Je vous déconseille de passer l’après-midi à corriger un dictionnaire de muséologie (ou autre) avant d’aller écouter du Wagner. D’abord, vous pensez que tout ira bien. Les martèlements du mal de tête finissant se fondent sans difficulté dans le brouhaha – savamment orchestré, je n’en doute pas- des trois pièces pour orchestre de Berg qui font l’ouverture, et excusent les analogies douteuses qui se présentent : chef-judoka qui fait dans le bonzaï, ou mains parallèles qui semblent évoquer le corps d’une femme bien gaullée, puis tout raturer, courbes de carton ondulé. À chaque fois que j’attrape une ligne musicale et que je la sens décoller, elle s’incurve comme un godet de moulin à eau et me rejette à la mer quelques mesures plus loin – je nage. Ce n’est peut-être pas pour moi, au-delà de l’état de mon cerveau imperméable comme un caillou. Il ne s’agit pas de la fatigue qui aimante les paupières vers le bas, mais de celle qui fait perdre toute malléabilité dans le maniement des pensées : comme un muscle courbaturé, le cerveau est contracté ; j’ai toute les peines du monde à l’infléchir pour qu’il fasse retour sur ce que je perçois pourtant avec acuité.
La réflexion qui fait jour-nuit-jour-nuit n’est vraiment pas recommandée pour suivre le déploiement de ces thèmes dans Tristan et Isolde. De surcroît, cela commence ex abrupto, directement par le deuxième acte ; une des deux chanteuses, qui tient à son rôle de comédienne, rentre avec un regard hagard ; il est curieux de la voir jouer au milieu de trois mètres carrés. Plus gênante est notre position excentrée, où l’on se refroidit un peu entre deux passages de l’arrosage automatique des voix.
Au bout d’un certain temps, l’alternance des thèmes de la nuit et du jour se fait pesante. Le système de polarité est inversé : c’est la nuit que les amants appellent de leurs vœux, non comme l’asile de la chair, mais comme le lieu de la dissolution et de l’éternité. Malgré l’apaisement qu’apporte cet oubli de soi, il me gêne car il est en même temps oubli de l’autre, l’autre dont on ne veut pas voir les contours trop violents en plein jour. Plutôt que de supporter un soleil trop brûlant, les amants préfèrent se consumer. Ils veulent la nuit, l’amour et la mort, la nuit de mort, la mort d’amour, comme si c’était la mort de l’amour, une mort chérie. À force de les voir choisir la mort car seule capable d’éterniser leur amour, on finit par les soupçonner de ne s’aimer que pour s’annuler dans l’éternité de ce qui n’est plus.
Leur fusion dégage certes une puissance qui n’a d’égal que la voix des chanteurs, mais elle est destructrice, et les appels de Brangäne, qui en soulignent la menace, loin d’être menaçant, sont un véritable soulagement par la clarté et la sérénité qui s’en dégagent. Une voix plus profonde que la nuit. À l’entendre, on voudrait aller vers l’amour charnel, simple et lumineux, qu’irradie Iris Vermillion, belle femme brune, qu’on imagine italienne sous sa robe de soie rouge, généreusement fendue. Servante autrefois ancilla, aujourd’hui affranchie. Mais les amants morbides persistent vers l’inexistence, jusqu’au malaise de l’auditeur. Wagner, paraît-il, pensait que, bien joué, son opéra devait tuer les spectateurs. Il m’a bien achevée, en tous cas.
Plus tard, à Palpatine :
– Mais ce n’est pas humain, Tristan et Isolde.
– C’est clair. Il faut une voix, tu n’imagines même pas. Isolde s’enchaîne quand même vingt minutes de musique non stop à un moment et…
– Non, je ne parle même pas des chanteurs… inhumains, c’est sûr. Non, je veux dire pour le spectateur. Un acte avant, un acte après, ce n’est juste pas possible. Je ne pourrais pas tenir, en tous cas.