Il y a quelques mois, je vous tannais sur Twitter pour aller voir l’exposition de peinture chinoise présentée au Palais Brongniart. Je m’y suis rendue par curiosité un midi, sur ma pause déjeuner, et j’y suis retournée le lendemain, fascinée par la diversité des styles et le dialogue ouvert avec la tradition occidentale. Il ne s’agissait pas, en effet, de peinture traditionnelle, mais de peinture à l’huile, et l’exposition était une formidable manière de revisiter avec un regard neuf, puisque décalé, notre histoire récente en la matière, tout en favorisant, par une grammaire étrangement commune, l’entrée dans un monde qui en devenait un peu moins étranger.
Vu de l’étranger
Certains tableaux se laissent appréhender par un équivalent européen : c’est à la manière des impressionnistes, de Matisse (JIN Tian), de Balthus (LIN Yongkang), de Mucha (JIN Shangyi), ou encore de la peinture sombre et ultra-léchée des siècles passés (GUO Runwen). Un amateur plus éclairé pourrait certainement en trouver bien d’autres. Cela m’a frappée dans le tableau de CAO Xinlin où l’on retrouve les vapeurs impressionnistes des locomotives du XIXe siècle… échappées d’une marmite de Soupe d’agneau sur un marché chinois. Ou encore dans une nature morte de WANG Yutian, où plutôt que des pommes et une carafe, nous avons… Litchis et éventail.
Soupe d’agneau, CAO Xinlin
Fillette et marionnette, GUO Runwen
Le tissu et les reflets sur la chaise font penser à un style ancien, cependant que la gamine s’ennuie de manière très moderne… (petite fille poupée elle-même la marionnette de ses parents ?)
Siqin en costume, JIN Shangyi, 2014
Ne dirait-on pas un Mucha chinois ?
Lieu de naissance, GUO Runwen, 2004
L’herbe me fait irrésistiblement penser au Monde de Christina, d’Andrew Wyeth (qui lui-même me fait penser à ces vers de Keats cités par Yves Bonnefoy « when sick for home, / She stood in tears amid the alien corn »). Et quel titre magnifique que ce Lieu de naissance sans amant ni enfant…
Le soleil me suit où que j’aille, WANG Yidong, 2006
Ce petit chaperon rouge des neiges m’a paru aussi lumineux que les rares portraits de Gerhard Richter. J’aime beaucoup son titre, qui suggère une aptitude naturelle au bonheur, comme si celui-ci suivait la beauté à la trace.
Vue sur l’étranger
Ce n’est pas tant par des thématiques qui lui seraient propres que nous sommes introduits à un monde étranger, que par une sensibilité différente, qui se manifeste tout particulièrement dans le titre des œuvres – très poétiques, ainsi que le soulignent plusieurs visiteurs dans le livre d’or. Cela me frappe dès la première salle avec un grand portrait d’une femme à cheval (qui ne me plaît pas plus que cela, d’ailleurs) : le titre, Haut plateau enneigé, se garde de toute référence à ce que nous désignerions spontanément comme son sujet principal, le réintégrant dans un tout qui prime sur l’individu. La tableau de ZHAN Jianjun est à ce titre exemplaire, mais pas unique. Il y a aussi La mer, allongée, de ZHANG Zuying, un portrait hypallage qui met du temps à se lever, les plis du vêtement blanc faisant plus de vagues que la mer littérale, derrière elle (le tableau se lève pour ne plus jamais se recoucher, comme le tableau Désir de Magritte, où l’on ne peut plus ne pas lire le mot, une fois qu’il a surgi d’entre les étoiles). On comprend rapidement que, pour les peintres chinois, le paysage n’est pas un décor, c’est l’environnement dans lequel s’inscrit l’homme (non le sujet) et par lequel il prend sens. En fût-il absent.
Deux de mes tableaux préférés sont ainsi dénués de représentation humaine, sans que j’ai spontanément envie de les qualifier de paysage. Le Pont aux dix-sept arches se découvre dans un tournant de l’exposition. La reproduction ne donne rien. Il faut l’imaginer éclairé par le haut, la lumière extérieure rehaussant-reproduisant celle du tableau, paisiblement illuminé de l’intérieur par une chatoyance de nuances fondues les unes aux autres, qui vous dilatent la poitrine comme de joie, alors que vous ne parvenez pas à embrasser du regard la totalité de ce pont, qui n’est pas vraiment le sujet de ce tableau, pas centré, pas raccordé aux rives qu’il relie, mais que l’on parcourt inlassablement sans venir de nulle part ni aller nulle part : magnifique illustration-sensation de la Voie.
Pont aux dix-sept arches, CHEN Wenji, 2003
L’autre tableau qui m’a soufflée est lui aussi bien mal servi par sa reproduction. Il faut imaginer cette fois-ci un triptyque immense, trois panneaux chacun plus grand que vous, où le regard suit des lignes de vie, de branches, de ronces, de déchirures, s’y perd, égaré par des bourrasques de taches, fleurs de cerisiers dans la tourmente – une tempête de neige pointilliste qui décoiffe et laisse quelque peu hagard. Incertitude, l’œuvre porte bien son nom.
Incertitude, HONG Li, 2014
Quelques autres œuvres qui m’ont étonnée d’une manière ou d’une autre, en vrac (l’expo elle-même faisait très vrac, avec quelques toiles sublimes… et quelques croûtes) :
Galerie circulaire de la Rosée froide, ZHANG Xinquan, 2013
Vague sentiment de malaise suscité par cet effondrement de la peinture à l’intérieur de ce qu’elle représente, comme des souvenirs envahissant un présent abandonné.
Intérieur Lit, YIN Qi, 2004
En vrai, le relief de la peinture est beaucoup plus visible ; avec ses sillons de vinyle, la couverture fait des remous et le tout tangue.
La femme sur le canapé, PANG Maokun, 2009
J’aime beaucoup le contraste entre le haut du corps relâché, coudes écartés, manteau, étole étalés, et les jambes croisées sous la corolle de la jupe – qui ne s’offre ni ne se refuse.
Je n’ai pas retrouvé, du même artiste, Saison des fleurs, où la chevelure d’une jeune fille lui encadre le visage selon la même géométrie que les lys disposés dans un vase devant elle.
Voies antiques à l’épreuve du temps, ZHANG Zuying, 1996
Dans la même salle, était également exposé Vacillement, de LIU Renjie, peut-être la toile que je suis le plus marri de ne pas avoir retrouvée (avec La mer, allongée). C’était une route au crépuscule, un tournant dans la nuit violette, avec sa rambarde de sécurité, juste inclinée ce qu’il faut pour provoquer un vacillement, justement, devant les deux yeux jaunes d’une voiture disparue autour de ses phares. J’ai pensé à JoPrincesse, qui ne supporte pas les photos cadrées de travers, et je me suis dit que ce devait être exactement ce qu’elle ressentait, vacillement né de l’infime.
Pour encore plus de reproductions, n’hésitez pas à jeter un œil au catalogue de l’exposition (qui n’est pas exhaustif, mais avait le mérite d’être distribué gratuitement aux visiteurs, imprimé sur du beau papier).