[jeudi 4 novembre]
Une création d’Arvo Pärt – j’avais même fait une sieste pour être parfaitement réceptive et apprécier pleinement. Arvo Pärt, pour moi, c’est d’abord la musique d’une chorégraphie travaillée au conservatoire pour une variation d’interprétation. Ce qui n’arrive presque jamais, nous nous y référions par le nom du compositeur plutôt que par celui du chorégraphe, peu connu par ailleurs, nous l’avions re-piquée sur un enregistrement du prix de Lausanne. Au milieu de la variation, il y avait un passage vide de tout pas, un regard pour seul mouvement, qui se devait d’aller au fond de la salle et des choses, cependant que le poids du corps ne faisait que passer d’une jambe sur l’autre. La caméra se focalisait sur le visage de la fille, un visage-paysage, sur lequel j’ai par la suite superposé la plaine enneigée qui figurait en couverture d’une anthologie de musique estonienne que le pianiste m’avait ramenée (une autre année, qui a donné une « composition personnelle » sur une musique d’Erik-Sven Tüür). Une plaine enneigée où la brume voilait un seul arbre – le silence. Puis la gorge nouée en entendant à nouveau les premières mesures de Tabula rasa (c’en était le titre) à Bastille où deux solistes du NYCB se produisaient dans After the rain, de Christopher Wheeldon. Le plus beau pas de deux que j’ai jamais vu, le plus émouvant. Et enfin le CD que j’ai trouvé chez Palpatine et aussitôt copié, avec un hommage à Benjamin Britten (que je n’ai découvert qu’ensuite, avec Billy Budd – il paraît qu’une fois encore, j’ai fait les choses à l’envers), une musique qui s’égrène dans le silence, ponctuée de cloches lointaines, du moins qui me paraissent telles lorsque j’écoute la musique dans mon lit, dans le noir, dans cette phase où notre acuité s’exerce avec une grande liberté, juste avant le sommeil, le lecteur MP3 à puissance minimale, pour tendre l’oreille à l’attention (comme une corde, on vibre mieux alors). Arvo Pärt est donc un nom qui, seul, suffit à me mettre en alerte, prête à accueillir ces sons étranges et envoûtants.
Silhouette n’est pas aussi émouvant que j’aurais pu m’y attendre mais cette création courte (sept minutes sont si vite passées) n’en est pas moins fascinante – toujours ces sons étalés dans le silence, qui s’en détachent étrangement. De percussions assourdies émergent des notes très étirées. Toujours avec mon image de plaine enneigée, j’imagine des échos aigus, cristallins, qui se répercutent dans une grotte de glace pleine de stalactites. Mais les pizzicatos me font sortir du cliché nordique ; je me rappelle le titre de l’œuvre et subitement le son qui s’élance prend un tout autre sens. Silhouette, hommage à Gustave Eiffel : c’est la Tour dans son entier, une première mesure de sa grandeur, avant de commencer l’ascension, de grimper les poutrelles à coups d’archet, l’une après l’autre, en croisillons – jeu de composition et de construction. Ce qui en émerge n’est pas le monument marron terne mais l’architecture illuminée qu’on découvre furtivement depuis le métro aérien en venant à Pleyel, et que des gamins ne regardaient même pas, trop occupés à se disputer un journal en papier ; mais l’objet d’émerveillement un peu simplet qu’elle devient à heure fixe lorsqu’elle se met à frétiller- métamorphose de minuit toutes les heures piles. Dans cette évocation note à note, où la Tour s’élève pièce à pièce, je retrouve le même imaginaire que dans la nouvelle de Dino Buzzati. Le monument touristique, habituellement réduit à une babiole en plastique, est restauré dans sa structure architecturale monumentale, justement. Aucune lourdeur néanmoins : l’évocation esquisse en tintinnabulant la silhouette métallique de l’édifice. Cet hommage à Eiffel est une jolie façon de célébrer l’arrivée de Paavo Järvi à la tête de l’Orchestre de Paris.
Le compositeur en personne vient saluer. Ce vieux monsieur au crâne rond, à la barbe grisaillant, au regard humble et doux, et aux manières effacées me fait l’effet d’une apparition : un tailleur ou un sculpteur de sons, un grand-père sorti d’une forêt ancestrale qu’il habiterait autant qu’elle l’habiterait, de son folklore, de son silence et de ses murmures.
Une fois les applaudissements calmés, la soirée si bien inaugurée se poursuit avec le Concerto pour piano en la mineur d’Edvard Grieg. D’où nous sommes, nous ne voyons pas le clavier, mais quand bien même Elisabeth Leonskaja enfoncerait les touches moitié avec moitié moins de violence que les coups de tête qu’elle donne vers l’avant (et qui font tressauter sa mise en pli), sa frappe n’en ressemblerait pas moins à un martèlement. Pourtant, même si l’usage des pédales confine parfois au coup de pied, l’interprétation ne souffre pas de cette énergie quelque peu bourrine (le piano, je ne sais pas trop), d’autant que la pianiste est capable de nuance dans les moments plus calmes. La vigueur de son jeu sert la puissance de l’œuvre, rendue directe par des notes claires et distinctes. En résumé, c’est l’éclate. On attrape un morceau de douceur en bis ; je me demande pourquoi j’ai la sensation d’assister à un concert archétypal lorsque je me rends compte que la lumière a été baissée et la poursuite, braquée sur le piano qui tient un encombrant bouquet dans sa gueule ouverte.
Après l’entracte, tout le monde s’extasie sur la deuxième symphonie de Sibelius. J’assiste au déchaînement grandiose de puissances de la nature sans que cela ne m’émeuve ni ne m’enthousiasme grandement ; je suis déjà repue de ma soirée.