Lundi 19 août
Vaisselle poético-ludique. En saisissant le savon liquide sur le rebord de l’évier, une myriade de bulles s’échappent du bec verseur. J’interromps la vaisselle du petit-déjeuner avant de l’avoir commencée pour suivre leur trajet. Quelques-unes, groupées comme des cellules en cours de mitose, s’accrochent à un fil de toile d’araignée et explosent là ; leur dépôt ressemble à un reste de ballon de baudruche.
Il fait gris pour cette journée à Oxford que j’avais, comme Bath, visité en voyage scolaire. Je prends à peu de choses près la même photographie devant le Christ Church College, avec ses massifs de fleurs. Cela me réjouit. À la billetterie, j’entends la femme devant nous dire à son mari : Il prossimo posto è mercoledì. Cela me réjouit aussi. Il n’y plus de créneau de visite avant deux jours, mais je l’ai compris avant que le guichetier nous le confirme en anglais. On reviendra un jour, un week-end, et nous réserverons des visites de quelques colleges à l’avance. Je n’avais pas imaginé que revenir dans cette ville accroîtrait mon envie d’y revenir encore, comme à Londres ou comme à Rome.
À défaut de visiter les décors Harry Potteresques, nous longeons l’université par l’extérieur. J’ignore ce qui est le plus incongru, du bananier qui s’épanouit dans un jardin anglais (il y a la trace de régiments !) ou de l’arbre planté en plein milieu du terrain de rugby (à moins qu’en se rapprochant, on puisse le situer à sa lisière immédiate ?). Un peu comme à Versailles, le parc s’étend au-delà de ce que l’on visitera dans la journée ; il ne faut pas énormément d’imagination pour le rêver s’éloigner dans la brume.
Deux étudiants asiatiques cherchent leurs repères aux abords des dormitories d’un college attenant— ils ont l’air aussi étrangers que nous à ce décor qu’ils investissent pourtant de bon droit. Pour le moment, les lieux les habitent davantage que l’inverse.
Nous nous promenons au gré des ruelles et des édifices qui nous attirent, découvrons ainsi la façade incroyable de l’Old Bodleian Library, sorte de forteresse où les palissades ne sont pas en bois mais en pierre… en dos de livres en fait ! Le peu de fenêtres assurant et la bizarrerie du lieu et la conservation des livres, j’imagine. Nous ne visiterons pas l’intérieur non plus, un tournage est en cours. C’est une journée à fantasmer depuis l’extérieur ; il y a fort à faire.
L’heure du goûter se manifeste près de Vaults & Garden, référencé dans le guide, cela tombe bien ! Mum sécurise un table dans le jardin de l’église pendant que je fais la queue dans un self bruyant, ma capacité décisionnelle fortement émoussée par la profusion des options également alléchantes. Je laisse passer une personne ou deux le temps d’hésiter, triche sur la pile des plateaux pour attraper un William Morris fleuri sous de banales plumes, et opte dans une précipitation indécise pour un brownie au fudge et un fromage blanc au granola (j’arrive en déficit de laitages au bout d’une semaine, et laisse ainsi passer le banana bread visuellement sticky tout comme les scones ; mes non-choix m’affolent). Le brownie au fudge est une tuerie intersidérale.
Je suis un peu déçue d’avoir pris l’option tea for two, servi dans une grosse théière blanche sans intérêt alors que j’avais été attendrie par les petites colorées qui pullulaient dehors, couvercles joyeusement dépareillées. Après enquête sur les plateaux alentours et sur Google, il s’agit des théières Price & Kensington ; je finirai probablement par en acheter deux ou trois un jour. Un coup de cœur pour de la vaisselle, je vieillis décidément (mais ce revêtement mat qu’ont certaines couleurs et le format individuel…).
Bref, Vaults & Garden : allez-y (rapidement) si vous en avez l’occasion ; le café est menacé d’éviction par l’église dans laquelle il est installé — trop populaire pour la paix des corps célestes, j’imagine.
Nous nous mêlons encore à l’effervescence des rues, des groupes avec leur guide, il est question d’un massacre en passant, un squelette nous regarde main devant la bouche quelques fenêtres plus loin, avant un pont sans rivière, pont entre bâtiments, arche arrondie qui répond à la Radcliffe Camera, il y a de quoi se tourner la tête. Nous nous introduisons sous les porches de tous les colleges ouverts, nos pas vite refoulés par une barrière à laquelle nous nous accoudons un instant pour prendre la mesure des cours intérieures, des pelouses tondues en diagonale, les vitraux, la vigne vierge aux murs. Nous restons là quelques instants, au seuil du passé, à imaginer ce que ça fait d’étudier dans ces lieux, à la suite des noms glorieux ou inconnus que des panneaux brandissent comme gages de sérieux : nous comptons tel ministre ou tel poète parmi nos alumni, choisissez-nous, nous ne sommes pas un second choix. J’avais le souvenir de l’élitisme intellectuel (minoré par la réaction de mes camarades lorsque la guide avait expliqué qu’il fallait l’équivalent de 18 de moyenne pour intégrer Oxford ; ils s’étaient tournés vers moi : moi je pouvais, du coup, ce n’était pas si terrible que ça), pas de l’élitisme de classe, qui me saute à la figure cette fois-ci.
Repère à futurs dirigeants ou pas, Oxford continue de me faire rêver d’une rêverie presque douloureuse, un FOMO au conditionnel passé. J’ai la nostalgie de ce qui n’a jamais eu lieu, comme un regret impossible de n’avoir pas fait mes études à Oxford. Le passé partout présent de la ville, avec son architecture médiévale, me renvoie au mien, comme s’il était aussi éloigné — le Moyen-Âge érudit et ma jeunesse studieuse, époques également révolues. Enfance argentique et passé collectif sépia se fondent, l’image du passé l’emporte, peu importe qu’il le soit à l’échelle d’une vie ou de siècles. La confusion décuple la nostalgie, l’invente. On se sent rapidement l’âme d’un poète romantique face à toutes ces architectures (néo)gothiques.
À défaut de remonter le temps, je remonterais bien les allées des parcs et de la ville, seule, en hiver, dans la brume, un livre sous le bras (c’est vraiment une image, parce que lire dehors en hiver…). L’atmosphère de savoir de la ville-campus me monte à la tête, bruisse de connaissances infuses, de lectures que ne n’aurais plus la patience d’entamer ligne à ligne, mais qui me font tourner la tête en étagères, librairies, libraries, bibliothèques. Je voudrais tout lire, avoir lu, vivre tous les recoins, toutes les saisons. Infuser dans ce lieu et en être habitée.