Shôsho (petite chaleur)

Le vent chaud souffle de nouveau

Lundi 7 juillet

C. met du beurre sur la gâche comme le boyfriend sur les croissants ; je suis entourée de bons vivants. Grande inspiration pour aller me doucher dans les remontées d’égout (dégoût), la matinée est déjà passée. Dans des pots vides de poivre et de compléments alimentaires dont je ne savais pas pourquoi je les gardais, je glisse quelques cuillerées à soupe d’épices de différentes couleurs — c’est toujours celles que j’utilise le moins que j’ai trouvées en plus grande quantité.

Des touches de couleur violettes sont apparues le long de l’eau au parc Barbieux. « Hêtre à poil et charme à dents », C. me fait découvrir l’effiloché des feuilles de ce qui se trouve donc être un hêtre. Un peu plus loin, on sèche devant des tiges de fines fleurs blanches oblongues : un pavier blanc ou ??, la reconnaissance d’images ne permet pas de trancher. Chirashi saumon-thon-daurade ou chirashi façon tartare avec des herbes et de la vade retro coriandre, C. tranche pour l’originalité après avoir été copieusement influencée et m’invite. Les dés de saumon et d’avocat me ravissent à proportion des graines de sésame qui les parsèment. J’entends par-dessus, dans le lointain de la dégustation, des interrogations sur un couple sans langue maternelle commune ; pour elle et son compagnon, pour moi et le mien, les discussions font partie de l’intime, nous en avons besoin, et de sauce soja avec le poisson cru, je me lève pour récupérer les Kikkoman de la table d’à côté. Elle aimerait savoir dire non comme moi ; j’envie sa plus grande souplesse d’esprit. (Je ne sais souvent pas ce que je veux, mais je sais ce que je ne veux pas.)

Après l’application de reconnaissance botanique au parc Barbieux, c’est une application de mesure sonore que C. dégaine dans le métro. Les 70 à 80 décibels constants confirment mon impression : le métro lillois est plus bruyant que le parisien. Je songe à acquérir un casque anti-bruits pour atténuer la fatigue des sept heures que j’y passe sur une base hebdomadaire.

À Lille, il y a
du soleil (!), on plisse les yeux
des pavés qui ne glissent plus
du cramique à rapporter aux collègues
des gaufres comme chez Meert mais moins chères que chez Meert
des vitraux modernes dont C. reconnaît les épisodes
aucun ancien titre sur les rayons danse du Furet et de la FNAC que j’ai connus plus complets
une architecture que l’on admire quand on réussit à décoller nos yeux des injonctions à consommer du rez-de-chaussée (et moi à décoller la cataracte de l’habitude)
des glaces pour savourer les vacances et l’amitié (pistache-pamplemousse après le chirashi saumon-avocat : le code couleur est respecté !)
une pause devant le conservatoire
sur la fontaine de la grand place
dans le parc près de Lille Europe (on fuit pour ne pas être stone)
dans la gare
avant de retirer nos lunettes pour se claquer la bise
et redescendre chacune sur son quai
de train
de métro

Vague de glace pistache et écume de sorbet pamplemousse

Au retour, je trouve une pile de Magazine M dans la boîte à livres : parfait matériel pour une autre après-midi de collage pluvieuse qui n’aura pas lieu (de suite). L’amitié qui rend tout plus fluide, plus neuf, plus simple, plus gai m’avait manqué. Je le savais, j’avais oublié à quel point. Il faudrait j’ai envie, vais tâcher de ne pas me faire ravaler par le tunnel, de ne pas évoluer étriqué à distance de cloisons dont je n’avais même pas remarqué l’apparition, muettes, transparentes. Au dîner, je mange le dernier scone au cheddar congelé l’été dernier au retour d’Angleterre. Aller de l’avant, on a dit, et recommencer.

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Mardi 8 juillet

Moustique ou acouphène ? J’ai parié sur l’acouphène et me suis réveillée avec trois nouvelles piqûres, dont une dans la paume de la main.

J’ai branché un clavier ergonomique à mon Macbook, rehaussé sur une boîte à chaussure pour ne plus avoir à choisir entre douleur dorsale et tendinite. La posture est meilleure, mais je n’avais pas anticipé que le clavier Microsoft serait lu comme un clavier Apple. Où êtes-vous ? Venez, venez, mes petits caractères spéciaux.

Qui dit épilation dit podcast : Roxane Stojanov dans Tous danseurs. J’ai trouvé ça un peu gros qu’elle entre à l’école de danse de l’Opéra en ignorant que cela menait au ballet et à la carrière de danseur professionnel, puis je me suis souvenue que j’étais allée en classe préparatoire en ignorant tout de l’école à laquelle elle préparait (ça me permettait de repousser le moment de choisir une unique matière).

Cours de stretching postural. Quinze jours suffisent pour que mon corps entonne du Marc Lavoine : j’ai tout oublié quand tu m’as oublié. On ne s’énerve pas contre son soi-même, comme dit la prof, mais quand même un peu. Ça va rotationner, oui ?

Sur le dos comme un insecte renversé, un élastique passé au pied et tenu dans chaque main, j’essaye de développer par les ischio-jambiers sans engager le quadriceps (histoire de bypasser le genou). C’est mou du genou des ischio-jambiers, mais dur des adducteurs qui me font trembler, tétanisés dans leur contraction excentrique.

Mon genou ne peut pas (encore ?) aller dans l’hyperflexion (je renonce à m’agenouiller), ça me dépite, puis j’apprends que S. annule ses vacances pour être opérée rapidement des ligaments croisés ; finalement j’aime bien mon ménisque fissuré.


En visio, à distance, on tente de dénouer l’appréhension d’une plus grande distance encore, d’un déménagement auquel je ne prends pourtant pas part — auquel je ne prends justement pas part. De n’être pas concernée, je m’éloigne avant qu’il ne s’éloigne de moi, repli protecteur qui pourrait se transformer en prophétie autoréalisatrice si le boyfriend ne savait si bien me faire parler. Alors on parle. Déménagement, place à laquelle être.

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Mercredi 9 juillet

Les courbatures aux adducteurs, bordel. Du blog, de la lecture. Retour de la tendinite flamboyante : j’en prends conscience en me lavant les mains ; le contact de l’eau qui coule est douloureux (!).

Chaque jour, le même effort pour cesser d’en faire et s’extirper d’une vision productiviste du temps. Avec précaution, pour éviter l’écueil de l’à quoi bon.

Vers 19h, je me désadosse du pin à l’ombre duquel je lisais pour m’allonger sur la pelouse en pente : le soleil est parfait, caresse le corps sans brûler, comme s’il sortait d’un bain de mer. Pour la première fois de la saison, j’ai la sensation de profiter de ces soirées d’été, sans regretter de n’avoir personne avec qui les prolonger.

- Are you coming to bed? - I can't. This is important. - What? - Someone is WRONG on the Internet.

Vous vous souvenez de ce dessin de xkcd ? Depuis que j’ai découvert des communautés de bunheads sur Reddit, je fais la même : I can’t. Someone is asking for ballet advice on the Internet.

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Jeudi 10 juillet

Cours de stretching postural : il manque toujours des muscles-maillons dans la chaîne musculaire de l’en dehors, on cherche à les engager tous, davantage, mieux, dans la durée, en rotation. Un observateur extérieur ne nous verrait rien faire, plantées en demi-plié à la seconde ; intérieurement, ça travaille dur. En petite fente, pied arrière en demi-pointe, on cherche à étirer activement le dessus de la cuisse (comme si on était sur un tapis de yoga et qu’on voulait le déchirer) — c’est l’allongement que l’on est censé retrouver en arabesque. Mes adducteurs aiment-détestent l’étirement final que je proposerais bien en barre au sol s’il ne requérait deux élastiques par personne : allongé sur le dos, un élastique dans chaque pied et chaque main, on ouvre en double attitude en poussant les cuisses avec les coudes.


Pendant, après le cours sur un banc, je discute avec L. Du gaspacho au bout du nez, elle me donne des nouvelles du milieu, me raconte la difficulté à trouver du travail pour les dernières diplômées. J’ai vraiment eu de la chance de tomber sur une année où 1) nous n’étions que deux diplômées en danse classique, 2) une professeur de danse de la région prenait sa retraite, offrant un grand nombre d’heures à reprendre.


L’après-midi se passe à lire : Les Femmes qui me détestent ; à regarder puis écouter : un entretien Blast avec une jeune sexologue au discours libre et bien campé, bouche rouge sur chemisier blanc. Explorer et communiquer, c’est entendu, mais jamais n’est abordé comment rewirer des désirs et fantasmes formatés par la société. J’écoute, je regarde de moins en moins, allongée sur le canapé puis dehors sur le tapis de yoga à regarder les cimes du saule pleureur s’agiter dans la golden hour.


Tentative de cilbir, recette issue de L’œuf quotidien (Christine Legeret, First éditions)

C. et moi cuisinons ensemble en visio, la même recette chacune chez soi (à quelques ingrédients et raccourcis près). On rit ensemble de nos hésitations et nos misères, l’alarme incendie qui se déclenche au beurre brûlé, l’œuf poché (mon premier !) qui perd un peu de blanc pas encore blanc, puis on tombe d’accord que ça ne ressemble à rien mais ce n’est pas si mal, et une fois le tout saucé et commenté, on discute encore une bonne partie de la soirée — discussion fleuve en mégapixels.

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Vendredi 11 juillet

Dans un demi-sommeil, j’aperçois l’aura vibrer au coin de ma paupière (côté droit, tiens) : autant rester couchée et éluder la migraine en me rendormant. Au réveil, ne reste que la fatigue d’une douleur que je n’ai pas sentie.

Les ombres en code barre des arbres au parc Barbieux

Enfin, je me sens, bien, souple dans les heures, dans l’air sur ma peau, en vacances. Les endorphines jouent probablement : je n’ai aucune envie de faire du sport, mais jouer avec mes jambes sur le tapis de pilates traîné pour somnoler dehors, ça oui, pourquoi pas, jusqu’à faire une bonne séance, tester au débotté des exercices de barre au sol trouvés sur un nouveau compte Instagram — décidément les artistes du Royal Ballet font de bons coachs.

Deuxième (second ?) test d’œuf poché, avec la louche Nessie cette fois-ci : encore moins concluant.

Conifère tout vert à l'exception de quelques branches rouges
Les arbres aussi ont le droit de se faire des mèches.

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Les premiers lotus fleurissent
(je ne suis pas au parc Barbieux pour vérifier)

Samedi 12 juillet

La ligne 4 est fermée pour travaux. Ce sera donc le RER B. Qui reste coincé à Saint-Michel, un train en panne à Luxembourg. Ce sera donc le bus 34. Qui part de gare du Nord en suivant le trajet de la ligne 4 et arrive blindé. Ce sera donc le bus suivant. Qui est terminus à Luxembourg. Ce sera donc encore le suivant. Dans lequel on peut, victoire, se sardiner. Arrivée à porte d’Orléans, je ne repère ni le 68 ni le bus de substitution (qui substitue sur une portion moindre de ce qui est hors service) : ce sera donc à pieds que je rallierai Montrouge, tirant derrière moi exaspération et valise cabine. Paris, ce sera donc sans moi.

À l’arrivée : le boyfriend, des cartons, du houmous à la menthe et au citron confit.

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Dimanche 13 juillet

[rêve] enlacée au lit avec la couette et un jeune inconnu, corps délié, muscles discrets, peaux parcourues, avec les mains avec plaisir, simple doux partagé, je caresse ses cheveux, culpabilité fugace pour le boyfriend c’est vrai c’est autre chose, juste là maintenant ça n’a pas cours, c’était trop fort non ce n’est pas vrai c’est très doux, les caresses des corps sans pénétration, est-ce qu’il y fait mention, je n’entends pas bien et soudain il a honte il a honte, se couvre le sexe des mains tandis que je le rassure, éponge aux Kleenex les traces d’urine sur les draps vert d’eau, le boyfriend pourrait le voir, je demanderai à l’hôtel de changer les draps, reléguée au second plan son inquiétude et la mienne, ce n’est pas grave, ce n’est rien, salive sperme cyprine sang urine on ne ferait pas de sexe si on craignait les fluides, ce n’est rien, le moment reste doux, je vais pour me rallonger près de lui quand…

… 6h30, je suis réveillée en sursaut par un moustique que je ne parviens pas à localiser, malgré un vrombissement soutenu qui devrait impliquer une forte proximité. Je repose l’oreille sur l’oreiller, l’entend plus fort encore : c’était l’acouphène droit qui s’était mis à vibrer.


Je lis Laura Cappelle dans le jardin, un jardin en pleine ville, je lève la tête sur différentes formes de feuilles, différents verts, suis le trajet des branches du cerisier d’à côté, un cerisier en pleine ville, la chance que c’est, que c’était. Bientôt chez le boyfriend il y aura plus de vert et moins de ville. Plus du tout de ville, même.


Allongée sur le boyfriend qui m’enveloppe d’un bras dans le dos, une main à la base du crâne, je me vide de quelques larmes, me retient, il en reste, pressent-il et presse doucement à l’arrière de mon crâne, ça sort, j’ai l’impression d’être une Pompot’ qu’on presse pour bien la vider, je le lui dis, on en rit.

Feu d’artifesses puis feu d’artifice oreilles bouchées, cervicales écrasées, à sautiller dans le dos du boyfriend quand le ciel entier s’illumine et crépite de toutes petites gerbes dorées. Les escarbilles sont ivres, les palmiers secoués, le vent décoiffe les tirs. Je n’avais jamais vu je crois les fusées multicolores qui s’annulent en petites gerbes dorées ni les escarbilles dorées qui éclatent en rouge rubis. Le public était de bonne compagnie dès le début, l’extinction des lumières de ville saluée par un immense ah de satisfaction anticipée. La pluie a commencé à tomber sitôt la ponctuation finale envoyée.

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Lundi 14 juillet

Le chat surveille le gros poisson qui fait du bruit dans le ciel, puis après quelques passages s’en désintéresse. Cul à l’extérieur, pattounes à l’intérieur, il laisse l’hélicoptère patrouiller derrière lui. Je guette les bruits du ciel, mais pas d’avions au nez pointu, ni dans le ciel ni à l’écran. À la fin du défilé, je me souviens par déduction : la patrouille de France ne ferme pas le défilé, elle l’ouvre, loupée.

Patterns de désir, patterns familiaux, traits de caractère hérités, expériences passées… les makis nous offrent une longue discussion vespérale sur canapé, écran noir muet — de ces discussions que nous avons généralement plutôt par visio, quand parler permet de rester ensemble plus longtemps.

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Mardi 15 juillet

Mon humeur tombe dans une ornière. Tout est vain, rien vraiment plaisant, je n’ai plus l’énergie ou l’envie d’entamer une quelconque activité qui me les ferait retrouver (l’énergie ou l’envie). Jusqu’à ce que par énervement ou par dépit, je massacre en partie l’humeur massacrante sur le tapis de yoga, le reste amadoué par des cacio e pepe. Il faut vraiment que chaque jour, je fasse produire à mon corps sa dose d’endorphines avant que le manque se fasse sentir.

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Mercredi 16 juillet

M’astreindre à faire une demie-heure d’exercice ? Mouais, bof. Tester des exercices repérés sur Instagram pour la barre au sol et tenter de raffiner des sensations musculaires ? Une heure est déjà passée. Mes hanches sont ultra mobilisées et j’ai des endorphines pour la journée, ça me la fait. Tout est plus enjoué, j’en joue, médite des ciseaux une bonne partie de l’après-midi en découpant des journaux de décoration qui serviront bientôt à caler les cartons de vaisselle. En podcast, l’interview d’une choréologue, notatrice chez Angelin Preljocaj.

Le boyfriend est rincé de sa journée à liquider l’électroménager dans la maison de ses parents avant la vente, mais trouve tout de même l’énergie de ressortir pour un dernier tour à ce restaurant vietnamien dont on a tardé à découvrir la cuisine délicieuse, cachée dans un boui-boui en plastique.

Soir, tard : un désir dont je ne parviens pas à désirer l’aboutissement. Revenir des larmes enfouies à la surface, s’en (re)tenir à la peau, son odeur, sa douceur.

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Les jeunes faucons apprennent à voler

Jeudi 17 juillet

Bout d'immeuble sur ciel très bleu

Rencontre du second fils de JoPrincesse, promené en porte-bébé pour acheter son silence et papoter un peu par-dessus par-delà la fatigue que l’on sent immense dans la maisonnée. Six mois à survivre, de son propre aveu, et ça ira mieux. Que l’on puisse vouloir s’infliger ça m’est toujours aussi mystérieux, mais de l’extérieur, pour quelques heures, la fatigue est douce à goûter sur le banc du square, l’aîné et son père dans l’herbe devant nous, un inconnu qui ronfle de plus en plus fort à côté. Les cris reprennent dans le hall de l’immeuble, la parenté se referme sur eux en même temps que la porte de l’ascenseur et celle de l’entrée, chacun de son côté.

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Vendredi 18 juillet

J’essaye d’instaurer l’habitude et déroule le tapis de yoga dans la chambre en diagonale pour mon shoot d’endorphines du jour.


Mon sandwich est déjà prêt lorsque C. m’annonce une urgence de boulot ; je sors faire le tour du pâté de maison pour ne pas le manger assise.


Le boyfriend a remis les clés de la maison de ses parents. La vente met un terme à un poids qui n’en finissait pas de peser, mais acte aussi le deuil de ses habitants ; je me doutais qu’au soulagement d’en être débarrassé se mêlerait autre chose. Quelque chose qui « a lâché » : il en dort toute l’après-midi sur le canapé. In fine, on n’ouvrira pas, pas encore, la bouteille de champagne « offerte » par l’agence immobilière.


Après-midi mère-fille pour papoter et tester un nouveau glacier : le litchi du café Isaka est adopté.

C’était le quartier où je travaillais il y a une vie, il y a cinq ans, c’est irréel et toujours identique bien que toutes les boutiques semblent avoir changé. Pèlerinage en pilotage automatique, comme pour rentrer : le jardin du Palais Royal (une peluche Jellycat croissant dans la boutique du conseil constitutionnel), la place devant la Comédie française et sa station de métro perlée, la cour carrée du Louvre et ses pavés plein de mauvaises herbes, le pont en bois pour traverser la Seine, un bout de quai pavé, Saint-Michel et sa fontaine empaquetée pour rénovation. Si on remonte le boulevard, on peut reprendre une glace à la Fabrique givrée — dont acte, sorbet basilic dégusté au jardin du Luxembourg.

Mum s’étonne des chaises libres (inoccupées et gratuites), des palmiers en pot, des fantômes qui descendent les escaliers (des femmes voilées), d’une enfant qui funambule seule sur une rambarde en métal, des papiers dans les arbres fruitiers. Je ne remarque rien, ne vois rien même quand je tente d’observer les bateaux à voile dont l’un reste un instant coincé dans la fontaine : je ne vois plus rien de Paris, du jardin du Luxembourg, je le sais, comme un décor en carton immuable, tout est connu bien trop connu, je m’y déplace comme un guide las, ici ceci, là cela, ne nous arrêtons pas, continuons d’avancer, par ici la visite où l’on ne voit plus rien. Sous 30°, Paris me paraît sale et saturée. Bruyante et grouillante. Je n’ai plus rien à y faire qu’y manger des glaces et m’en extirper.

Mum déverse son affolement qu’elle tente de contenir en perplexité face au déménagement de ma marraine, qui croule sous les affaires de deux générations avant elle et n’aura jamais fini ses cartons d’ici la fin du mois. Ni elle ni moi ne sommes pleines d’envie, et nos mollesses conjuguées ne suffisent pas à nous secouer.

 

 


Le boyfriend et moi continuons à regarder Dark, qui se regarde vraiment à deux. À tour de rôle, nous mettons la série en pause pour demander une confirmation d’identité (c’est bien le mec qui ? le frère de et le père de, qui travaille à ?) ou laisser le temps à une révélation de se développer, une onomatopée suivie d’un temps de réflexion au bout duquel on émet ou on ravale une hypothèse (et s’il était aussi… ?). Je suis bien contente d’être passée outre l’épreuve des deux premiers épisodes à malaxer le boyfriend de peur (ma sueur avait la même odeur qu’après le visionnage de certains épisodes de Black Mirror) : la construction narrative est hyper stimulante, l’enquête sur les disparitions et meurtres d’enfant se muant en énigme où les paradoxes temporels s’élucident ou se brouillent à mesure qu’est fouillée la psychologie des personnages.

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Samedi 19 juillet

Le désir renaît régulièrement et se fige dès que ça devient génital. Il est là, pourtant. Blocage.


Ma participation aux cartons est entravée par mon allergie à la poussière. J’ai beau les laver régulièrement, mes mains se mettent à me démanger et Auchan n’a pas de gants sans latex en rayon. Plier les T-shirts et les chemises, porter des trucs à la poubelle jaune, ça je peux faire.


Sur un comptoir électrique de la ville, dessin (au pochoir je dirais) d'un saule pleureur aux lianes blanches, jaunes, roses, mauves.
Saule pleureur urbain avant de retrouver celui du jardin

Un verre en terrasse avec des amis du boyfriend : voilà qui répond dans l’idée à mes envies de longues soirées estivales tranquilles. Ils se sont installés au bord d’une route ultra-passante. Il faut s’interrompre quand des camions passent et tendre l’oreille tout le reste du temps pour entendre le murmure à peine appuyé de l’un d’entre eux, régulièrement couvert par la conversation croisée avec son voisin tonitruant. Que des mecs, pères pour la plupart. J’ai l’impression d’être une enfant parmi des adultes ; nous n’avons que 8 ans d’écart, pourtant. La conversation se fluidifie et s’harmonise après la première tournée de bières. J’ai troqué le verre contre un burger VG, dont la digestion est un peu hâtée par la course imposée au retour par les trombes d’eau qui nous tombent dessus et nous trempent comme on n’avait pas été trempés depuis longtemps, même en ayant couru de porches en auvents. Paf, gros splotche dans une flaque inaperçue derrière la buée des lunettes.

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Dimanche 20 juillet

À deux jours du déménagement, le boyfriend commence à emballer la vaisselle. J’arrache deux par deux les pages de magazines jusqu’à ce qu’il ne reste plus que l’épine dorsale de colle. Oh, Natalie Portman entre deux assiettes. On s’affaire comme on aurait dû le faire bien en amont. Pour vider, il faut d’abord remplir — l’espace vide avec tout ce qui était rangé (ou sédimenté au point de sembler l’être). Des tas se forment, la poussière vole. Celle au-dessus de l’armoire a au moins cinq ans, dedans je ne sais pas. Il y a des cadavres de mites, des mites vivantes, trois ou quatre, mais aucune trace de leurs méfaits… jusqu’à déplier les écharpes en laine, désormais miteuses, on peut le dire. Des tas apparaissent sur le lit, sur le plancher ; il faut presque la journée pour les transférer dans des sacs en tissu, en plastique ou poubelle. J’alterne le risque entre allergie à la poussière et allergie au latex. À l’heure du goûter, je vide le congélateur : dernier magnum. Et ça repart jusqu’au dîner. Participer au remue-ménage change la donne : ce n’est plus le boyfriend qui part, c’est nous qui le déménageons, l’excitation n’est plus un abandon. Je fais partie du mouvement, ne le subis plus.


Un épisode de Dark puis Fern, l’apprentie de Frieren, devient mage de première catégorie. Le boyfriend la trouve régulièrement insupportable quand j’ai au contraire de la tendresse pour cette gamine douée et susceptible qu’il faut nourrir pour l’amadouer. Quant à Frieren, l’elfe presque immortelle moins indifférente aux autres qu’imperméable aux émotions humaines, je réalise après-coup qu’elle fait un très bon personnage avec TSA.

…

Lundi 21 juillet

Il devient possible de croire que l’on puisse venir à bout de la poussière, ce n’est pas une mince affaire. J’aspire, dépoile, microfibre, secoue, recommence.  Le ventilateur s’ouvre en deux comme une grosse boule à thé. On fait la poubelle d’un caviste pour récupérer des cartons compartimentés. Le tapis du chat regurgite de quoi se tricoter des chaussettes. Le chat, lui, lèche le papier bulle (il adore le plastique) ; on attend avec une certaine délectation peu charitable qu’il croque une bulle, mais le bond ne se produit pas, il ne met pas les dents. Nous si dans le chirashi. Petit coup de mou avant la dernière nuit en ces lieux, qui ont abrité le début de notre histoire.

Je pense aux gestes qui vont disparaître : pousser la porte d’entrée sur le fer forgé ; tirer la cordelette pour ouvrir le loquet trop haut de la fenêtre ; doser la force pour déplier ou refermer les volets des volets sans les claquer ; tenir le dos gondolé de l’armoire pour faire coulisser la porte de la douche ; ouvrir à deux doigts dégoûtés parfois par le collant du graillon les placards de la cuisine, se planter de sens, qui ouvre sur quoi ; ramasser l’Opinel que je fais tomber en oubliant qu’il cale le battant dans la cuisine, écrabouiller le dévidoir de scotch qui occupe la même fonction dans le salon ; se baisser sous le bureau pour éteindre la multiprise ; se tordre un peu pour attraper sur le rebord de la fenêtre le chat qui ne veut pas rentrer ; tirer sur la poignée octogonale de la portée pour la claquer en faisant le moins de bruit possible… mais surtout tâcher d’insérer la clé comme un E renversé et sentir sa main repoussée une fois le pêne rétracté, la porte qui s’ouvre sur son odeur à lui, sa présence juste derrière.

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