Les arcs-en-ciel disparaissent
Dimanche 23 novembre

Une journée en silence. Dans le silence, comme une matière liquide, réparatrice.
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Lundi 24 novembre
Le chat me réveille le matin d’une pattoune interrogative (de préférence quand je suis sur le ventre et qu’il peut escalader les mollets). Est-ce qu’elle est réveillée ? Maintenant oui.
Transformée en vitrine de Noël, la fenêtre de l’école de danse a des airs de foyer dans le noir de la nuit tôt.
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Mardi 25 novembre
Le chat attend que je sois réveillée pour me grimper dessus : mieux.
Au bout d’un an et demie, L. et moi comprenons qu’il lui manque un étage d’abdos. Pas physiquement, hein, juste dans la sensation et le contrôle. Ses amies plaident la gestation de jumeaux. Tu m’étonnes.
Le boyfriend revient, l’anxiété aussi, qu’il soulage de son corps dans le mien dans l’obscurité de la lumière et des yeux fermés, la chair malléable à soi.
(Sally Rooney écrit des scènes de sexe incroyables.)
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Mercredi 26 novembre
Je donne plus d’heures de cours que je n’ai d’heures de sommeil. Ça se passe étrangement bien.
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Le vent du nord emporte les feuilles des arbres
Jeudi 27 novembre
Le chat vient ronronner sur mes jambes alors que je m’étais re-glissée sous la couette le temps de manger mon bol de céréales. Je nous octroie cinq minutes qui en deviennent dix. La douceur sous mes doigts arrache un moment de vie au temps automatique de la préparation matinale.
Il n’y a pas de pilote. Le diagnostic de toutes les tensions est enfin posé en réunion, même s’il ne l’est que sur une partie synecdoque — je transpose, trop soulagée de voir que la confusion dans laquelle je patauge est réelle et pas seulement perçue. J’en ai la confirmation : la personne qui coordonne est sur le même plan hiérarchique que ceux qu’elle coordonne, le pouvoir de décision revenant au directeur, lequel est au four et au moulin, à la musique, au théâtre et à la danse. Comment peut-on penser qu’une coordination sans pouvoir décisionnel puisse fonctionner autrement qu’en théorie ? Je n’arrive pas à comprendre.
La pianiste est absente, la moitié de l’effectif éclopé : je demande à celles qui restent si elles préfèrent faire un cours normal ou travailler une variation. Elles n’osent pas trop, puis la variation, elles sont unanimes. D’habitude, il n’y a que les classiques qui ont droit au répertoire (elles, sont en cursus danse contemporaine ou jazz). La variation est trop belle, en plus, Le Lac. Au sol, on est dégoûté de ne pas pouvoir participer.
Je profite de leurs coups d’aile donnés avec un plaisir manifeste pour leur demander quelle est leur relation avec les pointes, si elles ont envie de — oui. Pareil, on ne leur propose jamais. Des yeux brillent. Des vraiment ? L’une en fait tous les dimanche, chez elle. En ne les voyant jamais apporter les chaussons ou évoquer la question, j’étais partie du principe qu’elles n’avaient pas envie de s’infliger ça, et elles étaient parties du même principe, que ce n’était pas pour elles. Tout ce qu’on s’empêche en présumant de travers.
Pas bien assurée, je distingue néanmoins les deux jumelles du premier coup, ne me trompe pas dans l’allitération de leurs prénoms.
Mais comment on peut allonger le buste tout en contractant les abdos ? Un muscle se raccourcit quand il se contracte, m’oppose justement une dame si belle et adorable à la barre au sol. Avec mes petits biceps ridicules et une gourde, j’explique la différence entre contraction concentrique et contraction excentrique. Ou pourquoi on peut faire deux cents crunchs (la fatigue me rend hyperbolique) et ne toujours pas réussir à engager ses abdos en arabesque. L’immense jeune fille qui prépare l’EAT jazz approuve du regard, je vois à son sourire qu’elle le savait déjà.
Plus je suis fatiguée, moins j’ai de filtre. Le jeudi à 21h, je fais honneur à la réputation des Lions, je fais le show en racontant n’importe quoi. La nouvelle qui prend un cours d’essai doit penser qu’elle est tombée chez les fous, mais la folie manifestement lui convient, ça a été pour elle, elle s’inscrira si elle réussit son concours lillois.
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Vendredi 28 novembre
Journée de formation pleine de collectivités territoriales, départementales, régionale, municipale, préfectorale… J’apprends que la décentralisation a un faux ami : la déconcentration. Et aussi que la technique américaine de danse classique est la meilleure, dixit une candidate péremptoire qui peut le prouver dossier médical à l’appui, à cinquante ans passés elle n’a pas un pet d’arthrose — candidate qui mentionnait à la pause précédente à quel point Vaganova est génial sans expliciter pourquoi ce n’était pas du tout ça, ma récente découverte enthousiaste de leur manière de prendre les tours. Je commence à soupçonner que l’aléatoire dont il est fait mention par les candidats qui ont déjà passé le concours et y ont échoué coïncide en grande partie avec la facilité ou non avec laquelle ils peuvent être managés — des personnalités flamboyantes dirons-nous. En danse classique, nous sommes cent candidats à briguer cinquante-sept postes ; cela fait de nous une filière plutôt privilégiée.
Complètement abrutie, j’attends le dîner pour récupérer quelques connexions neuronales et trouver quelques pistes pour encadrer la création chorégraphique du lendemain.
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Samedi 29 novembre
[rêve de non-fumeur] ce n’est pas terrible c’est vrai mais je fume quoi une peut-être deux cigarettesJe montre la traversée et l’élan des bras dans l’assemblé quand soudain, un choc sur le plat de ma main gauche… qui a frappé la joue d’une élève dissipée passée en courant derrière moi. C’est ma faute, dit la pauvre gamine et je ne sais pas si cela me rassure (sur une éventuelle plainte des parents) ou cela m’attriste (articuler la faute dans le moment de la douleur… comme si elle pensait quelque part le mériter). La salle où se trouvent les poches de froid est fermée, ne sachant que faire, est-ce pire, je la laisse appliquer mes doigts froids sur sa joue (t’as les mains froiiiides, comment c’est possible, les miennes sont chaaaaudes !), puis une gourde encore un peu fraîche.
Vers dix-huit heures, à sa quatrième heure de cours, une grande adolescente accuse un coup de fatigue, se plaint de muscles lourds. Information prise, elle n’a pas déjeuné ce midi. J’ouvre de grands yeux, proteste. Ce n’est pas possible, il faut qu’elle mange ! Non, mais elle a pris un petit-déjeuner vraiment consistant, hein, c’est juste qu’elle n’aime pas danser le ventre plein, elle se sent lourde, pas bien. Elle se veut rassurante, m’inquiète davantage : ce n’est pas qu’elle n’a pas mangé ce midi ; c’est qu’elle ne déjeune pas le samedi midi. Je m’attendais à une erreur logistique, un manque de temps, un tupperware et un porte-feuille oublié… pas à quelque chose de systématique. Il faut qu’elle mange, ce qu’elle veut, mais il faut qu’elle mange. On prend un moment pour trouver ce qui pourrait passer : même les pâtes sont disqualifiées, trop lourdes. Du quinoa, peut-être ? Elle n’a pas essayé, me laisse le bénéfice du doute. Je ne la sens pas convaincue, cherche d’autres choses : des barres de céréales entre les cours, par exemple. Elle n’aime pas trop ça, trop sucré. Des amandes, des raisins secs alors… Les amandes retiennent son attention. Et des pruneaux peut-être. Ça semble envisageable.
Les TCA aussi. Je me souviens après-coup lui avoir déjà donné la fin de mon paquet de Gerblé un cours passé, alors qu’elle commençait à se sentir faible : ils sont super bons en plus ceux-là, avait-elle dit en connaisseuse, ce qui m’avait surpris. Qu’une sportive les trouve pratiques pour leurs apports nutritifs, c’est dans l’ordre des choses, mais qu’une ado loue leurs vertus gustatives…
Frankenstein par Guillermo del Toro : l’esthétique IA me gêne, rend la suspension de l’incrédulité compliquée. La créature créée à partir de cadavres frais, je veux bien, c’est la partie science-fiction gothique, mais les photographies et dessins restés intacts dans la neige, après l’explosion, sérieusement ? L’esthétique IA me fait ressortir de l’histoire (si tant est que l’antipathie des personnages m’ait permis d’y entrer) ; je m’agace d’incohérences narratives que, sans ces images léchées et ces lumières absolues, je n’aurais jamais songé à relever. À moins que ça ne tienne à l’œuvre originale, que je n’ai jamais eu envie de lire, à son récit tout en symboles hyperboliques. De fait, si l’on s’en tient aux symboles (la pureté qui ne trouve son absolu que dans l’éternité de la mort, la bonté qui ne se voit bien qu’aveugle, la monstruosité qui réside dans celui qui croit au monstre…), c’est puissant.
Crise de culpabilité le soir, ça recommence comme la dernière fois, le sentiment de faute, les sanglots. Ce n’est pas de ta faute, me dit le boyfriend, c’est un accident. Et aussi : tu es à vif psychologiquement. Il n’empêche, ça recommence comme la dernière fois. Comme la dernière fois : d’en prendre conscience, la culpabilité se trouve soudain coupée de l’événement qui m’en semblait à l’origine — qu’une culpabilité plus profonde, plus diffuse et probablement moins fondée (mais plus douloureuse aussi) aura pris comme prétexte pour se manifester. Ça va mieux, mais je suis rincée.
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Dimanche 30 novembre

Tu as fait du yoga aujourd’hui ? demande le boyfriend en constatant mon état mental peu reluisant. J’ai marché au soleil au milieu des arbres, c’est un peu pareil. Le soleil m’appelait et j’ai eu du mal à m’extraire, me désengluer des actions à effectuer pour sortir de chez moi, tout comme j’ai ensuite eu du mal à ressortir la nuit tombée pour me rendre à la soirée d’au revoir d’H. J’ai failli faire faux bond et j’ai bien fait de ne pas : son avion pour le Japon était le lendemain. J’ai bien fait de ne pas : j’ai passé une très bonne soirée, anxiété envolée pendant quelques heures, à discuter avec des camarades que je n’ai plus trop vues après trois années à se côtoyer quotidiennement dans tous les états de fatigue et fou rire, à manger des chips, des gyozas, du mochi enrobé de tofu frit, du carrot cake et du panettone.
Je rentre en métro avec des soupes lyophilisées que j’ai intérêt à manger avant d’avoir oublié leur intitulé indéchiffrable et un étudiant un peu plus âgé que moi, qui se trouve habiter la même ville et être le compagnon d’une prof dont je ne cesse d’entendre le nom sans la rencontrer — c’est un petit monde. Lui n’est pas venu à la danse par passion ni même par hasard, mais parce que ses parents l’y ont inscrit puis l’ont poussé à continuer en dépit de son attrait pour des études scientifiques. Il s’interroge toujours sur ce qui le pousse ou l’a poussé à persévérer une fois adulte dans cette discipline qu’il ne goûtait pas, à y revenir après s’en être éloigné. Peut-être ses parents avaient-ils compris quelque chose qu’il lui fallait lui du temps à comprendre. Apprendre à aimer ce que l’on nous donne, même quand on n’a pas d’attrait pour. Peut-être aussi s’est-il retrouvé dans un piège abscons, mais je ne le dis pas comme ça, plutôt comme ceci : quand on a mis tant d’efforts dans quelque chose, il devient difficile de l’abandonner ; on préfère continuer et s’efforcer de trouver du sens à ce que l’on fait plutôt que de passer à autre chose et s’avouer que l’on a fait tout ça pour rien — la force mentale qu’il faut alors pour encaisser l’absurdité et le gâchis. Toujours est-il qu’il s’interroge, et moi aussi : l’anti-vocation va à rebrousse-poil du milieu artistique.
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Lundi 1er décembre
[rêve] les enfants sont dissipés, il faut régler le passage de la petite à la grande salle et pour cela sortir et changer de bâtiment, je passe de l’un à l’autre avec puis sans eux pour retrouver l’autre groupe et je m’emmêle dans la ville, à force de faire le tour du pâté de maison je ne retrouve plus l’entrée, le bon bâtiment coloré, je cherche, je me change dans des toilettes qui ne sont pas des vestiairesPlaisir de voir mon élève progresser en cours particulier. J’arrive à comprendre ce qui cloche dans ses posés tours, l’arabesque plutôt que la seconde, et ça s’améliore à vue d’œil en trois quarts d’heure.
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Les mandarines tachibana virent à l’orange
Mardi 2 décembre
[rêve] il y a quelque part une grande demeure, un grand domaine, la route n’en est plus une, on dirait un grand huit dit Mum au volant et par les amplitudes et les inclinaisons des virages c’en est un, la route presque rail, ça va un peu trop viteJe me réveille encore fatiguée d’une nuit de plus de huit heures, la tête pleine du conservatoire, des bourdes que j’ai pu faire ou que je risque de faire.
Les nouvelles musiques sélectionnées cette fois plaisent aux élèves adultes ; l’incertitude descend d’un cran.
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Mercredi 3 décembre
Après les cours, je reste près d’une heure à discuter avec ma collègue de l’accueil, à parler d’horreur en film (sa fille a été retenue à un casting) et en vrai (un de ses collègues de son autre boulot est mort dans un accident de voiture — si jeune que ses organes ont sauvé la vie de cinq enfants). On parle de toute autre chose aussi, de goûter par exemple, j’ai toujours plein d’idées pour le goûter, qu’elle prend tardif alors qu’il serait temps peut-être que je rentre dîner.
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Jeudi 4 décembre
Comme je le soupçonnais, la variation du cygne blanc du deuxième acte va bien à cette élève qui, la semaine dernière, était de repos post-ostéo. Elles étaient plusieurs à être sur la touche la semaine dernière, si bien qu’on (ré)apprend la variation davantage qu’on ne la travaille. Il faudra encore une séance pour que les relevés ne se transforment pas en piqués et que les bras soient suffisamment sûrs de leurs trajets pour devenir des ailes.
Avec la fatigue, je n’ai plus de filtres ; la folie guette mon rire en barre au sol et au cours adulte. C’est un peu n’importe quoi, mais Merci pour la bonne ambiance, me glisse ensuite mon élégante aux cheveux blancs — elle avait le pétillant en berne fin novembre. Une élève manque (plusieurs, mais une manque ou me manque), encore hospitalisée après avoir failli y passer. J’ignorais ce que voulait dire marbré dans un contexte de réanimation. Mais c’est la vie, c’est ce qu’on dit quand la mort s’y glisse, quand le non-existant coexiste.
Questions, sensations, limites, on échange en barre au sol et j’ai l’intuition ensuite qu’il faut changer mon approche, ou plutôt m’en rapprocher davantage, abandonner ce que je gardais comme idée formelle de la barre au sol, de ce à quoi elle devait un minimum ressembler pour que les gens aient bien l’impression de suivre un cours de barre au sol. Dans les faits, après avoir demandé, ils s’en fichent de faire des exercices au sol ou debout ou à la barre, veulent tous travailler leur souplesse et progresser.
J’ai ouvert un espace de compréhension et de questionnements, et je dois maintenant tâcher d’y répondre. Je repense à Y. qui, malgré son arsenal, voudrait plus d’exercices de souplesse active pour étirer l’arrière des jambes, je repense à ses muscles quasi-tétanisés par l’acharnement, puis je repense à la séance de muscu de plein air que j’avais suivie au parc Barbieux, menée par des personnes sans qualifications, avais-je découvert ensuite, qui n’avaient prévu aucun étirement de récupération, mais à la suite de laquelle, m’étirant de mon propre chef, j’avais été sidérée par la souplesse de mes tissus… Il nous faudrait davantage de cardio, quinze minutes d’exercices plus explosifs qu’on n’en a l’habitude, avant de passer aux assouplissements — au lieu des étirements que j’amène progressivement en les couplant ou en alternant avec du gainage. C’est suffisant pour s’échauffer et ne pas se blesser (pour apprendre à contrôler la souplesse qu’on a déjà aussi), mais peut-être pas assez pour véritablement gagner en souplesse. Il faudrait peut-être découpler davantage d’exercices de la musique, pour ne pas imposer au corps de rythme autre que celui de sa propre respiration et lui indiquer qu’il est en sécurité — sans quoi il ne déverrouillera pas son système de (sur)protection (verrouiller les muscles pour éviter tout danger au niveau des nerfs).
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Vendredi 5 décembre
Journée de formation sur l’oral et le dossier à présenter au jury. Choisissez le plus représentatif, nous répète la formatrice, le dossier ne doit surtout pas être trop épais. Le mien ne risque pas de l’être vu la non-existence de mon parcours d’interprète. Je ne trouve rien qui pourrait plaider en ma faveur dans la longue liste des éléments à fournir — il est vrai pensée pour les musiciens : je n’ai pas de discographie, et pas davantage d’article ou d’ouvrage écrit par ou à propos du ou de la candidat(e). À propos.
Le chemin que j’emprunte pour la troisième fois de ma vie pour me rendre au centre de formation est déjà mappé comme un trajet habituel. Le G20 ici, la boulangerie avec sa baguette au levain là. J’ai trouvé le bon équilibre en sortant acheter quelque chose à manger (comme la première fois — aération) mais en déjeunant seule (comme la deuxième — économiser les batteries sociales). Tout va bien.
Et encore en rentrant. Puis plus. J’ai envie de pleurer en regardant les poireaux que je n’ai plus l’énergie de transformer en beignets. Le boyfriend prend la relève et je me mets à pleurer quand il me demande où les couper, si ça va là, à cette nuance de blanc et de vert : je suis incapable de la plus petite décision. Cerveau cramé, tisane au CBD, Émilion-le-hérisson au lit en régression totale. J’entends de loin les bruits apaisants du repas que je ne cuisine pas, la bonne odeur de ce qui cuit (le riz, non les pommes de terre) puis des effluves qui piquent les yeux, même si les miens pleurent déjà (oignon, je pense ; en réalité de la poudre de kimchi dans l’eau de cuisson). Le couteau coupe pendant un temps qui me semble infini, même en sachant le boyfriend précautionneux. Je pense ma perception temporelle perturbée par le CBD, mais le saladier sur la table m’apprend qu’il n’en est rien : une émincée n’a jamais si bien porté son nom. Hé, mais on a du Selle-sur-Cher ! me rappellé-je après le plat, avec tant d’enthousiasme, d’érotisme presque, plaisante le boyfriend, ça lui fait plaisir que je parle comme ça de sa ville. Où il va partir habiter, trigger instantané.
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Samedi 6 décembre
L’avantage des portes ouvertes, c’est que les enfants sont plus attentifs — même si certains parents ont l’air vaguement inquiets quand j’énonce cette vérité. Dans l’ensemble, des sourires, des enfants fiers, des parents contents.
L’après-midi, les portes sont fermées et les préados parlent et parlent. Je n’entends pas les questions très pertinentes qu’on me pose à moins de deux mètres et je finis (ou je commence ?) par crier, sur personne en particulier, seulement pour me frayer l’attention entre les bavardages, avec l’espoir de ne pas avoir à recommencer.
Au dernier cours, les élèves qui ont déjà pris le précédent s’interrogent : fera-t-on seulement du répertoire sur cette heure ? Je les sens un peu déçues ou désarçonnées par le flottement que j’imaginais être la seule à ressentir. Je ne sais pas trop quoi faire de cette heure de cours. Comme les élèves dansent déjà depuis plus d’une heure (depuis trois, même, pour certaines), je trouve un peu idiot de recommencer un échauffement à la barre. Alors je teste diverses formules : une heure trente de « milieu » (les élèves sont généralement épuisées avant la fin), le travail d’une variation du répertoire (même chose, et après deux séances sur la même variation, je sens l’enthousiasme s’essouffler), un travail technique sur une difficulté spécifique (comme les fouettés) ou un mélange des trois. J’ai voulu être attentive à leurs envies et travailler sur ce qui les enthousiasmait, mais cette liberté est en passe d’être perçue comme une errance, un manque de guidage. Il faut que j’y remédie — après les vacances, je n’ai pas les ressources nécessaires en cette fin décembre. Alors j’écoute encore une fois les besoins exprimés et j’improvise un cours de renforcement musculaire et barre au sol. Elles veulent progresser techniquement, sentent qu’il leur manque de la force, de la souplesse (mais surtout de la force) pour monter les jambes plus haut.
Plutôt que d’enchaîner les exercices, je profite de leur maturité et du petit effectif pour leur faire identifier quelques sensations que j’ai découvertes ces dernières années en cours de stretching postural : engager les ischio-jambiers et appuyer dans les orteils pour soulager les mollets dans les relevés, utiliser les adducteurs pour continuer la spirale de l’en-dehors… Certaines s’étonnent, sentent un réel changement, d’autres l’intuitionnent, le perçoivent par intermittence ; une seule élève bute sur une proprioception qui ne lui renvoie aucune des sensations recherchées, ou alors de manière si hésitante que je la soupçonne d’acquiescer à quelque chose qui n’a pour elle aucune réalité corporelle.
American History x : la violence des images / la violence dont on ne se dépêtre pas, même quand on est décidé à s’en sortir / la violence rémanente. À plusieurs reprises, je m’y dérobe, détourne le regard pour ne pas voir, crie en miniature pour ne pas entendre. Bien après le visionnage, à retardement, je prends conscience qu’il faut continuer à bander pour violer, à quel point c’est tordu.

