Ceysson de parler

 

Et écoutons le harpiste nous raconter l’argument de Giselle, c’est tout à fait réjouissant. La jeune fille qui est amoureuse d’un prince qui doit épouser une princesse, mais il ne lui a pas dit, et lorsqu’elle l’apprend, elle meurt d’amour – ça, c’est le premier acte, un peu résumé, hein, ajoute-t-il, pris au dépourvu par la pauvreté du schéma narratif. Deuxième acte, comme elle est morte avant le mariage, et qu’elle est vierge, elle revient avec les Wilis, qui malmènent jusqu’à les faire mourir les « jeunes hommes qui se promènent dans la forêt, enfin qui d’aventure se sont égarés autour du cimetière ». Son prince vient, mais la morte ne le tue pas, « comme quoi, tout est bien qui finit pas si mal ». Les deux mains du harpistes, de chaque côté des cordes s’en écartent dans un geste qui retourne les paumes vers la haut façon bah-voilà, avant de revenir à ce qui est plus dans ses cordes, justement, la musique. « Grand pas de deux » : la musique, imprimée dans mon corps (pas vraiment dans mes muscles, ce n’était pas le passage de Myrtha), semble en ressortir dès qu’elle est jouée. Vraiment, le plaisir de la (re)connaissance est aussi fort que celui de la découverte.

Ce troisième morceau me donne la certitude que cette soirée sera bonne. Et non, pas uniquement pour Emmanuel Ceysson, même si le beau gosse (qui sait qu’il l’est – c’est rédhibitoire) a été apparemment la terreur des concours de harpe, selon les témoignages croisés de B#2 et de la sœur de Miss Red. La Pythie a eu l’air de le trouver fort à son goût – bon, je dois reconnaître qu’on peut assez facilement imaginer ses mains dénouer le laçage d’un corset tandis qu’elles pincent les cordes, caresser un corps lorsqu’il effleure la harpe (de ma place, l’image de son visage était co(r)dée, je ne voyais que les mains tisser la musique) ou encore en dessiner les formes, lorsque ses mains décrivent une courbe (une ronde?) pour laisser le temps de vibrer. Je disais donc, pas uniquement pour le harpiste, qui a enregistré un album duo avec Laurent Verney. Une paire de joyeux lurons, dirait-on, alors que l’altiste raconte comment ils se sont rencontrés, et précède la plupart des morceaux de quelques paroles, plus de l’ordre de la remarque ou du commentaire que de l’introduction savante. Le ton est tout sauf protocolaire : peut-être qu’y invite le nombre réduit de musiciens, la taille du studio Bastille ou encore le cadre de la soirée, donnée non certes pour des mais les amis de l’opéra. Cette ambiance détendue où les musiciens s’autorisent à faire de l’humour est pour beaucoup dans le plaisir qu’on y prend – alors que cela aurait pu, on ne sent pas la flatterie adressée à des privilégiés, le violon est réservé à Thibault Vieux qui tient bien l’archet et non pas la chandelle au duo à l’honneur. Je crois même que c’est celui que je préfère, même s’il n’y a pas entièrement moyen de le vérifier dans la mesure où il n’a pas le droit à un solo – alors qu’il n’y a auditivement visiblement aucun problème pour remplacer le violoncelle du Lac des cygnes par un alto.

Pour flatter la balletomane, le programme finira même par la « pas d’action », joué à un rythme un peu différent, n’étant pas dans l’obligation de suivre les danseurs (on sent qu’ils se font plaisir, sans que l’obligation, en temps ordinaire, de s’adapter au ballet aparaisse comme une pesante contrainte – cela ne m’en plaît que davantage). Ce n’est pas si souvent qu’on entend de la musique de ballet hors de la danse – et même là, ma mémoire continue à les lier. Je m’étonnais aussi de connaître le morceau lancinant de Fauré, que je ne savais pas être une Élégie en ut mineur ; Palpatine me suggère le Proust de Roland Petit (plus les Émeraudes de Balanchine, je crois que je vais aimer Fauré). J’imagine que cela doit sembler assez étrange à un mélomane, de ne connaître la musique qu’à travers la danse, de la percevoir avec tout le corps plutôt qu’avec ses seules oreilles. Du coup, j’ai un peu plus de mal avec la musique qui n’est pas dansable : la Mélodie roumaine de Bruch, qui ouvrait le programme, a glissé sur moi sans laisser de trace (quoique, on a toujours besoin d’un temps de transition avec l’extérieur – et le tam-tam des sans-papiers en manifestation sur la place, qu’on entendait lointainement entre les morceaux), tandis que les Danses populaires roumaines (voyez que je n’ai rien contre la Roumanie) de Bartók m’ont grandement enthousiasmée.

Même si cela ne m’a pas fait le même effet que pour Bartok et Fauré, le Rossini (La Cenerentola, « Non più mesta », à vos souhaits) et le Haendel/Halvorsen (Passacaille) m’ont bien plu. Restaient deux extraits de Hindemith qui ne me donnent pas spécialement envie d’en découvrir plus. La sonate pour harpe seule m’a donnée l’impression d’entendre non une musique mais de la harpe, dans toute la vague imprécision du partitif. Celle pour alto seul était plus impressionnante qu’autre chose : Laurent Verney a joué à tous crins ; ce n’est pas un cheveu hirsute qui a surgi de sa crinière poivre et sel, mais un crin de son archet. Heureux et essoufflé, il nous a précisé ensuite qu’il y a avait 600 noires à la minute (ce qui ne m’évoque pas grand-chose, à part que ça a l’air assez monstrueux), et qu’il était indiqué sur la partition que « la beauté du son n’est pas une propriété ». Là, en revanche, je reçois parfaitement l’idée, comme toute la salle, d’ailleurs dont le rire redouble lorsque l’altiste fait mine d’exhiber la partition afin que nous puissions éprouver sa bonne foi.

 

Seule note discordante à ce concert : l’affreux gamin et son plus-insupportable-encore père, qui répondait à ses questions (trop fortes mais plutôt pertinentes, ma foi, pour un môme de cet âge) pendant le morceau. Le gnome en a assez vite eu marre et au lieu de sortir, le père se couvrait le visage des mains pour se protéger des balles blanches dont tous ses voisins le fusillaient. Alors que j’allais le prier (à l’impératif) de sortir, Palpat’ en bout de rangée s’est levé pour lui demander de sortir, ce qu’il a fait… sans son mouflet. On en est resté comme deux ronds de flanc. La terreur a quand même fini par rejoindre son abruti de père, nous laissant apprécier sereinement Fauré, puis est revenu ensuite, debout; sur le côté, à gigoter (aucune esquisse de danse comme circonstance atténuante). Le mouvement, qui parasitait le coin de l’œil ne gênait pas vraiment, mais ça m’a tout de même un peu crispée, craignant à chaque instant qu’il ne vienne tout gâcher (ce que je sais suffisamment faire moi-même avec ce satané désir de mémoriser ce que j’entends – et qui m’est tout bonnement impossible à la première écoute).

 

Suivait un cocktail, où je n’ai même pas eu la désagréable impression de jouer (faux) à la mondaine, parce que la balletomane ultime nous racontait ses après-midi dans la résidence de l’ambassadeur du Japon, dont la femme organise concerts ou activités artistiques -intime-, nous apprenait que sa fille est danseuse contemporaine, ou encore qu’elle n’avait pas gardé le nom d
e son ex-mari parce qu’elle le trouvait vraiment trop bizarre – encore si cela avait été un nom de fleur, ajoute-t-elle les yeux toujours rieurs (certains diraient bridés, mais les petites rides sont formelles : rieurs), le tout en se demandant quel peut bien être le parfum de la mini-tartelette qu’elle tient à la main et dont elle va me chercher la dernière survivante pour que je puisse donner mon avis (mandarine, j’aurais dit). Les pique-assiette sont redoutables, agglutinés au buffet comme des mouches sur du gros scotch marron (j’ai la comparaison glamour, I know). Il faut dire, et ce grâce aux serveurs qui font passer les plats aux périphéries, que c’est tout simplement délicieux. Le raffinement est poussé jusqu’à la disparition pure et simple du petit-four gras et feuilleté, à la place duquel on trouve : brochettes de poulet au curry, crevette marinée, dé de saumon cru au sésame, et même makis à l’aneth, avant de passer aux sacro-saints macarons. Je me sens aussi légère que les bulles de champagne qu’à l’exemple de Palpatine j’ai troqué contre un verre de jus de fraise (je vous ai déjà dit que je suis contre la dictature du jus d’orange ?). La vue et l’ouïe ont été comblées par le concert, l’odorat et le goût rassasiés par le buffet (narines chatouillées, palais ravi) et, l’air de ne pas y toucher, nous sommes partis parfaire la soirée.

 

All that jazz

 

La répétition d’hier ayant été annulée, j’ai pu aller avec Palpatine à la dernière conférence d’histoire de la danse organisée par le Théâtre de la Ville. Sonia Schoonejans nous a conté la naissance puis le devenir du jazz, depuis les plantations du Sud de l’Amérique jusqu’aux scènes européennes, en passant par ses divers avatars, modern jazz au contact de la modern dance, comédies musicales ou encore claquettes, jusqu’au hip-hop. Outre le background historique américain (crise de 29, lent mouvement de déségrégation raciale, les Trente Piteuses… – une historienne de la danse est historienne), je retrouve des éléments connus, comme le cake walk, découvert dans un bouquin pour enfants (et expliqué à ma prof d’anglais de Terminale lors d’une version) ou encore le Minstrel show qui figurait dans les pages civilisation du livre d’anglais, mais la mise en perspective fait apercevoir les tours et détours d’une danse noire sans cesse reprise et codifiée par les Blancs. I hope ne pas raconter trop d’âneries dans la reprise de mes notes.

 

Les ring shouts revêtaient pour les esclaves noirs une fonction religieuse, ce dont se fichaient éperdument leurs maîtres qui les parodièrent vers 1820 en inventant le Minstrel show, où des Blancs, le visage grimé au charbon de bois et une perruque de laine noire sur le crâne, jouaient deux personnages noirs caricaturaux. Après la guerre de Sécession, ils furent repris par des Noirs, mais toujours avec le même déguisement, tant la chose avait été codifiée. Si la possible intériorisation du regard raciste peut laisser mal à l’aise, il n’en va pas de même avec le réjouissant cake-walk, né dans les plantations pour se moquer des grands airs des maîtres lorsque, très guindés, ils dansaient le quadrille ou autres danses de bonne société.

Minstrel show vs cake-walk : Blancs et Noirs se moquent les uns des autres et s’influencent bien plus qu’ils ne le croient, s’il est vrai que le Minstrel show popularise le cake-walk (qui prend son nom en raison du prix attribués aux vainqueurs des championnats qui sont désormais organisés) et que la bonne société s’encanaille en s’inspirant de ce dernier. Évidemment, les mouvements de hanche sont gommés et le dos perd davantage en rigidité qu’il ne gagne vraiment en souplesse. A force d’être obsédés par la décence, les coincés qui croient se lâcher frisent le ridicule. La sensualité animale a disparue au profit d’un véritable bestiaire : j’ai bien gloussé devant la « danse du dindon ». Les étymologies supposées du mot l’indiquent (jazz < fr. jaser ; < argot avec forte connotations sexuelles ; <mot je-ne-sais-plus-quoi qui désigne les prostituées), c’est pourtant bien dans le corps que réside l’âme du jazz, dans la sensualité qui horrifie et fascine les colons, puis enthousiasme la jeunesse lorsque la danse est importée en Europe dans les années folles, les soldats n’apportant pas que du chewing-gum et du coca à la Libération. Sur le modèle de la flapper, la garçonne s’épuise au charleston dans les dancings.

La codification n’entraîne pas le déclin du jazz dont le style réside pour une bonne part dans la spontanéité de l’improvisation, mais déplace ses foyers de création. Alors que le jazz, déménagé de la Nouvelle-Orléans puis de Chicago s’est installé dans les comédies musicales de Broadway et que Bill Robinson alias Bojangles en devient la première vedette noire ou presque, le jazz swing s’invente dans les clubs de Harlem où l’on conjugue humour, virtuosité et improvisation – de même que le ring shout des esclaves était une danse d’espoir, cet art reste un moyen de lutter contre la D/dépression et la misère. Lorsque le swing aura too much swung, et qu’une partie des jazzmen s’éloigneront de ce qu’ils jugent une musique et danse de compromis pour donner naissance à une nouvelle branche, le be-bop, plus difficile à danser, et plus difficilement récupérable par les Blancs. En effet, l’Amérique est toujours ségréguée et la défense d’une culture propre fait partie du mouvement de revendication d’une spécificité. Katherine Dunham créé une technique à elle, une curieuse synthèse d’éléments du ballets classique, de la modern dance avec ses contractions for example, et de danses de Jamaïque et Haïti, tandis que Jack Cole influencera Robbins ou encore Balanchine par son travail de chorégraphe. De la génération suivante se détache particulièrement Alvin Ailey : s’il monte sa première chorégraphie sur un morceau de Duke Ellington (Bamboo, c’est le moment de crier Viiiian !), l’univers de celui qui est venu à la danse après avoir vu les ballets russes de Monte-Carlo ne se limite pas au jazz, et emprunte à Graham, Humpfrey…

La fin de la conférence est en vitesse accélérée, histoire d’avoir le temps de visionner les vidéos d’archive : les yuppies succèdent aux hippies, Harlem s’efface devant le Bronx, et bientôt vient la break dance, la culture hip-hop…

 

Une heure de conférence, une heure d’extraits vidéo : celle-là permet de faire les liens entre ceux-ci qui eux-mêmes donnent un contenu concret à l’histoire entendue. La juxtaposition de cake-walk, tap dance par les Nicholas Brothers, comédie musicale avec West side story, clip d’Elvis Presley et moonwalk de Michael Jackson rejoue le dialogue jazz en black and white, et c’est parfois haut en couleurs ! Les Nicholas Brothers sont ahurissants, on se demande comment ils font pour avoir au niveau des adducteurs une telle force (remonter d’un écart) et une telle souplesse (sauter une marche et retomber en écart sans s’exploser l’entrejambe ni les genoux ). La vitesse n’est pas pour rien dans la virtuosité – on ne peut parfois pas suivre le mouvement des jambes, à se demander si l’enregistrement n’a pas quelque faiblesse technique. Je ne suis pas sûre qu’on trouverait quelque chose d’équivalent aujourd’hui, où les rares spectacle de tap dance dont j’ai pu avoir connaissance se font à un rythme certes rapide mais non tant – même chose pour le ballet, où les tempi se sont fortement ralentis (sauf qu’on y a gagné en technique, parce que question propreté, cela faisait un peu débutant de conservatoire) : il est curieux de constater que dans notre société hyperactive, nos arts ont pris le temps de vivre.

D’autres considérations plus prosaïques me traversent l’esprit, comme la parenté des tap dancers qui se mettent à faire des bonds, bras le long du corps, jambes serrées, avec les hurluberlus qu’on peut croiser en boîte, ou encore : l’absence de bras non-dissimulée par les mains portées dans le dos (comme c’est le cas dans la gigue irlandaise – ça claque, niveau diversité ethnique) fait ressortir leur côté manchot, et je me dis alors que les créateurs de Happy Feet ont du tomber sur ce genre de films.

Le dernier extrait est à l’image de notre vision désorientée : un break dancer est filmé par-dessous une plaque de verre, donnant tantôt l’impression, lorsque les zones d’appui sont étendues et originales, d’être écrasé, tantôt de flotter sans contrainte de pesanteur. Il faut en avoir du souffle. Coupez !

 

Les pieds me démangeai
ent déjà en entendant parler de shuffle – m’a donné envie de reprendre les claquettes, tiens.

Coupez !

Je me faisais des films, mais :

En une journée, mon mémoire est passé de 34 à 69 pages.

En écrivant tout de suite 2 pages.

J’ai rajouté les interlignes et les quatre centimètres de marge à gauche pour la reliure.

Malheureusement, je ne crois pas que la marge de dépassement soit aussi démesurée : c’est la crise de la cinquantaine.

D’autant qu’il manque encore introduction et conclusion, ainsi que le menu emballage comprenant couverture, table des matières et bibliographie.

J’entends encore la Bacchante en me rendant une synthèse pas synthètique : « Tu te rappeleras l’année prochaine qu’un mémoire n’est pas une thèse. »

La fin est proche. Prière à ma directrice de recherche ; en l’absence de miracle, je devrai user du Ctrl X.

Pour l’instant, je n’ai coupé que mes cheveux.

Brokeback Moutain

 

Il n’y a pas de « secret » : à l’Ouest, rien de nouveau.

Vous pouvez être gay et cow-boy, vous n’échapperez pas au mythe de la passion selon lequel il n’y a d’histoire d’amour que lorsqu’il y a beaucoup d’obstacles pour l’empêcher. Homos et hétéros, même prise de tête ; vraiment une charmante façon de faire reconnaître les premiers par les seconds : vous non plus, vous n’avez pas le droit d’aimer. Alors voilà la misère humaine au pied de l’immensité de la montagne, forêts silencieuses, ciel orageux, fraicheur des lacs. Le Monde interprète cette débauche de nature comme la construction de l’idylle originelle des amants – et dire que j’ai zappé ce thème kundérien, mit temps cyclique, sentiments aussi purs que l’eau de source, et proximité avec les animaux (ouais, tomber sur un ours est idyllique). On pourra se gausser de la beauté des images, mais le seul enthousiasme que j’ai jamais eu pour le Wyoming remonte au temps où j’étais lectrice de la saga des Flicka de Mary O’Hara, et j’ai bien cru au début du film que j’allais faire une overdose de paysages. N’écoutant que ma tendance moutonnière, j’ai néanmoins suivi – et fait bon voyage, malgré ou peut-être même à cause du traditionnel schéma de l’amour-passion, auquel on se laisse finalement bien prendre. Un bel exemple de vies de merde ratées (la permanente blonde d’Anne Hathaway aussi) qui rassurera tout un chacun dans la mesure où le spectateur n’a qu’à taper sur les doigts de la méchante société homophobe pour oublier que les personnages coincés l’ont tout autant été de leur propre chef, et qu’il n’appartenait qu’à eux de faire d’autres choix. Évidemment, on fait mourir l’un des amants pour étouffer irrémédiablement cette idée dérangeante. Et arracher quelques larmes, parce qu’il faut bien reconnaître que le mutique à la belle gueule est efficace. A tel point que je ne suis pas certaine que ce film n’ait pas été proclamé chef-d’œuvre par un chef de meute.

 

Des oh! et des bah !

 

Début de Beach Birds, comme l’avant-spectacle: planant.

 

Hier, au débotté et avec du bol, soirée au Théâtre de la Ville ; quand j’arrive Palpatine (vous avez grillé qu’à chaque fois que je le link, il s’agit de la critique correspondante et non d’une lubie obsessionnelle, j’espère) a déjà trouvé des revendeurs à qui acheter deux places. Dans le hall, je crois reconnaître le danseur pain au chocolat du ballet de Lyon, ainsi surnommé lorsque la compagnie s’était produite à Pantin, il y a quelques années, parce que ma mère le regardait comme si elle allait en faire son quatre heure. Tout à fait à mon goût également. Du coup, j’ai réservé à Palpatine ses jumelles pour ses apparitions sur scène, mais j’ai beau eu scruter et l’attendre de pièce en pièce, personne. Le mystère s’est levé à la sortie : il s’agissait en réalité de l’ouvreur qui s’occupait du vestiaire. Il reste croustillant, mais cela lui a fait perdre un peu de son aura. Un danseur, quand même… venons-y, d’ailleurs. En trois partie, comme il se doit y invite la tripartition du programme.

 

Aux frais de la princesse, le chorégraphe nous a posé un lapin

 

sur le devant de la scène, côté jardin, allongé par terre, face tournée vers le public. Le lapin Kiss cool, à ceci près que le costume ne couvrait pas les pieds, qui frottés contre le sol produisaient un grincement dont j’ai mis un certain temps à identifier la provenance, croyant à un bande-son accompagnant une image flottante projetée derrière. Mais le temps ne m’a pas manqué ensuite pour analyser la chose et plaindre le pauvre gars qui, à moins d’avoir développé un centimètre de corne, ne devait plus avoir de voûte plantaire ; cette blague de mauvais goût a duré, quoi, je dirais un bon quart d’heure. Mais aussi, l’ennui dilate le temps.

De toutes manières, on se demande ensuite si le grincement, introduisant du moins une illusion de rythme n’était pas préférable au silence. Non que celui-ci devienne angoissant (pourquoi cette absence de musique ? La bande-son est-elle morte ? Quand vais-je pouvoir tousser ? Et autres interrogations existentielles), mais il est redondant : on n’entend pas plus qu’on ne voit, et Dieu sait pourtant que ça gesticule. On agite la tête en tous sens – che-veux que ça s’arrête ! – on se jette par terre, seul ou à plusieurs, on dansotte dégingandé mais pas désinvolte, parce que les danseurs sont en empathie avec leur public, ils souffrent. Une pensée émue pour la fille qui se tape une séance de gainage de malade : au sol, elle soulève son bassin et s’arque jusqu’à se trouver sur les demi-pointes et le sommet du crâne, bras en l’air qui demandent de l’aide sans y croire, parce que bon, comme le reste, cela n’a pas été chorégraphié. La vie n’est pas un conte de fée, ma bonne dame, la princesse de Rescuing the Princess (enfin les, parce que toutes les danseuses s’y sont collées) étant décrite par le programme comme une amie danseuse en fin de vie que le chorégraphe a accompagné jusqu’à la mort. Qui est, comme chacun le sait, une délivrance : réapparition de la musique et construction d’un ensemble, le seul de la pièce du coup monté, au lieu de la juxtaposition d’artistes autistes, on aurait bien une ébauche de danse. Peut-être même pas mal, mais on est soulagé de ne pas avoir à se poser la question.

Noir à nouveau, personne n’ose espérer la fin, mais quelqu’un tente d’applaudir pour mettre fin à ses souffrances et c’est finalement ce que l’on attendait de nous. J’ai été rassurée que se mêlent aux applaudissements des huées. Prise entre mon accord profond avec ces dernières et mon envie de témoigner aux danseurs, qui réussissent à laisser deviner une belle qualité de mouvement (en particulier le grand Black, que j’aurais bien aimé voir ailleurs) toute ma compassion, je ne bouge pas. C’était la première fois, je crois, que je n’applaudissais pas à un spectacle. Cela m’est déjà arrivé de ne pas être emballée et d’applaudir par convention, mais là cela aurait été de l’hypocrisie pure et simple.

Ralph Lemon, retenez bien ce nom pour être sûre de ne jamais croiser son chemin.

 

 

Pingouins pas manchots


 

A défaut d’être esthétique, la première pièce a tout de même été utile, en me faisant par contrepoint apprécié une pièce sur laquelle je ne me serais pas forcément attardée en temps normal. Après avoir écouté les mouches voler, nous avons vu les oiseaux danser. Pas n’importe lesquels, précisément ceux qui vous font trépigner un ingénieur Linux embarqué : des Beach birds, des pingouins. On oublie pour une fois que l’académique n’est pas flatteur (d’autant que pinguis désigne tout de même le gras en latin – la seul entrée des Mots latins dont je me souvienne…) ; la démarcation qui le fait passer du noir au blanc juste au-dessus de la poitrine, associée à l’inclination de celle-ci, donne un port de reine d’empereur. J’adore la poésie de cette danse anti-lyrique qui flirte avec le figuratif (j’allais mettre « danse abstraite », mais je viens de relire les essais de Kundera).

A cause du titre, ou plutôt grâce à sa légende (ce qui doit être lu, rappelons nos cours de latin), on voit dans une main/aile qui tremble le pingouin qui frissonne ; dans la tête posée d’une joue puis d’une autre sur le dos d’un partenaire, la tendresse d’une caresse ;   dans les sauts en retiré première (je ne sais pas le terme technique, j’appelle ça les sauts « grenouille ») bras bas, le déséquilibre du pingouin qui plonge. Ou comment Bournonville se retrouve sur la banquise.


 

Si l’émotion e/affleure, elle n’est jamais sentimentale, mais toujours graphique :

 

 

Dans le registre de la référence classique poles apart, le frémissement d’un pied en équilibre en attitude parallèle devant (got it ?) m’a fait penser aux petits battements sur le coup de pied dans l’adage du Lac des cygnesécho volatile. Quand j’en ai fait part à Palpatine, il m’a proposé d’aller voir des vrais oiseaux, sous prétexte qu’il n’y a pas que les pigeons dans la vie, et j’ai eu un court instant la sensation d’en être un.

 

La Beach Bird attitude

 

Comme il est récemment mort et déterré, j’avais lu pas mal de choses sur Cunningham, et j’étais vraiment curieuse de voir ce que donnait une danse aux lignes fortes voire épurées, comme des poses successives (je me souviens de V. qui m’avait résumé le style du chorégraphe à quelque position – et effectivement, on pourrait analyser la chose à l’aide de quelques pas où domineraient l’attitude et le demi-plié en première position), très exigeante physiquement (l’équilibre en attitude derrière penchée et plié, avec port de bras… le genre de chose qui vous développe le mollet pois chiche), entretenant un rapport assez lâche avec la musique (le bâton de pluie a un effet apaisant lorsqu’il n’est pas agité frénétiquement par un gamin chez Nature et découverte), et où l’émotion a dégagé du visage. Ce dernier demeure effectivement de glace, sans pour autant qu’il ait des airs de froideur ; l’ensemble est lisse mais pas superficiel. Cette pièce est vraiment un drôle d’oiseau.


Ne pas avoir l’air d’un albatros – seulement manchot.

 

 

Re- Set and Reset

 

Déjà vue avec Palpatine à Chaillot, la pièce de Trisha Brown me plaît toujours autant. J’ai pourtant eu l’occasion de la re-découvrir s’il est vrai qu’est difficilement mémorisable la fluidité du mouvement avec ses faux rebonds et sa vraie dynamique. Alors que j’arrête toujours Palpatine lorsque l’incessante agitation du neurone descend jusque dans sa jambe et la fait tressauter, j’ai senti des a-coups dans mes épaules et mon dos : un peu comme, lorsqu’on cherche vainement le sommeil, le corps est parfois secoué d’un sursaut involontaire, la réplique des mouvements de la scène traversait le mien. J’ai alors sentis, j’imagine, ce que ma prof de danse appelle entrer en sympathie (musculaire) avec le danseur – et qui chez elle, va jusqu’à lui laisser des courbatures. C’était particulièrement flagrant lorsque je fixais mon attention sur un danseur en particulier, le seul qui semblait vraiment s’amuser, et dont la qualité de mouvement était telle qu’on aurait presque dit que son dos ondulait.

 

Inversement proportionnel prolixe à l’enthousiasme – bof post.