Le persil fleurit
dimanche 5 janvier
Repartir et s’activer pour ne pas y penser, ranger du linge, défaire la valise, faire des courses, une tarte butternut-sésame, la deuxième du livre offert par le boyfriend.
lundi 6 janvier
Se sentir femme : cette expression me donne l’impression que les attendus de la société vous tombent dessus. Non pas que je rejette en masse les codes de la féminité. J’en ai joué parfois, j’en ai conservé certains qui en valent bien d’autres, en ai abandonné d’autres encore qui m’auraient encombrée. La psy insiste. Il y a mille manière de. En quoi je me sens femme. La question me hérisse dans son insistance. Ça ne m’intéresse pas. Je ne me sens pas femme. J’en suis une, c’est entendu, mais je me sens plus toon, zébulon ou souris. Juste moi, quoi. Femme, je peux l’être dans le regard désirant d’un homme et j’ai envie de dire, c’est son affaire ; je n’ai pas envie de me considérer avec un regard qui ne m’appartient pas, qui peut m’embellir mais aussi me réduire.
Obtenir un feedback des ados est mission impossible, mais M. en fin de vingtaine, chouchou et tatouage flamboyants sous les collants roses, n’a aucun problème. Elle aime bien le travail des épaulements, c’est agréable, c’est dansant. En revanche, elle aimerait que ça aille plus vite, moins marquer, qu’on danse, quoi. Et tant pis si on se plante, qu’on y aille — une approche qui paralyserait certaines ados du cours, moins avancées dans leur technique, mais surtout moins assurées, qui ont besoin d’être rassurées et ne se lancent qu’en périmètre sécurisé. M. n’est pas en désaccord avec mon observation, même si elle ne comprend pas : je suis cool, quand même. Trop ?
mardi 7 janvier
Mon profil de prof se dessine. Au cours barre au sol, Y. profite de ce que les autres ne sont pas encore arrivées pour me dire que je peux davantage les pousser. Les précisions de placement, c’est bien, ça lui fait comprendre des choses pour le cours de danse, mais il lui manque quelque chose, des courbatures en fait, il n’a pas de courbatures ensuite comme c’était le cas avec la prof dont j’ai pris la suite, il ferait bien une série supplémentaire à chaque fois. Je pense à la barre bourrine de l’ancienne prof, qui tétanisait inutilement les muscles, mais aussi à la satisfaction que j’ai à retrouver imprimés dans mon corps les chemins découverts en cours de posture (qu’on emprunte ainsi plus facilement pendant quelques jours). Je ne pense plus qu’à ça ensuite, à lui, sa remarque, à l’intensité du cours, et au cours suivant, ça se poursuit, je trace au milieu de au lieu d’évoluer avec. Alors que c’était le retour de C. après son opération et que l’atmosphère était aux retrouvailles.
La femme qui s’était fait mal à la cheville au dernier cours avant les vacances n’est pas là : entorse. :s
mercredi 8 janvier
Est-ce qu’on peut refaire ? Et gagner trois minutes de répit sur la conduite du cours ? Et comment qu’on peut refaire ! Je ne sais pas si c’est la simplicité de l’exo qui leur plaît, le lien aux autres (s’avancer et se reculer en cercle plutôt que travailler seul face au miroir) ou, comme je le soupçonne, la musique qu’elles probablement entendue ailleurs et qui se retrouve, délicieuse incongruité, dans le cours de danse classique. C’est raté pour la légèreté de la marche sur demi-pointes, mais R. donne tout ce qu’elle a pour cette version instrumentale d’Ed Sheran et scande de la tête chaque mesure. She’s in love with her body.
Il se met à neiger pendant le troisième cours de l’après-midi. Les enfants vont à la fenêtre avant de remonter se placer dans la diagonale.
Dernier cours de la journée, les élèves sont désarçonnées, mettent deux exercices de barre avant de parler : j’avais dit que les parents pourraient assister au cours, qu’on leur montrerait la danse des mirlitons travaillée avant Noël. J’avais complètement oublié, rapatrie chaises et mamans dans le studio. L’une d’elles me confiera son soulagement à la fin du cours : elle a posé son après-midi exprès et travaillera jusqu’à 21h pour rattraper ses heures. Je ne sais pas ce que sa fille lui a dit, qu’il fallait absolument qu’elle vienne, sans doute. Je m’empresse de m’excuser auprès de cette mère, il y a eu une incompréhension, c’était une présentation sans prétention, je proposais aux parents de venir regarder bien installés plutôt qu’à travers la vitre de la porte, je ne pensais pas les faire déplacer exprès s’ils n’accompagnaient pas déjà leur enfant. Mais elle est ravie d’être là, n’a jamais l’occasion de voir sa fille en cours et c’est beau ce que vous leur faites faire. Mes mirlitons mirlitonnent gaiement l’heure durant. Une heure inattendue d’élèves attentifs.
jeudi 9 janvier
La neige fondue qui goutte des arbres ne fait pas le bruit de la pluie en tombant sur la neige encore blanche, elle crépite.
La neige fondue tombe sur la neige encore blanche. Elle goutte sans un bruit de pluie – elle crépite. La neige comme le feu.
Y. est de retour avec ses courbatures tant espérées, nous sommes saufs.
Les élastiques transforment la barre au sol en jeu, j’ai du mal à ne pas faire l’enfant. Professeur néanmoins, je m’emploie à corriger le dos arrondi de cette femme pourtant souple (mais relativement âgée, je n’avais pas encore osé).
Deux nouvelles testent le cours adulte débutant. Aucune n’est réellement débutante. L’une a passé un bon moment, mais reste sur sa faim, je ne la reverrai pas. L’autre, mieux placée, ports de bras splendides, y trouve son compte ; ça lui permet de reprendre en faisant attention à ses articulations.
Leur présence me donne l’impression de passer une évaluation. C’est étrange dans ce cours, qui est celui où je m’autorise le plus de choses, où je me sens le plus moi-même (parce que les élèves n’ayant pas d’autres référents, je ne cherche pas à me conformer à ce qui est attendu d’une professeure de danse classique ?). En temps normal, la pointe de stress se serait traduite par de l’inhibition ; ici, c’est le contraire, je surjoue mon personnage et quand une vingtenaire se marre en reconnaissant Pocahontas dans la musique des ronds de jambe, je lui demande si elle aussi pense aux pleurs du chat sauvage au petit jour.
Les sources se dégèlent
vendredi 10 janvier
Deux heures (2) pour régler dans les grandes lignes la choré sur laquelle j’angoissais en sourdine depuis une semaine (168 heures).
Je lis Liv Maria dans soleil, tente des croquis pour une première linogravure.
Cours de stretching postural : pas de révélation particulière ce soir, mais un travail musculaire intense qui petit à petit tombe en place. J’apprends ne pas être la seule à rester habiter dans le coin pour continuer à profiter de ces cours.
samedi 11 janvier
Je fais de la merde, patauge dans les chorés.
Puis passe chez Rougier & Plé (que le boyfriend appelle toujours Graphigro et que je prononce mentalement Rougie ép’lé) pour m’essayer à la linogravure, ça me travaille. J’achète une gouge et une petite plaque, mais pas de rouleau ni d’encre, je me méfie de moi, je repasserai au magasin si je surmonte ma peur de gâcher.
dimanche 12 janvier
Journée à la fois efficace et reposante, faite de menues tâches administratives, de lecture sur le rebord de la fenêtre au soleil et d’un coup de fil à Mum. En fin de journée, la frustration revient et je me botte les fesses pour faire un deuxième envoi de manuscrit.
Insecure S1E1 : not sure about it.
lundi 13 janvier
Le saule pleureur : rose puis doré puis jaune puis de nouveau écorce sous la lumière blanche.
Je me suis précipitée dehors pour la lumière, mais le parc Barbieux est brumeux, encore à l’ombre. Les rares rayons entre les arbres, divins par décret optique, en sont tout épaissis, presque palpables. Si le soleil était plus haut, il pourrait en surgir des cerfs avec des papillons pailletant autour des bois. À défaut, des promeneurs à bonnet. L’étang est gelé, moi aussi. Les canards nagent dans l’ellipse d’eau maintenue liquide par le jet de la fontaine. Je rentre fissa.
Je procède à un nouvel envoi de mon manuscrit, un seul à la fois ; les modalités diffèrent à chaque fois. À chaque maison d’édition, il faut revoir sa copie, rédiger un message ou une présentation, inclure une référence aux ouvrages édités par leurs soins aux côtés duquel il ferait sens de publier le mien, vérifier les documents joints, leur poids, compresser, compiler, ilovepdf enfin ça dépend des fois. Et envoyer. Prendre mon élan me prend à chaque fois toute mon audace du jour.
Au cours de ce soir, axé sur les épaulements, ça commence à avoir de l’allure, à tomber en place. Il fallait manifestement laisser reposer pendant les vacances. Ou passer à plus artistique. Les élèves sont sérieuses et tristounettes pendant une partie du cours, l’amusement revient pendant les sauts (elles apprennent les sauts de basque) et à la toute fin quand on teste en diagonale un bout de la coda du cygne noir.
mardi 14 janvier
Qu’il puisse exister une salle de danse dans un lycée me sidère et me ravit. Une vraie salle de danse, avec un lino adapté, un miroir, des barres fixes et mobiles, mais aussi un tableau blanc interactif qu’on s’attend davantage à trouver dans un établissement scolaire que dans un studio de danse, et… un quart de queue ! Je donne cours avec un accompagnateur, c’est Byzance et gênance car il faut chantonner. Tu veux vraiment Prokofiev ou… ? Il ne complète pas, mais oui, je chantonne la marche des chevaliers par défaut comme 80% des profs de danse. Il joue autre chose. Et à un moment, je connais, c’est mais c’est L’Arlésienne !
Les élèves sont épatants. Ils sont du même niveau théorique que mes classes du conservatoire, mais en horaires aménagés plutôt qu’en horaires traditionnels. Forcément, à danser tous les jours, le niveau n’a rien à voir. Le cours file, un peu trop facile peut-être ; quand je m’étonne qu’il fasse si chaud dans cette salle pourtant, les élèves rétorquent que c’est parce qu’on bouge bien…
En sortant, le ciel est vaste au-dessus de l’immense bâtiment soixante-disard, ponctué des ramures d’arbres qui dépassent, de la ville au loin, des couleurs du jour qui ne s’est pas encore couché (une victoire de minutes). Je respire ce ciel de fin de journée dans le flot des lycéens qui ont fini la leur, tous immenses et semblables dans leurs habits noirs et leurs traits mal dégrossis de l’enfance dont ils se sont tout juste extraits. J’ai encore mes cours habituels à donner, mais je goûte la respiration, comme si moi aussi j’en avais fini de quelque chose.
J’avais oublié l’apéro de nouvelle année après le cours adulte. Mon dîner reste dans le sac, je houmousse et noix de cajoute en écoutant ces histoires d’adulte qui sont presque toutes des histoires de parents. Un fils a arrêté le lycée, refuse de passer le bac en candidat libre et passe ses journées à lire ; sa mère a découvert qu’on pouvait être en décrochage scolaire sans être en échec. Je suis comme la mère, je ne trouve pas ça très raisonnable ni rassurant, puis je pense au boyfriend qui a un bac+5 mais pas le bac, une équivalence passée au débotté dans une salle des Beaux-Arts, et pourquoi pas.
Les cris des faisans se font entendre
mercredi 15 janvier
Pas si pire, ce mercredi.
jeudi 16 janvier
Je ressors de chez le généraliste avec une ordonnance pour une radio, de la kiné et un check-up ORL. La dernière (et première) fois que je l’ai vu, c’était en 2023. Merci à 2024 d’avoir été une année blanche.
Le conservatoire me demande des appréciations pour les bulletins des élèves. C’est tellement dur à rédiger ! Je comprends mieux les copiers-collers que j’avais souvent sur mes bulletins scolaires pourtant manuscrits.
Eurêka non pédagogique : je me rends compte que si l’image d’un jeune chiot enthousiaste me vient au sujet d’une de mes élèves à la gestuelle approximative, c’est que j’ai entendu moult fois son prénom dans les anecdotes familiales… du chien de ma grand-mère.
À la barre au sol, je réitère un exercice de mon cru pour les attitudes et même réaction à Lille qu’à Lambersart, ça décrasse.
vendredi 17 janvier
Une douleur aigüe à l’aine me réveille dans la nuit. Je ne sais pas pourquoi, je pense à mon amie P. et à la torsion des ovaires qu’elle a enduré, avant de retrouver la raison et de chercher sur mon téléphone un schéma du nerf fémoral. Il passe bien par là ce petit enfoiré, même si ne s’était encore jamais manifesté à cet endroit.
Quand je me rendors enfin, c’est pour rêver dans mes rêves — des hallucinations. Le cauchemardesque ne concerne pas la vision, mais la sensation : allongée dans mon lit, ça se met à tourner violemment, je décolle (ou mes organes à l’intérieur de moi), comme attachée par les pieds à une centrifugeuse pour astronautes.
Un album de mon accompagnateur préféré vient de disparaître de Spotify sans crier gare, ruinant les correspondances musicales de plusieurs exercices de mes cours. Je n’avais donc pas supprimé les pliés par mégarde. Je voulais déjà le faire pour des raisons économiques et éthiques (payer moins / mieux rémunérer les artistes), mais il va vraiment falloir que je prenne le temps de m’organiser sans Spotify.
Je passe la journée ou presque à finir de saisir les appréciations, avant d’aller assurer un remplacement avec des élèves dont il est cette fois légitime que je ne me souvienne pas de leur prénom. Épatée par leur solidité sur pointes. Par leur plaisir à tenter avec mon pas de pirouette épaulé.
L’anxiété, évidemment. Je suis explosée physiquement, j’aurais voulu que le boyfriend soit déjà là.
samedi 18 janvier
Je vais les tuer. Je murmure de moins en moins à mesure que les bavardages ne cessent de reprendre. Que les petits aient du mal à rester concentrés, je veux bien, mais les grands… Je deviens désagréable, vraiment, menace de les retirer purement et simplement de la choré s’il faut en arriver là.
Au milieu du cours, nous quittons la salle pour aller marquer la chorégraphie dans le hall de l’auditorium (puisque la direction veut que les interventions aient lieu dans les espaces du conservatoire et ne pas cantonner la danse aux studios qui lui sont dédiés — bien pratiques pourtant). Il faut composer avec quatre poteaux, mais aussi avec les portes coupe-feux qui font perdre de l’espace, des bureaux poussés à la hâte ou encore un paillasson encastré dans le sol, dans lequel on risque de se prendre les pieds. Alors qu’on brainstorme et qu’on teste ensemble, une élève suggère de placer le public au fond de la salle et d’inverser les coordonnées de l’espace mais sans changer de place comme ça on reste devant. Le culot me sèche. Lorsque je propose de chercher des poses finales par groupe autour des poteaux, histoire de renverser la contrainte en créativité, la même élève réclame l’un des poteaux du milieu parce qu’elles ne sont jamais devant. La même élève qui, un peu plus tôt au studio, a essayé de me faire retirer un pas trop difficile alors qu’à peu près tout le monde (y compris elle) y arrivait. La même élève qui passe son temps à discuter et à tirer la tronche. C’est elle qui se plaint d’être derrière ? J’hallucine. Je doute aussi, aussi sec : est-ce que je n’aurais pas du prévoir des changements de ligne — sur 1’37 de musique ? est-ce que j’ai négligé cette élève au profit de chouchous involontaires ? et si ses bavardages étaient la conséquence et pas la cause de mon relatif désintérêt à son égard ? Mais j’hallucine surtout. Ou plutôt, je n’hallucine en rien : les appréciations déjà saisies sur son bulletin corroborent ma perception. Il y a un problème de comportement et on verra pour être devant quand il ne se posera plus.
Le professeur qui prend ma suite dans le studio me demande des nouvelles de cette élève extraordinaire. L’incroyable C. ? Non, non, pas elle, une autre blonde qui était déjà là l’année dernière. Je ne vois pas, on passe la liste en revue, et R. voilà c’est elle. R. est brune de chez brune, niveau origines asiatiques. Mais lumineuse, il est vrai.
Le boyfriend m’attend en haut de l’escalator à Lille Europe. Une poussette interrompt ma course de comédie romantique pour me jeter dans ses bras. J’ai envie de le manger pendant tout le trajet. On se raconte nos misères de voisine de TGV et d’élèves. Sa main autour de ma taille m’apaise même à travers le manteau, comme la première fois où je m’étais sentie bien sans comprendre pourquoi, sans réaliser de suite que c’est parce que sa main s’était posée là, et quand c’était monté au cerveau j’avais posée la mienne sur son avant-bras, comme un piaf affolé à la bourre sur sa migration dit je reviendrai. Sur le canapé, il faut se réapprivoiser, mais tard dans la nuit, alors oui. Trop fatiguée pour l’anxiété, je suis parfaitement en lâcher-prise et je me sens si bien englobée.
il est si beau (je lui dis)
je suis biaisée (objecte-t-il)
bien biaisée (nous running jokons)
dimanche 19 janvier
Ivre de sa peau.
Moi qui aime le corps maîtrisé, les muscles en discrètes courbes de Bézier et les os saillants, je découvre ce week-end le plaisir du gras, de la peau qui n’adhère pas. Pas sur mon propre corps, il ne faut pas rêver, il ne faut pas que ça bloblotte, mais sur le sien. Je le parcours pourtant avec plaisir depuis quatre ans, mais ce week-end c’est différent, il se modèle à ma main, une cire chaude et douce comme jamais, je m’enivre du plaisir de la peau que la caresse amène à soi.