Sacrée soirée composite

Jeudi dernier, Garnier, par l’entrée des artistes, puis des loges à la salle : séance de travail pour le programme Balanchine/ Brown/ Bausch. Cela me rappelle les répétitions à Montansier, sauf qu’à Garnier, tout est plus : plus impressionnant, plus grand, évidemment, avec plus de techniciens plateau et plus de monde à la régie. Le maître de ballet n’a pas à corriger les éclairages, il y a pour cela du monde en loge : on entend derrière nous des « à jardin, plus de lumière ; faut se concentrer sur les voiles des deux femmes qui viennent de s’écarter, là » – cela me fait bizarre d’entendre parler de femmes plutôt que de danseuses, on a tendance à l’oublier quand elles sont en scène. Lorsqu’elles prennent une pause pour entendre les corrections de Laurent Hilaire à la fin du ballet de Balanchine, là seulement on se rend compte que la tunique blanche avec jupette à trente ans, c’est un peu violent. Apollon musagète n’est pas le Balanchine que je préfère, et je ne dis pas cela seulement parce que Mathieu Ganio frise la caricature de lui-même en Apollon ou qu’Emilie Cozette rame un peu avec ses grandes jambes (quelle idée en même temps de la mettre avec deux petites, surtout quand l’une d’elle se trouve être Myriam Ould-braham qui malgré sa taille, sera toujours plus balanchinienne que l’étoile) : c’est un joli divertissement qui ne me touche guère.

La suite, en revanche… quand on pense que ce n’est qu’une répétition… Je me souviens de réaction mitigées à la création de O Zlozony/O composite et ne comprends absolument pas pourquoi ce ballet n’a pas suscité l’émerveillement le plus pur. Pourtant, rien que le titre… écoutez… oh !…des voix qui chuchotent des confidences, une langue étrangère dont je ne soupçonne pas même la nationalité, pure incantation, d’avant la signification ; une danseuse en apesanteur et des hommes sensuels ; un fond étoilé … Melendili n’hésiterait pas : c’est cosmique ! Si les balletomanes du dimanche étaient des lectrices du magazine Elle, je leur ferai l’équation de la semaine : fond étoilé d’In the night + l’intermède du Parc où Aurélie Dupont est portée en apesanteur par les jardiniers = O Zlozony/O composite. C’est au point que si la correction adressée à « Jérémie » n’était pas un lapsus du répétiteur, je vais devoir revoir mes positions concernant Jérémie Bélingard ; j’ai eu une petite pensée pour Amélie et son engouement pour la « sexitude » de cette étoile, parce que si c’était bien lui (et j’ai toujours du mal à croire que Jérémie Bélingard puisse avoir une danse plus latino qu’Alessio Carbone qui, s’il n’y a pas confusion, montrait plus une raideur romaine que l’onctuosité latine)… je dois reconnaître qu’il y avait de la sensualité dans l’air – après, Palpatine vous dirait que c’était à cause de Muriel Zusperreguy dont la présence n’était évidemment pas pour gâcher le trio.

La répétition allait son train avec tout le sérieux des danseurs et l’enthousiasme des musiciens ; tous prennent une longue pause pendant que des techniciens apportent de grandes bennes sur scène. Je me demande, vaguement inquiète, si les danseurs vont se cacher dedans, mais le contenu de ces immenses poubelles a tôt fait d’être déversé sur scène : de la terre ! Pendant une vingtaine de minutes, elle est répandue à coup de pelles, étalée, aplatie, tassée, et enfin… arrosée ! J’imagine bien sur le CV : terrassier ? mais vous n’étiez pas technicien à l’opéra ? – si, si, justement. C’est assez hallucinant. Avec le tuyau d’arrosage qui ressemble à un lance-flammes, l’état de guerre est déclaré ; le spectateur va s’en prendre plein la tête. Après cette installation et quelques faux-départs dus aux éclairages (sans lumière, l’orchestre peut difficilement suivre la partition), les danseurs qui s’échauffaient jusqu’alors autour du praticable terreux se lancent dans la chorégraphie de Bausch. La puissance des ensembles et la violence de la musique me terrasse dans mon siège, j’en ai oublié jusqu’aux palabres un peu bruyants pour régler les lumières. C’est à couper le souffle et l’Élue, musique achevée, reste effectivement au sol jusqu’à ce qu’un danseur vienne la relever ; on a le sentiment qu’elle va tomber à chaque fois qu’on lui presse l’épaule ou le dos pour la féliciter, comme si la violence des hommes se perpétuait, amoindrie, chez les danseurs. Ce n’est pas un ballet émotionnellement anodin, il semble falloir du temps pour sortir de son rôle.

De les voir là, épuisés, la pièce achevée, on en est presque désolé, on mesure la solitude de ces répétitions tardives, lorsqu’ils dansent pour personne sinon pour rien. Et je me demande si elle est allégée par la présence du public les soirs de représentation, si cette présence les galvanise, ou si la solitude demeure en dépit du public, invisible derrière les feux de la rampe. Je n’arrive pas à savoir si je crains le mécanisme d’une danse devenue répétitive au-delà des répétitions ou si je suis rassérénée par le geste toujours fait pour soi. Quoiqu’il en soit, le Sacre du printemps secoue. C’est à répéter – non tant pour les danseurs que pour les spectateurs.

 

4 réflexions sur « Sacrée soirée composite »

  1. Eh bien, quel enthousiasme – on a tellement parlé du Lac des Cygnes qu’on en avait oublié cette soirée, et maintenant, il va falloir se remettre en quête de places si je comprends bien ? De la terre sur la scène de l’Opéra, j’ai quand même du mal à imaginer… Tes équations sont tres imagées en revanche, j’en redemande !

    1. Une « raideur romaine »…. Je commence à comprendre pourquoi le sieur Berlusconi ne peut s’empêcher de fricoter avec des mineures 🙂

    2. De la terre avec Pina, de l’eau avec Kylian (si si la pluie sur la scène de Garnier déjà vue!)…
      Mimy je suis entièrement d’accord avec toi sur la pièce de Trisha Brown, c’est très poétique. J’ai adoré la « musique » et les bulles de légèreté qui se déplacent sur scène…

    3. Pink Lady >> Palpatine a eu un des six pass le soir de la première mais le lendemain, nous avons fait chou blanc, même en traînant après la fermeture des guichets au point de devoir ressortir par l’entrée principale, escortés par les deux vigiles qui avaient déjà fermé l’entrée de la billetterie.

      delest >> Je préfère ne pas savoir ce que vous inspirent les colonnes des temples greco-romains.

      Le petit rat >> Que d’éléments ! J’en étais restée aux flocons de Casse-Noisette et aux fleurs de Wuthering Heights.

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