Révélation

N’eut été ma mauvaise conscience balletomane, la paresse l’aurait emportée et je ne serais pas retournée au Châtelet pour voir LE classique de la compagnie, Revelations. Rien de mieux pour s’y préparer qu’un peu d’élévation, assurée par Lift. Contrairement à ce que son titre pourrait laisser penser, la chorégraphie d’Aszure Barton n’a pas grand-chose d’aérien. Au contraire, les danseurs avancent bien ancrés dans le sol et ne cessent de se frapper les cuisses pour laisser ensuite leurs bras remonter sur le côté, arqués comme des ailes d’oiseaux (ou comme, je le découvrirai en fin de soirée, les bras de Revelations). Le rebond m’a rappelé ce jeu expérimentée avec ma cousine quand nous étions petites : quand c’était mon tour, les mains le long du corps, je devais soulever les bras tandis qu’elle m’en empêchait en m’encerclant des siens ; au bout de quelques minutes, elle relâchait soudain l’entrave et mes bras, surpris de ne trouver aucune résistance, montaient « tout seuls », comme en apesanteur. C’est exactement cette sensation non de légèreté mais d’allégement que j’ai retrouvée dans Lift, sous le règne de la pesanteur, jusque dans ce très beau final où le groupe de danseurs, resserré en arrière-scène, frappe le sol en cadence, de plus en plus fort, pour espérer s’élever toujours un peu plus haut et rester en réalité à la même hauteur – en musique puis dans le silence, et sous les applaudissements lorsque le rideau se baisse sur leurs piétinements altiers. Même pas besoin d’en appeler à Sisyphe : la vie, tout simplement.

Dans la tentative de trouver la voie, parfois, on s’égare : on pardonnera à Ronald K. Brown et on savourera l’ironie d’avoir rarement vu ballet moins inspiré que Grace. Plus encore que le patchwork des « divers compositeurs », les costumes sont à blâmer, avec leurs voiles inutiles qui masquent le mouvement ou lieu de le prolonger : un pan de tissu translucide qui part du bustier sous les seins, un autre qui ajoute une semi-jupe à un pantalon… La pièce est à l’image de cette esthétique de fripes du marché : cheap. Petite pensée pour Fenella des Balletonautes : « I was starting to die inside. »

Après la pluie, le beau temps, i.e. After the rain de Christopher Wheeldon. Ce pas de deux m’avait pris au tripes lorsque je l’avais découvert à Bastille interprété par Whendy Whelan, une liane pâle et noueuse, manipulée par des mains noires, un torse noir contre lequel elle s’abandonnait. Dansé par Linda Celeste Sims et Glenn Allen Sims, il n’y a plus le contraste des peaux pour démêler bras et jambes dans les portés, mais il reste quelque chose de l’émotion première, que je croyais perdue. Elle résidait peut-être moins dans la surprise d’entendre résonner à Bastille la musique d’Arvo Pärt, sur laquelle j’avais dansé à Montansier, que dans une interprétation où le lyrisme ne s’oppose pas à l’âpreté mais en procède. En arrêtant de me focaliser sur la danseuse comme si elle était mue magiquement et en observant davantage les précautions de son partenaires, lorsqu’il la repose délicatement au sol, en pont, ou lorsqu’il abandonne la réplique de son mouvement pour accueillir son abandon (à elle) dans ses bras (à lui), la grâce angoissante du couple dans le temps ressurgit – et avec elle, la beauté de sa fragilité. (Il me fallait faire le deuil de cette pièce telle que je m’en souvenais pour la voir ressusciter.)

Bien, bien, tout cela, mais Revelations, me demanderez-vous ? Cela commence sous forme de réminiscences – des révélations au sens quasi-photographiques du terme – s’il est vrai que chaque scène ou presque me rappellent d’autres ballets qui n’ont strictement rien à voir avec la pièce d’Alvin Ailey : « Pilgrim of Sorrow » réveille l’imagerie de Martha Graham et de toutes les ferveurs religieuses chorégraphiées comme dans iTMOi ; le parasol et les tissus flottants froufroutants de « Take me to the water » font très jeune fille en fleur, tandis que les robes empesées et la blancheur du tableau me transportent du bord de mer à la campagne, dans la garden party de La Dame aux camélias ; enfin, les éventails de « Move, members, move » m’en rappellent d’autres, vietnamisant, ceux-là, que j’ai avec mes camarades de cours de danse agités sur scène, en regrettant qu’ils ne soient pas assez grand pour me cacher (vous n’imaginez même pas les dossiers que ma participation à ce spectacle vous permettraient de constituer à mon sujet). L’efficacité de Revelations vient de ce qu’il fonctionne en tableaux : la chorégraphie n’a pas besoin d’être très complexe (je n’ai pas dit difficile à danser, hein – c’est un coup à risquer la crise cardiaque), les images sont d’autant plus fortes qu’elles sont simples, à l’instar de cette mer symbolisée par deux voiles bleus agités en coulisses. S’il fallait n’en garder qu’une, ce serait les convulsions au sol d’Antonio Douthit-Boyd, à mi-chemin entre accouchement et agonie, i.e. en pleine vie ; le chant n’est peut-être pas indifférent à cette prégnance : I Wanna Be Ready… to die. D’une manière générale, les chants traditionnels jouent beaucoup dans l’appréciation de Revelations, surtout après les percussions de Lift et la pulsation identique chez les « divers compositeurs » de Grace ; c’est bon d’avoir du souffle… Et il en faut pour porter les danseurs dans des passages de plus en plus enlevés ! Jamar Roberts, Yannick Lebrun et Kirven Douthit-Boyd sont incroyables d’énergie et de pyrotechnie dans « Sinner Man ». « Rocka My Soul in the Bosom of Abraham » est le bouquet final ; les femmes en mamas, les hommes en groom, toute la compagnie se déchaîne… dans d’impeccables chorus lines. Révélation : c’est dans des comédies musicales qu’on verrait bien la compagnie d’Alvin Ailey !

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