Luc et Lucy

Quelques temps après le mythe biblique relu par Daniel Aronofsky avec Noé, Luc Besson donne dans le mythe techno-scientifique : la première femme n’est plus Ève mais Lucy, l’australopithèque éthiopienne que l’héroïne éponyme se souvient avoir vue au musée, sous la forme d’un singe empaillé (!). Il y a trois millions d’années, yeah. Mais Luc Besson est visiblement dans une période animale : outre Scarlett Johansson comparée à une antilope coursée par des fauves lorsqu’elle se fait piéger par la mafia de Taipei, les cellules en pleine mitose qui illustrent le discours de Morgan Freeman ressemblent à des méduses. La naissance de la vie sur terre se doit d’être en technicolor ; comment, autrement, le professeur Norman pourrait-il captiver son auditeur avec la théorie selon laquelle l’être humain n’utilise que 10 % de ses capacités cérébrales ? Une théorie qui a le léger défaut d’être complètement fausse mais l’immense avantage de fournir une métaphore visuelle qui forme la colonne vertébrale du film : 1 %, Lucy se fait piéger par son nouveau mec et se trouve obligée d’aller négocier avec la mafia ; 3 %, Lucy, terrorisée, est employée comme mule ; 20 %, suite au coup de pied d’un geôlier un peu énervé de s’être fait repousser par la belle, la drogue se répand dans son corps, traversé d’éclairs bleus qui le soustraient à la gravité ; 30 %, la potiche peureuse soudain ingénieuse trouve le moyen de s’échapper ; à partir de 40 %, elle devient une badass prête à tout pour botter le cul de ses ravisseurs et transmettre les connaissances auxquelles son niveau de conscience supérieur lui permet d’accéder.

La métaphore des x % de cerveau utilisé fonctionne clairement comme une barre de chargement, tantôt batterie dont le risque d’explosion se fait plus pressant à mesure que l’on approche les 100 %, tantôt transfert de fichiers dont la barre de progression est scrutée avec anxiété. Tant restant : approximativement 36 h, estime Lucy. Son corps, qui fonctionne en accéléré, ne tiendra plus très longtemps et cette urgence excusera que, pour délivrer des informations scientifiques de haute volée sur la vie, on fasse de la haute voltige qui en coûte quelques-unes.

70 %, 80 %, 90 %, 100 %… copie effectuée – avec succès, c’est moins certain, car les emprunts à Daniel Aronofsky, National Geographics, Avatar ou encore Stanley Kubrick sont cousus de fil blanc. Le patchwork qui en résulte met fin à la suspension consentie de l’incrédulité : pour rêver, il faut un monde sans coutures. Sitôt qu’elles sont visibles, les ficelles du scénario, pourtant pas plus absurde que d’autres, deviennent abracadabrantes.

À défaut de rêver, donc, on aura bien ri (difficile de ne pas s’étouffer lorsque la mafia décharge sa grosse artillerie sous les yeux des flics). Et observé, brute de décoffrage, l’imagerie technologique-scientifique, faite de flux mi-tentacules mi-racines et de connexions lumineuses façon bestioles des tréfonds de l’océan. Nostalgique des animations de Windows Media Player, Luc Besson illustre à merveille la connaissance-écran, cette illusion qui nous fait prendre les données pour le savoir et nous pousse à les regarder danser plutôt qu’à essayer d’y entendre quelque chose. Mu par cette envie de savoir sans jamais faire l’effort de connaître, on accumule les données, repoussant toujours le moment de les traiter (typiquement : Internet et son savoir que l’on explore rarement parce qu’on sait que tout est là, à portée de main). Ne construisant plus le sens, on attend la réponse à une question que l’on ne s’est jamais posée : la clé USB que remet Lucy au scientifique, version miniature et dérisoire du monolithe de 2001, ne peut contenir qu’une réponse de type 42, sans signification pour l’être humain.

La vie nous a été donnée il y a des milliards d’années, maintenant vous savez quoi en faire, assène Luc Besson après avoir repris l’option binaire exposée par le professeur Norman, selon laquelle les cellules choisissent l’immortalité ou la reproduction en fonction de leur environnement, plus ou moins favorable. Oui, oui, l’espèce humaine va continuer à se reproduire – et à se divertir, en attendant de mourir. À ce niveau, on est servi et, au final, le principal reproche que l’on peut adresser à Luc Besson n’est pas d’utiliser une théorie erronée comme hypothèse narrative ou de juxtaposer n’importe comment ses sources dans un essai non transformé d’apprenti-penseur : c’est de nous mettre la chanson de Pascal Obispo dans la tête. Parce que si c’est un comble d’utiliser pas loin de 0 % de son cerveau pour un film dont l’héroïne atteint les 100 %, c’est aussi très reposant.

Mit Palpatine