Until the lions est inspiré du Mahabharata et les critiques anglo-saxones m’avaient confirmé que c’est le genre d’histoire que seul Joël peut suivre et apprécier. J’ai donc fait l’impasse sur le livret ; ma grille de lecture s’est limitée à ce proverbe africain imprimé dans le programme : « Tant que les lions n’auront pas leur historien, les récits de chasse tourneront toujours à la gloire du chasseur. » Voilà que l’Histoire, (ré)écrite par les vainqueurs, se trouve chorégraphiée depuis un point de vue antagoniste ; c’est une des ruses récurrentes de l’art que de faire triompher stylistiquement ceux qui ont perdu.
Sur la scène-arène autour de laquelle le public fait cercle, trois personnages : un Homme, grand, chauve, en tunique blanche (Akram Khan himself); une Femme, petite, aux longs cheveux noirs (Ching-Ying Chien) ; une Créature à l’androgénéité très masculine, qui se tracte avec des bras musclés en trainant derrière elle des jambes amorphes (Christine Joy Ritter*). Cela rampe, cela s’accroupit, se dresse, tour à tour fauve et reptile, humain et animal, le plus bestial n’étant pas forcément là où on le croit. Le tout est d’une violence inouï. On pourrait parler de force dans cet univers plus ou moins tribal, présidé par un crâne au bout d’une lance, mais c’est de violence qu’il s’agit, qui surgit dans les rapports de force, à commencer par l’irruption de l’homme trimballant un corps jeté par-dessus son épaule, la femme enlevée à elle-même. Par la suite, c’est elle qui se démènera, jusqu’à faire paraître fragile son ravisseur – dans le plein sens du terme, car toute relation est ici profondément, essentiellement, violemment ambiguë. Pas de nuance ni surtout d’atermoiement, cependant ; l’humain y est entier, jusque dans ses contradictions.
Attraction et répulsion fonctionnent à plein régime : toucher le visage de l’autre, c’est le lui prendre, de toute la paume, doigts écartés, comme un masque qu’on voudrait arracher, un regard qu’on voudrait étouffer, pour qu’il ne nous dévisage plus, pour qu’il nous regarde enfin. Le même geste est dirigé vers le crâne suspendu au bout d’une lance, qui n’est pas un crâne humain, mais un visage, yeux, nez et bouche pleines en lieu et place des cavités cadavériques, une représentation de l’humain dérangeante d’être sans corps, représentation de l’humanité qui ne l’est plus, touchant au divin. On n’a pas besoin de le comprendre, on le sent, comme on sent la puissance de la femme qui assaille l’homme qui la rejette après l’avoir arrachée, comme on arrache un cri. Petite et puissante, elle lui saute dessus, l’enlace l’étouffe de ses jambes, arrimée, furieuse de désir à son encontre, prête à lui montrer de quel bois elle est faite, de quel bois elle s’échauffe. Et la créature est toujours là prête à ramper et à bondir, comme un chien d’attaque auprès de la femme, d’autant plus forte qu’elle la retient, elle et sa colère. Les lances claquent comme des fouets, des fauves en cage en liberté, prêts à s’affronter. La Femme, la Créature et l’Homme s’échauffent jusqu’à ce que la terre rougeoie et se fende, que le plateau se fende comme sous un tremblement de terre, de terreur, que la lance transperce l’homme, et que la femme vengée se trouve abandonnée, terrible et superbe.
Après ça, on pourra préciser qu’Amba a été enlevée le jour de ses noces par le guerrier Bheeshma pour un autre qui finalement n’en veut pas tandis que lui a fait voeu de célibat, et qu’elle se venge après s’être tuée et réincarnée en déesse ou en dieu, féminin et masculin étant manifestement interchangeables dans la mythologie indienne (la créature comme le troisième terme de cette polarité), la complexité narrative n’ajoute rien ; ce n’est qu’une coquille vide quand on ne la voit pas incarnée par ces volontés qui se cambrent et se cabrent.
* J’ai cru me tromper en reconnaissant une figure féminine. Palpatine a fait le chemin inverse, d’abord persuadé d’avoir affaire à un homme.