon de reconnaissance.
Il ne me reste que l’ami bavard à écouter.
À propos de courir à la dernière seconde (et même passée, parfois), l’ami japonais s’est fracassé la figure il y a deux ans, dans les escaliers de Garnier (quand les guichets étaient encore en haut). Résultat : hospitalisé au Japon, et un genou toujours embroché… :s
Mais les balletomanes sont tout de même pire. Quoique, il est vrai que le lyricomane est capable de faire quelques milliers de kilomètres pour un Ring (ça compense les heures qu’il ne passe pas sur Youtube)
Arg ! Je veux bien être à genoux devant les danseurs, mais tout de même ! C’est dangereux le marbre, Agamémnon te l’aurais dit.
(youtube c’est terrible : tu vas voir quelque chose de plus ou moins précis, puis t’y cliques à droite, t’y cliques à gauche, t’y cliques, t’y es : à la bourre !)